Calmann-Lévy, éditeurs (p. 97-128).

QUATRIÈME CONFÉRENCE

« ALEXANDRE » .— LES DEUX LETTRES CONTRE PORT-ROYAL

Le seconde pièce de Racine, jouée à la fin de 1665, fut Alexandre. Alexandre est extrêmement différent de la Thébaïde. Ce n’est point une tragédie, bien que Racine l’appelle de ce nom et bien qu’un des personnages y soit tué dans une bataille. C’est une comédie héroïque et galante, très française, très conforme à l’esprit et aux imaginations du jeune roi et de la cour. Alexandre m’apparaît comme une espèce de glorieux carrousel en vers.

Cette fois, Racine a choisi son sujet lui-même Pourquoi a-t-il choisi Alexandre ? Et qu’en a-t-il fait ?

On m’a enseigné, quand j’étais enfant, qu’il y avait quatre grands capitaines : Alexandre, Annibal, César, Napoléon.

Alexandre me paraissait le plus grand. C’est celui qui a été le plus beau, qui est mort le plus jeune, qui a parcouru le plus de chemin et conquis le plus de terres, et les plus lointaines et les plus merveilleuses.

Annibal a agi dans un domaine très limité. Il s’est contenté de venir de Tunis en Italie. Il n’est pas de notre race ; c’est un Phénicien, un Sémite. Nous avons peine à nous représenter son visage et son costume (au lieu que nous voyons nettement les trois autres, dont nous avons d’ailleurs des effigies nombreuses). Et puis nous sommes pour Rome (du moins je le crois). Et puis, il n’y a pas de grâce dans l’aventure de ce Carthaginois ; il n’y a pas de sourire. Nous ne connaissons de lui aucun geste élégant, aucun mot généreux, chevaleresque ou spirituel. Il a eu cette malchance que son histoire nous a été racontée seulement par ses ennemis et ses vainqueurs. Ce n’est pas notre faute.

Nous goûtons César, dont la victoire fut, semble-t-il, avantageuse à nos lointains ancêtres, et qui est devenu un des nôtres. Mais César n’est pas proprement un conquérant, un homme de guerre. Il paraît même que, dans ses campagnes des Gaules, il a eu plus de chance encore que de génie stratégique. César est surtout un politique ; c’est aussi un écrivain ; et c’est même un dilettante.

Décidément, il n’y a que Napoléon qui égale Alexandre. Que dis-je ? L’Histoire de Napoléon est un drame plus complet, mieux machiné, plus riche en péripéties et en coups de théâtre ; et un drame aussi qui contient plus de passion, d’émotion et de larmes.

Oui, mais pour les imaginations fraîches, Alexandre l’emporte encore, par l’éloignement dans le temps et dans l’espace, par la jeunesse du héros, mort à trente-trois ans, par la grandeur, l’étendue et la rapidité matérielle de son action sur les hommes.

Alexandre, c’est de l’histoire fantastique, et c’est pourtant de l’histoire, il est très vrai que ce jeune homme, en dix années, a parcouru, conquis et soumis l’univers de son temps, et la Grèce, et l’Asie Mineure, et la Syrie, et l’Égypte, et la Perse, et la Bactriane, et l’entrée de l’Inde mystérieuse ; qu’il a fondé soixante-dix villes, et que son empire fut borné par le Pont-Euxin, la mer Hyrcanienne, la mer Rouge, le golfe Arabique, le golfe Persique et la mer Érythrée ; et il est très vrai aussi qu’il a parlé grec ; qu’il a eu pour précepteur Aristote, dont les livres sont entre nos mains ; qu’il a lu Homère comme nous ; qu’il a été le contemporain et le compatriote de poètes et d’orateurs dont nous connaissons les œuvres ; et que, s’il revenait tout à coup, nous pourrions converser avec lui, et le comprendre, et être compris de lui.

Mais ce personnage très historique est resté légendaire, sans doute parce qu’il s’est mû, pour ainsi dire, hors des prises de l’histoire et de la critique de son temps ; que sa vie n’a pu être racontée que sur des documents très incomplets et très mêlés, et qu’enfin elle n’a été écrite que plusieurs siècles après sa mort, par le strict et prudent Arrien, le facile Plutarque, l’abréviateur Justin, — et par le demi-romancier Quinte-Curce, dont on ne sait s’il vivait sous Claude ou sous Théodose, ou si même il ne fut pas quelque clerc subtil du moyen âge. À travers ces incertitudes, ce qui est sûr, c’est que, plus qu’aucun autre personnage historique, Alexandre est ce qu’un Allemand a appelé le « surhomme », disons simplement le grand homme d’action. Ce fut évidemment un être magnifique, un individu incroyablement doué. Il est beau ; il est fort ; il est l’homme le plus robuste, le plus agile, le plus courageux de toute son armée, et le plus résistant à la fatigue et à la souffrance. Il en est aussi le plus grand buveur. Il dompte les chevaux, tue les lions. Dans la bataille, il donne de sa personne, il se bat au premier rang, comme un héros d’Homère. En même temps, élève d’Aristote, il sait la politique, les sciences, la médecine, et comprend sans doute la métaphysique la plus abstruse. Il est musicien et joue de tous les instruments (sauf de la flûte). Il sait par cœur l’Iliade et la moitié de l’Odyssée. Tous ses sentiments sont d’une extrême intensité. Il tue Clitus par colère ; mais il s’arrache les cheveux, gémit et se lamente pendant trois jours. Sa morale, c’est d’être fort et grand pour agir sur les autres ; c’est d’étendre son être le plus qu’il peut. Il se reconnaît tous les droits dans l’instant où il a besoin de les exercer. C’est qu’il croit réellement à sa destinée supérieure. Cruel, atroce, comptant pour rien le sang versé quand il s’agit de la sécurité de son inappréciable personne, le reste du temps, il est aisément magnanime, clément, doux, gracieux. Il estime et respecte la vertu parce que la vertu est belle, parce que la vertu est utile.

