J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 124-143).

XIV



jean rivard et l’éducation.


Dieu a distingué l’homme de la bête en lui donnant une intelligence capable d’apprendre… Cette intelligence a besoin pour se développer, d’être enseignée.
Genèse.

C’est par l’éducation qu’on peut réformer la société et la guérir des maux qui la tourmentent.
Platon.

Celui-là qui est maître de l’éducation peut changer la face du monde.
Léibnite.


Nous voici rendus à l’époque la plus critique, la plus périlleuse, en même temps que la plus importante et la plus glorieuse de toute la carrière de Jean Rivard. Nous allons le voir s’élever encore, aux prises avec les difficultés les plus formidables. Après avoir déployé, dans la création de sa propre fortune et dans la formation de toute une paroisse, une intelligence et une activité remarquables, il va déployer, dans l’établissement des écoles de Rivardville, une force de caractère surprenante et un courage moral à toute épreuve.

Mais cette question de l’éducation du peuple, avant de devenir pour les habitants de Rivardville le sujet de délibérations publiques, avait été pour Octave Doucet et Jean Rivard le sujet de longues et fréquentes discussions. Que de fois l’horloge du presbytère les avait surpris, au coup de minuit, occupés à rechercher les opinions des théologiens et des grands philosophes chrétiens sur cette question vitale. Les sentiments des deux amis ne différaient toutefois que sur des détails d’une importance secondaire ; ils s’accordaient parfaitement sur la base à donner à l’éducation, sur la nécessité de la rendre aussi relevée et aussi générale que possible, de même que sur l’influence toute puissante qu’elle devait exercer sur les destinées du Canada. L’éducation du peuple, éducation religieuse, saine, forte, nationale, développant à la fois toutes les facultés de l’homme, et faisant de nous, Canadiens, une population pleine de vigueur surtout de vigueur intellectuelle et morale, telle était, aux yeux des deux amis, notre principale planche de salut.

Nous ne saurions mieux faire connaître les principes qui les guidaient, et les conclusions auxquelles ils en étaient arrivés, qu’en reproduisant ici quelques phrases de l’ouvrage de Mgr. Dupanloup sur l’Éducation, ouvrage admirable s’il en fût, et qui devrait se trouver entre les mains de tous ceux qui s’occupent de la chose publique :

« Cultiver, exercer, développer, fortifier, et polir toutes les facultés physiques, intellectuelles, morales et religieuses qui constituent dans l’enfant la nature et la dignité humaine ; donner à ses facultés leur parfaite intégrité ; les établir dans la plénitude de leur puissance et de leur action… telle est l’œuvre, tel est le but de l’Éducation.

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« L’Éducation accepte le fond, la matière que la première création lui confie ; puis elle se charge de la former ; elle y imprime la beauté, l’élévation, la politesse, la grandeur.

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« L’Éducation doit former l’homme, faire de l’enfant un homme, c’est-à-dire lui donner un corps sain et fort, un esprit pénétrant et exercé, une raison droite et ferme, une imagination féconde, un cœur sensible et pur, et tout cela dans le plus haut degré dont l’enfant qui lui est confié est susceptible.

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« De là, l’Éducation intellectuelle qui consiste à développer en lui toutes les forces, toutes les puissances de l’intelligence ;

« De là, l’Éducation disciplinaire qui doit développer et affermir en lui les habitudes de l’ordre et de l’obéissance à la règle ;

« De là, l’Éducation religieuse qui s’appliquera surtout à inspirer, à développer les inclinations pieuses et toutes les vertus chrétiennes ;

« De là, l’Éducation physique qui consiste particulièrement à développer, à fortifier les facultés corporelles.

« Dans le premier cas, l’Éducation s’adresse spécialement à l’esprit qu’elle éclaire par l’instruction ;

« Dans le second cas, l’Éducation s’adresse plus spécialement à la volonté et au caractère qu’elle affermit par la discipline ;

« Dans le troisième cas, l’Éducation s’adresse spécialement au cœur et à la conscience, qu’elle forme par la connaissance et la pratique des saintes vérités de la religion ;

« Dans le quatrième cas, c’est le corps que l’Éducation a pour but de rendre sain et fort par les soins physiques et gymnastiques.

