J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 27-32).

VI.

mademoiselle louise routier.


On était au commencement d’octobre (1843), et Jean Rivard tenait beaucoup à ensemencer quelques arpents de terre dès le printemps suivant. Pour cela il n’avait pas de temps à perdre.

Par un heureux et singulier hasard, sur le lot qu’il avait acheté se trouvait déjà une petite cabane érigée autrefois par un pauvre colon canadien qui avait projeté de s’établir dans cet endroit, mais que l’éloignement des habitations, le défaut de chemins, et surtout la crainte d’être forcé de déguerpir, avaient découragé.

Ces habitations primitives de la forêt sont construites au moyen de pièces de bois superposées et enchevêtrées l’une dans l’autre aux deux extrémités. Le toit qui est plat est pareillement formé de pièces de bois placées de manière à empêcher la neige et la pluie de pénétrer à l’intérieur. L’habitation forme généralement une espèce de carré d’un extérieur fort grossier, qui n’appartient à aucun style connu d’architecture, et n’est pas même toujours très confortable à l’intérieur, mais qui cependant offre au défricheur un abri temporaire contre les intempéries des saisons. À quelques-unes de ces cabanes, la lumière vient par des fenêtres pratiquées dans les côtés, à d’autres elle ne vient que par la porte. La fumée du poêle doit tant bien que mal sortir par un trou pratiqué dans le toit.

Le pauvre colon qui le premier s’était aventuré dans le Canton de Bristol, avait dû coucher pendant plusieurs nuits à la belle étoile ou sous une tente improvisée en attendant la construction de la cabane en question.

Cette hutte abandonnée pouvait toutefois servir de gîte à Jean Rivard et rien ne s’opposait à ce qu’il commençât sans délai ses travaux de défrichement.

Les opérations devaient être nécessairement fort restreintes. On comprend qu’une exploitation basée sur un capital de cinquante louis ne pouvait être commencée sur une bien grande échelle. Et cette somme de cinquante louis composant toute la fortune de Jean Rivard, il ne se souciait guère de la risquer d’abord tout entière.

La première chose dont il s’occupa fut d’engager à son service un homme en état de l’aider de son travail et de son expérience dans les défrichements qu’il allait entreprendre. Il rencontra cet homme dans la personne d’un journalier de Grandpré, du nom de Pierre Gagnon, gaillard robuste, toujours prêt à tout faire, et habitué d’ailleurs aux travaux les plus durs. Jean Rivard convint de lui payer quinze louis par année en sus de la nourriture et du logement. Pour une somme additionnelle de dix louis, il pouvait se procurer des provisions de bouche pour plus de six mois, les ustensiles les plus indispensables, et quelques objets d’ameublement de première nécessité. Mais pour éviter les frais de transport, tous ces articles devaient être achetés au village de Lacasseville.