Il a des mots et des gestes à la Napoléon. Dans les déserts de l’Oxus, après une longue marche à pied, mourant de soif, il refuse un peu d’eau qu’un des siens vient de trouver, et la répand par terre, parce qu’il ne peut la partager avec ses soldats. Par un froid terrible, il fait asseoir à sa place, près d’un feu de bivouac, un vétéran à moitié gelé ; et, quand le soldat le reconnaît et se lève épouvanté :

Camarade, lui dit-il en riant, chez les Perses, s’asseoir sur le siège du roi, c’est un cas de mort ; et toi, c’est ce qui t’a sauvé.

Son intelligence est à la fois vaste, excessivement imaginative et précise. Les généraux anglais qui ont combattu dans les Indes regardent le passage de l’Hydaspe et la bataille qui suivit comme des chefs-d’œuvre de tactique. Et il est évident que l’homme qui a fait parcourir à son armée, en si peu de temps, des espaces si démesurés, est le roi de la marche stratégique.

D’autre part, je ne vous le donne pas pour un philosophe humanitaire, mais c’est réellement un conquérant civilisateur. Et il le sait, et il le veut. Et c’est pour cela qu’il se dit fils de Jupiter. Et il le croit, en ce sens qu’il se considère comme élu par les puissances d’en haut. Mais sa divinité, utile à ses desseins, lui permet le sourire. Une fois qu’il est blessé :

On m’appelle, dit-il, fils de Jupiter : mais cela n’empêche pas ma jambe de me faire diablement mal.

Il met de la coquetterie à bien traiter les vaincus. Il respecte leurs usages et même les adopte. Il marie tant qu’il peut ses soldats avec des femmes perses. Il prêche d’exemple en épousant Roxane, puis Statira, fille de Darius. Un jour, à Babylone, il célèbre à la fois, dans une fête énorme, dix mille de ces mariages mixtes, et, pour rehausser la fête, un vieux brahme qu’il a ramené de l’Inde, las de cette vie transitoire, monte volontairement sur un bûcher devant toute l’armée.

Une autre fois (printemps de 323 avant J.-C.), il reçoit à Babylone des ambassades de toutes les parties du monde connu. Il en vient d’Italie : des Bruttiens, des Lucaniens, des Étrusques ; il en vient d’Afrique : des Carthaginois, des Lybiens, des Éthiopiens. Des Scythes d’Europe s’y rencontrent avec des Celtes et des Ibères. Alexandre veut, de propos délibéré, rapprocher et mêler les peuples. Plutarque dit splendidement à propos des dix mille mariages célébrés à la fois :

Comme dans une coupe d’amour se mêlaient la vie et les mœurs des différentes races ; et les peuples, en y buvant, oubliaient leur vieille inimitié. (De la fortune d’Alexandre, I, 6.)

Il veut « tout conquérir pour tout élever » . Et sans doute, mort en plein triomphe, à trente-trois ans, d’une série d’orgies dignes d’Hercule, il ne réussit pas tout à fait dans son énorme et magnanime entreprise. Mais toutefois il vaut mieux pour l’univers, semble-t-il, qu’Alexandre soit venu. Malgré tout, les peuples parcourus et conquis par lui gagnèrent plus qu’ils ne perdirent à son passage.

Des routes nouvelles, des ports, des chantiers, des places de refuge ou d’étape ouverts au commerce ; d’immenses richesses, jadis immobilisées dans les trésors des rois asiatiques, maintenant jetées dans la circulation ; la civilisation grecque portée sur mille points de l’Asie ; un nouveau monde révélé à la Grèce ; les peuples, les idées, les religions, mêlés dans un commencement d’unité d’où pouvait sortir une société nouvelle, si l’ouvrier de ce grand œuvre eût vécu. (Victor Duruy.)

Tout cela est merveilleux, quoique inachevé ; et il en est resté quelque chose, ne serait-ce que la délicieuse Alexandrie— et le souvenir de la plus extraordinaire peut-être des aventures humaines et de la plus propre à raviver et exalter les imaginations.

Mais pourquoi, nous sommes-nous demandé, Racine choisit-il Alexandre pour héros de sa deuxième pièce ? Et qu’en a-t-il fait ?

Racine, à vingt-cinq ans, est plein d’un grand désir de gloire, et, en attendant la gloire, d’un désir enragé de succès. La Thébaïde, tragédie très sombre et très sage, a fort joliment réussi pour un début. Mais ce qu’il veut, ce qu’il lui faut, c’est le « grand succès » . Peut-être a-t-il été trop raisonnable dans la Thébaïde. Les deux auteurs favoris du public, à ce moment-là, c’est Thomas Corneille et Quinault. Ils plaisent par un certain héroïque galant, que Quinault pousse même jusqu’au doucereux. Les romans de Gomberville, de. La Calprenède, de mademoiselle de Scudéry sont en vogue. La Fontaine lui-même, si ami pourtant du naturel, les lit et s’en amuse. Boileau les raille, et fort spirituellement, dans son Dialogue des héros de roman. Mais Racine, cette fois, ne consultera pas Boileau.

Et puis, après tout, le héros amoureux, le héros galant, le guerrier qui fait des prouesses pour plaire à la femme qu’il aime et pour l’honorer, cela est dans la tradition nationale. Tous les chevaliers de chansons de gestes sont ainsi. Ils sont ainsi parce que le christianisme à la fois a relevé socialement la femme et a rendu l’amour plus intéressant et plus subtil, en l’exigeant chaste, en mettant, tout près de l’amour, le péché. Cette idée que l’adoration de la femme fait partie intégrante de l’âme d’un héros, c’est, en somme, une transformation profane, mondaine et voluptueuse d’un fait chrétien. Les gens du XVIIe siècle ont beau ignorer ou dédaigner les romans de gestes et mépriser l’architecture gothique, ils ont hérité, sans le savoir, de beaucoup de façons de sentir du moyen âge. Les réunions de l’hôtel de Rambouillet continuent les cours d’amour.

