J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 152-171).

XXI.

encore un hiver dans les bois.


Jean Rivard se remit avec courage à ses travaux de défrichement. Cette année, il n’allait plus à tâtons ; il avait acquis une certaine expérience, et il pouvait calculer d’avance, sans se tromper d’un chiffre, ce que lui coûterait la mise en culture de chaque arpent de terre nouvelle.

Durant les mois d’automne, il put, à l’aide de ses hommes et de ses bœufs, relever, brûler et nettoyer les dix arpents de forêt abattus dans le cours de l’été.

L’hiver s’écoula rapidement ; une partie du temps fut employée à battre et à vanner le grain, et l’autre partie aux travaux de défrichement, ou, comme disait Pierre Gagnon, à guerroyer contre les géants de la forêt. Les veillées se passaient en lectures ou en conversations joignant le plus souvent l’utile à l’agréable. Jean Rivard avait apporté, lors de son dernier voyage à Grandpré, plusieurs nouveaux volumes que lui avaient prêtés M. le Curé Leblanc et son ami M. Lacasse, et comme les jeunes Landry montraient autant de goût que Pierre Gagnon pour cette sorte de passe-temps, on put lire, durant les longues soirées de l’hiver, un bon nombre d’ouvrages, entre autres, les Prisons de Silvio Pellico, et un recueil de Voyages autour du monde et dans les mers polaires, lecture que Jean Rivard accompagnait de quelques notions géographiques. Ces récits d’aventures périlleuses, de souffrances horribles, de privations inouïes, intéressaient excessivement l’imagination de nos jeunes défricheurs. En parlant de la Terre, de son étendue, de ses habitants, de ses divisions, de la position qu’elle occupe dans l’Univers, Jean Rivard était naturellement conduit à parler d’astronomie, et bien que ses connaissances en cette matière fussent assez bornées, il réussissait, avec l’aide de ses livres, à exciter vivement la curiosité de ses auditeurs. Il fallait voir quelle figure faisaient Pierre Gagnon et ses compagnons lorsqu’ils entendaient dire que la terre marche et tourne sur elle-même ; que la Lune est à quatre vingt cinq mille lieues de nous ; qu’elle a, comme la terre, des montagnes, des plaines, des volcans ; que le Soleil, centre du monde, est à trente huit millions de lieues et qu’il est environ quatorze cent mille fois plus gros que le Globe que nous habitons ; que les milliers d’étoiles que nous apercevons dans le firmament, étagées les unes sur les autres jusque dans les profondeurs du ciel, sont encore infiniment plus loin de nous, etc, etc. Il fallait entendre les exclamations poussées de tous côtés dans le rustique auditoire ! Souvent, entraînés par un mouvement involontaire, tous sortaient de la cabane, et debout, la tête nue, les yeux tournés vers la voûte resplendissante, restaient ainsi plusieurs minutes à contempler, au milieu de la nuit, le grand ouvrage du Créateur ; s’il arrivait alors qu’en rentrant dans l’habitation, quelqu’un proposât de faire la prière du soir en commun, un cri général d’assentiment se faisait entendre, et l’encens de la prière s’élevait du fond de l’humble chaumière vers le trône de Celui qui règne par delà tous les cieux.

La cabane de Jean Rivard devint trop petite pour la société qui la fréquentait, car il faut dire que le Canton de Bristol s’établissait avec une rapidité sans exemple dans les annales de la colonisation. Chaque jour de nouveaux défricheurs faisaient leur apparition à Louiseville, considéré d’un commun accord comme le chef-lieu du Canton. La rumeur de la confection prochaine d’un chemin public s’était répandue avec la rapidité de l’éclair dans toutes les anciennes paroisses du district des Trois-Rivières, et des centaines de jeunes gens, des familles entières, s’établissaient avec empressement au milieu de ces magnifiques forêts. Dans l’espace de quelques mois, la moitié des lots du Canton furent vendus, quoique le prix en eût été d’abord doublé, puis triplé et même quadruplé dans la partie dont l’Honorable Robert Smith était le propriétaire. Un grand nombre de familles n’attendaient que l’ouverture du chemin pour se rendre sur leurs lots.

