Éditions Serge Brousseau (p. 53-67).


V


À l’ombre des pins qui inspirèrent à l’un de nos meilleurs poètes ses plus beaux vers s’élève le séminaire de Ramezay.

Fondé vers 1800 par un saint prêtre qui eut force démêlés avec les Rhobin de son temps, ce collège est l’un des plus anciens de la province ; il possède une riche bibliothèque.

Jean Rhobin devait commencer ses études secondaires au mois de septembre, mais une pneumonie faillit l’emporter ; il ne put faire son entrée qu’aux derniers jours d’octobre.

Le paysan laissait, une fois de plus ses troupeaux paître une herbe devenue rare. C’étaient les dernières libertés de ces mornes animaux qu’on devait renfermer pour l’hiver. Ils grelottaient de tous leurs membres en frôlant les clôtures et les arbres. Leurs beuglements fendaient l’air de complaintes sourdes et leur rude appétit à brouter était presque disparu.

Une vaste mélancolie envahissait les prés, les bêtes, les arbres et toute la nature, précédant les âpres frimas de l’hiver.

***

Jean Rhobin était à cette époque un gros garçon jovial, plein d’intelligence et d’entrain. Ses cheveux blonds faisaient paraître ses joues plus colorées.

Cependant ce gros garçon aux traits prononcés avait l’air intelligent et il était entièrement dépourvu de fatuité. Toujours gai, folichon, il badinait, plaisantait sans bouffonnerie.

Beaucoup d’intrépidité naturelle le conduisait souvent à des excès de colère intempestifs. Entêté et fier, il cédait difficilement sous la menace des plus humiliantes corrections.

Après trois ou quatre années d’études au collège de Ramezay, Jean se révéla un élève de grand talent. Son intelligence supérieure était reconnue de tout le corps professoral.

Il aimait l’étude ; surtout l’histoire des Grecs et des Latins, où il découvrait des personnages dont il commentait le génie avec beaucoup de finesse et de psychologie.

Il retenait l’attention de ses maîtres. On fondait sur lui de grandes espérances ; et il s’en doutait un peu : ce qui n’était pas pour lui déplaire.

Ses compositions littéraires étaient originales, remplies de remarques singulières où perçait un esprit assez comique.

À ses heures, il se révélait un critique, un polémiste. Il se plaisait à terrasser les malhonnêtes, les fourbes, les méchants. Y avait-il beaucoup de conviction dans tout cela ? Il faudrait voir.

En attendant, il se sentait satisfait de lui-même, il jouissait de sa belle âme. Il ne craignait pas l’avenir. On ne craint pas l’avenir quand on réussit bien dans ses thèmes.

Serait-il du petit nombre de Canadiens qui savent se tenir debout, sans jamais se coucher à plat ventre ni s’avachir devant les duègnes de nos deux partis politiques jumeaux ? On l’espérait dans son entourage.

Combien d’orateurs, de journalistes, d’écrivains se targuent d’être à la page ; ils se cabrent devant les principes, les idées que réclame le progrès moderne. Ces innovateurs se cachent la figure sous le masque des grands mots en « isme » pour défendre de petites intrigues politiques ; ou encore, pour rester tout simplement tacites, sourds à leurs devoirs d’hommes libres et dignes.

Ils renient le passé de nos ancêtres et crient : Vive la Révolution française ! Cette page honteuse de l’histoire de France fait toujours leurs délices ; les « patriotes de 89 » leur gloire.

Jean Rhobin espérait bien ne pas être de ceux-là.

D’ailleurs, il était violemment de droite. Il avait lu Béraud et Daudet ; il se proposait de lire Maurras. Il rêvait de camelots du roi, de grands déploiements patriotiques où il occuperait une place de choix. La première, pourquoi pas ?

***

Jean aimait beaucoup la langue grecque.

Sans lire Homère, Sophocle, Eschyle dans le texte, il les traduisait très rapidement, et là où ses confrères rencontraient de véritables obstacles, il réussissait des versions parfaites.

En ce temps-là, au collège de Ramezay, on punissait les défaillances de conduite en donnant aux élèves indociles des vers grecs à apprendre par cœur.

Jean était volage ; il « attrapa » plusieurs de ces punitions. Quand un maître lui donnait à apprendre vingt-cinq lignes grecques, il répliquait : « Pourquoi pas une tragédie complète de Sophocle ? » Il savait par cœur tout Œdipe-roi.

Plus encore qu’à la littérature ancienne et moderne, Jean Rhobin s’intéressait ardemment aux problèmes nationaux des Canadiens-français.

