J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 198-209).

V

une paroisse comme on en voit peu.


Je dirai en quelques pages les impressions qui me sont restées de ma rapide mais intéressante excursion à travers la campagne de Rivardville.

Toute la paroisse me sembla un immense jardin. Le chemin du Roi, entretenu comme une route macadamisée, était presque d’un bout à l’autre bordé d’arbres majestueux projetant leurs rameaux jusque sur la tête des voyageurs. Point de poussière, point de soleil brûlant ; mais une douce fraîcheur se répandait partout dans l’atmosphère que nous traversions.

C’était à l’époque où la végétation est dans toute sa force et toute sa beauté. Un épais gazon couvrait le sol ; dans les champs ensemencés, les tiges des grains formaient un riche tapis de verdure ; dans les prairies, le foin s’élevait à plusieurs pieds de hauteur ; dans les jardins et partout autour des maisons les arbres étaient en fleur ou revêtus de feuillage, toute la nature semblait travailler au bien-être et au plaisir de l’homme.

La plus grande propreté se faisait remarquer dans le voisinage de la route et des habitations. On n’y voyait point de ces clôtures délabrées, de ces bâtiments en ruine, de ces monceaux d’ordures qui trop souvent attristent l’œil ou offusquent l’odorat du voyageur. Des troupeaux d’animaux des plus belles races connues, paissaient dans les gras pâturages. De distance en distance, à demie cachée par les arbres, apparaissait une jolie maison en brique ou en bois peint. C’est à peine si dans tout le cours de notre trajet, nos yeux s’arrêtèrent sur trois ou quatre chaumières de pauvre apparence. Cet air de prospérité me frappa tellement que je ne pus m’empêcher d’exprimer tout haut ma surprise et mon enthousiasme.

« Cette prospérité, me répondit mon compagnon, n’est pas seulement apparente ; si vous pouviez pénétrer, comme je le fais souvent, dans l’intérieur de ces demeures, vous verriez dans l’attitude et les paroles de presque tous les habitants, l’expression du contentement et du bonheur. Vous n’y verriez pas de faste inutile, mais une propreté exquise, et même une certaine élégance et tout le confort désirable.

— À quoi attribuez-vous donc cette prospérité ?

– Rappelez-vous tous les secrets dont je vous ai parlé. Ce qui a fait mon succès, fait aussi celui d’un grand nombre d’autres. L’exemple est contagieux voyez-vous ; le voisin imite son voisin, et c’est ainsi que s’introduisent les bonnes habitudes et les réformes utiles. La plupart des cultivateurs dont vous admirez la richesse sont entrés dans la forêt, il y a douze et quinze ans, n’ayant pour toute fortune que leur courage et leur santé. Le travail et l’industrie les ont faits ce qu’ils sont. Quant au bon goût déployé dans l’ornementation des résidences, et aux connaissances agricoles qu’indique l’aspect général des champs ensemencés, l’exemple et les paroles de mon ami le curé de Rivardville, le zèle et les leçons de notre professeur, ont contribué beaucoup à les répandre. Moi-même je ne suis peut-être pas étranger à ce progrès.

« Rien n’est propre à faire aimer la campagne comme cette apparence de bien être, d’élégance et de luxe champêtre.

« La dimension, la situation, la propreté des maisons sont aussi pour beaucoup dans la santé physique et morale des habitants. Les chambres qu’habite la famille, et en particulier les chambres à coucher sont généralement spacieuses et bien aérées. Nous attachons une grande importance à cela. À combien de maladies, de misère, de vices, ne donnent pas peu les habitations basses, humides, malsaines des grandes villes ? »

Çà et là nous apercevions des groupes d’enfants jouant et gambadant sur la pelouse. Quelle différence, me disais-je entre cette vie des champs et celle de la ville, pour ce qui regarde le développement physique et intellectuel des enfants ! Dans nos grandes cités, l’enfant est presque toute l’année resserré entre quatre murs. Dans la belle saison, il respire l’air vicié et la poussière des rues. Combien il envierait, s’il le savait, le bonheur des enfants de la campagne qui dans tous leurs ébats à travers champs n’aspirent que le parfum des fleurs ou l’odeur des prairies ?

De temps en temps nous entendions la voix gracieuse de quelque jeune fille qui, tout en cousant, filant, ou tricotant, mariait son chant au chant des oiseaux. Vers le soir, mes oreilles furent agréablement frappées par des sons de musique que je pris pour ceux de la flûte et du violon.