Naturellement les jeunes défricheurs allaient faire visite à Jean Rivard qu’ils regardaient comme le chef de la colonie et qui, par son expérience, était déjà en état de leur donner d’utiles renseignements. En effet, non seulement Jean Rivard leur donnait des conseils dont ils faisaient leur profit, mais il leur parlait avec tant de force et d’enthousiasme qu’il donnait du courage aux plus pusillanimes ; ceux qui passaient une heure avec lui retournaient à leur travail avec un surcroît d’ardeur et d’énergie.

« Vous voulez, répétait-il à chacun d’eux, parvenir à l’indépendance ? Vous avez pour cela une recette infaillible : abattez chaque année dix arpents de forêt et dans cinq ou six ans votre but sera atteint. Un peu de courage et de persévérance, voilà en définitive ce qu’il nous faut pour acquérir l’aisance et le bonheur qui en découle. »

Sa parole chaleureuse et pleine de conviction produisait un effet magique.

Lorsque le soir, sa modeste demeure était remplie de ces jeunes gens pleins de vigueur et d’intelligence, il aimait à les entretenir des destinées futures de leur Canton.

« Avant dix ans, disait-il avec feu, avant cinq ans peut-être, le Canton de Bristol sera déjà une place importante sur la carte du Canada ; ces quelques huttes maintenant éparses au milieu des bois seront converties en maisons élégantes ; nous aurons un village de plusieurs mille âmes ; qui sait ? peut-être une ville. Des magasins, des ateliers, des boutiques, des moulins auront surgi comme par enchantement ; nous aurons notre médecin, notre notaire ; au centre du Canton s’élèvera le Temple du Seigneur, et à côté, la maison d’école »…

Ces simples paroles faisaient venir les larmes aux yeux de ses naïfs auditeurs auxquels elles rappelaient involontairement le souvenir touchant du clocher de la paroisse.


Vers la fin du mois de mars, nos défricheurs suspendirent un moment leurs travaux pour se livrer de nouveau à la fabrication du sucre d’érable, occupation d’autant plus agréable à Jean Rivard qu’elle faisait diversion à ses autres travaux et lui laissait d’assez longs loisirs qu’il donnait à la lecture ou à la rêverie. Ils entaillèrent une centaine d’érables de plus qu’ils n’avaient fait le printemps d’avant, et, grâce à leur expérience, peut-être aussi à une température plus favorable, ils fabriquèrent en moins d’un mois près de six cents livres de sucre d’un grain pur et clair, et plusieurs gallons d’un sirop exquis.

Les diverses opérations de cette industrie leur furent beaucoup plus faciles qu’elles ne l’avaient été l’année précédente ; ils purent même introduire dans la fabrication du sucre certaines améliorations dont ils recueillirent un avantage immédiat.

Il est deux choses importantes que je ne dois pas omettre de mentionner ici : la première, c’est que nos défricheurs continuèrent, comme ils avaient fait dès leur entrée dans la forêt, à mettre en réserve toutes les pièces d’arbres qui, au besoin, pouvaient servir à la construction d’une maison, Jean Rivard n’ignorant pas que tôt ou tard cette précaution lui serait utile ; le second, c’est que Jean Rivard et Mademoiselle Louise Routier, ayant échangé plusieurs lettres dans le cours de l’hiver, avaient fini par s’entendre à merveille ; et, comme c’est l’ordinaire, les jeunes amoureux s’aimaient plus tendrement que jamais.

Qu’on nous permette de rapporter ici quelques lignes extraites de leur correspondance.

De Jean Rivard à Louise.

