J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 143-153).

XV.



jean rivard, candidat populaire.


À quelque temps de là, Jean Rivard revenant un jour de son champ aperçut au loin sur la route une longue file de voitures. Un instant après, ces voitures s’arrêtaient devant sa porte. Puis un des deux hommes qui se trouvaient dans la première, se levant, demanda si monsieur Jean Rivard était chez lui ?

« C’est moi-même, dit Jean Rivard ; entrez, messieurs, s’il vous plaît.

À l’instant, tous ces hommes, au nombre de trente à quarante, sautèrent de voiture et suivirent Jean Rivard dans sa maison, au grand ébahissement de Louise, qui ne comprenait pas ce que signifiait pareil rassemblement.

« J’espère au moins, dit Jean Rivard en souriant et en présentant des sièges, que vous n’avez pas l’intention de me faire prisonnier ?

— Non, certes, répondit le chef de la bande ; nous ne venons pas vous faire de chicane mal à propos mais nous allons vous dire en deux mots, pour ne pas perdre de temps, que nous sommes délégués auprès de vous pour vous prier de vous laisser porter candidat à la représentation du peuple en Parlement. À plusieurs assemblées particulières, convoquées dans le but de faire choix d’un candidat digne de nous représenter dans le grand conseil de la nation, c’est toujours votre nom qui a obtenu le plus grand nombre de suffrages. Et en effet, monsieur, soit dit sans vous flatter, vous avez tout ce qu’il faut pour faire un digne représentant du peuple, et en particulier de la classe agricole qui a un si grand besoin de bons représentants dans la législature. Vous avez les mêmes intérêts que nous, vous avez assez d’instruction et de connaissance des affaires pour saisir la portée des propositions qui vous seront soumises ; et ce qui vaut mieux que tout le reste, vous êtes connu pour votre droiture, pour votre intégrité, votre honnêteté, et pour tout dire, en un mot, nous avons pleine et entière confiance dans votre patriotisme.

— « Messieurs, répondit Jean Rivard, d’une voix un peu émue, votre démarche me flatte assurément beaucoup, et j’étais loin de m’attendre à cet honneur. Cependant je ne dirais pas la vérité si je vous laissais croire que je suis le moins du monde embarrassé sur la réponse que je dois faire. J’ai réfléchi plus d’une fois à la ligne de conduite qu’un homme doit suivre en pareille circonstance, et ma réponse sera brève et claire.

« Si je ne consultais que mon intérêt et mes affections personnelles, je rejetterais loin de moi toute idée d’abandonner un genre de vie que j’aime et qui me convient, pour en adopter un autre qui me semble incompatible avec mes goûts et mes sentiments. Mais je sais que les devoirs d’un homme ne se bornent pas à la vie privée ; je sais que pour être bon citoyen, il faut encore s’occuper, dans la mesure de ses forces, du bien-être et du bonheur de ses semblables ; et que personne ne peut refuser de prendre sa part des charges que la société impose à quelques-uns de ses membres dans l’intérêt général.

« Les charges publiques ne doivent jamais se demander, mais elles ne doivent pas non plus se refuser sans de graves raisons ; il y aurait dans ce refus égoïsme ou indifférence.

« J’accepte donc la candidature que vous venez me proposer, au nom d’une grande partie des électeurs du comté ; je me chargerai de votre mandat, si vous me le confiez ; mais je ne le sollicite pas. Tout en admettant que l’amour-propre est toujours un peu flatté de ces préférences, je vous dis, sans arrière-pensée, que je serais délivré d’un grand fardeau, si votre choix tombait sur un autre que moi. »

Ces paroles furent prononcées d’un ton de sincérité qui indiquaient bien qu’elles partaient du cœur. On applaudit beaucoup, et les membres de la députation, après avoir reçu de la famille de Jean Rivard les démonstrations de politesse, ordinaires dans les maisons canadiennes, se disposaient à partir, lorsqu’un d’eux s’adressant de nouveau à Jean Rivard :

« Si toutefois, dit-il, quelqu’un s’avisait de vous susciter un adversaire, comme cela pourrait bien arriver, et qu’il fallût soutenir une lutte, je suppose que vous n’hésiteriez pas à mettre une petite somme au jeu ? »

— Monsieur, dit nettement Jean Rivard, j’accepte une charge, je ne l’achète pas. Je me croirais criminel, grandement criminel si je dépensais un sou pour me faire élire.

