J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 56-64).

X.

la sucrerie.


À l’une des extrémités de la propriété de Jean Rivard se trouvait, dans un rayon peu étendu, un bosquet d’environ deux cents érables ; il avait dès le commencement résolu d’y établir une sucrerie.

Au lieu d’immoler sous les coups de la hache ces superbes vétérans de la forêt, il valait mieux, disait Pierre, les faire prisonniers et en tirer la plus forte rançon possible.

Nos défricheurs improvisèrent donc au beau milieu du bosquet une petite cabane temporaire, et après quelques jours employés à compléter leur assortiment de goudrelles ou goudilles, d’auges, casseaux et autres vases nécessaires, dont la plus grande partie avaient été préparés durant les longues veillées de l’hiver, tous deux, un bon matin, par un temps clair et un soleil brillant, s’attaquèrent à leurs deux cents érables.

Jean Rivard, armé de sa hache, pratiquait une légère entaille dans l’écorce et l’aubier de l’arbre, à trois ou quatre pieds du sol, et Pierre, armé de sa gouge, fichait de suite au-dessous de l’entaille la petite goudrelle de bois, de manière à ce qu’elle pût recevoir l’eau sucrée suintant de l’arbre et la laisser tomber goutte à goutte dans l’auge placé directement au-dessous.

Dès les premiers jours, la température étant favorable à l’écoulement de la sève, nos défricheurs purent en recueillir assez pour faire une bonne brâssée de sucre. Ce fut un jour de réjouissance. La chaudière lavée fut suspendue à la crémaillère, sur un grand feu alimenté par des éclats de cèdre, puis remplie aux trois quarts de l’eau d’érable destinée à être transformée en sucre. Il ne s’agissait que d’entretenir le feu jusqu’à parfaite ébullition du liquide, d’ajouter de temps en temps à la sève déjà bouillonnante quelques gallons de sève nouvelle, de veiller enfin, avec une attention continue, aux progrès de l’opération : tâche facile et douce pour nos rudes travailleurs.

Ce fut d’abord Pierre Gagnon qui se chargea de ces soins, ayant à initier son jeune maître à tous les détails de l’intéressante industrie. Aucune des phases de l’opération ne passa inaperçue. Au bout de quelques heures, Pierre Gagnon allant plonger dans la chaudière une écuelle de bois, vint avec sa gaieté ordinaire la présenter à Jean Rivard, l’invitant à se faire une trempette, en y émiettant du pain, invitation que ce dernier se garda bien de refuser.

Pendant que nos deux sucriers savouraient ainsi leur trempette, la chaudière continuait à bouillir, et l’eau s’épaississait à vue d’œil. Bientôt Pierre Gagnon, y plongeant de nouveau sa micouenne, l’en retira remplie d’un sirop doré presqu’aussi épais que le miel.

Puis, vint le tour de la tire. Notre homme, prenant un lit de neige, en couvrit la surface d’une couche de ce sirop devenu presque solide, et qui en se refroidissant forme la délicieuse sucrerie que les Canadiens ont baptisée du nom de tire[1] ; sucrerie d’un goût beaucoup plus fin et plus délicat que celle qui se fabrique avec le sirop de canne ordinaire.

La fabrication de la tire qui s’accomplit au moyen de la manipulation de ce sirop refroidi, est presque invariablement une occasion de réjouissance.

On badine, on folâtre, on y chante, on y rit,
La gaîté fait sortir les bons mots de l’esprit.

C’est à l’époque de la Ste. Catherine, et durant la saison du sucre, dans les fêtes qui se donnent aux sucreries situées dans le voisinage des villes ou des villages, que le sirop se tire ou s’étire avec le plus d’entrain et de gaîté.

Nos défricheurs-sucriers durent se contenter pour cette première année, d’un pique-nique à deux ; mais il va sans dire que Pierre Gagnon fut à lui seul gai comme quatre.

Cependant, la chaudière continuait à bouillir,

Et de la densité suivant les promptes lois,
La sève qui naguère était au sein du bois
En un sucre solide a changé sa substance.

Pierre Gagnon s’aperçut, aux granulations du sirop, que l’opération était à sa fin et il annonça par un hourra qui retentit dans toute la forêt, que le sucre était cuit ! La chaudière fut aussitôt enlevée du brasier et déposée sur des branches de sapin où on la laissa refroidir lentement, tout en agitant et brassant le contenu au moyen d’une palette ou mouvette de bois ; puis le sucre fut vidé dans des moules préparés d’avance.

On en fit sortir, quelques moments après, plusieurs beaux pains de sucre, d’un grain pur et clair.