« Vous avez sans doute compris que si je suis parti de chez votre père, le soir de votre Épluchette, sans vous faire mes adieux, c’est que je craignais de vous faire perdre un instant de plaisir. Vous paraissiez vous amuser si bien, vous étiez si gaie, si folâtre, qu’il eût été vraiment cruel de ma part de vous attrister par mon air sérieux et froid. D’ailleurs je vous avouerai franchement que le beau jeune homme à moustaches qui dans cette soirée a eu l’insigne honneur d’attirer presque seul votre attention, avait des avantages si apparents sur moi comme sur tous les autres jeunes gens, au moins par sa toilette, sa belle chevelure, et surtout son beau talent de danseur, que vraiment force m’était de lui céder le pas, sous peine d’encourir la perte de vos bonnes grâces et des siennes, et peut-être de me rendre ridicule. Je mentirais si je vous disais que cette préférence marquée de votre part ne m’a fait aucune peine. Je ne connais pas ce Monsieur Duval, mais je puis vous affirmer sans crainte qu’il ne vous aime pas autant que moi ; il paraît s’aimer trop lui-même pour aimer beaucoup une autre personne. Malheureusement pour moi, il a de beaux habits, il vend de belles marchandises, soie, rubans, dentelles, et les jeunes filles aiment tant toutes ces choses-là ! Il a de belles mains blanches et les miennes sont durcies par le travail. De plus, il demeure si près de vous, il peut vous voir tous les jours, il vous fait sans doute de beaux cadeaux, il vous donne de jolis bouquets, il vous accompagne chez vous après Vêpres, etc. ; et moi, qui suis à plus de vingt lieues de vous, je ne puis rien de tout cela. On dit que les absents ont toujours tort : il est donc probable que, à l’heure qu’il est, vous ne pensez déjà plus à moi…


De Louise Routier à Jean Rivard.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Je ne comprends pas comment vous avez pu croire que je pouvais m’amuser à ce beau jeune homme à moustaches qui venait chez nous pour la première fois quand vous l’y avez rencontré, et qui n’y est pas revenu depuis, et dont le principal mérite, il paraît, est de savoir danser à la perfection. Je ne suis encore qu’une petite fille, mais croyez-moi, je sais faire la distinction entre les jeunes gens qui ont un esprit solide, du courage, et toutes sortes de belles qualités et ceux qui n’ont que des prétentions vaniteuses, ou qui ont, comme on dit, leur esprit dans le bout des orteils. Si je vous semble légère quelquefois, je ne le suis pas au point de préférer celui qui a de jolies mains blanches, parce qu’elles sont oisives, à celui dont le teint est bruni par le soleil, parce qu’il ne redoute pas le travail. Je regarde au cœur et à la tête avant de regarder aux mains.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Pour moi je vous avoue que je n’ai pas fait beaucoup d’attention à ce que me disait ce monsieur ; je sais seulement que ses phrases étaient parsemées de mots anglais que je n’aurais pas pu comprendre quand même je l’aurais voulu. S’il croyait que je lui souriais, il se trompait. Si je paraissais contente, c’était de danser ; je suis si folle pour cela. J’espère bien que je deviendrai plus sage avec l’âge. Vous avec dû me trouver bien étourdie ce soir-là ? Mais aussi pourquoi êtes-vous parti si tôt ? Si j’ai des reproches à me faire, vous en avez vous aussi, pour être parti comme vous avez fait, sans nous dire un petit mot d’adieu.

« Ah ! vous regretteriez, j’en suis sûre, votre méchante bouderie, si vous saviez que vous m’avez fait pleurer ? »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On comprend qu’après de pareilles explications, la réconciliation ne pouvait tarder.

Jean Rivard se donna beaucoup de soin, à l’époque de la fabrication du sucre, pour confectionner au moyen d’un élégant petit moule en bois travaillé de ses mains, un joli cœur de sucre évidemment destiné à servir de cadeau. Quand le moment vint de procéder à cette intéressante opération, ce fut Jean Rivard lui-même qui nettoya l’intérieur de la chaudière avec du sable fin, qui y coula la liqueur, qui l’écuma durant l’ébullition, et qui la déposa dans le petit moule de bois, après sa transformation en sucre.