Le héros amoureux, c’est l’idéal de tous les jeunes seigneurs, et c’est l’idéal du jeune roi. Louis XIV n’a qu’un an et demi de plus que Racine. Depuis la mort de Mazarin (1661), il joue le rôle de héros bienfaisant. Il gouverne fort bien ces années-là (avec Colbert, Le Tellier, Louvois, Séguier, Lionne, qu’il a choisis lui-même). La France paraît prospère (oh ! comme les pays sont prospères, avec beaucoup de misères au fond). Le roi, bien entendu, est amoureux. Et sans doute le roi n’a pas encore fait la guerre. Mais, en 1665, le père de la reine, Marie-Thérèse, étant mort, Louis XIV réclame la Flandre et la Franche-Comté pour remplacer la dot qui n’a pas été payée. Et, dans dix-huit mois au plus tard, le roi envahira élégamment la Flandre et la Franche-Comté, dans une petite guerre rapide, presque pareille à un ballet militaire un peu accentué. Racine l’aime, ce jeune roi (Racine est déjà reçu à la cour), et ce jeune roi goûte Racine, à qui il trouve une figure noble et beaucoup d’esprit. Demanderez-vous maintenant pourquoi Racine, se décide à faire une tragédie galante et si peu tragique, dans le goût du jour ? ou pourquoi, voulant la faire, il songe à Alexandre ? D’abord, il se trouve que ce héros est disponible : je veux dire que ni Pierre ni Thomas Corneille ni Quinault ne s’en sont encore emparés. Et, justement, c’est le conquérant et le héros par excellence, et qui plaît d’autant plus au jeune Racine, que le jeune Racine, à cette époque, est, lui aussi, un conquérant, un homme affamé de gloire. Mais Alexandre galant et amoureux ? Pourquoi non ? Quinte-Curce nous le montre « honnête homme », traitant avec courtoisie la femme et les filles de Darius, épousant par amour une dame persane. Et quand nous le tirerions un peu à nous, quand nous le ferions un peu ressemblant à un héros moderne, quel mal à cela ? Et, si d’aventure on dit que c’est le roi, et si le roi lui-même se reconnaît en lui, quel mal à cela encore ? Ce n’est point, en tout cas, la flatterie directe et grossière. Que si le roi en sait gré à l’auteur… eh bien, l’auteur s’en arrangera. Je considère Jean Racine à cette époque (je vous l’ai déjà dit) comme un charmant « arriviste », très ardent et très avisé.

Donc, il s’empare d’Alexandre, et il s’arrête à l’un des plus beaux épisodes de son histoire : son entrée dans l’Inde et sa rencontre avec Porus. Cet épisode est raconté dans le VIIIe livre de Quinte-Curce.

Ce VIIIe livre est très brillant. Il contient notamment deux morceaux fort remarquables : l’éloquente et ingénieuse apologie d’Alexandre par lui-même, en réponse au réquisitoire du jeune conspirateur Hermolaüs, — et le récit du passage de l’Hydaspe et de la bataille.

Les propos que le rhéteur prête à Alexandre ont de la grandeur et ne sont pas sans vraisemblance. J’en citerai un passage intéressant :

Hermolaüs me reproche que les Perses sont auprès de moi en grand honneur. C’est sans contredit la preuve la plus frappante de ma modération que de commander sans orgueil aux vaincus. Je suis venu en Asie, non pour bouleverser les nations, ni pour faire un désert de la moitié de l’univers, mais pour apprendre aux peuples même que j’aurai conquis à ne pas maudire ma victoire. Aussi vous voyez combattre pour vous et répandre leur sang pour votre empire ces mêmes hommes qui, traités avec hauteur, se fussent révoltés. La conquête où l’on n’entre que par le glaive n’est pas de longue durée ; la reconnaissance des bienfaits est immortelle. Si vous voulez posséder l’Asie, non la traverser, il faut admettre les peuples au partage de notre clémence ; leur attachement rendra notre empire stable et éternel.

Mais je suis coupable de faire adopter aux Macédoniens les mœurs des vaincus ? — C’est que je vois chez plusieurs nations beaucoup de choses qu’il n’y a pour vous nulle honte à imiter. Un si grand empire ne peut être gouverné sans que nous lui imposions quelques-uns de nos usages et que nous en empruntions d’eux quelques autres.

Et voici de quelle élégante et spirituelle façon il s’exprime, avec un sourire, sur sa divinité :

Ç’a été une chose presque risible d’entendre Hermolaüs me demander de renier Jupiter dont l’oracle me reconnaît. Suis-je donc maître aussi des réponses des dieux ? Jupiter m’a honoré du nom de son fils ; en l’acceptant, je n’ai pas nui, ce me semble, à l’œuvre où nous nous sommes engagés. Plût au Ciel que les Indiens me regardassent aussi comme un dieu ! Car, à la guerre, la renommée fait tout, et souvent une croyance erronée a été aussi efficace que la vérité.

L’autre morceau remarquable de ce VIIIe livre de Quinte-Curce, c’est la bataille de l’Hydaspe. C’est une bataille colorée, et on peut dire « amusante », par le stratagème d’Alexandre qui installe à un endroit de la rive sa tente, sa garde particulière et son sosie, Arbate, habillé de vêtements royaux, pendant que lui-même traverse le fleuve beaucoup plus bas ; amusante aussi et pittoresque par les chars de guerre et par des traits de ce genre :

Ce qu’il y avait de plus effrayant, c’était de voir les éléphants saisir avec leurs trompes les armes et les hommes, et les livrer, par-dessus leur tête, à leur conducteur.

Ou encore :

Porus, accablé à la fin, commença à glisser en bas de sa monture. L’Indien, conducteur de l’éléphant, croyant que le roi descendait, fit, selon sa coutume, tomber à genoux l’animal. Mais à peine se fut-il agenouillé, que les autres éléphants, dressés à cette manœuvre, s’agenouillèrent aussi : circonstance qui livra au vainqueur Porus et sa suite. Alexandre, qui le croyait mort, ordonna de le dépouiller, et l’on accourut en foule pour lui ôter sa cuirasse et ses vêtements ; mais l’éléphant, défenseur de son maître, se mit à frapper ceux qui le dépouillaient et, l’enlevant avec sa trompe, le replaça sur son dos.