Il faisait partie du Cercle académique ; d’une voix chaude et éloquente, il haranguait ses confrères sur nos questions politiques. Il sentait qu’il faut dépasser le passé pour monter vers l’avenir, négliger certaines traditions et certaines routines stériles, pour faire place à un progrès de plus en plus fécond. Malgré son jeune âge, il constatait que notre peuple manque de formation intellectuelle… Il recommandait la lecture des bons livres. « Ne faites pas, disait-il, comme plusieurs professionnels, qui terminent un cours d’étude, et ensuite, passent le reste de leur vie à l’oublier. À la sortie de nos collèges et de nos universités, le « full dress » prend souvent la place de la mémoire, et la belle tenue que l’on s’efforce de soigner est le sauf-conduit, le visa de certains beaux messieurs. Le chapeau de soie est d’un grand secours après les études classiques. Il impressionne dans les démonstrations, les parades nationales, où, les patriotes crient sous la digne coiffure vous exhortant à faire ce qu’ils ne pratiquent pas. Pauvre accoutrement ! On te paie souvent bien cher ! »

***

Cette éloquence facile et ces enthousiastes discours de jeunesse ne manquent pas de naïveté. Toutefois, il arrive que ceux qui se passionnent, jeunes, pour de beaux sentiments persistent dans l’âge mûr à croire aux emballements de leur jeunesse. Jean Rhobin persisterait-il dans ses ironies contre les chapeaux haut-de-forme et l’attitude qu’ils représentent ?

Il l’ignorait lui-même.

En attendant, il était le héros habituel des séances académiques. À force de l’entendre parler, un peu à tort et à travers, de toutes les belles causes on avait fini par l’identifier avec elles. On comptait sur lui pour les défendre indéfiniment. Il était sacré futur grand homme, futur héros national.

Il se grisait d’ailleurs de ces succès académiques et il n’était pas loin de se croire un héros bien qu’à nul moment de son existence il n’eut envisagé l’héroïsme avec le moindre sérieux.

Il était en passe de devenir le type même de nos jeunes gens bien, de ces romantiques de l’éloquence superficielle qui ne croient pas un mot de ce qu’ils disent, parce qu’ils n’ont jamais pensé, mais qui chaussent sans vergogne les bottes de sept lieues de la rhétorique collégiale.

Dans trop de collèges de notre province on refait depuis trente ans les mêmes discours. On s’imagine parler de quelque chose et croire à un avenir quelconque. On se livre en fait à un dévergondage de creuse éloquence qui masque trop souvent les réalités actuelles.

***

Jean Rhobin n’était donc pas encore un de ces tristes jeunes gens fascinés par le cinéma. Il appréciait mieux un beau coucher de soleil, un splendide clair de lune, ou le crépuscule d’une mélancolique soirée passée dans l’isolement.

Il songeait non seulement à éclairer ses compatriotes, à les encourager, mais aussi à les blâmer, à désapprouver leurs bêtises. Tout cela, en théorie, dans des discours appris par cœur.

En pratique, il n’avait jamais réfléchi l’ombre d’un instant au moindre problème sérieux. Il se grisait de grands mots auxquels il ne tenait pas à donner un sens profond.

Je pense que cette paresse de l’esprit est l’une des principales causes qui nous empêche de saisir les opportunités qui nous sont offertes. Il faudrait à tout prix penser ces grands mots que l’on emploie sans les peser, se soucier de vivre plutôt que de rêver grand.

***

Jean Rhobin avait même écrit une pièce de théâtre qu’il fit jouer devant la communauté. C’était une comédie fort bien imaginée, très amusante, qui s’intitulait : « En classe. »

Il avait donné les principaux rôles à des compagnons qui pouvaient incarner, le mieux possible, la voix et les manières des professeurs. Chaque classe était représentée. Les acteurs étaient désignés sous les noms authentiques des maîtres. Ceux-ci avaient donc le privilège de se voir personnifiés sur la scène dans leurs propres activités pédagogiques. La pièce n’avait rien de blessant, de vulgaire. Au contraire, certains professeurs riaient aux larmes. Jean reçut des éloges pour son talent d’auteur comique. Le grand homme se manifestait décidément dans tous les domaines.

***

À la fin de son cours, Jean Rhobin commençait à fléchir dans le domaine de la discipline. Sa conduite était loin d’être irréprochable ; il ne pensait qu’à déserter le collège pour aller flâner en ville, et même pour se rendre jusque chez lui à La Baie. Il avait tellement pris conscience de son importance qu’il ne pouvait plus se priver de rien.

Au retour de ses escapades, il recevait les plus sévères remontrances. Un jour, il fut décidé par les directeurs du comité disciplinaire qu’il serait renvoyé. Mais, on considérait son talent et Jean Rhobin, qui avait le diable au corps, fut de nouveau pardonné.

Un dimanche, on lui imposa une plus lourde punition. Jean décida de se venger.

Se souvenant du succès qu’il avait remporté l’année précédente, avec sa revue théâtrale « En classe », il décida d’en monter une seconde.

