J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 134-145).

XIX.

une seconde visite à grandpré.


On était à la fin d’octobre. Jean Rivard informa ses deux compagnons qu’il allait partir de nouveau pour Grandpré.

Son intention était d’embrasser encore une fois sa bonne mère et ses frères et sœurs, de retirer, s’il était possible, le reste de son patrimoine, puis de disposer d’avance, de la manière la plus avantageuse, des produits qu’il aurait à vendre (car il faut se rappeler que c’est par anticipation que nous avons déjà parlé de son revenu de l’année), et enfin de se pourvoir de divers effets, objets de toilette, comestibles et ustensiles, dont les uns étaient devenus indispensables et les autres fort utiles.

Sa visite avait aussi un autre but que mes jeunes lecteurs ou lectrices, s’il s’en trouve qui aient voulu suivre notre héros jusqu’ici, comprendront facilement.

Avant son départ, il annonça à ses deux hommes, devenus l’un et l’autre ses créanciers pour d’assez fortes sommes, qu’il les paierait à son retour. Lachance parut satisfait, et offrit même de contracter un engagement pour un nouveau terme de six mois. Quant à Pierre Gagnon, il paraissait, contre son habitude, tout-à-fait soucieux ; il avait évidemment quelque chose sur le cœur, et Jean Rivard craignit même un instant qu’il ne parlât de quitter son service. Mais cette appréhension était sans fondement ; ce qui rendait Pierre Gagnon sérieux, c’est que lui aussi avait son projet en tête. En effet, ayant trouvé l’occasion de parler à son maître en particulier :

« Monsieur Jean, lui dit-il, je n’ai pas besoin pour le moment des quinze louis que vous me devez, et je peux vous attendre encore un an, mais à une condition : c’est qu’en passant à Lacasseville, vous achèterez pour moi le lot de cent arpents qui se trouve au sud du vôtre… C’est une idée que j’ai depuis longtemps, ajouta-t-il ; je travaillerai encore pour vous pendant un an ou deux, après quoi je commencerai à défricher de temps en temps pour mon compte. Qui sait si je ne deviendrai pas indépendant moi aussi ?

— Oui, oui, mon ami, répondit Jean Rivard sans hésiter, j’accepte avec plaisir l’offre que tu me fais. Ton idée est excellente, et elle me plaît d’autant plus que je serai sûr d’avoir en toi un voisin comme on n’en trouve pas souvent. Va ! je connais assez ton énergie et ta persévérance pour être certain d’avance que tu réussiras même au delà de tes espérances.

Jean Rivard partit de sa cabane et se rendit à Lacasseville où il s’arrêta quelque temps pour y négocier la vente de ses produits, y régler diverses petites affaires et saluer son ami et protecteur M. Lacasse auquel il avait voué dans son cœur une éternelle reconnaissance ; après quoi il se fit conduire en voiture jusqu’aux établissements du bord du fleuve. Rendu là, il loua un canot pour traverser le lac St. Pierre. Notre héros maniait fort bien l’aviron, et ne craignit pas de s’aventurer seul sur les flots. Assis au bout de sa nacelle, il partit en chantant gaiement :


Batelier, dit Lisette,
Je voudrais passer l’eau.


et les autres chansons que lui avait apprises son ami Pierre. L’atmosphère était si parfaitement calme et la surface du lac si tranquille que la traversée se fut en très peu de temps.

Au moment où Jean Rivard débarquait sur la rive nord, le soleil pouvait avoir un quart d’heure de haut ; ses rayons inondaient la plaine et se réflétaient de tous côtés sur les clochers et les toits de fer-blanc. Il voyait à sa droite l’église de Grandpré, et à sa gauche celle de la paroisse voisine, toutes deux s’élevant majestueusement dans la vallée, et dominant les habitations ; elles apparaissaient comme enveloppées dans un nuage d’encens. Les longues suites de maisons, assises l’une à côté de l’autre, quelquefois à double et à triple rang, et remplissant les trois lieues qui séparaient les deux clochers, se déroulaient à ses regards. Quoique à une assez grande distance il pouvait distinguer parfaitement la maison de sa mère, avec le hangar, le fournil, la grange et les autres bâtiments de la ferme nouvellement blanchis à la chaux, ainsi que la maison de brique voisine, celle du père François Routier, et les arbres du jardin. Ce spectacle, intéressant même pour un étranger, était ravissant pour Jean Rivard. Il lui passa comme un frisson de joie par tout le corps, il sentit son cœur se dilater de bonheur, et partit de suite à travers champs, fossés et clôtures pour se rendre à la maison paternelle. Il était léger comme l’air et semblait voler plutôt que marcher.