J’ai le chagrin de dire que Racine, dans sa pièce, n’a point conservé cette couleur, et n’a pas non plus reproduit les plus forts arguments du plaidoyer si politique d’Alexandre.

Il a, autant dire, supprimé la bataille. Celle qu’il raconte est vague et sommaire. Pourquoi ? Il a sans doute obéi à un souci d’harmonie. Il n’a pas voulu interrompre des conversations héroïques et amoureuses par des détails d’un pittoresque trop familier. Il a craint peut-être quelque disparate entre les discours si polis de ses personnages et cet appareil bizarre d’une guerre asiatique. Il paraît d’ailleurs n’avoir pas été très sensible, du moins en ce temps-là, à ce que nous appelons la « couleur locale » . Enfin, il avait ses raisons (que vous sentirez) pour ne pas trop « réaliser », ne pas rendre trop concrètes les batailles d’Alexandre.

Quant aux grands desseins, aux larges vues de son héros, à ce qui peut nous faire tout au moins comprendre les droits exorbitants qu’il s’arroge et tant de vies humaines sacrifiées, le jeune Racine néglige parfaitement tout cela. Lorsque, au deuxième acte, Porus dit à Éphestion (et je cite le morceau pour vous montrer de quelle plume la pièce est écrite) :

Et que pourrais-je apprendre
Qui m’abaisse si fort au-dessous d’Alexandre ?
Sera-ce sans efforts les Perses subjugués
Et vos bras tant de fois de meurtres fatigués ?
Quelle gloire en effet d’accabler la faiblesse
D’un roi déjà vaincu par sa propre mollesse,
D’un peuple sans vigueur et presque inanimé,
Qui gémissait sous l’or dont il était armé,
Et qui, tombant en foule, au lieu de se défendre,
N’opposait que des morts au grand cœur d’Alexandre ?
Les autres, éblouis de ses moindres exploits,
Sont venus à genoux lui demander des lois ;
Et, leur crainte écoutant je ne sais quels oracles,
Ils n’ont pas cru qu’un dieu pût trouver des obstacles
Mais nous, qui d’un autre œil jugeons les conquérants,
Nous savons que les dieux ne sont pas des tyrans ;
Et, de quelque façon qu’un esclave le nomme,
Le fils de Jupiter passe ici pour un homme.
Nous n’allons point de fleurs parfumer son chemin ;
Il nous trouve partout les armes à la main,
Il voit à chaque pas arrêter ses conquêtes ;
Un seul rocher ici lui coûte plus de têtes,
Plus de soins, plus d’assauts et presque plus de temps.
Que n’en coûte à son bras l’empire des Persans.
Ennemis du repos qui perdit ces infâmes,
L’or qui naît sous nos pas ne corrompt point nos âmes.
La gloire est le seul bien qui nous puisse tenter,
Et le seul que mon cœur cherche à lui disputer ;
C’est elle…

— « Et c’est aussi ce que cherche Alexandre, » répond Éphestion. Et il le développe en quelques vers. Rien de plus.

De même (acte V, scène I), lorsque la reine Cléophile lui dit :

… Mais quoi, seigneur ? Toujours guerre sur guerre ? Cherchez-vous des sujets au delà de la terre ? Voulez-vous pour témoins de vos faits éclatants Des pays inconnus même à leurs habitants ? Qu’espérez-vous combattre en des climats si rudes ? Ils vous opposeront de vastes solitudes, Des déserts que le ciel refuse d’éclairer, Où la nature semble elle-même expirer… Pensez-vous y traîner les restes d’une armée Vingt fois renouvelée et vingt fois consumée ? Vos soldats, dont la vue excite la pitié, D’eux-mêmes en cent lieux ont laissé la moitié…

Alexandre pourrait, j’imagine, répondre par l’exposé de quelque dessein grandiose. Il se contente d’affirmer superbement :

Ils marcheront, madame, et je n’ai qu’à paraître.

Ailleurs (acte IV, scène II) :

Je suis venu chercher la gloire et le danger.

Être présent à la pensée des autres hommes et, comme nous disons aujourd’hui, « vivre dangereusement », voilà tout l’idéal de l’Alexandre de Racine. Plus rien du civilisateur, du grand rêveur politique, du constructeur d’histoire. Tandis qu’il conquiert l’Asie, il n’a pas de pensée plus profonde qu’un colonel de vingt ans des armées du roi.

Cet Alexandre est décidément un peu artificiel. Mais, plus accessible ainsi, il dut plaire d’autant plus à la jeune cour et au jeune roi. Ils ont la même devise brillante et ingénue : La gloire, le danger, et l’amour. La pièce est d’ailleurs très adroitement arrangée comme pour l’apothéose d’Alexandre. Il est longuement annoncé. Invisible et présent dans les deux premiers actes, on n’y parle que de lui. Il vient de pénétrer dans l’Inde. Deux rois, Taxile et Porus, deux reines, Cléophile et Axiane, l’attendent dans le camp de Taxile, partagés entre des sentiments divers. Le roi Taxile est pour la soumission ainsi que sa sœur Cléophile qui, déjà, connaît Alexandre et est aimée de lui. Le roi Porus et la reine Axiane sont pour la résistance. Ce qui complique un peu la situation et les sentiments, c’est que la reine Axiane est aimée à la fois de Porus et de Taxile, si bien que Taxile est fort embarrassé entre sa sœur Cléophile qui le travaille en faveur d’Alexandre, et sa « maîtresse » Axiane qui l’excite contre le jeune héros.

Au surplus, tous l’admirent, même ceux qui le haïssent.

Éphestion, l’envoyé d’Alexandre, vient proposer la paix moyennant soumission. Porus repousse fièrement cette offre. Sur quoi la reine Axiane avoue à Porus que c’est lui qu’elle aime.

La bataille s’engage, — oh ! tout à fait à la cantonade, — entre l’armée d’Alexandre et celles d’Axiane et de Porus. Les reines Cléophile et Axiane, — que Taxile tient prisonnières dans son camp — attendent les nouvelles. Taxile annonce la victoire d’Alexandre. Et voici enfin, au milieu du troisième acte, Alexandre qui paraît pour la première fois ; et les premiers mots qu’il prononce en faisant son entrée sont ceux-ci :

Allez, Éphestion, que l’on cherche Porus ;
Qu’on épargne la vie et le sang des vaincus.