« Mais, en tous cas, tout est ici nécessaire et doit être employé simultanément. C’est l’homme tout entier qu’il est question d’élever, de former, d’instituer ici-bas. Ce qu’il ne faut donc jamais oublier, c’est que chacun de ces moyens est indispensable, chacune de ces éducations est un besoin impérieux pour l’enfant et un devoir sacré pour vous que la Providence a fait son instituteur.

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« Quel que soit son rang dans la société, quelle que soit sa naissance ou son humble fortune, jamais un homme n’a trop d’intelligence ni une moralité trop élevée ; jamais il n’a trop de cœur ni de caractère ; ce sont là des biens qui n’embarrassent jamais la conscience. Quoi ! me dira-t-on, vous voulez que l’homme du peuple, que l’homme des champs puisse être intelligent comme le négociant, comme le magistrat ? Eh ! sans doute, je le veux, si Dieu l’a voulu et fait ainsi : et je demande que l’Éducation ne fasse pas défaut à l’œuvre de Dieu ; et, si cet homme, dans sa pauvre condition, est élevé d’ailleurs à l’école de la religion et du respect, je n’y vois que des avantages pour lui et pour tout le monde.

« De quel droit voudrait-on refuser à l’homme du peuple le développement convenable de son esprit ? Sans doute il ne fera pas un jour de ses facultés le même emploi que le négociant ou le magistrat : non, il les appliquera diversement selon la diversité de ses besoins et de ses devoirs : et voilà pourquoi l’Éducation doit les exercer, les cultiver diversement aussi ; mais les négliger, jamais ! L’homme du peuple s’applique à d’autres choses ; il étudie d’autres choses que le négociant et le magistrat ; il en étudie, il en sait moins : c’est dans l’ordre : mais qu’il sache aussi bien, qu’il sache même mieux ce qu’il doit savoir ; qu’il ait autant d’esprit, et quelquefois plus, pourquoi pas ? »

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Deux obstacles sérieux s’opposent à l’établissement d’écoles dans les localités nouvelles : le manque d’argent et le manque de bras. La plupart des défricheurs n’ont que juste ce qu’il faut pour subvenir aux besoins indispensables, et du moment qu’un enfant est en âge d’être utile, on tire profit de son travail.

Durant les premières années de son établissement dans la forêt, Jean Rivard avait bien compris qu’on ne pouvait songer à établir des écoles régulières Mais son zèle était déjà tel à cette époque, que pendant plus d’une année il n’employa pas moins d’une heure tous les dimanches à enseigner gratuitement les premiers éléments des lettres aux enfants et même aux jeunes gens qui voulaient assister à ses leçons.

Un bon nombre de ces enfants firent des progrès remarquables. La mémoire est si heureuse à cet âge ! Ils répétaient chez eux, durant la semaine, ce qu’ils avaient appris le dimanche, et n’en étaient que mieux préparés à recevoir la leçon du dimanche suivant. Dans plusieurs familles d’ailleurs, les personnes sachant lire et écrire s’empressaient de continuer les leçons données le dimanche par Jean Rivard.

Bientôt même, sur la recommandation pressante du missionnaire, des écoles du soir, écoles volontaires et gratuites, s’établirent sur différents points du canton.

Mais cet état de choses devait disparaître avec les progrès matériels de la localité.

Peu de temps après l’érection de Rivardville en municipalité régulière, Jean Rivard, en sa qualité de maire, convoqua une assemblée publique où fut discutée la question de l’éducation. Il s’agissait d’abord de nommer des commissaires chargés de faire opérer la loi et d’établir des écoles suivant le besoin, dans les différentes parties de la paroisse.

Ce fut un beau jour pour Gendreau-le-Plaideux. Jamais il n’avait rêvé un plus magnifique sujet d’opposition,

« Qu’avons-nous besoin, s’écria-t-il aussitôt, qu’avons-nous besoin de commissaires d’école ? On s’en est bien passé jusqu’aujourd’hui, ne peut-on pas s’en passer encore ? Défiez-vous, mes amis, répétait-il, du ton le plus pathétique, défiez-vous de toutes ces nouveautés ; cela coûte de l’argent : c’est encore un piège qui vous est tendu à la suggestion du gouvernement. Une fois des commissaires nommés, on vous taxera sans miséricorde, et si vous ne pouvez pas payer on vendra vos propriétés… »

Ces paroles, prononcées avec force et avec une apparence de conviction, firent sur une partie des auditeurs un effet auquel Jean Rivard ne s’attendait pas.