Ce cœur on devine sans peine à qui Jean Rivard le destinait. Il fut expédié de suite à Lacasseville, et la première voiture qui partit de ce village pour Grandpré l’emporta, accompagné d’une petite lettre délicatement tournée.

Il ne faut pas non plus omettre de dire ici pour l’édification de nos lecteurs que nos trois défricheurs trouvèrent moyen, vers la fin de la semaine sainte, de se rendre à Lacasseville, pour y accomplir le précepte adressé à tous les membres de cette belle et vaste association — l’église catholique romaine — de communier au moins une fois l’an. Les cérémonies si touchantes de cette grande semaine produisirent sur eux une impression d’autant plus vive qu’ils avaient été plus longtemps privés du bonheur si doux aux âmes religieuses d’assister aux offices divins.

« Parlez-moi de ça, s’écria Pierre Gagnon, en sortant de l’église, ça fait du bien des dimanches comme ça. Tonnerre d’un nom ! ça me faisait penser à Grandpré. Sais-tu une chose, Lachance ? C’est que ça me faisait si drôlement en dedans que j’ai quasiment braillé !…

— Et moi étou, dit Lachance, à qui pourtant il arrivait rarement de parler de ses impressions.

— Laissez faire, leur dit Jean Rivard, si je réussis dans mes projets, j’espère qu’au printemps prochain nous n’aurons pas besoin de venir à Lacasseville pour faire nos Pâques. Nous aurons une chapelle plus près de nous.

— Oh ! je connais ça, murmura tout bas Pierre Gagnon en clignant de l’œil à Lachance, ça sera la chapelle de Ste. Louise !…

Cette fois Jean Rivard trouva deux lettres à son adresse au bureau de poste de Lacasseville. La suscription de la plus petite était d’une écriture en pattes de mouche qu’il reconnut sans peine et dont la seule vue produisit sur sa figure un épanouissement de bonheur. La seconde, plus volumineuse, était de son ami et correspondant ordinaire, Gustave Charmenil.

Toutes deux l’intéressaient vivement, mais la première étant plus courte, c’est elle qui dut avoir la préférence. Nous n’en citerons que les lignes suivantes :

« Merci, mon bon ami, du joli cœur de sucre que vous m’avez envoyé. Il avait l’air si bon que j’ai été presque tentée de le manger. Mais, manger votre cœur ! ce serait cruel, n’est-ce pas ? C’est pour le coup que vous auriez eu raison de bouder. Je l’ai donc serré soigneusement dans ma petite armoire, et je le regarde de temps en temps pour voir s’il est toujours le même. La dernière fois que je l’ai vu il paraissait bien dur ! S’il ne s’amollit pas, je pourrais bien lui faire un mauvais parti : je n’aime pas les cœurs durs… »

Le reste de la lettre se composait de petites nouvelles de Grandpré, qui n’auraient aucun intérêt pour les lecteurs.

La lettre de Gustave Charmenil n’était pas tout à fait aussi gaie, comme on va le voir.

Quatrième lettre de Gustave Charmenil.

« Mon cher ami,

« Tu ne saurais croire combien ta dernière lettre m’a soulagé ! Je l’ai lue et relue, pour me donner du courage et me rattacher à la vie. En la lisant je me suis répété souvent : oui, c’est bien vrai, un véritable ami est un trésor, et, malgré moi, ce vers souvent cité d’un de nos grands-poètes me revenait à l’esprit :

L’amitié d’un grand homme est un présent des dieux.