Et vraiment cela a bon air. Puis, le jeune héros dépose ses lauriers aux
pieds de la reine Cléophile et lui demande son cœur en échange. Et
Cléophile, coquette, feint de se dérober :

Je crains que, satisfait d’avoir conquis un cœur,
Vous ne l’abandonniez à sa triste langueur ;
Qu’insensible à l’ardeur que vous avez causée,
Votre âme ne dédaigne une conquête aisée.
On attend peu d’amour d’un héros tel que vous.
La gloire fit toujours vos transports les plus doux,
Et peut-être, au moment que ce grand cœur soupire,
La gloire de me vaincre est tout ce qu’il désire.

Et le jeune colonel… pardon, le jeune roi… pardon, Alexandre le
Grand répond : « Que vous me connaissez mal ! Autrefois, oui, je n’aimais
que la gloire.

Les beautés de la Perse à mes yeux présentées
Aussi bien que ses rois ont été surmontées ;

C’est que je ne vous avais pas vue… Et maintenant, je vais, pour vous,
conquérir des peuples inconnus,

Et vous faire dresser des autels dans des lieux
Où leurs sauvages mains en refusent aux dieux. »

Et Cléophile :

Oui, vous y traînerez la victoire captive ;
Mais je doute, seigneur, que l’amour vous y suive.
Tant d’États, tant de mers qui vont nous désunir
M’effaceront bientôt de votre souvenir.
Quand l’Océan troublé vous verra sur son onde
Achever quelque jour la conquête du monde ;
Quand vous verrez les rois tomber à vos genoux
Et la terre en tremblant se taire devant vous,
Songerez-vous, seigneur, qu’une jeune princesse
Au fond de ses États vous regrette sans cesse
Et rappelle en son cœur les moments bienheureux
Où ce grand conquérant l’assurait de ses feux ?

Et Alexandre :

Eh quoi ? vous croyez donc qu’à moi-même barbare,
J’abandonne en ces lieux une beauté si rare ?
Mais vous-même plutôt voulez-vous renoncer
Au trône de l’Asie où je veux vous placer ?

Et sans doute il n’est ni raisonnable ni vraisemblable qu’Alexandre conquière l’Asie pour faire honneur à une dame, ou que Porus, lorsqu’il défend sa patrie, y paraisse autant déterminé par son amour que par le sentiment de son devoir. Mais cette affectation de faire uniquement pour deux beaux yeux ce qu’on fait en réalité par devoir ou par ambition passait, depuis des siècles, pour une chose jolie, chevaleresque, convenable aux honnêtes gens. Ce sont des façons élégantes de parler ; ce sont des gestes et comme des rites gracieux et généreux. Pour en être choqué, il faudrait prendre cela plus au sérieux que ne paraît faire Alexandre lui-même dans cette comédie héroïque et galante.

Cependant, on ne sait ce qu’est devenu Porus. (Car, détail bien curieux, Alexandre, dans sa hâte de se venir mettre aux pieds de Cléophile, a quitté la bataille avant la fin.) La reine Axiane se désespère. Elle invective Alexandre ; elle prononce presque les seuls vers de la pièce qui puissent faire supposer qu’il s’agit, après tout, de vraies batailles, de batailles où des milliers d’hommes sont tués et où le sang coule à flots :

Et que vous avaient fait tant de villes captives, Tant de morts dont l’Hydaspe a vu couvrir ses rives ?

Elle invective le vainqueur, mais courtoisement, et sans pouvoir se tenir de l’admirer. Alexandre l’accable de sa générosité et veut lui faire épouser Taxile. Et Taxile vient la relancer ; et Axiane, très convenablement cornélienne, lui dit son fait :

(Tu veux servir ; va, sers, et me laisse en repos)

et qu’elle adore Porus. Sur quoi Taxile court à la bataille, rejoint Porus, le provoque et est tué par lui. À la fin, Porus, décidément vaincu, est amené devant Alexandre. Alexandre pardonne à tout le monde ; il marie Porus et Axiane et leur laisse leurs deux royaumes. Et tout le monde se réconcilie ; et Axiane elle-même dit à Cléophile :

Aimez et possédez l’avantage charmant
De voir toute la terre adorer votre amant.

Et Porus :

Seigneur, jusqu’à ce jour l’univers en alarmes
Me forçait d’admirer le bonheur de vos armes ;

Mais rien ne me forçait, en ce commun effroi,
De reconnaître en vous plus de vertu qu’en moi :
Je me rends, je vous cède une pleine victoire.
Vos vertus, je l’avoue, égalent votre gloire.
Allez, seigneur, rangez l’univers sous vos lois ;
Il me verra moi-même appuyer vos exploits.
Je vous suis, et je crois devoir tout entreprendre
Pour lui donner un maître aussi grand qu’Alexandre.

Triomphe, apothéose. C’est, en somme, l’histoire de trois âmes inégalement héroïques « surmontées » par un héroïsme supérieur.

Avec un peu de lenteur dans les deux premiers actes, la pièce est aimable et brillante. Racine, pour ses seconds débuts, avait pleinement réussi dans le genre qui était le plus à la mode ! Il avait fait, mieux que Thomas Corneille et que Quinault, ce que Quinault et Thomas Corneille faisaient depuis quinze ou vingt ans, ce que Pierre Corneille lui-même avait fait souvent et ce qu’il allait encore tenter dans ses Pulchérie et ses Suréna. Racine offrait à ses contemporains, aux femmes, au jeune roi, aux jeunes courtisans, sous le nom d’Alexandre, l’image un peu fade, peut-être, mais extrêmement élégante, du héros galant, du « surhomme » selon la conception du XVIIe siècle, lequel « surhomme » est aussi, à sa façon « par delà le bien et le mal » . Et sur un point sans doute Racine était resté fidèle à ce qui avait été dès le début et restera sa poétique : l’action de l’Alexandre (contrairement à celle de Timocrate ou d’Astrate) est fort simple et presque toute dans les sentiments des personnages. Mais, pour le reste, il avait, cette fois, délibérément et effrontément suivi la mode. Il avait été cornélien trois ou quatre fois comme Pierre, le plus souvent comme Thomas. Quant à la langue, vous avez pu voir par les citations que c’est déjà presque entièrement la langue de Racine.