Pour dissiper cette impression, il dut en appeler au bon sens naturel de l’auditoire, et commencer par faire admettre au père Gendreau lui-même la nécessité incontestable de l’instruction.

« Supposons, dit-il, en conservant tout son sang-froid et en s’exprimant avec toute la clarté possible, supposons que pas un individu parmi nous ne sache lire ni écrire ; que ferions-nous ? où en serions-nous ? Vous admettrez sans doute, M. Gendreau, que nous ne pouvons pas nous passer de prêtres » ?

« — C’est bon, j’admets qu’il en faut, dit le père Gendreau.

— Ni même de magistrats, pour rendre la justice ?

— C’est bon encore.

— Vous admettrez aussi, n’est-ce pas, que les notaires rendent quelquefois service en passant les contrats de mariage, en rédigeant les testaments, etc. ?

— Passe encore pour les notaires.

— Et même, sans être aussi savant qu’un notaire, n’est-ce pas déjà un grand avantage que d’en savoir assez pour lire à l’église les prières de la messe, et voir sur les gazettes ce que font nos membres au parlement, et tout ce qui se passe dans le monde ? Et lorsqu’on ne peut pas soi-même écrire une lettre, n’est-ce pas commode de pouvoir la faire écrire par quelqu’un ? N’est-ce pas commode aussi, lorsque soi-même on ne sait pas lire, de pouvoir faire lire par d’autres les lettres qu’on reçoit de ses amis, de ses frères, de ses enfants ?

Il se lit un murmure d’approbation dans l’auditoire.

— Oui, c’est vrai, dit encore le père Gendreau, d’une voix sourde.

Il était d’autant moins facile au père Gendreau de répondre négativement à cette question, que lors de son arrivée dans le canton de Bristol, il avait prié Jean Rivard lui-même d’écrire pour lui deux ou trois lettres d’affaires assez importantes.

— Supposons encore, continua Jean Rivard, que vous, M. Gendreau, vous auriez des enfants pleins de talents naturels, annonçant les meilleures dispositions pour l’étude, lesquels, avec une bonne éducation, pourraient devenir des hommes éminents, des juges, des prêtres, des avocats… n’aimeriez-vous pas à pouvoir les envoyer à l’école ?

Jean Rivard prenait le père Gendreau par son faible ; la seule pensée d’avoir un enfant qui pût un jour être avocat suffisait pour lui troubler le cerveau.

Gendreau-le-Plaideux fit malgré lui un signe de tête affirmatif.

— Eh bien ! dit Jean Rivard, mettez-vous un moment à la place des pères de famille, et ne refusez pas aux autres ce que vous voudriez qu’on vous eût fait à vous même. Qui sait si avec un peu plus d’éducation vous ne seriez pas vous-même devenu avocat ?

Toute l’assemblée se mit à rire. Le père Gendreau était désarmé.

— Pour moi, continua Jean Rivard, chaque fois que je rencontre sur mon chemin un de ces beaux enfants au front élevé, à l’œil vif, présentant tous les signes de l’intelligence, je ne m’informe pas quels sont ses parents, s’ils sont riches ou s’ils sont pauvres, mais je me dis que ce serait pècher contre Dieu et contre la société que de laisser cette jeune intelligence sans culture. N’êtes-vous pas de mon avis, M. Gendreau ?

Il y eut un moment de silence. Jean Rivard attendait une réponse ; mais le père Gendreau voyant que l’assemblée était contre lui, crut plus prudent de se taire. On put donc, après quelques conversations particulières, procéder à l’élection des commissaires.

Jean Rivard, le père Landry, Gendreau-le-Plaideux et un autre furent adjoints à monsieur le curé pour l’établissement et l’administration des écoles de Rivardville.

C’était un grand pas de fait ; mais le plus difficile restait encore à faire.

En entrant en fonctions, les commissaires durent rechercher les meilleurs moyens de subvenir à l’entretien des écoles ; après de longues délibérations, ils en vinrent à la conclusion que le seul moyen praticable était d’imposer, comme la loi y avait pourvu, une légère contribution sur chacun des propriétaires de la paroisse, suivant la valeur de ses propriétés.