« Ne crois pas que je veuille badiner en te décorant du titre de grand homme ; tu sais que je ne suis ni flatteur, ni railleur. À mes yeux, mon cher Jean, tu mérites cette appellation à plus juste titre que les trois quarts de ces prétendus grands hommes dont l’histoire nous raconte les hauts faits. Tu es un grand homme à la manière antique, par le courage, la simplicité, la grandeur d’âme, la noblesse et l’indépendance de caractère ; du temps des premiers Romains, on t’eût arraché à tes défrichements pour te porter aux premières charges de la République. Réclame, si tu veux, mon cher ami, mais c’est vrai ce que je te dis là. Oh ! tout ce que je regrette, c’est de ne pouvoir passer mes jours auprès de toi. Ici, mon cher, dans l’espace de plus de trois ans, je n’ai pu encore me faire un ami ; au fond, je crois que les seuls vrais amis, les seuls amis de cœur, sont les amis d’enfance, les amis du collége. L’amitié de ceux-là est éternelle, parce qu’elle est sincère et désintéressée. Depuis plusieurs mois, je vis dans un isolement complet. Le moindre rapport avec la société, vois-tu, m’entraînerait à quelque dépense au-dessus de mes moyens. Je vais régulièrement chaque jour de ma pension à mon bureau, puis de mon bureau à ma pension. C’est ici que je passe généralement mes soirées en compagnie de quelques auteurs favoris que je prends dans la bibliothèque de mon patron. La maîtresse de maison et ses deux jeunes filles aiment beaucoup à entendre lire, et je lis quelquefois tout haut pour elles. L’une des jeunes filles particulièrement est très intelligente et douée d’une rare sensibilité. Il m’arriva l’autre jour en causant avec elle de dire « que je ne serais pas fâché de mourir, » et à ma grande surprise elle se mit à pleurer à chaudes larmes. Je regrettai cette parole inconvenante, et me hâtai de changer le sujet de la conversation. Mais cela te prouve que mes idées ne sont pas fort gaies. En effet, mon cher, ma disposition naturelle à la mélancolie semble s’accroître de jour en jour. Je fais, autant que possible, bonne contenance, mais je souffre. Je reviens toujours sur ce triste sujet, n’est-ce pas ? Je suis comme ces pauvres hypocondriaques qui ne parlent que de leurs souffrances ? Mais si je me montre avec toi si personnel, si égoïste, ne va pas croire que je sois ainsi avec tout le monde. Je te dirai même que tu es le seul à qui j’aie jamais rien confié de mes déboires, de mes dégoûts, parceque toi, vois-tu, je te sais bon et indulgent ; et je suis sûr de ta discrétion. Avec toi, je puis parler de moi aussi longtemps que je voudrai, sans crainte de devenir fastidieux. Laisse-moi donc encore t’entretenir un peu de mes misères ; tu n’en comprendras que mieux combien tu dois bénir ton étoile et remercier la providence de t’avoir inspiré si bien.

« Il faut que je te rapporte un trait dont le souvenir me fait encore mal au cœur. Je t’ai déjà dit que les lettres que je reçois de mes amis sont une de mes plus douces jouissances. À part les tiennes qui me font toujours du bien, j’en reçois encore de quelques autres de mes amis et en particulier de deux de nos anciens professeurs, aux conseils desquels j’attache beaucoup d’importance. Ces lettres, quand elles me viennent par la poste, me sont remises par un homme chargé de percevoir en même temps le prix du port et quelques sous pour ses honoraires. Or, il m’arriva dernièrement de recevoir ainsi une lettre assez pesante, dont le port s’élevait à trente-deux sous. C’était beaucoup pour moi ; je réunis tous mes fonds sans pouvoir former plus de vingt sous. Il me manquait encore douze sous : comment faire ? Je ne pouvais pourtant pas refuser cette lettre ; elle pouvait être fort importante.