Ce résultat fit grandement plaisir à Jean Rivard. Outre qu’il était assez friand de sucre d’érable, — défaut partagé d’ailleurs par un grand nombre de jolies bouches, — il éprouvait une satisfaction d’un tout autre genre : il se trouvait, à compter de ce jour, au nombre des producteurs nationaux ; il venait d’ajouter à la richesse de son pays, en tirant du sein des arbres un objet d’utilité publique qui sans son travail y serait resté enfoui. C’était peut-être la plus douce satisfaction qu’il eût ressentie depuis son arrivée dans la forêt. Il regardait ses beaux pains de sucre avec plus de complaisance que n’en met le marchand à contempler les riches étoffes étalées sur les tablettes de sa boutique.

Du moment que Jean Rivard fut en état de se charger de la surveillance de la chaudière, Pierre Gagnon consacrait la plus grande partie de son temps à courir d’érable en érable pour recueillir l’eau qui découlait chaque jour dans les auges. C’était une rude besogne dans une sucrerie non encore organisée et où tous les transports devaient se faire à bras.

Pierre cependant s’acquittait de cette tâche avec sa gaîté ordinaire, et c’était souvent au moment où son maître le croyait épuisé de fatigue qu’il l’amusait le plus par ses propos comiques et ses rires à gorge déployée.

Au bout d’une semaine, tous deux s’acquittaient, de leurs tâches respectives avec assez de promptitude ; ils pouvaient même y mettre une espèce de nonchalance, et jouir de certains moments de loisir qu’ils passaient à chasser l’écureuil ou la perdrix, ou à rêver, au fond de leur cabane, que le soleil réchauffait de ses rayons printaniers.

— « Sais-tu bien, disait un jour Jean Rivard à son homme qu’il voyait occupé à déguster une énorme trempette, sais-tu bien que nous ne sommes pas, après tout, de ces plus malheureux !

— Je le crois certes bien, répondit Pierre, et je ne changerais pas ma charge d’intendant pour celle de Sancho Panza, ni pour celle de Vendredi, ni pour celle de tous les Maréchaux de France.

— Il nous manque pourtant quelque chose…

— Ah ! pour ça, oui, c’est vrai, et ça me tient toujours à l’idée quand je vous vois jongler comme vous faisiez tout à l’heure.

— Que veux-tu dire ?

— Oh ! pardi, ça n’est pas difficile à deviner ; ce qui nous manque pour être heureux… comment donc ? eh ! c’est clair, c’est… la belle Dulcinée de Toboso.

— Pierre, je n’aime pas ces sortes de plaisanteries ; ne profane pas ainsi le nom de ma Louise ; appelle-la de tous les noms poétiques ou historiques que tu voudras, mais ne l’assimile pas à la grosse et stupide amante de Don Quichotte. Tu es bien heureux, toi, de badiner de tout cela. Si tu savais pourtant combien c’est triste d’être amoureux, et de vivre si loin de son amie. Malgré mes airs de gaîté, je m’ennuie quelquefois à la mort. Ah ! va, je suis plus à plaindre que tu ne penses…

— Oh ! puisque vous n’êtes pas en train de rire, dit Pierre en regardant son maître d’un air un peu surpris, je vous demande pardon. Tonnerre d’un nom ! (c’était là son juron ordinaire,) je ne voulais pas vous faire de peine. Tout ce que je peux dire pourtant, c’est qu’à votre place je ne m’amuserais pas à être malheureux.

— Comment cela ?

— Je veux dire qu’il me semble que quand on a la chance d’être aimé de Mademoiselle Louise Routier, on devrait être content. J’en connais qui se contenteraient à moins.

— Qui t’a dit que j’étais aimé ?

— Tout le monde, tonnerre d’un nom ! C’est bien connu. C’est naturel d’ailleurs. Enfin on sait bien qu’elle n’en aura jamais d’autre que vous.

— Ça me fait plaisir ce que tu dis là, Pierre. Je sais bien moi aussi, que lors de notre séparation je ne lui étais pas tout-à-fait indifférent. Je t’avouerai même confidentiellement que j’ai cru m’apercevoir qu’en me tournant le dos, après avoir reçu mes adieux, elle avait les larmes aux yeux.

— Oh ! pour ça, je n’en doute pas ; et si vous n’aviez pas été là je suis sûr que ses beaux yeux auraient laissé tomber ces larmes que vous dites ; même je ne serais pas surpris qu’après votre départ elle se fût enfermée toute seule dans sa petite chambre pour y penser à vous tout à son aise le reste de la journée.