Le succès de la pièce fut très grand. Racine l’avait fort bien préparé par des lectures dans de grandes maisons. Quatre représentations en furent données à Versailles ou à Saint-Germain, devant le roi et la cour. Le roi adopta l’Alexandre et en accepta la dédicace. On parla beaucoup de la nouvelle tragédie. Saint-Évremond, dans son exil de Londres, se la fit envoyer. Il la critiqua dans une dissertation adressée à une dame, mais destinée à passer de main en main. Critique sévère, clairvoyante sur presque tous les points, et dont Racine aura l’esprit de profiter, — mais où, enfin, Saint-Évremond rendait assez justice au jeune auteur. « Depuis que j’ai lu le Grand Alexandre, écrivait-il, la vieillesse de Corneille me donne bien moins d’alarmes, et je n’appréhende plus tant de voir finir avec lui la tragédie ; mais je voudrais que, avant sa mort, il adoptât l’auteur de cette pièce, pour former avec la tendresse d’un père son vrai successeur. » Vœu assez naïf de la part d’un sceptique et d’un observateur. Ce vœu ne devait guère être entendu. Corneille, à qui Racine avait soumis sa tragédie, avait déclaré que le jeune homme était doué pour la poésie, non pour le théâtre. C’est un de ces jugements qui ne se pardonnent pas. Et les premiers succès d’un jeune rival ne sont pas non plus faciles à pardonner. Corneille et Racine se sont cordialement détestés, voilà le fait. Nous y reviendrons.

Boileau fut sublime d’amitié. Bien des choses devaient lui déplaire dans Alexandre. Il était alors en train d’écrire son Dialogue sur les héros de romans. À coup sûr, le héros de Racine devait lui paraître amoureux hors de propos. Mais Boileau aimait Racine. Et alors, dans sa satire du Repas ridicule qu’il écrivit cette année même, il fit dire au sot campagnard :

Je ne sais pas pourquoi l’on vante l’Alexandre, Ce n’est qu’un glorieux qui ne dit rien de tendre. Les héros chez Quinault parlent bien autrement.

Comme si, en effet, le défaut du héros de Racine était la rudesse ! L’excellent Boileau, qui ne le croyait pas, voulait le faire croire ; et cela est admirable.

Donc, tout réussissait à Racine. À vingt-cinq ans il entrait dans la renommée. Il y entrait avec insolence, comme on pourra le voir par la première préface de sa tragédie (1666). Et c’est à ce moment-là que, grisé par sa jeune gloire, il commet une action fâcheuse, puis une très mauvaise action.

Voici l’action fâcheuse. Racine trouva que l’Alexandre était fort mal joué, au Palais-Royal, par la troupe de Molière. Il ne put le supporter longtemps. Au bout de quinze jours, c’est-à-dire de six représentations, il retira sa pièce et la porta à l’hôtel de Bourgogne. Racine ne violait ni un engagement ni un règlement. Corneille avait, de la même manière, porté son Sertorius de l’hôtel de Bourgogne au Palais-Royal. Aussi Lagrange, le régisseur de Molière, ne reproche à Racine, dans son registre, qu’un mauvais procédé. Mais assurément, c’en était un. Molière s’en vengea l’année suivante en jouant sur son théâtre une sorte de parodie-critique d’Andromaque, fort malveillante et assez grossière : la Folle Querelle, de Subligny. Par la suite, on réconcilia tant bien que mal Racine et Molière, et tous deux eurent l’esprit de se rendre réciproquement justice, ou à peu près, sur leurs ouvrages.

Et voici la mauvaise action.

On continuait à gémir dans Port-Royal sur l’enfant égaré. De temps en temps, Racine recevait de sa tante, la mère Agnès, des lettres comme celle-ci, qui est de 1655 ou 1656 :

Je vous écris dans l’amertume de mon cœur et en versant des larmes que je voudrais répandre en assez grande abondance devant Dieu pour obtenir, de lui votre salut, qui est la chose du monde que je souhaite avec le plus d’ardeur.

Elle lui parlait avec horreur de son « commerce avec des gens dont le nom est abominable à toutes les personnes qui ont tant soit peu de piété, et à qui on interdit l’entrée de l’Église et la communion des fidèles. » Elle conjurait son neveu d’avoir pitié de son âme, de rompre « des relations qui le déshonoraient devant Dieu et devant les hommes » . Elle terminait en lui déclarant que, tant qu’il serait dans un état si déplorable et si contraire au christianisme, « il ne devait pas penser à venir la voir » . Et la dernière phrase était : « Je ne cesserai point de prier Dieu qu’il vous fasse miséricorde, et à moi en vous la faisant, puisque votre salut m’est si cher. »

Le succès de la comédie parfaitement païenne d’Alexandre dut redoubler la douleur de la vieille religieuse et des pieux solitaires. Car quoi de plus « contraire au christianisme » que de glorifier— par les bouches impures de comédiens et de femmes parées et exposées au public pour la « concupiscence des yeux », — la subordination de toutes choses à la gloire et à l’amour, c’est-à-dire à l’ « orgueil de l’esprit » et à la « concupiscence de la chair », ce qui est bien le fond d’Alexandre ?