Cette mesure acheva de monter l’esprit de Gendreau-le-Plaideux, d’autant plus irrité que, n’ayant pas lui-même d’enfant, sa propriété se trouvait ainsi imposée pour faire instruire les enfants des autres.

Les séances des commissaires étaient publiques, et elles attiraient presque toujours un grand concours de personnes.

Celle où fut décidée cette question fut une des plus orageuses.

Jean Rivard eut beau représenter que lui et sa famille possédaient plus de propriétés qu’aucun autre des habitants de Rivardville, et qu’ils seraient taxés en conséquence — que les bienfaits de l’éducation étaient assez importants pour mériter un léger sacrifice de la part de chacun — que les enfants pauvres avaient droit à l’éducation comme ceux des riches — et d’autres raisons également solides, Gendreau ne cessait de crier comme un forcené : on veut nous taxer, on veut nous ruiner à tout jamais pour le seul plaisir de faire vivre des maîtres d’écoles : à bas les taxes, à bas les gens qui veulent vivre aux dépens du peuple, à bas les traîtres…

À ces mots, Gendreau-le-Plaideux, qui s’épuisait en gesticulations de toutes sortes, se sentit tout-à-coup saisir par les épaules comme entre deux étaux ; et une voix de tonnerre lui cria dans les oreilles :

« Ferme ta margoulette, vieux grognard.

Et se tournant, il aperçut Pierre Gagnon.

« C’est Pierre Gagnon, dit-il, qui vient mettre le désordre dans l’assemblée ?

« Oui, c’est moi, tonnerre d’un nom ! dit Pierre Gagnon, d’un air déterminé, et en regardant le père Gendreau avec des yeux furibonds.

Il y eut un mouvement dans l’assemblée ; les uns riaient, les autres étaient très-sérieux.

« J’en veux des écoles, moi, tonnerre d’un nom ! criait Pierre Gagnon avec force.

Jean Rivard intervint, et s’aperçut que Pierre Gagnon était tout frémissant de colère ; il avait les deux poings fermés, et son attitude était telle que plusieurs des partisans du père Gendreau sortirent de la salle d’eux-mêmes. Jean Rivard craignit même un instant que son ancien serviteur ne se portât à quelque voie de fait.

Cet incident, quoique assez peu grave en lui-même fit cependant une impression fâcheuse, et monsieur le curé, qui ne se mêlait pourtant que le moins possible aux réunions publiques, crut devoir cette fois adresser quelques mots à l’assemblée sur le sujet qui faisait l’objet de ses délibérations. Il parla longuement sur l’importance de l’éducation, et s’exprima avec tant de force et d’onction, qu’il porta la conviction dans l’esprit de presque tous ceux qui avaient résisté jusque-là.

La mesure fut définitivement emportée et il ne restait plus qu’à mettre les écoles en opération.

On résolut de n’établir, pour la première année, que trois écoles dans la paroisse, et des institutrices furent engagées pour enseigner les premiers éléments de l’instruction, c’est-à-dire, la lecture et l’écriture.

Ces écoles ne coûtèrent qu’une bagatelle à chaque contribuable, et les gens commencèrent à soupçonner qu’ils avaient eu peur d’un fantôme.

Dès la seconde année qui suivit la mise en opération des écoles, Rivardville ayant fait un progrès considérable et la population ayant presque doublé, Jean Rivard crut qu’on pouvait, sans trop d’obstacles opérer une grande amélioration dans l’organisation de l’instruction publique.

Son ambition était d’établir au centre même de Rivarville une espèce d’école-modèle, dont les autres écoles de la paroisse seraient comme les succursales.

Pour cela, il fallait trouver d’abord un instituteur habile ; et avec un peu de zèle et de libéralité la chose lui semblait facile.

La carrière de l’enseignement devrait être au-dessus de toutes les professions libérales ; après le sacerdoce, il n’est pas d’occupation qui mérite d’être entourée de plus de considération.

On sait que ce qui éloigne les hommes de talent de cet emploi, c’est la misérable rétribution qui leur est accordée. L’instituteur le plus instruit, le plus habile est moins payé que le dernier employé de bureau. N’est-il pas tout naturel de supposer que si la carrière de l’enseignement offrait quelques-uns des avantages qu’offrent les professions libérales ou les emplois publics, une partie au moins de ces centaines de jeunes gens qui sortent chaque année de nos collèges, après y avoir fait un cours d’études classiques, s’y jetteraient avec empressement ? En peu d’années le pays en retirerait un bien incalculable.