— Le reste de la journée, peut-être,… mais ce qui m’inquiète, c’est que depuis bientôt six mois que nous sommes partis de Grandpré je n’ai pu lui adresser qu’une pauvre petite lettre, l’automne dernier. Tu sais que depuis le commencement de l’hiver je lui ai écrit une longue lettre chaque semaine, mais que faute d’occasion pour les lui envoyer elles sont encore toutes dans le tiroir de ma table. Si elle savait combien j’ai toujours pensé à elle, je suis sûr qu’elle m’en aimerait davantage ; mais elle ignore dans quel affreux isolement nous vivons, et elle peut croire que je l’ai oubliée. Tu sais combien elle est recherchée par tous les jeunes gens de Grandpré ; il ne tiendrait qu’à elle de se marier, et qui sait si elle ne l’est pas déjà ? Tiens, cette seule idée me bouleverse l’esprit…

— Moi, mon Empereur, je n’ai pas l’honneur d’être en connaissance avec Mademoiselle Louise Routier, mais je gagerai tout ce qu’on voudra qu’elle a trop d’esprit pour en prendre un autre, quand elle est sûre de vous avoir. Vous vous donnez des inquiétudes pour rien. D’abord, les garçons comme vous, Monsieur Jean, soit dit sans vous flatter, ne se rencontrent pas à toutes les portes ; c’est vrai que vous n’êtes pas aussi riche que beaucoup d’autres, mais vous le serez plus tard, parce que vous n’avez pas peur de travailler, et que, comme vous le dites tous les jours, le travail mène à la richesse. Ensuite, ce qui vous met au-dessus de tous les autres garçons qui vont chez le père Routier, c’est que vous avez de l’éducation, et qu’ils n’en ont pas ; vous pouvez lire dans tous les livres, vous pouvez écrire toutes sortes de jolies lettres, et vous savez comme les jeunes filles aiment ça ; enfin vous avez du cœur, du courage, et les filles aiment ça encore plus que tout le reste. C’est clair que vous lui êtes tombé dans l’œil, et que vous êtes destinés l’un pour l’autre ; ça c’est écrit dans le ciel de toute éternité…

— Eh bien ! mon bon ami, dit Jean Rivard en se levant, quoique je n’aie pas toute ta certitude, ton bavardage cependant me fait du bien. Il est clair qu’un amoureux doit avoir un confident. Je me sens maintenant soulagé et je ne regrette pas de t’avoir dit ce que j’avais sur le cœur.

Pendant le cours des trois semaines que nos défricheurs consacrèrent à la fabrication du sucre, Mlle  Louise Routier fut un fréquent et intéressant sujet de conversation. Jean Rivard eût donné volontiers tout son sucre d’érable pour la voir un moment dans sa cabane goûter un peu de sirop, de tire ou de trempette. Lorsqu’il faisait part de ce souhait à Pierre Gagnon : « Oh ! laissez faire, disait celui-ci, avant deux ans vous verrez que Madame viendra sans se faire prier, et que les années d’ensuite elle vous demandera des petites boulettes pour ces chers petits qui ne seront pas encore assez grands pour venir à la sucrerie. »

Jean Rivard ne croyait pas à tant de félicité mais ces propos de son compagnon avaient l’effet de l’égayer et de convertir ses pensées de tristesse en rêves de bonheur.

Nos deux hommes firent environ trois cents livres de sucre et plusieurs gallons de sirop. C’était plus qu’il ne fallait pour les besoins ordinaires de l’année, et Jean Rivard songeait à disposer de son superflu de la manière la plus avantageuse, lors de son voyage à Grand pré, qui ne devait pas être retardé bien longtemps.

Mais n’oublions pas de consigner ici une perte lamentable que fit notre ami Pierre Gagnon.

On dit que l’écureuil ne s’apprivoise jamais ; la conduite du jeune élève de Pierre Gagnon semblerait venir à l’appui de cette assertion. Un jour que le petit animal, perché sur l’épaule de son maître, l’accompagnait dans sa tournée pour recueillir la sève, tout-à-coup il bondit vers une branche d’arbre, puis de cette branche vers une autre, sautillant ainsi de branche en branche jusqu’à ce qu’il disparut complètement pour ne plus revenir.

Pierre Gagnon ne chanta plus du reste de la journée, et son silence inusité disait éloquemment le deuil de son âme et toute la profondeur de son chagrin.

  1. Tire, Trempette ou Trempine, Goudrelle ou Goudille, Casseaux ou Caseaux ou Cassots etc., mots destinés comme beaucoup d’autres à notre futur dictionnaire canadien-français. Il a bien fallu que nos ancêtres inventassent des mots pour désigner des choses qui n’existaient pas en France. Ces mots d’ailleurs sont expressifs et vivront toujours dans la langue du peuple Canadien.

    Le mot micouenne est tiré du sauvage et est employé fréquemment dans les anciens ouvrages sur le Canada.

    Aujourd’hui on ne se donne guère de soin pour trouver des mots français ; on s’empresse d’adopter les mots anglais. Qui voudra prétendre que c’est une amélioration ?