Calmann-Lévy, éditeurs (p. 65-96).

TROISIÈME CONFÉRENCE

SES AMIS.— « LA THÉBAÏDE »

Donc, Jean Racine, lassé d’attendre en vain le bénéfice que lui avait promis son bon oncle, rentre à Paris dans les derniers mois de 1662. Mais il n’avait pas perdu son temps à Uzès. Il avait fait, à tout hasard, de la théologie, lu beaucoup de grec, projeté une tragédie sur Théagène et Chariclée, commencé la Thébaïde et écrit quantité de vers galants et amoureux.

C’est très probablement à Uzès qu’il a écrit les stances à Parthénice. Parthénice était le nom poétique que le jeune abbé Le Vasseur donnait à mademoiselle Lucrèce. Ces vers sont dans le goût du temps ; ils se ressouviennent de Corneille et de Tristan ; mais, parmi leur artifice, ils ne sont pas sans tendresse ni sans grâce :

Parthénice, il n’est rien qui résiste à tes charmes. Ton empire est égal à l’empire des dieux, Et qui pourrait te voir sans te rendre les armes Ou bien serait sans âme, ou bien serait sans yeux.

(Cela, c’est tout à fait du Corneille).

…………………..
La douceur de ta voix enchanta mes oreilles :
Les nœuds de tes cheveux devinrent mes liens.

…………………..
Je ne voyais en toi rien qui ne fût aimable,
Je ne sentais en moi rien qui ne fût amour.

Ainsi je fis d’aimer l’aimable apprentissage ;
Je m’y suis plu depuis, j’en aime la douceur ;
J’ai toujours dans l’esprit tes yeux et ton image ;
J’ai toujours Parthénice au milieu de mon cœur.

Oui, depuis que tes yeux allumèrent ma flamme,
Je respire bien moins en moi-même qu’en toi ;
L’amour semble avoir pris la place de mon âme,
Et je ne vivrais plus s’il n’était plus en moi.

Vous qui n’avez point vu l’illustre Parthénice,
Bois, fontaines, rochers, agréable séjour,
Souffrez que jusqu’ici son beau nom retentisse,
Et n’oubliez jamais sa gloire et mon amour.

Lamartine, au même âge que Racine, et alors qu’il imitait Parny, faisait des vers de ce genre. Il aurait très bien pu écrire ceux-là, — avec un peu moins de symétries. À son retour d’Uzès, nous retrouvons d’abord Racine à l’hôtel de Luynes. Il fait un peu ce qu’il veut, étant orphelin de père et de mère. Mais, en outre, le 12 août 1663, sa bonne grand’mère, Marie des Moulins, meurt à Port-Royal. Son grand-père Sconin, très vieux, est à la Ferté-Milon, où il mourra en 1667. Jean Racine est libre. Il n’a plus personne pour le gêner si ce n’est, là-bas, à Port-Royal-des-Champs, sa tante, la mère Agnès de Sainte-Thècle, qui prie pour lui ; qui lui envoie de temps en temps, sans se lasser, des lettres de reproches plaintifs et d’exhortations ; qui, durant tout le temps de sa gloire et de ses erreurs, continuera de prier et de lui écrire et qui, patiente et jamais découragée, mettra quinze ans à le ramener à Dieu.

En attendant, Jean Racine se donne tout entier à sa vocation profane. Il se pousse tant qu’il peut. Il fait pour cela tout ce qu’il faut. Il fait des poésies « officielles », de peu d’éclat, mais d’une forme pure (Sur la convalescence du roi ; la Renommée aux Muses), qui lui valent des gratifications royales. La Renommée aux Muses, insignifiante de fond, mais admirablement rythmée, lui vaut d’abord la connaissance, puis l’amitié de Boileau (à qui l’obligeant Vitart avait soumis la pièce), puis la protection du comte de Saint-Aignan et, par lui, l’entrée à la cour. Racine écrit à Le Vasseur en novembre 1663 :

Je ne l’ai pas trouvé aujourd’hui (le comte de Saint-Aignan) au lever du roi ; mais j’y ai trouvé Molière, à qui le roi a donné assez de louanges, et j’en ai été bien aise pour lui ; il a été bien aise aussi que j’y fusse présent.

Racine est, dès lors, très répandu dans le monde des théâtres ; il connaît des comédiens et des comédiennes ; et c’est, je pense, vers ce temps-là, que l’élève de ces messieurs, si sage encore à Uzès, cesse décidément d’être le digne neveu de la mère Agnès de Sainte-Thècle.