À mesure qu’il approchait des habitations, il entendait plus distinctement les voix humaines et les cris des animaux ; peu à peu certains sons qui ne lui étaient pas étrangers vinrent frapper ses oreilles ; bientôt même il se sentit comme électrisé par le jappement de « Café, » le vieux chien de la maison et son ancien ami, qui allait et venait de tous côtés, se démenant en tous sens, sans qu’on pût savoir à qui il en voulait. Le bon chien ne cessa de japper que lorsque, accourant derrière la maison, il reconnut son ami d’enfance qu’il n’avait vu depuis si longtemps ; il l’accabla de témoignages d’amitié, l’empêchant presque d’avancer à force de frôlements et de caresses. Ce bon animal descendait probablement d’Argus, le fameux chien qui reconnut son maître Ulysse après vingt ans d’absence et dont le divin Homère a fait connaître l’histoire à la postérité.

Comme on vient de le voir, la maison de la veuve Rivard étant bâtie sur le côté sud du chemin, c’était par le côté faisant face au fleuve que Jean devait entrer. Or, on était juste à l’heure où le crépuscule faisant place à la nuit, l’atmosphère revêt une teinte d’un gris foncé qui ne permet guère de distinguer les objets à distance. La soirée était magnifique ; une température douce, presque tiède, un air pur et serein, invitaient à prendre le frais, et toute la famille Rivard, depuis la mère jusqu’au petit Léon qui n’avait pas encore quatre ans, était sur le devant de la maison, les uns assis sur le perron, causant de choses et d’autres, les autres jouant et gambadant dans le sable ou sur le gazon. Jean Rivard put ainsi entrer et parcourir même deux ou trois appartements, sans être remarqué. Les portes et les fenêtres étant ouvertes, il pouvait entendre sa mère et ses frères et sœurs converser à haute voix. Il lui prit alors fantaisie de leur faire une surprise. Sans sortir de la maison, il vint s’asseoir tranquillement près de la porte, d’où il pouvait facilement suivre la conversation.

« Ce pauvre Jean, dit bientôt la bonne mère en soupirant, je ne sais pas pourquoi il retarde si longtemps à venir nous voir ! Il devait venir au commencement du mois. Pourvu, mon Dieu, qu’il ne soit pas malade ou qu’il ne lui soit pas arrivé d’accident !…

— Oh ! pour ce qui est de Jean, maman, dit un des frères, vous n’avez pas besoin d’avoir peur, le malheur ne le connaît pas ; et quant à être malade, vous savez que ça n’est pas son habitude ; je ne vois qu’une chose qui pourrait le rendre malade, c’est de trop penser à Louise Routier, et ce n’est pas une maladie comme ça qui l’empêcherait de venir.

— Louise m’a demandé aujourd’hui quand est-ce qu’il allait venir, dit la petite Luce, la plus jeune fille de Madame Rivard, qui pouvait avoir cinq ans.

— Tiens, elle ne me demande jamais ça à moi dit un des garçons.

— C’est qu’elle a peur que tu te moques d’elle, dit un autre ; tu sais comme il ne faut pas grand’chose pour la faire rougir.

— Moi, dit Mathilde, il y a quelque chose qui me dit que Jean sera ici demain ou après demain.

— J’espère au moins, s’empressa de dire la bonne mère que cette seule supposition rendait presque joyeuse, j’espère que vous n’avez pas mangé toutes les prunes ?

— Ah ! pour ce qui est de ça, dit Joseph, du train que ça va, Jean ferait mieux de ne pas retarder.

— Le pauvre enfant ! continua la mère, il ne mange pas grand’chose de bon dans sa cabane, au milieu des bois… il, travaille toujours comme un mercenaire, il endure toutes sortes de privations… et tout cela pour ne pas m’être à charge, pour m’aider à vous établir…

Et de grosses larmes coulaient sur ses joues…

— Ne vous chagrinez pas, ma mère, dit tout-à-coup Jean Rivard en sortant de sa cachette et s’avançant sur le perron : il y a déjà cinq minutes, que je suis dans la maison et que je vous écoute parler…

Ce fut un coup de théâtre.

— Vous voyez, ajouta-t-il de suite en l’embrassant, et en embrassant tous ses frères et sœurs, que je suis en parfaite santé, puisqu’après avoir traversé le lac tout seul dans mon canot, je me suis rendu à pied jusqu’ici, à travers les champs.

La mère Rivard resta pendant plusieurs minutes toute ébahie, toute interdite, ne pouvant en croire ses yeux, et Jean Rivard regretta presque de lui avoir causé cette surprise. Les frères et sœurs, moins énervés que leur mère, parlaient tous à la fois et criaient à tue-tête ; ce fut pendant quelques minutes un tapage à faire peur.