— Qu’on mette de l’argent ou qu’on n’en mette pas, ce n’est pas une question pour moi. S’il y a dans le comté de Bristol une majorité d’électeurs assez vile pour se vendre au plus offrant, soyez sûr que je ne suis pas l’homme qu’il faut pour les représenter en parlement. Si on veut absolument corrompre le peuple canadien, autrefois d’une moralité à toute épreuve, je n’aurai au moins, Dieu merci ! aucun reproche à me faire à cet égard.

— Hourra ! cria un des hommes de la députation qui s’était tenu jusque là à l’écart. Ah ! je vous reconnais là, monsieur Jean Rivard… Vous êtes toujours l’homme de cœur et d’honneur…

Jean Rivard s’avança pour voir celui qui l’apostrophait ainsi et reconnut son ancien serviteur Lachance, qui, après avoir été s’établir dans un des cantons voisins, y était devenu un des hommes marquants, et avait été nommé membre de la députation.

— Je te reconnais, moi aussi, dit Jean Rivard, avec émotion ; et les deux anciens défricheurs se donnèrent une chaleureuse poignée de mains.

— Hourra ! s’écria-t-on de toutes parts, hourra pour Jean Rivard, le candidat des honnêtes gens !

Les délégués s’en retournèrent pleins d’estime et d’admiration pour l’homme de leur choix, et décidés à mettre tout en œuvre pour le succès de son élection,

Jean Rivard rencontra cependant un adversaire redoutable dans la personne d’un jeune avocat de la ville, plein d’astuce et d’habileté, qui briguait les suffrages des électeurs, non dans l’intérêt public, mais dans son propre intérêt. Il faisait partie de plusieurs sociétés secrètes, politiques et religieuses, et disposait de divers moyens d’influence auprès des électeurs. L’argent ne lui coûtait guère à donner ; il en distribuait à pleines mains aux conducteurs de voitures, aux aubergistes, etc ; sous prétexte d’acheter un poulet, un chien, un chat, il donnait un louis, deux louis, trois louis, suivant le besoin. Il avait organisé pour conduire son élection, un comité composé d’hommes actifs, énergiques, pressants, fourbes, menteurs, pour qui tous les moyens étaient bons. Ils avaient pour mission de pratiquer directement ou indirectement la corruption parmi le peuple. Aux uns ils promettaient de l’argent, aux autres des entreprises lucratives ; à ceux-ci des emplois salariés, à ceux-là des charges purement honorifiques. À les entendre, leur candidat était tout puissant auprès du gouvernement, et pouvait en obtenir tout ce qu’il désirait. Des barils de whisky étaient déposés dans presque toutes les auberges du comté, et chacun était libre d’aller s’y désaltérer, et même s’y enivrer, privilège dont malheureusement un certain nombre ne manquèrent pas de profiter.

Le jeune candidat lui-même mit de côté pour l’occasion, les règles de la plus simple délicatesse.

Ce que nous avons de mieux à faire, dit-il à un de ses amis, c’est de nous assurer l’appui des prêtres.

— Oui, repartit celui-ci ; mais ce n’est pas chose facile ; cela ne s’achète pas.

— Rien n’est plus facile, répondit-il effrontément. Donnons à l’un un ornement, à l’autre une cloche, à celui-ci une croix d’autel, à celui-là un vase sacré… Et pour montrer qu’il était sérieux, il se rendit tout de suite chez monsieur le curé Doucet, auquel il fit cadeau d’un riche ostensoir pour l’église de Rivardville.

Monsieur le curé ne pouvait refuser cette offrande ; il remercia cordialement le généreux candidat, en l’informant qu’il ne manquerait pas de faire part de cet acte de bienveillance à ses paroissiens. « Mais, ajouta-t-il, comme quelques personnes pourraient croire que vous nous faites cette faveur en vue de l’élection qui doit se faire prochainement, je me garderai bien d’en souffler mot avant que la votation soit terminée : c’est le seul moyen d’éviter des soupçons qui pourraient être injurieux à votre honneur. »

L’avocat se mordit les lèvres et fit bonne contenance ; mais on comprend qu’il ne fut satisfait qu’à demi de cette délicate discrétion de la part de monsieur le curé.