Cependant plus l’heure du départ approchait, plus Jean Rivard devenait triste ; une sombre mélancolie qu’il ne pouvait dissimuler s’emparait de son âme, à l’idée de quitter ses amis, ses voisins, sa famille, surtout sa vieille mère, dont il avait été l’espoir depuis le jour où elle était devenue veuve. La vérité nous oblige aussi de dire en confidence au lecteur qu’il y avait à la maison voisine une jeune et jolie personne de dix-sept ans dont Jean Rivard ne pouvait se séparer qu’avec regret. C’était mademoiselle Louise Routier, fille de M. François Routier, ancien et fidèle ami de feu Baptiste Rivard. Jean et Louise avaient été élevés presque ensemble et avaient naturellement contracté l’un pour l’autre un attachement assez vif. Mais on ne saurait mieux faire connaître dans quelle disposition de cœur se trouvait notre héros à l’égard de cette jeune fille qu’en rapportant l’extrait suivant d’une lettre écrite à cette époque par Jean Rivard lui-même à son ami Gustave Charmenil :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Que fais-tu donc, mon cher Gustave, que tu ne m’écris plus ? As-tu sur le métier quelque poême de ta façon ? Ou serais-tu absorbé par hasard dans l’étude du droit ? Ou, ce qui est plus probable, serais-tu tombé en amour comme moi ? Tu ris, et tu ne me croiras pas quand je te dirai que depuis six mois je suis amoureux fou… et divine de qui ?… Écoute : tu te souviens de la petite Louise que nous trouvions si gentille, pendant nos vacances ? Eh bien ! depuis ton départ, elle a joliment grandi ; si tu la voyais le dimanche à l’église, avec sa robe de couleur rose, la même couleur que ses joues ; si tu voyais ses grands yeux bleus, et les belles dents qu’elle montre quand elle rit, ce qui arrive assez souvent, car elle est d’une gaieté folle ; si tu la voyais danser ; si surtout tu pouvais converser une demi-heure avec elle… tu concevrais que j’aie pu me laisser prendre. Je t’avouerai que j’ai été assez longtemps avant de me déclarer ouvertement ; tu sais que je n’aime pas à précipiter les choses ; mais enfin je n’ai pu y tenir, et un bon jour, ou plutôt un bon soir que j’avais soupé chez le père Routier après avoir accompagné Louise à son retour de vêpres, me trouvant avec elle sur la galerie, je me hasardai à lui faire une déclaration d’amour en forme ; toute ma crainte était qu’elle n’éclatât de rire, ce qui m’aurait piqué au vif, car j’y allais sérieusement ; mais loin de là, elle devint rouge comme une cerise et finit par balbutier que de tous les jeunes gens qui venaient chez son père, c’était moi qu’elle aimait le mieux. Juge de mon bonheur. Ce soir là, je m’en retournai chez ma mère le cœur inondé de joie ; toute la nuit, je fis des rêves couleur de rose, et depuis ce jour, mon cher ami, mon amour n’a fait qu’augmenter. Louise continue toujours à être excessivement timide et farouche, mais je ne l’en aime pas moins ; au contraire, je crois que je la préfère comme cela.

« Mais tu vas me dire : quelle folie ! quelle étourderie ! Comment peux-tu t’amuser à faire l’amour lorsque tu n’as pas les moyens de te marier ? — Tout doux, Monsieur le futur avocat, Monsieur le futur représentant du peuple, Monsieur le futur ministre (car je sais que tu veux être tout cela,) je ne prétends pas à tous les honneurs, à toutes les dignités comme vous, mais je tiens à être aussi heureux que possible ; et je ne crois pas comme vous qu’il faille être millionnaire en petit pour prendre femme.

— « Convenu, me diras-tu, mais au moins faut-il avoir quelque chose de plus à offrir que la rente d’un patrimoine de cinquante louis.

— « Je vous arrête encore, mon bon ami. Plaisanterie à part, sais-tu bien, mon cher Gustave, que depuis que je t’ai écrit, c’est-à-dire, depuis la mort de mon pauvre père, je suis devenu grand propriétaire ? Voici comment.

« Du moment que je me vis obligé de subvenir à mes besoins, et surtout lorsque j’eus obtenu de la bouche de ma Louise l’aveu si doux dont je t’ai parlé, je me creusai le cerveau pour trouver un moyen quelconque de m’établir. Après avoir conçu et abandonné une foule de projets plus ou moins réalisables, je me déterminai enfin… devine à quoi ?… à me faire défricheur !… Oui, mon cher, j’ai acheté récemment, et je possède à l’heure qu’il est, dans le Canton de Bristol, un superbe lopin de terre en bois debout, qui n’attend que mon bras pour produire des richesses. Avant trois ans peut-être je serai en état de me marier, et dans dix ans, je serai riche, je pourrai aider ma pauvre mère à établir ses plus jeunes enfants, et faire du bien de mille manières. Ne ris pas de moi, mon cher Gustave ; j’en connais qui ont commencé comme moi et qui sont aujourd’hui indépendants. Qui sait si mon lot ne sera pas dans vingt ans le siège d’une grande ville ? Qu’étaient, il y a un demi-siècle, les villes et villages de Toronto, Bytown, Hamilton, London, Brockville, dans le Haut-Canada et la plus grande partie des villes américaines ? Des forêts touffues qu’ont abattues les haches des vaillants défricheurs. Je me sens le courage d’en faire autant.

« Je pars dans une semaine, avec armes et bagages, et la prochaine lettre que je t’écrirai, mon cher Gustave, sera datée de « Villa Rivard » dans le Canton de Bristol. » .......................