Jean Rhobin/10
X
Jean Rhobin quitta La Baie pour aller s’établir dans la région voisine du Bois-Brûlé.
Ses opinions politiques de même que ses ambitions devinrent légèrement différentes.
Au Bois-Brûlé, il fut un agent d’affaires averti ; ses occupations l’avaient tenu en relation avec la majorité de la population.
Il connut rapidement les politiciens, les ambitieux, les « suiveux » du parti de son vieux père. Par intérêt personnel, il rejeta sans coup férir tous les principes que l’enthousiasme de la jeunesse sait inculquer dans l’âme. Il mit de côté le vrai patriotisme pour pratiquer l’esprit de parti.
Il n’avait donc pu se débarrasser de cet atavisme politique que son père lui avait si opiniâtrement transmis. Il y avait plus d’un demi-siècle que les Rhobin votaient pour le même régime.
On dit souvent que si l’on avait à recommencer sa vie, on ne passerait pas par le même chemin. Si un centenaire venait revivre un autre siècle, je me demande s’il voterait encore aussi aveuglément pour la même couleur politique. Deux cents ans de volonté inébranlable, c’est bien fort pour un bon partisan politique aveugle ; mais je pense qu’une dizaine de décades additionnelles ne seraient pas de trop pour satisfaire certains entêtés, certains toqués.
Quand le fanatisme est entré dans le cerveau, les idées, les théories ou simplement les rengaines, qui l’ont fait naître, ne vieillissent plus.
Ce rigorisme engendre la passion des visionnaires zélés, enthousiastes ; il prolonge l’existence de certains principes qui auraient dû disparaître depuis longtemps avec les circonstances nouvelles que présente l’évolution du temps.
Aussi les vieux systèmes administratifs, n’étant soutenus dans le fanatisme que pour satisfaire quelques dévots ambitieux, produisent les abus d’où naissent le mécontentement populaire.
Bref, le fanatisme est le pire embarras de l’esprit, le plus grand vice que l’homme public puisse porter. D’ailleurs, il ne requiert aucune culture intellectuelle ; il est une pure spontanéité de l’esprit apportée soit par l’ingénuité soit par l’ignorance.
Jean Rhobin était devenu par intérêt personnel, ambitieux, fanatique.
Un jour, je le rencontrai dans une place publique. La discussion était fort animée ; on brassait tous les ragoûts de notre chère politique.
Jean raisonnait comme un oison bridé.
Un individu qui ne semblait pas trop satisfait des exigences du patronage lui posait la question suivante : « Quand pensez-vous que l’esprit de parti sera appelé à disparaître ? » Jean ne put répondre. « Eh bien ! dit son interlocuteur, je vais vous le dire : l’esprit de parti ne disparaîtra que le jour où notre voirie sera terminée et que tous ses réseaux auront été couverts de béton et d’asphalte luisant. » — « Oh ! reprit Jean, je serai encore longtemps bon partisan. »
Depuis son arrivée au Bois-Brûlé, Jean Rhobin avait reçu plusieurs petites faveurs ministérielles.
S’étant acquis ce que l’on appelle vulgairement dans la région du Bois-Brûlé, un « pic à gravelle », il vendait au gouvernement ce matériel si rare au pays et toujours extrait à haut prix. C’est lui, qui, chaque année, blanchissait les « poteaux de téléphone » qui longent nos routes nationales. Il accomplissait ce travail très minutieusement. Ça se comprend ! Pourvu que ces poteaux soient chaque année à demi couverts de chaux, le voyageur au volant de sa voiture et ses passagers sentent beaucoup moins les trous de la route. En même temps, la vente de cette matière blanchissante apportait quelque satisfaction à certains membres très religieusement « suiveux » du patronage intolérant.
La dernière fois que je rencontrai Jean, il me fit part de ses intentions de briguer le titre de député aux premières élections qui se tiendraient.
Dans cette dernière entrevue, il ne me mentit pas : ce n’était plus Jean Rhobin aux beaux principes de jeunesse, en qui j’avais mis beaucoup de confiance, qui apparaissait sur la liste des candidats.
Je suivis avec curiosité la campagne électorale.
Plusieurs fois, je me rendis entendre la voix de ce fidèle Achate du parti.
Jean possédait presque tous les dons de l’orateur parfait. Sa voix forte et foudroyante de même que son geste sobre et cadencé en faisaient, malgré son jeune âge, un parfait orateur.
Mais, dans son application à convaincre l’électorat, les idées de ce fanatique le faisaient souvent vociférer et venaient enlever tout sens à ses longues déclamations.
Quelle pitié d’entendre un homme de talent s’évertuer à convaincre ses semblables que s’ils lui font la faveur de le choisir comme membre du Parlement, en retour, il fera baisser la côte Bête et couper quelques courbes de notre voirie nationale !
