Éditions Serge Brousseau (p. 113-120).


IX


Deux années se passèrent avant que l’occasion me fut donnée de rencontrer de nouveau Jean Rhobin.

Entre temps, le père Rhobin était mort. Par une entente de famille, ses biens avaient été vendus et Jean avait reçu sa part d’héritage.

Nous eûmes à cette époque une longue conversation qui porta, une fois de plus, sur ses intérêts futurs.

Toujours indécis sur le chemin à suivre pour atteindre le succès, Jean cherchait à se renseigner sur les avantages des différentes régions de la province.

Maintenant, il désirait ardemment quitter La Baie. « Car, disait-il, aujourd’hui je ne suis attaché qu’au charme naturel de ma paroisse. Rien de plus ne me retient. Mes souvenirs de jeunesse ne sont que tristes, accablants. Tous les êtres qui m’étaient les plus chers sont disparus.

Je vis avec les morts. Pourquoi n’irais-je pas habiter des lieux plus gais, où il y aurait du nouveau ?

***

Jean entendait parler des grands développements qui se poursuivent dans les régions du nord de la province. Toutefois, il n’avait jamais eu l’occasion de visiter aucun de ces endroits. Après avoir vécu dans la métropole américaine, la vie des grandes villes le laissait complètement indifférent.

De mon côté, je cherchais à l’orienter vers nos petits centres industriels.

Après avoir longuement parlé de l’industrie minière de l’Abitibi, il me dit :

— Vous habitez le Lac St-Jean ? Parlez-moi de cette région si belle, si prospère.

— En effet, le Lac Saint-Jean est l’un des plus beaux endroits de la province. La nature est belle et se prête à presque tous les développements modernes de l’industrie, de l’agriculture, du commerce et à tout le progrès que les dernières décades ont apporté au monde. Les habitants descendent d’une race vigoureuse qui n’a rien perdu de sa force. Ils sont actifs, fermes dans toutes leurs entreprises. Ils possèdent au travail une détermination bien caractéristique. On voit que ces gens ont eu pour ancêtres des travailleurs qui ont su affronter tous les sacrifices, pour défricher ce coin magnifique de notre patrie.

— Vous aimez le Lac Saint-Jean ?

— Oui. Je me plais beaucoup à parcourir ses riants contours.

— Vous connaissez bien la région ?

— J’ai quitté mon village natal qui m’était bien cher. J’ai abandonné les amis de mon enfance pour aller habiter cette région. Je vous avoue que je n’aurais jamais pensé y trouver tant de joie à vivre, tant de satisfaction et parfois une aussi grande consolation.

— Vous vous y plaisez ?

— Chaque jour je découvre de nouveaux charmes que son atmosphère se plaît à dévoiler à mes regards. Plus je côtoie les magnifiques accidents du sol qui entourent cette coquette petite mer qu’est le Lac Saint-Jean, plus je fouille l’immensité des forêts qui l’environnent, plus je m’enfonce dans les profondeurs et la solitude des bois qui le cachent au reste du pays, plus je m’attache à ses rives, plus l’existence me devient chère. J’aime les forêts, les lacs…

— Et ses habitants ?

— Oui ! j’aime ses habitants et les plus typiques me sont les plus chers. Ils sont fiers et bons.

— Vous y avez été heureux ?

— J’ai parlé, ri et pleuré avec eux. Leurs conversations me transportent d’enthousiasme. De grands souvenirs me restent gravés à la mémoire après les confidences de plusieurs d’entre eux. Quelques-uns, en effet, ont eu de douces paroles pour moi et j’ai essayé d’en consoler d’autres. J’ai gagné le pain quotidien au milieu de sa population pittoresque. Je veux vous dire que je chéris les patois des gens du Lac Saint-Jean. Je sais dire « c’ pas à cause » sans broncher ; j’écoute et entends « ben manque » sans rire. C’est le charme caractéristique de tout ce monde que le hasard m’a permis de rencontrer pour me plaire à vivre avec lui.

***

Jean reprit :

— On dit que la région du Lac Saint-Jean se développe très rapidement au point de vue industriel ?

— Oui. Les arbres de l’immense forêt ont disparus devant l’effort du bûcheron pour faire place à une société très habilement implantée, où règne une population qui a su bien s’organiser.

— La région est prospère ?

— La région, stimulée par l’élan formidable de l’industrie de la pulpe et de l’électricité, est devenue très intéressante particulièrement dans le domaine économique.

— Je comprends…

— Cependant, le brouhaha des capitalistes, ces brasseurs de millions, ne fut pas sans causer d’importants changements. Dans certaines entreprises, le résultat fut plutôt déplorable. Pour quelques Canadiens-français, ce fut même un véritable désastre. L’industrie de la pulpe et de l’électricité continue toujours à se développer ; elle prend beaucoup d’envergure.

— Mais toutes ces opérations financières sont sous le contrôle d’étrangers ?

— Exactement, Jean. Parmi les nôtres, plusieurs se demandent pourquoi nous sommes sous le joug économique des étrangers. L’industrie de la terre, l’agriculture, ne nous a jamais été enlevée. Nul ne peut nous enseigner la manière de remuer notre sol. C’est que, depuis des générations, nous connaissons à fond les besoins du pays, le climat, le rendement de la terre, les méthodes de trafiquer les produits de la ferme… Quand nous entreprendrons de faire grandir une autre branche de l’industrie et que nous aurons, par notre formation, notre éducation économique, poussé cette dernière jusqu’au niveau de notre développement agricole, personne ne pourra nous la ravir ; nos descendants la recueilleront avec fierté, avec jalousie.

— Mais emparons-nous de ces industries.

— Par la force ?

— Non, sans doute.

— En effet, nous ne sommes pas prêts à faire bondir spontanément des entreprises comparables à celles des trustards que nous avons nous-mêmes trop aveuglément favorisés. Il resterait, comme vous dites, à nous emparer des institutions étrangères. Cela s’accomplira à la longue, pourvu que nous soyons patients et travailleurs. Des capitaux, ça se gagne. Ça s’accumule sou par sou.

— Vous aimez donc bien la mentalité des gens du Lac Saint-Jean ?

— Ah ! Ne soyez pas sous l’impression que tout le monde soit sans défauts. Il existe par exemple, un certain narcissisme — qui tend de plus en plus à disparaître — qui persiste encore. On a tendance à considérer comme des étrangers ceux qui ne sont pas natifs de la région. C’est du petit séparatisme régional, peut-être analogue à la crise de séparatisme national, mais beaucoup moins effrayant. Je pense donc que vous auriez du succès à venir investir une partie de votre héritage au Lac Saint-Jean. La région présente toutes les opportunités de gagner sa vie. De l’humble métier de journalier aux plus hautes fonctions des arts mécaniques, sans oublier la noble carrière de cultivateur et le rôle des professions libérales.

J’avais vanté de mon mieux le Lac Saint-Jean. Cependant, Jean Rhobin ne fit jamais son apparition au pays de Maria Chapdelaine. Il demeura rivé au coin du pays où ses ambitions politiques sourdes et mesquines avaient plus de chances de se réaliser. Prisonnier par sa naissance, il le demeurait dans son âge mûr. Il serait décidément le politicien dont son père avait rêvé, celui que le docteur Blondin m’avait annoncé. J’en étais presque rendu à croire aux présages.