« En cherchant parmi mes effets pour voir si je ne trouverais pas quelque chose dont je pusse disposer, je ne trouvai qu’un tout petit volume, un petit Pensez-y-bien, qui m’avait été donné par notre ancien directeur de collége. C’était le seul livre qui me restât. J’aurais pourtant bien voulu le garder ; c’était un souvenir d’ami ; je l’aimais ce petit livre, il m’avait suivi partout. Mais je me dis : je vais le mettre en gage et je le rachèterai aussitôt que j’aurai de l’argent.

« Je retirai donc ma lettre de la poste ; elle ne valait pas le sacrifice que j’avais fait. C’était une longue correspondance qu’un notaire de campagne envoyait à une gazette, et qu’il me priait de vouloir bien retoucher.

« Aussitôt que j’eus la somme nécessaire, je courus pour racheter mon petit Pensez-y-bien : mais il était trop tard… il était vendu… on ne savait à qui…

« Je me détournai, et malgré moi une larme me tomba des yeux.

« Ô ma bonne mère ! si vous aviez connu alors tout ce que je souffrais, comme vous auriez pleuré ! Mais je me suis toujours soigneusement gardé de faire connaître mon état de gêne à mes parents ; ils ignorent encore toutes les anxiétés qui m’ont accablé, tous les déboires que j’ai essuyés. Que veux-tu ? je connais leur bon cœur ; ils auraient hypothéqué leurs propriétés pour me tirer d’embarras, et que seraient devenu leurs autres enfants ?

« Oh ! combien de fois j’ai désiré me voir simple journalier, homme de métier travailleur, vivant de ses bras, ou encore mieux, laborieux défricheur comme toi !

« La vie des bois me plairait d’autant plus que je suis devenu d’une sauvagerie dont tu n’as pas d’idée. Je fuis la vue des hommes. Si par hasard en passant dans les rues je vois venir de loin quelque personne de ma connaissance, je prends une voie écartée pour n’avoir pas occasion d’en être vu. Je m’imagine que tous ceux qui me rencontrent sont au fait de ma misère ; si j’ai un accroc à mon pantalon, ou une fissure à ma botte, je me figure que tout le monde a les yeux là ; je rougis presque à la vue d’un étranger.

« Quelle affreuse situation !

« Il y a de l’orgueil dans tout cela, me diras-tu ? Cela se peut ; mais, dans ce cas, mon cher, je suis bien puni de mon péché.

« Croirais-tu que dans mon désespoir, j’en suis même venu à la pensée de m’expatrier… d’aller quelque part où je ne suis pas connu travailler des bras, si je ne puis d’aucune manière tirer parti de mon éducation ? Oui, à l’heure qu’il est, si j’avais été assez riche pour me faire conduire à la frontière, je foulerais probablement une autre terre que celle de la patrie, je mangerais « le pain amer de l’étranger. »


Je me suis écrié dans ma douleur profonde :
Allons, fuyons au bout du monde…
Pourquoi traîner dans mon pays
Des jours de misère et d’ennuis ?
..................

Au lieu de ces moments d’ivresse,
De ces heures de joie et de félicité
Que nous avions rêvés dans nos jours de jeunesse,
J’avais devant mes yeux l’aspect de la détresse
L’image de la pauvreté…

Que de jours j’ai passés sans dire une parole,
Le front appuyé sur ma main !
Sans avoir de personne un seul mot qui console,
Et refoulant toujours ma douleur dans mon sein…

Combien de fois errant, rêveur et solitaire,
N’ai-je pas envié le sort du travailleur
Qui pauvre, harassé, tout baigné de sueur,
À la fin d’un long jour de travail, de misère,
Retourne à son humble chaumière !…

Il trouva pour le recevoir
Sur le seuil de sa porte une épouse chérie
Et de joyeux enfants heureux de le revoir.
..................
..................


« Oh ! pardonne, mon ami, à ma lyre depuis longtemps détendue, ces quelques notes plaintives. J’ai dit adieu et pour toujours à la poésie que j’aimais tant. Cette fatale nécessité de gagner de l’argent, qui fait le tourment de chaque minute de mon existence, a desséché mon imagination, éteint ma verve et ma gaîté ; elle a ruiné ma santé.