« Mais, dis-je à mon hôte, vous ne vous contentez pas d’être artistes agricoles ; je vois que vous avez dans votre paroisse des artistes dans tous les genres ?

« Non, répondit-il, mais nous avons depuis longtemps du chant et de la musique. L’enseignement du chant fait partie du programme de nos écoles de filles et de garçons ; et quant à la musique, mon ami le curé a formé, pour nos grandes solennités religieuses, un corps d’amateurs dont le nombre s’augmente de jour en jour.

« Dans la plupart de nos familles, la musique vocale et instrumentale forme un des plus agréables délassements. Elle repose le corps et l’esprit des fatigues du travail.

« De fait, ajouta Jean Rivard, notre ambition serait de transporter à la campagne tout ce qu’il y a de bon dans la vie de votre monde citadin, en nous gardant avec soin de tout ce qu’on y trouve de mensonger, d’exagéré, d’immoral. Rien de plus facile que de former les jeunes personnes aux manières polies, au bon ton, aux grâces de ce que vous appelez la bonne société. Tout cela n’a rien d’incompatible avec la modestie, la simplicité et les autres vertus. L’économie dans la toilette n’en exclut pas le bon goût. Personne n’est plus que moi ennemi du faste et de l’ostentation, mais l’extrême rusticité me déplaît également. C’est ma conviction que rien ne contribuera plus à retenir au sein de nos campagnes les centaines de jeunes gens qui cherchent à s’en échapper aujourd’hui que cet aspect d’aisance, ces dehors attrayants, qui ont au moins l’effet d’égayer les regards et de faire croire au bonheur. C’est une idée qui peut être sujette à controverse, mais que je donne pour ce qu’elle vaut.

— Mais ne connaissez-vous pas quelque autre moyen également efficace d’arrêter l’émigration des campagnes ?

— Oui, j’en connais plusieurs, mais je ne m’arrêterai qu’à un seul qui me paraît moins connu que les autres : je veux parler de l’établissement de manufactures.

« Depuis plusieurs années, nous avons formé à Rivardville une association dans ce but. Bon nombre des habitants de la paroisse en font partie. L’association a déjà bâti six moulins, dont deux à scie, deux à farine, un à carder et l’autre à moudre de l’avoine ; elle a aussi une fabrique d’huile de graine de lin, et une de meubles ; elle aura prochainement une fabrique d’étoffes. Le risque a été de peu de chose pour chacun de nous et les résultats pour la paroisse ont été immenses. J’aurais dû mentionner cela parmi les secrets de notre prospérité ; car toutes les industries se soutiennent l’une par l’autre. Les ouvriers de nos fabriques, appartiennent principalement à la classe agricole ; ils donnent à l’association le temps qu’ils ne peuvent employer avantageusement sur leurs terres. Ainsi, en hiver comme en été, les habitants de Rivardville font un utile emploi de leur temps. Nul n’est oisif et personne ne songe à quitter la paroisse.

« Cela ne nuit en rien à l’existence de cette foule de petites industries, filles du travail et de l’intelligence, qui s’exercent au sein des familles et y sont une source d’aisance. »

Jean Rivard continua à m’entretenir longtemps de tous les détails de l’association, de son organisation, des difficultés qu’elle avait rencontrées, des profits qu’elle rapportait, etc.

« Le principal but de notre association, me dit-il, a été de procurer du travail à ceux qui n’en ont pas ; car il existe malheureusement dans toute localité tant soit peu populeuse, un certain nombre d’individus dépourvus des connaissances, de l’expérience ou de l’énergie nécessaires pour s’en procurer par eux-mêmes ; et il arrive quelquefois que ces individus, rebutés, découragés, se livrent au vol ou à la fainéantise, et finissent par être des êtres nuisibles dans le monde. Il est vrai que le zèle privé, l’esprit philanthropique et charitable des citoyens éclairés, s’ils sont bien pénétrés de ces vérités, peuvent faire plus, comparativement parlant, que ne font les efforts combinés des associations ; mais il faut à ce zèle privé, à cet esprit philanthropique, un stimulant qui le tienne constamment en éveil ; et l’association est un de ces stimulants.

« Quoique les opérations de la nôtre aient été assez restreintes jusqu’aujourd’hui, – car nous avons voulu agir avec la plus grande prudence, — cependant les bases en sont très larges, et j’espère qu’avant peu nous en obtiendrons des résultats surprenants.