Diable de discrétion ! murmura-t-il en sortant, j’aurais dû plutôt lui donner une cloche à celui-là ; une cloche, ça ne se cache pas aussi facilement ; d’ailleurs, le bedeau l’aurait su, et peut-être, lui, aurait-il été moins discret.

Monsieur le curé Doucet tint parole.

Les électeurs de Rivardville savaient bien de quel côté étaient les sympathies de leur pasteur ; mais ce dernier demeura parfaitement neutre dans la lutte, non à cause du riche ostensoir dont nous venons de parler, mais parce qu’il ne voulait pas qu’un seul de ses pénitents vît en lui un adversaire politique. Il se contenta de prêcher la modération, de mettre les électeurs en garde contre la corruption, contre les fraudes et la violence, de leur rappeler qu’ils étaient tous des frères et devaient s’aimer les uns les autres, suivant les belles paroles de l’Èvangile.

Jean Rivard approuva hautement la conduite de son ami, et pas un mot de blâme ne fût proféré contre lui.

Disons ici que, en dehors des élections, monsieur le curé Doucet s’occupait assez volontiers de politique et n’hésitait pas à faire connaître son opinion sur toutes les questions de quelque importance qu’il avait suffisamment étudiées, son ambition étant d’éclairer ses paroissiens chaque fois qu’il pouvait le faire sans exciter leurs passions.

Jean Rivard se contenta d’abord d’aller faire visite aux électeurs des principales localités du comté, et de leur exposer, avec autant de clarté que possible, ses opinions sur les questions du jour. Il se proclama indépendant, ne voulant pas s’engager d’avance à voter pour ou contre le gouvernement, sous prétexte qu’il n’était pas assez au fait des raisons qui pouvaient être données de part et d’autre. Tout ce qu’il pouvait promettre, c’était de voter suivant sa conscience.

Notre héros avait donc un grand désavantage sur son adversaire qui, lui, se faisait fort de renverser le gouvernement dès son entrée en chambre, de lui substituer un autre gouvernement plus fort et plus effectif, d’extirper les abus les plus enracinés, d’opérer les réformes les plus importantes, de changer, en un mot, toute la face du pays.

Je ne sais trop ce qui serait advenu de l’élection de Jean Rivard, si, environ une semaine avant les jours de votation, un nouveau personnage n’eût paru sur la scène : c’était Gustave Charmenil. Du moment qu’il avait appris la candidature de Jean Rivard, il avait tout laissé pour venir à son aide. Il se mit à la poursuite de l’adversaire de Jean Rivard, le traqua de canton en canton, de village en village, répondant à chacun de ses discours, relevant chacun de ses mensonges, dévoilant ses ruses, exposant au grand jour ses tentatives de corruption, se moquant de ses forfanteries, et l’écrasant sous le poids du ridicule. Il faut dire aussi qu’en mettant en parallèle les deux antagonistes, Gustave Charmenil avait beau jeu. Il triompha partout, et vit s’ouvrir avec joie le premier jour de la votation.

Mais un autre désavantage l’attendait là. Jean Rivard n’avait, pour le représenter aux différents polls, que d’honnêtes gens comme lui, qui auraient cru se déshonorer en manquant aux règles de la délicatesse et du savoir-vivre à l’égard des électeurs, tandis que son adversaire avait pour l’aider, un essaim d’avocats, de clercs avocats et d’autres gens habitués aux cabales électorales, rompus à toutes les ruses du métier, qui, suivant le besoin ou les circonstances, intimidaient les électeurs, exigeaient d’eux d’inutiles serments de qualification, ou retardaient autrement la votation favorable à Jean Rivard.

Malgré cela, les différents rapports du premier jour donnèrent une majorité à Jean Rivard. Ce fut un coup de foudre pour les partisans du jeune avocat, qui ne s’attendaient à rien moins qu’à remporter l’élection d’emblée. Les nombreux agents du malheureux candidat en furent stupéfaits, le découragement commençait à s’emparer de leur esprit, et quelques-uns même parlaient de résignation, lorsque l’un d’eux, plus hardi ou plus tenace que les autres, proposa de s’emparer le lendemain du poll de Rivardville, où les électeurs votaient en masse pour Jean Rivard, et de les empêcher bon gré mal gré d’approcher de l’estrade. C’était le seul expédient dont on pût faire l’essai, et la proposition fut agréée.