« J’aurai terminé dans le cours de l’automne prochain mes quatre années de cléricature ; je serai probablement, « après un brillant examen, » suivant l’expression consacrée, admis à la pratique de la loi ; je serai membre du barreau, et quand on m’écrira, ou qu’on parlera de ma personne, je serai appelé invariablement « Gustave Charmenil, Écuier, Avocat ; » ce sera là peut-être la plus grande satisfaction que je retirerai de mes études légales. Je t’avoue que je redoute presque le moment de mon admission à la pratique. J’aurai à payer une certaine somme au gouvernement, à ouvrir un bureau, à le meubler, à m’acheter quelques livres, à faire des dépenses de toilette : à cela, mes ressources pécuniaires s’épuiseront bientôt. Je n’ai pas à craindre toutefois de me voir de longtemps obsédé par la clientèle ; mes rapports avec les hommes d’affaires, durant ma cléricature, ont été restreints, et je n’ai ni parents ni amis en état de me pousser. En outre, la cléricature que j’ai faite n’est guère propre à me donner une réputation d’habileté. Obligé d’écrire pour les gazettes, de traduire, de copier, d’enseigner le français et de faire mille autres choses, je n’ai pu apporter qu’une médiocre attention à l’étude de la pratique et de la procédure, et les questions les plus simples en apparence sont celles qui m’embarrasseront davantage. Tu vois que la perspective qui s’ouvre devant moi n’a rien de bien riant, comparée à l’heureux avenir qui t’attend.

« Ah ! je sais bien que si j’étais comme certains jeunes gens de ma classe, je pourrais facilement me tirer d’embarras. Je me mettrais en pension dans un des hôtels fashionables, sauf à en partir sans payer, au bout de six mois ; je me ferais habiller à crédit chez les tailleurs, les cordonniers, je ferais des comptes chez le plus grand nombre possible de marchands ; puis, à l’expiration de mon crédit, j’enverrais paître mes créanciers. Cela ne m’empêcherait pas de passer pour un gentleman ; au contraire. Avec mes beaux habits et mes libres allures je serais sûr d’en imposer aux badauds qui malheureusement sont presque partout en majorité.

« Je connais de jeunes avocats qui se sont fait une clientèle de cette façon ; pour en être payés, leurs créanciers se trouvaient forcés de les employer.

« Mais que veux-tu ? Ce rôle n’est pas dans mon caractère. M’endetter sans être sûr de m’acquitter au jour de l’échéance, ce serait me créer des inquiétudes mortelles.

« Pardonne-moi, mon bon ami, si je ne te dis rien aujourd’hui de mes affaires de cœur. J’ai tant de tristesse dans l’âme que je ne puis pas même m’arrêter à des rêves de bonheur. D’ailleurs que pourrais-je t’apprendre que tu ne devines déjà ? Ce que j’aimerais mieux pouvoir dire, ce seraient les paroles de Job : « j’ai fait un pacte avec mes yeux pour ne jamais regarder une vierge. »

« Mais toi, mon cher ami, parle-moi de ta Louise ; ne crains pas de m’ennuyer. Votre mariage est-il arrêté ? Et pour quelle époque ? Que tu es heureux ! Le jour où j’apprendrai que vous êtes unis sera l’un des plus beaux de ma vie.


