J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 172-178).

XXII.

la grande nouvelle.


Les semailles du printemps étaient à peine finies qu’une nouvelle extraordinaire partie de Lacasseville, et transmise d’habitation en habitation à travers le Canton de Bristol, vint mettre en émoi toute la petite population dispersée dans cette forêt séquestrée pour ainsi dire du reste du monde. Ce qui n’avait été jusqu’alors qu’un bruit, qu’une rumeur plus ou moins fondée, était enfin devenu un fait accompli : le gouvernement provincial avait ordonné la confection d’un chemin public à travers le Canton de Bristol. Les arrangements préliminaires étaient déjà arrêtés, les journaliers étaient engagés, les contremaîtres nommés, l’hon. conseiller législatif Robert Smith, propriétaire du Canton, et le représentant Arnold, celui qui avait acheté d’avance la potasse de Jean Rivard en se chargeant des frais de transport, étaient eux-mêmes à la tête de l’entreprise, et avaient la gestion des fonds affectés à la confection du chemin. Bientôt même on apprit que la route était tracée, que les travaux étaient commencés, les premiers arbres abattus, et que les travailleurs s’avançaient à grandes journées à travers l’épaisseur des bois. Les nouvelles de la prise de Sébastopol, de la découverte des mines d’or de la Californie, ou des révolutions qui ont éclaté depuis quelques années dans l’ancien et le nouveau monde, n’ont causé nulle part une sensation plus vive, plus profonde, que n’en causa chez les premiers colons du Canton de Bristol, l’événement dont nous parlons. Malgré l’éloignement des habitations, on se réunissait de tous côtés pour en parler ; des gens qui ne se connaissaient pas, qui ne s’étaient jamais vus jusque là, s’entretenaient de la chose comme d’un bonheur commun, comme d’un heureux événement de famille ; il y eut des feux de joie, des démonstrations, des réjouissances publiques ; une vie nouvelle semblait animer toute cette petite population.

Une activité extraordinaire se manifesta immédiatement dans toute l’étendue du Canton ; de nouveaux défricheurs arrivèrent ; tous les lots situés sur la route qui n’avaient pas encore été concédés le furent dans l’espace de quelques jours.

On peut se faire une idée de la sensation que produisit cette nouvelle sur Jean Rivard. Il en fut comme étourdi ; pendant plusieurs nuits son sommeil d’ordinaire paisible, se ressentit de la secousse qu’éprouva son esprit. Il passait des heures entières à rêver aux changements qu’allait nécessairement subir sa condition. De fait, cet événement en apparence si simple devait exercer la plus grande influence sur la fortune et les destinées de notre héros.

À ses yeux, la valeur de sa propriété était au moins triplée.

Bientôt un projet ambitieux, dont il se garda bien cependant de faire part à personne, s’empara de son esprit, et ne le quitta ni jour ni nuit. Disons en confidence au lecteur quel était ce projet que Jean Rivard caressait en secret, et dont la pensée lui procurait les plus douces jouissances qu’il eût encore éprouvées depuis le commencement de son séjour dans les bois.

« Me voilà, » se disait-il à part lui, « avec plus de trente arpents de terre en culture ; tout annonce que ma récolte de cette année sera fructueuse, abondante, et me rapportera bien au-delà du nécessaire. Avec ce surplus et le produit de ma potasse, je vais pouvoir acquitter toutes mes dettes et consacrer en outre une petite somme à l’amélioration de ma propriété. »

C’étaient déjà là des réflexions fort consolantes, des supputations très-encourageantes. Mais une idée qui lui semblait présomptueuse venait immédiatement après :

« Pourquoi donc, » ajoutait-il en se parlant à lui-même, « ne pourrais-je pas dès cette année me bâtir une maison décente ? Avec un chemin comme celui que nous aurons, ne puis-je pas transporter facilement de Lacasseville à Louiseville les planches, les briques, la chaux et tous les autres matériaux nécessaires ? Et si après tout il me manquait quelque chose, ne pourrais-je pas, en exposant à mes créanciers l’état de mes affaires et les légitimes espérances que je fonde sur l’avenir, obtenir d’eux une prolongation de crédit ? »

De toute cette série de considérations à une idée encore plus ambitieuse et plus riante, il n’y avait qu’un pas. Une fois la cage construite, ne fallait-il pas un oiseau pour l’embellir et l’égayer ? Et cet oiseau se présentait à l’imagination de notre héros sous la figure d’une belle et fraîche jeune fille aux yeux bleus que nos lecteurs connaissent déjà.

« De fait, se disait-il enfin, pourquoi ne pourrai-je pas me marier dès cet automne ? Ce sera une année plus tôt que je n’avais prévu, mais une année de bonheur dans la vie n’est pas à dédaigner… »

La première fois que cette pensée se fit jour dans son cerveau, son cœur battit avec force pendant plusieurs minutes. Il n’osait s’abandonner à ce rêve enchanteur, craignant d’être le jouet d’une illusion. Toutefois, en réfléchissant de nouveau à son projet, en l’envisageant de sang-froid et à tête reposée, il lui sembla de plus en plus réalisable, et notre héros ne fut pas longtemps avant d’avoir tout arrêté dans son esprit.

On a déjà vu que Jean Rivard n’avait pas l’habitude de remettre au lendemain ce qu’il pouvait faire la veille. Il était homme d’action dans toute la force du mot. Aussi, se rendre à Lacasseville, communiquer ses projets à son ami M. Lacasse, se rendre de là à Grandpré, y conclure différentes affaires, s’assurer les moyens de se bâtir dans l’automne et même dans l’été s’il le désirait, demander la main de Mademoiselle Routier pour cette époque tant désirée — tout cela fut l’affaire de moins d’une semaine.