Jean Rivard forma le projet d’élever les obscures fonctions d’instituteur à la hauteur d’une profession. Il eut toutefois à soutenir de longues discussions contre ces faux économes qui veulent toujours faire le moins de dépense possible pour l’éducation ; et ce ne fut que par la voix prépondérante du président des commissaires, qu’il fut chargé d’engager pour l’année suivante, aux conditions qu’il jugerait convenables, un instituteur de première classe.

Jean Rivard avait connu à Grandpré un maître d’école d’une haute capacité et d’une respectabilité incontestée. Il avait fait d’excellentes études classiques, mais le manque de moyens l’ayant empêché d’étudier une profession, il s’était dévoué à l’enseignement comme à un pis-aller ; peu-à-peu cependant il avait pris du goût pour ses modestes mais utiles fonctions, et s’il eût pu trouver à y vivre convenablement avec sa famille (il avait une trentaine d’années et était père de plusieurs enfants), il n’aurait jamais songé à changer d’état. Mais le traitement qu’il recevait équivalait à peine à celui d’un journalier ; et le découragement commençait à s’emparer de son esprit, lorsqu’il reçut la lettre de Jean Rivard lui transmettant les offres de la municipalité scolaire de Rivardville.

Voici les propositions contenues dans cette lettre : L’école de Rivardville devait porter le nom de « Lycée, » et le chef de l’institution celui de « Professeur. »

On devait enseigner dans ce lycée, outre la lecture et l’écriture, la grammaire, l’arithmétique, le dessin linéaire, la composition, les premières notions de l’histoire, de la géographie et des sciences pratiques, comme l’agriculture, la géologie, la botanique, etc.

Le professeur devait agir comme inspecteur des autres écoles de la paroisse, et les visiter de temps à autre, en compagnie d’un ou de plusieurs des commissaires ou visiteurs.

Il s’engageait de plus à faire tous les dimanches et les jours de fête, lorsqu’il n’en serait pas empêché par quelque circonstance imprévue, pendant environ une heure, dans la grande salle de l’école, une lecture ou un discours à la portée des intelligences ordinaires, sur les choses qu’il importe le plus de connaître dans la pratique de la vie.

Il devait remplir aussi gratuitement, au besoin, la charge de bibliothécaire de la bibliothèque paroissiale.

Il devait enfin se garder de prendre part aux querelles du village, et s’abstenir de se prononcer sur les questions politiques ou municipales qui divisent si souvent les diverses classes de la population, même au sein de nos campagnes les plus paisibles, tous ces efforts devant tendre à lui mériter, par une conduite judicieuse, l’approbation générale des habitants de la paroisse, et par son zèle, son activité et son application consciencieuse, celle de tous les pères de famille.

En retour, la paroisse assurait au professeur un traitement de soixante-quinze louis par an, pour les deux premières années, et de cent louis pour chacune des années suivantes, l’engagement pouvant être discontinué à la fin de chaque année par l’une ou l’autre partie, moyennant un avis de trois mois.

Le professeur avait en outre le logement et deux arpents de terre qu’il cultivait à son profit.

Ces conditions lui parurent si libérales, comparées à celles qu’on lui avait imposées jusque là, qu’il n’hésita pas un moment, et s’empressa de se rendre à Rivardville.

L’engagement fut signé de part et d’autre et le nouveau professeur entra tout de suite en fonctions.

Mais il va sans dire que Gendreau-le-Plaideux remua ciel et terre pour perdre Jean Rivard dans l’opinion publique et empêcher la réussite de ce projet « monstrueux. »

« Avait-on jamais vu cela ? payer un instituteur cent louis par année ! N’était-ce pas le comble de l’extravagance ? Du train qu’on y allait, les taxes allaient doubler chaque année jusqu’à ce que toute la paroisse fût complètement ruinée et vendue au plus haut enchérisseur… »

Il allait de maison en maison, répétant les mêmes choses, et les exagérant de plus en plus.

Malheureusement, l’homme le plus fourbe, le plus dépourvu de bonne foi, s’il est tenace et persévérant, ne peut manquer de faire des dupes, et il n’est pas longtemps avant de recruter, parmi la foule, des partisans d’autant plus fidèles et plus zélés qu’ils sont plus ignorants.