La côte Bête, c’était le cheval de bataille des deux partis. Depuis longtemps on devait en adoucir la pente. À chaque élection, on revenait sur la côte Bête.
Durant cette lutte, les candidats s’évertuèrent plus que jamais à faire valoir cet insignifiant capital d’élection.
Huit jours avant la votation, Jean Rhobin convoqua une grande assemblée contradictoire. Plusieurs orateurs étrangers devaient y prendre part. Le peuple attendait avec beaucoup d’anxiété cet important rassemblement.
Le jour venu, — je me trouvais de passage dans le comté du Bois-Brûlé — pour faire comme tout le monde, je remplis ma voiture de compagnons et nous partîmes, nous acheminant vers le lieu sacré.
Quand nous arrivâmes sur la place publique, une affluence de curieux étaient déjà rendus. Un pauvre hère amusait de sa voix aigre la foule sur laquelle planait déjà une houle inquiétante. Quelques coups de poing volaient à l’arrière-plan de l’assemblée et un peu de sang jaillissait de la figure d’un « suiveux »… Un peu de sang versé pour la patrie… pardon, pour le patronage… Quel patriotisme ! Quel héroïsme !
Je fus moi-même désappointé quand on annonça que Jean Rhobin était malade et qu’il ne pourrait prendre la parole à cette grande manifestation politique régionale.
Un remplaçant improvisé, venu je ne sais d’où, dut le remplacer.
Pris à l’improviste, ce politicien d’occasion reçut les instructions des organisateurs du parti : « Parlez de la côte Bête et appuyez surtout sur ce point. Dites que si Jean Rhobin est élu, il fera baisser la côte Bête. »
Le brave homme d’orateur s’en tirait vaille que vaille. Son discours n’était pas plus sot que d’autres discours du même genre.
Cependant, au milieu d’une envolée, voulant monter le cheval de bataille, le hâbleur fit un long geste gauche, maladroit ; les tréteaux en craquèrent ; d’une voix de tonnerre, en appuyant de toute sa vigueur sur les mots : « Si vous votez pour Jean Bête, il fera la côte Rhobin. »
Cette grave méprise provoqua dans la foule une vaste hilarité.
L’orateur, s’apercevant de son erreur, essaya de ramener les choses au point, mais il était trop tard. Dans l’assemblée, on n’entendait plus que des commentaires irrespectueux et goguenards sur le nouveau baptême de Jean Rhobin devenu Jean Bête. D’autres, les partisans, grognaient en signe de réprobation.
Jean Bête ! disaient les uns. Oui !… C’est bien le nom qui lui convient le mieux. Il y a longtemps qu’on aurait dû le baptiser Jean Bête.
Quelle drôle d’élection s’écriaient les autres. Une côte bête ! Un candidat bête ! Pourquoi pas des courbes droites !… Jean Rhobin, rebaptisé Jean Bête, n’en fut pas moins élu à une forte majorité.
Un chien qui aboie ! Des dindons qui glougloutent !
Le docteur Blondin est toujours vivant.
Quelques mois après l’élection de Jean Rhobin, étant de passage à La Baie, je lui fis ma traditionnelle visite. Après les entrées en matière habituelles, il s’empressa d’engager la conversation sur la gloire qui venait de survenir à Jean Rhobin.
— Pensez donc, dit-il, quel beau talent ! J’aurais aimé voir son défunt père, le jour du triomphe. Et il éclata de rire.
— Vous aviez raison de fonder des espérances sur ce garçon. Jean était très doué, très intelligent. Son talent brillant l’eût conduit à la renommée du politique de grande envergure et de l’homme de mérite réel, s’il avait pu s’élever au-dessus de la ligne de démarcation des partis. Né d’une brave famille, à qui, cependant, on pouvait reprocher les torts de s’être laissée depuis de nombreuses années, berner par notre misérable esprit de parti, il ne put se débarrasser, surmonter cette maladie héréditaire. Je regrette pour vous, docteur, et pour le pays, que notre ami n’ait pas été aidé d’un meilleur jugement.
— Ne pensez-vous pas qu’avec les années il deviendra plus sage et qu’il comprendra les besoins de la patrie ?
— Bien difficile de penser à cela. Quand le fanatisme entre dans la cervelle d’un homme de parti, il n’y a que la mort qui puisse le délivrer.
Le reste de la vie de Jean Rhobin ne m’intéresse plus. Il continua de monter vers la gloire. Il devint député et plus encore. Il est maintenant nanti, repu, riche à souhait, bien marié, avec une héritière. Il est entré au panthéon national. Il est un des heureux de ce monde. Il continue à faire parler de lui, et il n’y a que ses adversaires politiques qui l’appellent encore parfois, entre eux et pas en public, Jean Bête.