Grâce à l’activité infatigable de notre héros, cette semaine fut bien remplie et dut faire époque dans sa vie.

Son entrevue avec la famille Routier fut des plus satisfaisantes. Jean Rivard fut traité comme méritait de l’être un jeune homme de cœur, et se crut autorisé à demander Louise en mariage, ce qu’il fit tout en expliquant que son intention n’était pas de se marier avant la fin de l’automne.

Le père Routier répondit au jeune défricheur en lui faisant les compliments le plus flatteurs sur son courage et sa bonne conduite, ajoutant qu’il espérait que la Providence continuerait à bénir ses travaux, et que sa prochaine récolte lui permettrait de pourvoir amplement aux besoins et à l’entretien d’un ménage — que dans tous les cas la seule objection qu’il pût faire n’avait rapport qu’à l’époque fixée pour ce grand événement, si toutefois, ajouta le père en souriant, et en regardant sa fille, si toutefois Louise ne change pas d’idée… elle est encore jeune… et les filles sont si changeantes !…

— Ah ! papa !… s’écria involontairement la jeune fille en devenant rouge comme une fraise, et en levant vers son père des regards suppliants où se lisaient en même temps le reproche et la contrainte.

Cette naïve exclamation, et le mouvement spontané, dépourvu de coquetterie, qui l’accompagna, en dirent plus à Jean Rivard que n’auraient pu le faire les lettres les plus tendres.

Ce fut la réponse la plus éloquente, la plus touchante qu’il pût désirer à sa demande en mariage.

Notre héros repartit cette fois de Grandpré plus gaî qu’à l’ordinaire, malgré les adieux toujours pénibles qu’il dut faire à sa mère et au reste de la famille. Mais la séparation fut moins cruelle, puisque l’absence devait être plus courte.

Avant de partir de Grandpré, Jean Rivard reçut une proposition qui, dans les circonstances, lui était on ne peut plus acceptable. La mère Guilmette, pauvre veuve d’environ cinquante ans, qui demeurait dans la famille Rivard depuis plus de vingt ans, qui avait vu Jean naître, grandir, s’élever, et s’était attachée à lui avec une affection presque maternelle, voyant que notre jeune défricheur allait avoir durant les mois de l’été et de l’automne un surcroît de travail, offrit courageusement de l’accompagner pour lui servir de ménagère.

Le manque de chemin avait jusque-là empêché Jean Rivard de songer à emmener une ménagère dans son établissement ; mais l’heure était venue où il pouvait sans inconvénient se procurer ce confort.

Le nouveau chemin du Canton de Bristol se trouvait déjà achevé jusqu’à l’habitation de Jean Rivard et celui-ci, pour la première fois, put se rendre en voiture jusqu’au seuil de sa porte.

Notre héros avait fait l’acquisition d’un cheval et d’une petite charrette de voyage.

Pierre Gagnon ne se possédait plus de joie en voyant arriver son Empereur assis à côté de la mère Guilmette.

Cette dernière était une ancienne connaissance de Pierre Gagnon qui plus d’une fois avait pris plaisir à la plaisanter et à la taquiner. Il se proposait bien de l’attaquer de nouveau, car la mère Guilmette entendait raillerie, et ne laissait jamais passer une parole sans y répondre.

Pierre Gagnon avait plusieurs autres raisons d’être satisfait de ce changement. D’abord il allait faire jaser tant et plus la bonne femme sur tout ce qui s’était passé à Grandpré durant les derniers six mois, — car sous ce rapport Jean Rivard n’était pas encore aussi communicatif que le désirait Pierre Gagnon, — il allait pouvoir raconter, rire, badiner, à son cœur content. Mais ce qui valait encore mieux, il allait être déchargé de ses fonctions de cuisinier, de blanchisseur, et surtout du soin de traire la Caille. Toutes ces diverses charges se trouvaient de droit dévolues à la mère Guilmette qui allait en outre avoir le soin des poules, du petit porc et du jardinage.

La vieille ménagère ne se trouva pas d’abord à l’aise, comme on le pense bien, dans la cabane de Jean Rivard. Elle y manquait de beaucoup de choses fort commodes dans le ménage ; la fraîche laiterie de Madame Rivard à Grandpré, l’antique et grand dressoir, les armoires de toutes sortes, les buffets, le linge blanc comme la neige, tout cela revenait bien de temps à autre se représenter à sa mémoire comme pour contraster avec ce qui l’entourait ; peu-à-peu cependant elle s’habitua à son nouveau genre de vie, et grâce à l’obligeance de Pierre Gagnon qui tout en la raillant sans cesse était toujours disposé à lui rendre mille petits services, à aller quérir son eau à la rivière, allumer son feu, confectionner tous les jours, pour sa commodité, quelques meubles de son invention, elle put introduire en peu de temps des améliorations importantes dans la régie intérieure de l’établissement.

Puis elle se consolait en songeant à la maison nouvelle qu’elle aurait dans l’automne et dont Jean Rivard et ses hommes s’entretenaient tous les jours devant elle.

Vu l’exiguité de l’habitation, déjà trop encombrée, Jean Rivard et ses deux hommes avaient depuis le printemps converti, la grange en dortoir ; ils dormaient là chaque nuit, sur leurs lits de paille mieux que les rois dans leurs alcôves moelleuses ; et la mère Guilmette disposait seule en reine et maîtresse de toute la cabane de Jean Rivard.