Le plus petit intérêt personnel suffit souvent, hélas ! pour détourner du droit sentier l’individu d’ailleurs le mieux intentionné.

Gendreau-le-Plaideux, malgré sa mauvaise foi évidente, réussit donc à capter la confiance d’un certain nombre des habitants de la paroisse, qui l’approuvaient en toutes choses, l’accompagnaient partout et ne juraient que par lui.

Chose singulière ! c’étaient les plus âgés qui faisaient ainsi escorte à Gendreau-le-Plaideux.

Suivant eux, Jean Rivard était encore trop jeune pour se mêler de conduire les affaires de la paroisse.

En outre, répétaient-ils après leur coryphée, nos pères ont bien vécu sans cela, pourquoi n’en ferions-nous pas autant ?

Enfin, Gendreau-le-Plaideux fit tant et si bien qu’à l’élection des commissaires, qui fut renouvelée presqu’aussitôt après l’engagement du professeur, Jean Rivard et le père Landry ne furent pas réélus.

Le croira-t-on ? Jean Rivard, le noble et vaillant défricheur, l’homme de progrès par excellence, l’ami du pauvre, le bienfaiteur de la paroisse, Jean Rivard ne fut pas réélu ! Il était devenu impopulaire !…

Une majorité, faible il est vrai, mais enfin une majorité des contribuables lui préférèrent Gendreau-le-Plaideux !

Il en fut profondément affligé, mais ne s’en plaignit pas.

Il connaissait un peu l’histoire ; il savait que de plus grands hommes que lui avaient subi le même sort ; il se reposait sur l’avenir pour le triomphe de sa cause.

Son bon ami, Octave Doucet, qui se montra aussi très-affecté de ce contretemps, le consola du mieux qu’il pût, en l’assurant que tôt ou tard les habitants de Rivardville lui demanderaient pardon de ce manque de confiance.

Cet événement mit en émoi toute la population de Rivardville, et bientôt la zizanie régna en souveraine dans la localité.

Est-il rien de plus triste que les dissensions de paroisse ? Vous voyez au sein d’une population naturellement pacifique, sensée, amie de l’ordre et du travail, deux partis se former, s’organiser, se mettre en guerre l’un contre l’autre ; vous les voyez dépenser dans des luttes ridicules une énergie, une activité qui suffiraient pour assurer le succès des meilleures causes. Bienheureux encore, si des haines sourdes, implacables, ne sont pas le résultat de ces discordes dangereuses, si des parents ne s’élèvent pas contre des parents, des frères contre des frères, si le sentiment de la vengeance ne s’empare pas du cœur de ces hommes aveuglés !

Hélas ! l’ignorance, l’entêtement, la vanité sont le plus souvent la cause de ce déplorable état de chose.

Heureuse la paroisse où les principaux citoyens ont assez de bon sens pour étouffer dans leur germe les différends qui menacent ainsi de s’introduire ! Heureuse la paroisse où ne se trouve pas de Gendreau-le-Plaideux !

Si Jean Rivard eût été homme à vouloir faire de sa localité le théâtre d’une lutte acharnée, s’il eût voulu ameuter les habitants les uns contre les autres, rien ne lui aurait été plus facile.

Mais il était résolu, au contraire, de faire tout au monde pour éviter pareil malheur.

C’est au bon sens du peuple qu’il voulait en appeler, non à ses passions.

Il eut assez d’influence sur ses partisans pour les engager à modérer leur zèle. Pierre Gagnon lui-même, qui tempêtait tout bas contre le père Gendreau et n’eût rien tant aimé que de lui donner une bonne raclée, Pierre Gagnon se tenait tranquille pour faire plaisir à son bourgeois.

Cette modération, de la part de Jean Rivard, eût un excellent effet.

Ajoutons qu’il n’en continua pas moins à travailler avec zèle pour tout ce qui concernait la chose publique.

Voyant du même œil ceux des électeurs qui l’avaient rejeté et ceux qui l’avaient appuyé, il se montrait disposé, comme par le passé, à rendre à tous indistinctement mille petits services, non dans le but de capter leur confiance et en obtenir des faveurs, mais pour donner l’exemple de la modération et du respect aux opinions d’autrui.

Il ne manquait non plus aucune occasion de discuter privément, avec ceux qu’il rencontrait, les mesures d’utilité générale.