« Elle s’occupe en général de l’étude des ressources du pays et des moyens de les exploiter ; elle constate les produits de consommation locale, même ceux d’importation qui pourraient être fabriqués ici aussi économiquement que dans les autres localités ; elle favorise l’exportation des produits qui peuvent se vendre avec avantage sur les marchés étrangers ; elle s’efforce de rendre les communications et les débouchés plus faciles, et d’en augmenter le nombre, elle encourage l’agriculture, sans laquelle toutes les autres industries languissent ; enfin elle favorise la diffusion des connaissances usuelles, et l’instruction populaire qui sert d’engin à tout le reste.

« On ne sait pas tout ce qu’on pourrait accomplir au moyen d’associations de ce genre.

– Des personnes éclairées et bien intentionnées, fis-je remarquer, regardent pourtant d’un mauvais œil l’établissement de manufactures dans le pays.

— Oui, répondit-il, et la question est aussi controversée parmi nous. Nous ne nous cachons pas les inconvénients que présente l’industrie manufacturière exercée sur une grande échelle, comme dans les vieux pays de l’Europe, où le bonheur et la vie même des pauvres ouvriers sont à la merci des fabricants, ou les jeunes enfants s’étiolent, où les jeunes filles se dépravent, ou des êtres humains devenus machines passent leur vie dans l’ignorance et l’abrutissement le plus complet. Mais ne pouvons-nous nous prémunir contre ces dangers ? D’ailleurs l’établissement de fabriques au milieu de nos campagnes — et c’est là qu’elles devraient être — seraient loin, il me semble, de présenter les inconvénients qu’on redoute avec tant de raison.

« Le Canada peut être à la fois pays agricole et pays manufacturier.

« Une chose est au moins certaine, c’est que l’établissement de manufactures contribuera puissamment à arrêter l’émigration et l’expatriation de notre belle jeunesse, et à rappeler au milieu de nous ces milliers de travailleurs canadiens dispersés aujourd’hui dans toutes les villes manufacturières de l’Union américaine. »

Tout en parlant ainsi, nous avions fait le tour de la paroisse, et nous entrions dans le village par l’extrémité opposée à celle d’où nous étions partis.

Jean Rivard m’apprit que, outre les moulins, fabriques, fonderie, etc., appartenant à l’association industrielle de Rivardville, on comptait encore dans le village une fabrique d’horloges, une fabrique de cribles et de moulins à battre, cinq forges, une tannerie, six boutiques de charpentier, une de ferblantier, deux charrons, un tailleur, un sellier, un potier, quatre cordonniers, etc. On y comptait aussi deux médecins et deux notaires. Il y avait un grand marché fréquenté non-seulement par les habitants de la paroisse, mais par ceux des paroisses voisines. Les rues étaient spacieuses et bordées de chaque côté d’un large trottoir en bois.[1]

En passant en face de lycée, nous nous arrêtâmes un instant pour admirer les proportions de l’édifice et la propreté des terrains environnants.

« Je vous proposerais bien d’entrer, me dit mon hôte, si nous n’avions pas à nous arrêter ailleurs : vous verriez ce que c’est qu’une école bien tenue. Je vous ferais voir aussi notre bibliothèque paroissiale qui occupe une des chambres du second étage. Nous avons un excellent choix de livres. À part ces petites historiettes d’une morale si pure, qui développent chez les jeunes gens le goût de la lecture en même temps qu’ils éveillent en eux les plus beaux sentiments de la nature, vous verriez des traités sur presque toutes les branches des connaissances humaines ; nous avons, comme de raison, donné la préférence aux ouvrages écrits d’un style simple et à la portée de toutes les intelligences. Des traités élémentaires d’agriculture, des manuels des arts et métiers forment une des plus intéressantes parties de notre collection. Les livres qui nous font connaître l’histoire et les ressources de notre pays ne nous manquent pas non plus. Chaque année nous achetons quelques nouveaux ouvrages, et le nombre des lecteurs augmente à proportion.

« Le professeur du lycée remplit les fonctions de bibliothécaire. C’est le dimanche, après vêpres, qu’il distribue les volumes à ceux qui veulent en emporter. Vous ne sauriez croire tout le bien que font ces petits livres répandus ainsi sur tous les points de la paroisse. Notre professeur continue, en outre, chaque dimanche, son cours de notions utiles et de connaissances générales ; il est maintenant fort instruit, et ses leçons deviennent de plus en plus intéressantes. Il est tellement populaire, que la paroisse vient d’élever le chiffre de son traitement, sans la moindre sollicitation de sa part.