Mais chacun finit par reprendre ses sens, et l’on put bientôt se parler et se considérer plus froidement.

Jean Rivard trouva sa bonne mère bien vieillie ; ses cheveux avaient blanchi et de larges rides commençaient à sillonner son front. Elle se plaignait de fréquents maux de tête et d’estomac, et les attribuait en grande partie aux inquiétudes incessantes qu’elle éprouvait sur l’avenir de ses enfants.

Le résultat de ses travaux de l’année, que Jean Rivard s’empressa de mettre sous ses yeux, en l’accompagnant de commentaires, fut pour elle un grand sujet de consolation, en même temps qu’il parut surprendre le reste de sa famille.

— Oh ! pour ce qui est de toi, mon cher Jean, dit la mère, tu as toujours eu tant de courage, je suis bien sûre que tu réussiras ; mais tes jeunes frères que je laisserai avec si peu de fortune, que deviendront-ils après ma mort ?

— Eh bien ! maman, s’empressa de dire Antoine, le troisième des frères, qui arrivait à ses dix-sept ans, si c’est cela qui vous rend malade, consolez-vous : ne puis-je pas faire comme Jean, moi aussi ? Crois-tu, Jean, qu’avec mes quatre-vingts louis d’héritage je pourrais devenir un grand propriétaire comme toi ?

— Certainement, et si tu le désires, j’achèterai pour toi le lot situé au nord du mien, qui offre à peu près les mêmes avantages. Tu passeras encore un an à la maison paternelle ; pendant ce temps là je te ferai défricher quelques arpents de terre, et quand tu voudras, plus tard, te consacrer sérieusement à ton exploitation, tu viendras loger tout droit chez moi ; nous combinerons ensemble les moyens de te créer une existence indépendante.

— Et moi aussi, dit en riant Joseph, qui avait environ quinze ans, je veux aller m’établir au célèbre village de Louiseville.

— C’est bien, c’est bien, je retiendrai aussi un lot pour toi, et, s’il est possible, un pour chacun des plus jeunes. Qui sait si dans cinq ou six ans, vous ne serez pas tous devenus riches sans vous en apercevoir !

— Ah ça ! s’écria la sœur Mathilde, allez-vous me laisser ici toute seule ? Heureusement, ajouta-t-elle sur le ton de l’incrédulité, que vous n’êtes pas encore partis.

— Oh ! moi, dit le petit Léon, je resterai avec maman. Hein ? maman, dit-il, en s’approchant de ses genoux et la regardant avec ses beaux grands yeux…

Pour toute réponse, la mère l’embrassa en essuyant ses larmes.

Ces petites scènes de famille, tout en mettant à l’épreuve la sensibilité de la mère Rivard, ne laissaient pas que d’être consolantes pour elle. L’exemple de son fils aîné, et surtout ses succès, allaient avoir un bon effet sur les dispositions de ses frères ; et quelque pénible qu’il fût pour elle de se séparer ainsi des êtres les plus chers à son cœur et les plus propres à embellir son existence, elle se disait qu’il valait mieux après tout les voir moins souvent et les savoir à l’abri du besoin que d’avoir chaque jour sous ses yeux leur état de gêne, peut-être d’indigence.

Pour changer le cours de ses idées, Jean Rivard lui disait avec sa gaîté ordinaire : « Prenez courage, ma bonne mère ; dans cinq ou six ans, vous n’aurez qu’à traverser le lac, je vous enverrai mon carrosse, et vous viendrez visiter le village Rivard ; vous viendrez embrasser vos enfants, et qui sait ? peut-être aussi vos petits enfants… »

— Tiens, ça me fait penser, dit Mathilde, que tu ne pouvais jamais venir plus à propos ; il va y avoir demain ou après-demain une épluchette de blé d’inde chez notre voisin Monsieur Routier ; il y aura de la danse ; tu peux croire si nous aurons du plaisir ; j’espère bien que tu viendras avec nous ?

— Tu sais bien que je ne danse pas.

— Tiens, il n’y a donc pas de maître de danse à Louiseville, dit-elle en riant ? Eh bien ! tu nous regarderas faire. En outre, ne pourras-tu pas avoir le blé-d’inde rouge, tout comme un autre ?

— Mais, j’y pense, là, dit Jean Rivard, je ne vois pas ce qui nous empêcherait d’aller faire un petit tour dès ce soir même chez nos bons voisins ?