Ceux qui conversaient une heure avec lui s’en retournaient convaincus que Jean Rivard était un honnête homme.

Peu-à-peu même on s’ennuya de ne plus le voir à la tête des affaires. Plusieurs désiraient avoir une occasion de revenir sur leur vote.

Mais une cause agit plus puissamment encore que toutes les autres pour reconquérir à Jean Rivard la confiance et la faveur publiques : ce fut le résultat même du plan d’éducation dont il avait doté Rivardville, aux dépens de sa popularité.

Mon intention n’est pas de faire ici l’histoire du lycée de Rivardville. Qu’il me suffise de dire que le nouveau professeur se consacra avec zèle à l’éducation de la jeunesse et à la diffusion des connaissances utiles dans toute la paroisse ; et qu’il sut en peu de temps se rendre fort populaire. Ses conférences du dimanche étaient suivies par un grand nombre de personnes de tous les âges. Dans des causeries simples, lucides, il faisait connaître les choses les plus intéressantes, sur le monde, sur les peuples qui l’habitent ; il montrait l’usage des globes et des cartes géographiques ; il faisait connaître les découvertes les plus récentes, surtout celles qui se rattachent à l’agriculture et à l’industrie. Dans le cours de la première année, il put en quelques leçons donner une idée suffisante des principaux événements qui se sont passés en Canada depuis sa découverte, et aussi une idée de l’étendue et des divisions de notre pays, de sa population, de son histoire naturelle, de son industrie, de son commerce et de ses autres ressources. Les jeunes gens ou les hommes mûrs qui assistaient à ces leçons racontaient le soir, dans leurs familles, ce qu’ils en avaient retenu ; les voisins dissertaient entre eux sur ces sujets ; les enfants, les domestiques en retenaient quelque chose, et par ce moyen des connaissances de la plus grande utilité, propres à développer l’intelligence du peuple, se répandaient peu à peu parmi toute la population.

Les autres écoles de la paroisse étaient tenues par des jeunes filles, dont notre professeur, après quelques leçons, avait réussi à faire d’excellentes institutrices.

Mais ce qui porta le dernier coup à l’esprit d’opposition, ce qui servit à réhabiliter complètement Jean Rivard dans l’opinion des contribuables, ce fut l’examen public du lycée qui eut lieu à la fin de la première année scolaire.

Cet examen, préparé par le professeur avec tout le zèle et toute l’habileté dont il était capable, fut une espèce de solennité pour la paroisse. Plusieurs prêtres du voisinage y assistaient ; les hommes de profession et en général tous les amis de l’éducation voulurent témoigner par leur présence de l’intérêt qu’ils prenaient au succès de l’institution. Bien plus, le surintendant de l’éducation lui-même se rendit ce jour-là à Rivardville ; il suivit avec le plus vif intérêt tous les exercices littéraires du lycée ; et à la fin de la séance, s’adressant au nombreux auditoire, il rendit hommage au zèle de la population, à l’habileté et au dévouement du professeur, aux progrès étonnants des élèves ; puis il termina, en adressant à Jean Rivard lui-même et au curé de Rivardville, qu’il appela les bienfaiteurs de leur localité, les éloges que méritait leur noble conduite ! Quelques mots habiles sur les progrès du canton, sur l’énergie des premiers colons, sur l’honneur qu’en recevait la paroisse de Rivardville, achevèrent d’exalter les esprits et la salle éclata en applaudissements.

La plupart des parents des élèves étaient présents ; plusieurs s’en retournèrent tout honteux de s’être opposés d’abord à l’établissement de cette institution.

Ce fut un véritable jour de triomphe pour Jean Rivard.

Grâce à la subvention du gouvernement, il se trouva que chacun des contribuables n’eut à payer qu’une somme comparativement minime, et le cri de « à bas les taxes, » jeté d’abord par Gendreau-le-Plaideux, n’eut plus qu’un faible écho qui cessa tout-à-fait de se faire entendre, après les progrès des années suivantes.

Un fait encore plus remarquable, c’est que bientôt, à son tour, Gendreau-le-Plaideux ne put se faire réélire commissaire d’écoles, et que Jean Rivard devint tout puissant. Après être tombé un instant victime de l’ignorance et des préjugés, il redevint ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, l’homme le plus populaire et le plus estimé de sa localité.