On put donc voir, le lendemain, dès neuf heures du matin, une bande de fiers-à-bras, à mine rébarbative, la plupart étrangers au comté, se tenir d’un air menaçant aux environs du poll de Rivardville et en fermer complètement les avenues. Plusieurs électeurs paisibles, venus pour donner leur vote, craignirent des actes de violence, et rebroussèrent chemin. Peu à peu cependant, le nombre des électeurs s’accrut, et un rassemblement considérable se forma devant l’estrade. Tout-à-coup, un mouvement se fit dans la foule. On entendit des cris, des menaces. Un électeur, suivi de plusieurs autres, voulut s’approcher du poll ; les fiers-à-bras les repoussèrent ; il insista en menaçant : on le repoussa de nouveau, en se moquant de lui. Il se fâcha alors, et d’un coup de poing, vigoureusement appliqué, étendit par terre l’un des fiers-à-bras qui s’opposaient à son passage. Ce fut le signal d’une mêlée générale. Deux ou trois cents hommes en vinrent aux prises et se déchiraient à belles dents. Les candidats eurent beau intervenir, leurs remontrances se perdirent dans le bruit de la mêlée. Cette lutte ne dura pas moins de dix minutes, et il devenait difficile de dire comment elle se terminerait, lorsqu’on aperçut le chef des fiers-à-bras étrangers tomber tout-à-coup, renversé par un des partisans de Jean Rivard. L’individu qui l’avait ainsi repoussé continua à frapper de droite et de gauche ; chaque coup de poing qu’il assénait retentissait comme un coup de massue ; en moins de rien, une vingtaine d’hommes étaient étendus par terre, et le reste des fiers-à-bras crut plus prudent de déguerpir. Les électeurs de Rivardville étaient victorieux et restaient maîtres de la place ; mais l’homme au bras de fer, qui avait presque à lui seul terrassé l’ennemi, avait le visage tout ensanglanté, et Jean Rivard lui-même ne l’eût pas reconnu s’il ne l’eût entendu s’écrier en approchant du poll :

Tonnerre d’un nom ! On va voir, à cette heure, si quelqu’un m’empêchera de voter. Je vote pour monsieur Jean Rivard ! et vive l’Empereur ! cria-t-il de toute sa force, et en essuyant le sang qui coulait sur ses joues.

Hourra pour Pierre Gagnon ! cria-t-on de toutes parts.

Il y eut un cri de triomphe assourdissant ; après quoi les autres électeurs présents, imitant l’exemple de Pierre Gagnon, allèrent tour-à-tour faire enregistrer leurs votes.

Qu’as-tu donc, mon ami, dit Jean Rivard à son ami, en lui serrant la main ; tu as l’air de t’être fâché tout rouge ?…

— Oui, mon Empereur, c’est vrai. Je me suis fâché : c’est un oubli ; mais je n’ai pu retenir mon bras. Tonnerre d’un nom ! Quand on a le droit de voter, c’est pour s’en servir. Je sais bien que je vas me faire disputer par Françoise, pour m’être battu. Mais quand je lui dirai que c’était pour le bourgeois, elle va me dire : c’est bon, Pierre, c’est comme ça qu’il faut faire.

L’adversaire de Jean Rivard eut l’honneur d’obtenir un vote dans toute la paroisse de Rivardville : ce fut celui de Gendreau-le-Plaideux, qui cette fois ne put entraîner personne avec lui.

Ainsi cet homme qui s’était vanté qu’avec un peu d’argent et une éponge trempée dans le rhum on pouvait se faire suivre partout par les libres et indépendants électeurs canadiens, obtenait la récompense qu’il méritait. Un certain nombre d’électeurs qui avaient reçu de l’argent pour voter en sa faveur vinrent le remettre le dernier jour et faire inscrire leurs votes pour Jean Rivard. Un plus grand nombre encore ne voulurent pas goûter du breuvage empoisonné qu’on distribuait avec tant de libéralité ; et en dépit des actes de fraude, de corruption et de violence commis dans presque toutes les localités par ses adversaires, Jean Rivard était, à la clôture du poll, en grande majorité, et il fut, huit jours après, solennellement et publiquement proclamé membre de l’assemblée législative du Canada, pour le comté de Bristol.