— Et nos bonnes voisines…

Et voilà Jean Rivard parti, suivi de toute la famille, pour se rendre, chez Monsieur Routier, où il fut, comme on le pense bien, reçu à bras ouverts et avec toutes les démonstrations de la joie la plus cordiale par le père, la mère et les enfants. Louise, qui paraissait être la plus froide, n’était cependant pas la moins émue. La conversation se prolongea fort avant dans la nuit ; on y parla de mille choses et en particulier de cette fameuse rencontre d’ours où Jean Rivard avait failli perdre la vie. On peut s’imaginer les exclamations, les cris de surprise et de frayeur qui partirent de la bouche des femmes en entendant Jean Rivard lui-même raconter toutes les circonstances de cette aventure.

On ne se sépara qu’à regret et en se promettant de se revoir le lendemain.

Ce lendemain fut employé par Jean Rivard à régler différentes affaires et à visiter ses parents et connaissances de Grandpré, sans oublier le bon curé M. Leblanc dont il gardait pieusement le souvenir dans son cœur.

Le soir de l’épluchette, Jean Rivard dut se rendre, accompagné de sa sœur et de ses jeunes frères, à la maison du père Routier. Cette fête ne l’intéressait cependant pas autant qu’on pourrait le croire. Il éprouvait bien naturellement le désir d’aller chez le père de sa Louise, mais il eût préféré s’y trouver en moins nombreuse compagnie et dans un autre but que celui d’y effeuiller du blé d’inde. Il avait d’ailleurs de fâcheux pressentiments qui ne se vérifièrent malheureusement que trop.

Parmi les nombreux invités se trouvait un jeune homme d’une tenue irréprochable, portant surtout, pantalons et gilet noirs sans parler d’une belle moustache cirée et d’une chevelure peignée avec le plus grand soin, ce qui le rendait naturellement le point de mire de toutes les jeunes filles. C’était un jeune marchand du nom de Duval, établi depuis peu à Grandpré, après avoir fait son apprentissage à Montréal, et qui, aimant passionnément la danse et les amusements de toutes sortes, trouvait le moyen de se faire inviter à toutes les fêtes.

Sa toilette contrastait étrangement avec celle des autres jeunes gens, presque tous fils de cultivateurs. Mais cette disparité ne nuisait en rien à l’entrain général. Un seul pourtant parmi tous ces jeunes gens paraissait embarrassé : c’était Jean Rivard. Cet embarras fut bien plus pénible encore lorsque, vers la fin de l’épluchette, le jeune et beau Monsieur Duval vint gracieusement offrir à Mademoiselle Louise Routier un bel épi de blé-d’inde rouge… Notre défricheur, malgré toute sa vaillance, ne put supporter cette épreuve et passa brusquement dans la salle où devait commencer la danse.

Un autre ennui l’attendait là. On a déjà deviné que Mademoiselle Louise Routier fut la plus recherchée de toutes les jeunes danseuses. Comme la plupart des personnes de son âge, elle aimait passionnément la danse. Elle jetait bien de temps en temps un regard sur notre défricheur qui jouait dans un coin le rôle de spectateur, mais elle ne pouvait trouver l’occasion d’aller lui dire un mot.

Ce qui causa le plus de malaise à Jean Rivard ce fut de voir sa Louise danser à plusieurs reprises avec M. Duval, qui paraissait la considérer avec beaucoup d’intérêt, et auquel celle-ci semblait quelquefois sourire de la manière la plus engageante. Chacun de ses sourires était comme un coup de poignard porté au cœur de notre héros. Tous les assistants remarquaient cette préférence accordée au jeune marchand, et les femmes qui vont vite en ces matières-là s’entretenaient déjà de leur futur mariage.

Enfin, Jean Rivard n’y put tenir plus longtemps, et vers neuf heures, sous prétexte de quelque affaire, il fit ses adieux à Monsieur et à Madame Routier et se retira.

Jean Rivard regretta ce soir-là la solitude de sa cabane de Louiseville.

De son côté, Mademoiselle Louise Routier devint toute soucieuse, du moment qu’elle s’aperçut du départ de son ami. Elle comprit qu’elle l’avait négligé et s’en fit intérieurement des reproches. Sa mère ajouta à ces reproches en lui disant qu’elle n’aurait pas dû danser avec ce jeune homme pimpant qu’elle ne connaissait que de nom.

Cette veillée qui devait être si amusante fut donc une cause de chagrin et de regrets pour nos jeunes amoureux.

Jean Rivard aimait sincèrement, mais il était fier et indépendant en amour comme en tout le reste Dans son dépit, il résolut de laisser Grandpré sans dire adieu à Louise. « Je lui écrirai quand je serai rendu, se dit-il ; on peut dire sur le papier beaucoup de choses qu’on ne dirait pas de vive voix. »

Le soleil n’était pas encore levé que Jean Rivard était en route pour le Canton de Bristol.