Or, à ce moment, les trois concupiscences— et particulièrement l’orgueil de l’esprit— étaient si dominantes chez le jeune Racine lui-même, qu’il ne faisait pas bon se mettre en travers de son plaisir et de sa gloire. Les excommunications de la mère Agnès devaient l’exaspérer. « Mon salut ! mon salut ! eh bien quoi ? C’est mon affaire. Ne peuvent-ils me laisser la paix ? » Il devait être irrité, non seulement par une contradiction qui peut-être le troublait secrètement malgré lui et réveillait en lui des souvenirs et des sentiments qu’il voulait étouffer, — mais encore par cette idée que de bonnes âmes, de saintes âmes— et qu’il savait telles— s’obstinaient à souffrir réellement, et d’ailleurs inutilement, pour des choses qui lui semblaient, à lui, si naturelles ! De sorte qu’il était comme furieux contre des prières et des gémissements dont il était, malgré lui, la cause. Rien ne nous est plus odieux que de faire, à notre corps défendant, souffrir les autres d’une souffrance gratuite et qui nous paraît absurde : ce qui leur donne l’air de faire exprès de souffrir pour nous ennuyer…

Survint la querelle de Port-Royal avec Desmarets de Saint-Sorlin.

Encore un individu très particulier, ce Desmarets ; encore un bon original. Visionnaire lui-même, il était l’auteur de la baroque et charmante comédie des Visionnaires (1640). Après une vie des moins édifiantes, il donne dans la dévotion, puis dans la monomanie religieuse. Vers 1664, il se fait prophète. Il affirme que Dieu lui-même lui a dicté les derniers chants de son poème épique de Clovis. C’est ce toqué qui, par son Traité des poètes grecs et latins, allumera la fameuse querelle des Anciens et des Modernes. En attendant il part en guerre contre la « fausse Église des jansénistes » . Dans son Avis du Saint-Esprit, il déclare avoir la clef de l’Apocalypse et propose au roi de lever une armée de cent quarante-quatre mille hommes qui, sous la conduite de Louis XIV, exterminera l’hérésie.

Nicole répondit en 1664 et 1665 par dix lettres volantes intitulées Lettres sur l’hérésie imaginaire et, en 1666, par huit autres lettres qu’il appela Visionnaires par allusion à la comédie et au caractère de Desmarets. Dans la première des Visionnaires, il reproche en ces termes à Desmarets ses premiers ouvrages :

Chacun sait que sa première profession a été de faire des romans et des pièces de théâtre, et que c’est par là où il a commencé à se faire connaître dans le monde. Ces qualités, qui ne sont pas fort honorables au jugement des honnêtes gens, sont horribles étant considérées selon les principes de la religion chrétienne et les règles de l’Évangile. Un faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles, qui se doit regarder comme coupable d’une infinité d’homicides spirituels, ou qu’il a causés en effet, ou qu’il a pu causer par ses écrits pernicieux. Plus il a eu soin de couvrir d’un voile d’honnêteté les passions criminelles qu’il y décrit, plus il les a rendues dangereuses et capables de surprendre et de corrompre les âmes simples et innocentes. Ces sortes de péchés sont d’autant plus effroyables qu’ils sont toujours subsistants, parce que ces livres ne périssent pas et qu’ils répandent toujours le même venin dans ceux qui les lisent.

Voilà le passage complet. Racine n’y était pas visé personnellement. Quand il l’eût été, il devait se taire. Il avait envers ces messieurs les plus impérieux devoirs de reconnaissance. Il avait été l’enfant chéri de Port-Royal, l’élève de Nicole, le « petit Racine » de M. Antoine Lemaître. Dans cette page, d’ailleurs, Nicole n’exprimait rien de nouveau : il rappelait simplement l’éternelle doctrine de l’Église. La querelle de l’Église et du Théâtre n’a pour ainsi dire jamais cessé au XVIIe siècle (M. Abel Lefranc en a fait, l’an dernier, une histoire très exacte). La vie des neuf dixièmes des chrétiens, au XVIIe siècle et dans tous les temps, n’a jamais été ni pu être qu’un compromis— généralement dénoncé et expié à l’heure de la mort— entre la nature, les plaisirs, les commodités ou les exigences de la vie sociale— et la stricte doctrine de l’Église, — et, si vous voulez, entre le paganisme et le christianisme. (Vous connaissez ces jolis vers diaboliques de Sainte-Beuve :

Paganisme immortel, es-tu mort ? On le dit, Mais Pan tout bas s’en moque, et la Sirène en rit.)

Racine sait bien que, sur ce sujet, Port-Royal ne peut parler autrement qu’il ne fait. Même, au fond, je crois, cela lui est assez égal que de saints hommes, qui doivent nécessairement penser et parler ainsi, lui disent qu’il corrompt les âmes simples et qu’il est coupable d’une infinité d’homicides spirituels. Ce sont crimes qu’il porte légèrement. Dans sa réplique à la réponse de Racine, Goibaud du Bois touchera juste quand il lui dira :

Je vois qu’on vous fâche quand on dit que les poètes empoisonnent : et je crois qu’on vous fâcherait encore davantage, si l’on vous disait que vous n’empoisonnez point, que votre muse est une innocente, qu’elle n’est capable de faire aucun mal, qu’elle ne donne pas la moindre tentation, et qu’elle laisse le cœur dans le même état où elle le trouve.

Pourquoi donc Racine est-il si fort ulcéré ?

Relisons le passage de Nicole. Ce qui pique Racine au vif et ce qui l’exaspère, ce ne sont point des excommunications dont il a l’habitude ; ce n’est même pas la publicité de cette excommunication générale, ni l’idée que le public lui en fera peut-être l’application : c’est une petite incise, — une épine secrète— qu’on ne remarque pas tout d’abord, et que je vous rappelle donc :

Ces qualités (d’un poète de théâtre), qui ne sont pas fort honorables au jugement des honnêtes gens, sont horribles selon les principes de la religion chrétienne.