— Qu’est-ce que j’inventerais, se demanda-t-il, pour rire un peu de ces maîtres qui apportent trop de zèle à vous soumettre aux règlements ? Je les attirerais facilement à une nouvelle séance : ils se rappellent encore les rigolades du passé.

Jean ne souhaitait pas la présence de tous les professeurs : il suffisait que trois ou quatre de ses maîtres, sur lesquels il désirait assouvir sa vengeance, fussent présents.

Il avait pourtant bon cœur et savait qu’on ne le punissait pas inutilement ; mais son goût de la popularité le poussait à faire admirer son génie inventif. Puis, il avait sa petite vengeance d’enfant gâté à exercer.

Sa nouvelle pièce de théâtre s’intitulait : « Le Déluge. »

Ses compagnons lui demandèrent :

— Comment feras-tu pour jouer le déluge, sans eau ?

— Il y aura de l’eau, répondit Jean. L’eau, ce n’est pas ce qu’il y a de plus rare.

Jean mit plusieurs semaines à reproduire les différentes scènes qu’il avait imaginées.

Toute la communauté se perdait en conjectures sur la nouvelle création de Jean Rhobin. Comment pouvait-on jouer la pièce de théâtre « Le Déluge » sans inonder la salle de spectacle ?

Les élèves étaient curieux de savoir si le nouveau drame serait tragique ou comique ? L’auteur laissa entendre qu’il devait être plutôt tragique :

— Le titre vous en dit assez long. Le vrai déluge où Dieu n’épargna que Noé et ses fils n’était certainement pas comique.

Le soir de la représentation, plusieurs membres du personnel dirigeant prirent place à l’avant-scène. Jean remarqua que ceux qu’il désirait voir présents occupaient déjà leurs fauteuils.

Le Déluge était un mimodrame. Les décors étaient réussis. On voyait l’arche de Noé qui voguait sous les frises. Celles-ci donnaient presque l’illusion d’une scène du véritable déluge de l’histoire du monde.

Jean se tenait dans la boîte du souffleur avec le boyau à incendie qu’il avait détaché du mur voisin. Tout à coup, sur la scène, on put lire en grosses lettres : « Personne ne fut épargné au déluge. » Jean lança au plafond de la salle un jet d’eau qui retomba sur les premiers gradins de l’amphithéâtre.

Le fou rire s’empara de toute l’assistance. Le préfet de discipline et plusieurs professeurs s’amusèrent d’un rire plutôt jaune. Quelques élèves sifflaient ; le tohu-bohu était à son comble.

Notre loustic fut sévèrement réprimandé. On annonça son renvoi immédiat.

Comme on l’a dit, quelques professeurs, qui connaissaient son grand talent, prirent sa défense. Ils fondaient l’espoir que Jean pût remporter le prix intercollégial du prince de Galles. Ils furent obligés de le soustraire aux regards du préfet de discipline, qui était furieux.

La colère qu’il avait fait naître du Déluge, ne semblait pas vouloir s’apaiser,

Depuis trois jours, on tenait Jean renfermé au dortoir. Fatigué de cette captivité, il trouva moyen de faire venir son père pour trancher la question.

Le père Rhobin se rendit au collège rencontrer son fils et apaiser ses maîtres.

Quand il eut appris ce dont il s’agissait, il demanda le préfet de discipline. Ce dernier était toujours dans le même état d’irritation, soutenant que le père devait retirer son fils du séminaire.

— Retirer mon fils, qui n’a plus que quelques mois pour terminer son cours. Eh ! il a dû en faire un cours, si vous ne comprenez pas vous-même qu’il est impossible de jouer au déluge sans eau !

Le préfet était un homme au cœur d’or, d’une grande générosité — comme tout le personnel dirigeant du collège Ramezay. Avec un sourire cordial, qui était sur sa figure presque le signe de la sainteté, il permit à Jean de terminer son année.

Tout le monde s’amusa longtemps de cette farce excentrique, de cette extravagante hardiesse. Les condisciples de Jean Rhobin en conclurent une fois de plus qu’un surhomme était né parmi eux. Ce qu’il en fallait du toupet tout de même pour se permettre de telles galéjades !

***

Bref, lorsque Jean Rhobin quitta le séminaire, où il venait de terminer des études brillantes, il était l’élève le plus populaire.

Il ne lui manquait qu’une chose, du caractère.

Sa facilité étonnante à tout assimiler, son caractère gouailleur et bon enfant, son amabilité superficielle et goguenarde, son entrain, faisaient de lui le type du jeune homme aimable et talentueux. Il semblait promis à un avenir brillant.

Ses confrères de collège le voyaient déjà député et ministre. Surtout ils attendaient de lui de grandes choses. L’œil, plus sceptique, de ses maîtres n’attendait de lui rien qui vaille. Il était déjà promis aux succès faciles. Comme tant de nos grands hommes il préférait toujours un mot d’esprit à une bonne œuvre, une bonne blague à une bonne loi.