— C’est un fait honorable et pour la paroisse et pour le professeur. Mais, ajoutai-je, à part votre bibliothèque paroissiale, vous avez aussi, je suppose, un cabinet de lecture ?

— Non ; mais un grand nombre d’entre nous souscrivent aux gazettes. Nous recevons les principaux journaux de la province ; nous en recevons plusieurs, afin de connaître autant que possible la vérité. Les voisins échangent souvent entre eux, qu’ils soient ministériels ou oppositionnistes ; car en général l’esprit de parti, en dehors des temps d’élection, est beaucoup moins vivace, moins exclusif à la campagne qu’à la ville, et nous lisons volontiers toutes les gazettes, pourvu qu’elles contiennent quelque chose d’instructif. Vous n’ignorez pas, — c’est un fait bien connu — que nulle part les gazettes ne sont aussi bien lues qu’à la campagne. Il n’est pas rare de rencontrer parmi nous de ces liseurs avides qui ne s’arrêtent qu’au bas de la quatrième page de chaque numéro, sans même faire grâce aux annonces des charlatans. À part les gazettes politiques, nous recevons des journaux consacrés à l’agriculture, à l’éducation, à l’industrie, et même des recueils purement littéraires. Nous considérons que les connaissances disséminées par ces divers recueils, les idées qu’ils répandent, les sentiments qu’ils produisent, les aliments qu’ils fournissent à l’esprit, sont une ample compensation de la somme minime exigée annuellement de chaque individu. Le goût de la lecture s’est accru graduellement ; je pourrais vous citer des hommes, autrefois d’une parcimonie étrange à l’égard des choses de l’intelligence, des hommes qui n’auraient jamais lu un livre s’ils n’eussent trouvé à l’emprunter pour l’occasion, qui aujourd’hui dépensent libéralement plusieurs louis par année en achat de livres ou en souscriptions à des recueils périodiques. Les uns se privent de tabac, d’autres d’un article de toilette pour pouvoir souscrire à un journal ou acheter quelque livre nouveau.

« Depuis longtemps les entretiens sur la politique, sur le mérite des hommes publics ou les mesures d’utilité générale, sur les nouvelles européennes ou américaines, sur les découvertes récentes en agriculture ou en industrie, ont remplacé parmi nous les conversations futiles sur les chevaux, les médisances et les cancans de voisinage.

— Est-ce que vos discussions politiques sont généralement conduites avec sang froid et dignité ? Ne dégénèrent-ils pas quelquefois en querelles ridicules, comme cela se voit assez souvent ?

— Pour dire le vrai, notre petite société politique se ressent un peu de l’esprit des journaux qui composent sa nourriture intellectuelle. Celui qui fait sa lecture ordinaire de ces gazettes où la passion, l’injure, l’intolérance, les personnalités grossières tiennent lieu de bon sens, se distinguent généralement par un esprit hâbleur et des idées outrées. Celui au contraire qui reçoit un journal rédigé avec modération est presque invariablement poli, délicat, réservé dans son langage. L’esprit et le ton qui président à la rédaction d’un journal exercent une influence étonnante sur l’éducation du peuple et la moralité publique. Tel journal, tel abonné. On pourrait, au moyen des journaux, renouveler en peu d’années, la face d’un pays. »

Je pus voir de mes yeux, durant cette courte promenade, de quelle estime Jean Rivard était entouré. Tous ceux que nous rencontrions le saluaient respectueusement en ôtant leurs chapeaux. Quelques-uns l’arrêtèrent en passant pour lui demander quelque conseil. À la manière dont ils lui parlaient, je voyais qu’ils le considéraient tous comme leur meilleur ami. « Nous sommes rendus, me dit-il, à l’un des points les plus intéressants de notre itinéraire ; nous voici au presbytère, et nous allons entrer un instant faire visite à notre ami monsieur le curé. »

  1. Si quelqu’un était porté à trouver exagéré le progrès de Rivardville depuis sa fondation, nous lui dirions que le village de L’Industrie, comté de Montcalm, après vingt ans d’existence, possédant tous les établissements dont nous venons de parler, sans compter un collège en pierre à deux étages, deux écoles, deux hôtelleries, etc. La construction du chemin de fer de L’Industrie vint couronner ce progrès en 1847.