« Horribles », cela n’est rien ; ce sont façons dévotes de parler. Mais ce mot méprisant : « Qui ne sont pas fort honorables aux yeux des honnêtes gens, » voilà qui fait plaie, car cela l’atteint dans ce qu’il a de plus tendre : dans son orgueil, et dans sa vanité aussi. On veut bien être damné, on ne veut pas être dédaigné. C’est, j’en suis persuadé, surtout pour ce mot que Racine écrit sa première réponse. Et c’est, en effet, sur ce mot cuisant qu’il part, dès le début :

Pourquoi voulez-vous que ces ouvrages d’esprit soient une occupation peu honorable devant les hommes ? … Nous connaissons l’austérité de votre morale. Nous ne trouvons point étrange que vous damniez les poètes : vous en damnez bien d’autres qu’eux. Ce qui nous surprend, c’est de voir que vous voulez empêcher les hommes de les honorer. Hé ! monsieur, contentez-vous de donner des rangs dans l’autre monde : ne réglez pas les récompenses de celui-ci. Vous l’avez quitté il y a longtemps, laissez-le juge des choses qui lui appartiennent. Plaignez-le si vous voulez d’aimer des bagatelles et d’estimer ceux qui les font ; mais ne lui enviez pas de misérables honneurs auxquels vous avez renoncé.

Et presque tout de suite après, sentant bien qu’au point de vue du pur christianisme, c’est Port-Royal qui a raison, il laisse la question doctrinale et, en parfait journaliste, prend brusquement l’offensive :

De quoi vous êtes-vous avisés de mettre en français les comédies de Térence ? Fallait-il interrompre vos saintes occupations pour devenir des traducteurs de comédies ? Encore si vous nous les aviez données avec leurs grâces, le public vous serait obligé de la peine que vous avez prise. Vous direz peut-être que vous en avez retranché quelques libertés : mais vous dites aussi que le soin qu’on prend de couvrir les passions d’un voile d’honnêteté ne sert qu’à les rendre plus dangereuses. Ainsi vous voilà vous-même au rang des empoisonneurs.

C’est plein de malice et de mauvaise foi. Je vous disais bien que c’était du journalisme d’excellente qualité.

Et il continue, raille Port-Royal sur ses inconséquences, ses faiblesses, son esprit de secte et de coterie, et conte la jolie histoire de la mère Angélique et des deux capucins à qui cette supérieure zélée sert du pain des valets et du cidre quand elle les croit amis des jésuites, et du pain blanc et du vin des messieurs quand on lui a dit que ces deux moines sont bons jansénistes. Et il ne craint pas de parler fort légèrement de M. Antoine Lemaître, de ce M. Lemaître qui l’avait appelé autrefois « son cher fils » .

Deux amis de Port-Royal, Du Bois et Barbier d’Aucour, répondirent à Racine. Du Bois est judicieux, mais lourd ; Barbier d’Aucour est ennuyeux et veut trop faire le plaisant. Racine leur répliqua dans une seconde lettre, aussi spirituelle et, je crois, encore plus brillante et vive que la première. J’en lirai un petit passage pour votre plaisir :

… Je n’ai point prétendu égaler Desmarets à M. Lemaître. Je reconnais de bonne foi que les plaidoyers de ce dernier sont, sans comparaison, plus dévots que les romans du premier. Je crois bien que, si Desmarets avait revu ses romans depuis sa conversion, comme on dit que M. Lemaître a revu ses plaidoyers, il y aurait peut-être mis de la spiritualité ; mais il a cru qu’un pénitent devait oublier tout ce qu’il a fait pour le monde. Quel pénitent, dites-vous, qui fait des livres de lui-même, au lieu que M. Lemaître n’a jamais osé faire que des traductions ! Mais, messieurs, il n’est pas que M. Lemaître n’ait fait des préfaces, et vos préfaces sont fort souvent de gros livres. Il faut bien se hasarder quelquefois : si les saints n’avaient fait que traduire, vous ne traduiriez que des traductions.

Ou encore :

… Il semble que vous ne condamnez pas tout à fait les romans. « Mon Dieu, monsieur, me dit l’un de vous, que vous avez de choses à faire avant de lire les romans ! » Vous voyez qu’il ne défend pas de les lire, mais il veut auparavant que je m’y prépare sérieusement. Pour moi je n’en avais pas une idée si haute, etc…

Voilà le ton. Cette prose de Racine est un délice. C’est, de toutes les proses du XVIIe siècle, la plus légère, la plus dégagée, — et celle aussi qui contient le moins d’expressions vieillies. Cette prose est la plus ressemblante à la meilleure prose de Voltaire. Et cela, par le tour même de la plaisanterie, rapide, non appuyée, qui plante le trait sans avoir l’air d’y toucher, et qui passe.

Racine voulait faire imprimer sa seconde lettre à la suite de l’autre, avec une préface. On dit (d’après Jean-Baptiste et d’après Louis) qu’il renonça à ce projet sur le conseil de ce brave cœur de Boileau. Je crois qu’il y renonça plutôt sur la lecture d’une belle et dure lettre de Lancelot qui fit rougir et fit rentrer en lui-même le jeune ingrat (voir le tome VIII de l’édition Paul Mesnard). Vous savez encore que, douze ou quinze ans plus tard, l’abbé Tallemant lui reprochant en pleine Académie sa conduite envers Port-Royal, Racine répondit : « Oui, monsieur, vous avez raison ; c’est l’endroit le plus honteux de ma vie, et je donnerais tout mon sang pour l’effacer. » Mais, tout converti et repentant qu’il fût, et retiré du théâtre, et réconcilié avec Port-Royal, et adonné à la plus scrupuleuse dévotion, et revenu à la doctrine même de Port-Royal touchant le théâtre, vous savez aussi que cette seconde lettre et cette préface, dont il rougissait, il les avait conservées— mettons : oubliées— dans ses tiroirs. Ah ! il est bien homme de lettres, celui-là ! Pour l’instant, ayant conquis le succès par une adroite concession au goût du jour, célèbre, triomphant, aimé du roi, très goûté d’Henriette d’Angleterre et de la jeune cour, — agressif, insolent, sensible d’ailleurs comme une femme, ivre du plaisir de vivre, tout à l’heure amant de cette charmante Du Parc, qui fut adorée de trois grands hommes, — débarrassé pour un temps, je suppose, des secrètes excommunications de la mère Agnès, — sentant sa force, libre désormais d’écrire exactement ce qu’il veut, — il prémédite cette neuve merveille d’Andromaque où il mettra toute sa sensibilité, son expérience et à la fois sa divination de la vie passionnelle, son audace mesurée et, déjà, tout son génie.