Il ne rêve que théâtre. D’abord parce qu’il se sent le don. Et puis parce qu’il est pratique. Le théâtre était alors (et il est resté) le moyen le plus rapide de gagner la réputation. Mais, en outre, le nombre des auteurs dramatiques était, même relativement, beaucoup moindre qu’aujourd’hui. On compterait assez facilement ceux d’alors. C’est sans doute que le théâtre rapportait peu (même en comptant les présents que pouvait valoir aux auteurs la dédicace de leurs pièces imprimées) et qu’il n’était pas la spéculation commerciale, souvent excellente, qu’il est de nos jours.

D’autre part, il n’y avait à Paris (je laisse les bouffons italiens et les divers tréteaux du Pont-Neuf et des foires Saint-Laurent et Saint-Germain) que trois théâtres (Marais, Hôtel de Bourgogne, Palais-Royal) pour cinq cent mille habitants ; et qui ne jouaient que trois jours par semaine (les mardis, vendredis et dimanches) et sept ou huit mois de l’année, et dans des salles qui ne contenaient pas plus de sept à huit cents spectateurs. Vous penserez là-dessus qu’il devait être plus difficile à un débutant de se faire jouer. Mais le public de la tragédie n’était pas, en somme, très nombreux. Songez qu’il faut une rude application et quelque littérature pour suivre la plupart des tragédies des deux Corneille, et seulement pour en saisir le sens à l’audition. Même celles de Quinault, d’un style plus aisé, mais diffus et mou, ne sont pas toujours faciles à entendre. Il fallait de toute force que le public de la tragédie fût d’une culture moyenne supérieure à celle de notre public. À cause de cela, il était assez restreint. Le peu de vente des tragédies imprimées le montre d’ailleurs. C’était, en tout, quelques milliers de gentilshommes, de bourgeois et d’étudiants. Les spectateurs étaient toujours les mêmes. Les pièces se jouaient, en moyenne, quinze ou vingt fois. Quand on allait à quarante, c’était un gros succès. (Timocrate seul atteignit quatre-vingts.) Il fallait donc souvent changer l’affiche. Oui, je crois que les débuts étaient plus faciles aux jeunes gens.

Ils furent très faciles à Jean Racine. En 1664, Molière lui joua la Thébaïde ou les Frères ennemis. Si ce fut Molière qui lui en indiqua le sujet, dans quelle mesure Molière l’aida ou le conseilla, c’est ce que nous ne savons pas exactement, car les témoignages sur ce point (Grimarest et les frères Parfait) sont suspects ou contradictoires. La pièce eut ce qu’on appellerait aujourd’hui un « joli succès » . J’ai nommé Molière ; j’avais nommé La Fontaine et Boileau. En y ajoutant Chapelle, Furetière et, si vous voulez, Vivonne et Nantouillet, sans oublier nos vieilles connaissances : Vitart, le gentil abbé Le Vasseur, l’ivrogne d’Houy et l’ivrogne Poignant, nous avons à peu près tous les amis de jeunesse de Racine. C’est avec eux que, dans ces années-là, Racine vit à l’ordinaire, assez librement, semble-t-il, et qu’il fréquente les cabarets célèbres du Mouton blanc, de la Pomme de pin ou de la Croix de Lorraine.

Molière, né le 15 janvier 1622, avait dix-huit ans de plus que Racine, né le 20 ou 21 décembre 1639. Molière, en 1664, était déjà un personnage. Il avait fait les Précieuses, le Cocu, l’Étourdi, le Dépit, l’École des maris, les Fâcheux, l’École des femmes, la Critique, l’Impromptu, et il allait faire le Misanthrope. C’était pour Racine un grand aîné, un maître. Il devait agir sur Racine de diverses façons.

D’abord littérairement, en le disposant à rompre avec le précieux et avec le doucereux, en lui inspirant le goût du naturel et de la vérité.

Il dut agir encore sur Racine par sa compagnie même et son contact, par le spectacle de sa liberté d’esprit, et de ses souffrances morales, et de sa vie si tourmentée, et peut-être par les confidences d’une expérience très étendue et très amère.

Car il semble bien que Molière fut toujours un malheureux. Il avait reçu une éducation de gentilhomme (condisciple du prince de Conti au collège de Clermont, auditeur de Gassendi en compagnie de quelques fils de famille, puis étudiant en droit à Orléans), lorsqu’une vocation irrésistible ou, si vous voulez, un irrésistible goût de l’aventure, de la bohème— et de la gloire— l’entraîna vers le théâtre et lui fit, douze ans entiers, courir la province avec sa troupe vagabonde. Ces douze années, nous ne les connaissons pas ; mais, par ce que nous savons de la province à cette époque, et des préjugés d’alors contre les comédiens, ces douze années durent être rudes et humiliantes. Il avait dû beaucoup souffrir (et souffrit d’ailleurs toute sa vie) dans son orgueil ; et, quand Racine le rencontra, il devait souffrir terriblement dans son cœur ; car il venait d’épouser Armande Béjart, fille de Madeleine, son ancienne maîtresse.