« Ton ami dévoué,

« Gustave Charmenil. »

Plusieurs fois, en lisant cette lettre, Jean Rivard sentit ses yeux se remplir de larmes. Naturellement sensible, sympathique, il eût donné tout au monde pour adoucir les chagrins de son ami. Pendant quelques moments il fut en proie à une vive agitation ; il allait et venait, se passant la main sur le front, relisait quelques passages de la lettre, et se détournait de nouveau pour essuyer ses yeux. Enfin, il parut tout à coup avoir pris une détermination, et ne voulant pas retourner à Louiseville avant de répondre quelques mots à la lettre qu’il venait de lire, il demanda au maître de poste une feuille de papier, et écrivit :


« Mon cher Gustave,


« Ta dernière lettre m’a rendu triste. Je vois bien que tu es malheureux ! Et dire pourtant qu’avec un peu d’argent tu pourrais être si heureux ! Ce que c’est ! comme le bonheur tient souvent à peu de chose ! Je voudrais bien avoir un peu plus de temps pour t’écrire et te dire toute mon amitié pour toi, mais il faut que je parte immédiatement si je veux me rendre à ma cabane avant la nuit. Je ne veux pas partir pourtant avant de te dire une idée qui m’est venue en lisant ta lettre. Je voudrais te proposer un arrangement. Tu sais que je suis presque riche déjà. Badinage à part, j’ai ce printemps, près de cinq cents livres de sucre à vendre, ce qui me rapportera au moins vingt piastres ; je pourrai me passer de cette somme : je te la prêterai. Ce sera peu de chose, il est vrai, mais si ma récolte prochaine est aussi bonne que celle de l’année dernière, j’aurai une bonne quantité de grains à vendre vers la fin de l’automne, et je pourrai mettre une jolie somme de côté, que je te prêterai encore ; tu me rendras tout cela quand tu seras avocat, ou plus tard quand tu seras représentant du peuple. N’est-ce pas que ce sera une bonne affaire pour nous deux ? Dis-moi que tu acceptes, mon cher Gustave, et avant quinze jours tu recevras de mes nouvelles.

« Je n’ai pas le temps de t’en dire plus.


« Ton ami pour la vie.

« Jean Rivard. »


Les quinze jours n’étaient pas expirés qu’une lettre arrivée de Montréal à Lacasseville, à l’adresse de Jean Rivard, fut transmise de cabane en cabane jusqu’à Louiseville. Elle se lisait ainsi :

« Ah ça ! mon ami, est-ce bien de toi que j’ai reçu une lettre dans laquelle on m’offre de l’argent ? Si c’est de toi, en vérité, pour qui me prends-tu donc ? Me crois-tu le plus vil des hommes pour que je veuille accepter ce que tu me proposes ? Quoi ! tu auras travaillé comme un mercenaire pendant près de deux ans, tu te seras privé de tous les plaisirs de ton âge, vivant loin de toute société, loin de ta mère, de ta famille, de tes amis, afin de pouvoir plus tôt t’établir et te marier… et ce sera moi qui recueillerai les premiers fruits de tes sueurs ? Ah ! Dieu merci, mon ami, je ne suis pas encore descendu jusque là. Je suis plus pauvre que bien d’autres, mais j’ai du cœur autant que qui que ce soit. Je ne te pardonnerais pas, si je ne savais qu’en me faisant cette proposition, tu t’es laissé guider, moins par la réflexion que par une impulsion spontanée ; mais ta démarche va me priver à l’avenir d’une consolation qui me restait, celle d’épancher mes chagrins dans le sein d’un ami. Tu es le seul à qui j’aie jamais fait part de mes mécomptes, de mes embarras, parcequ’avec toi au moins je croyais pouvoir me plaindre sans paraître rien demander. Pouvais-je croire que tu prendrais mes confidences pour des demandes d’argent ? Va, je te pardonne, parceque je connais le fond de ton âme ; mais, une fois pour toute, mon ami, qu’il ne soit plus question d’offre semblable entre nous : mon amitié est à ce prix.

« Tranquillise-toi d’ailleurs sur mon sort ; j’ai réussi dernièrement à me procurer du travail, et je suis maintenant sans inquiétude sur mon avenir.


« Adieu,

« Ton ami,

« Gustave Charmenil. »


Jean Rivard pleura de nouveau en recevant cette réponse, mais il comprit qu’il était inutile d’insister, et tout ce qu’il put faire fut de compatir en silence aux peines de son ami.