Vous connaissez la Vie de Molière, par Grimarest, publiée en 1705. C’est, en bien des endroits, un roman biographique. Toutefois, Grimarest, né en 1659, avait pu connaître beaucoup d’anciens amis ou camarades de Molière. Il nous dit « qu’il n’a point épargné les soins pour n’avancer rien de douteux » (page 4). Ailleurs, à propos de la brouille de Molière et de Racine, il écrit :

J’ai cependant entendu parler à M. Racine fort avantageusement de Molière ; et c’est de lui que je tiens une bonne partie des choses que j’ai rapportées.

Et Grimarest, sorte de « reporter », cicerone, à Paris, pour les étrangers, dut certainement aussi interroger Boileau (mort seulement en 1711). Je pense qu’on peut assez souvent croire Grimarest. (Je n’en dis pas autant du petit pamphlet, d’ailleurs délicieux, de la Fameuse Comédienne ou Histoire de la Guérin (Francfort, 1688), les pages exceptées où Molière se confesse à Chapelle.)

… La Béjart, raconte Grimarest, aimait mieux être l’amie de Molière que sa belle-mère ; ainsi il aurait tout gâté de lui déclarer le dessein qu’il avait fait d’épouser sa fille. Il prit le parti de le faire sans en rien dire à cette femme. Mais, comme celle-ci l’observait de fort près, il ne put consommer son mariage pendant plus de neuf mois.

Pendant ces neuf mois, il est surveillé et menacé par Madeleine Béjart. Un matin, Armande va se jeter dans l’appartement de Molière, résolue de n’en point sortir qu’il ne l’eût reconnue pour sa femme, ce qu’il fut contraint de faire :

Mais cet éclaircissement causa un vacarme terrible ; la mère donna des marques de fureur et de désespoir, comme si Molière avait épousé sa rivale.

Ces détails sont-ils de ceux que Grimarest dit tenir de Racine ? Pourquoi non ? Mais quel drame ! et quelle comédie ! Et nous savons la suite et tout ce que Molière toléra sans parvenir à l’indifférence.

Il souffrit encore de bien d’autres manières. Il semble avoir voulu jouer, — dans un temps où c’était moins facile qu’aujourd’hui et deux siècles avant Irving, — au comédien-gentilhomme. Il avait des façons de grand seigneur, ou tout au moins d’épicurien-dilettante : fastueux, aimant le luxe ; déjà collectionneur d’objets d’art ; très généreux.

Il était, dit Grimarest, naturellement libéral. Et l’on a toujours remarqué qu’il donnait aux pauvres avec plaisir, et qu’il ne leur faisait jamais des aumônes ordinaires.

Quelques traits de caractère, qui sentent ou l’épicurien, ou l’homme qui est sans doute, mais qui veut aussi paraître, fort au-dessus de son état :

C’était, dit Grimarest, l’homme du monde qui se faisait le plus servir. Il fallait l’habiller comme un grand seigneur, et il n’aurait pas arrangé les plis de sa cravate.

Et ceci qui est contre l’opinion commune :

Il ne travaillait pas vite, mais il n’était pas fâché qu’on le crût expéditif.

Et Grimarest raconte que, lorsque le roi lui demanda un divertissement et qu’il donna Psyché en janvier 1672, Molière laissa croire que ce qui était de lui dans cette pièce ne fut fait qu’à la suite des ordres du roi : mais, « je sais, ajoute Grimarest, que la pièce était sur le métier depuis un an et demi et que, s’il eut recours à Corneille, c’est qu’il ne pouvait se résoudre à l’achever en aussi peu de temps qu’il en avait » .

Il est possible, et « le temps ne fait rien à l’affaire » . Mais il est probable qu’avec un tel caractère Molière devait sentir assez douloureusement certaines nécessités un peu désobligeantes de sa profession.

Après nous avoir conté une fort ridicule entrée en scène de Molière, dans une farce, sur un âne récalcitrant :

Quand on fait réflexion, ajoute Grimarest, au caractère d’esprit de Molière, à la gravité de sa conduite et de sa conversation, il est risible que ce philosophe fût exposé à de pareilles aventures et prît sur lui les personnages les plus comiques. Il est vrai qu’il s’en est lassé plus d’une fois, et, si ce n’avait été rattachement inviolable qu’il avait pour les plaisirs du roi, il aurait tout quitté pour vivre dans une mollesse philosophique.

Et, un peu plus loin, Grimarest rapporte ce petit discours de Molière à un jeune homme qui voulait être comédien :

Vous croyez peut-être que cette profession a ses agréments, vous vous trompez. Il est vrai que nous sommes en apparence recherchés des grands seigneurs. Mais ils nous assujettissent à leurs plaisirs ; et c’est la plus triste de toutes les situations, que d’être l’esclave de leurs fantaisies.

(Et, quand il parle des grands seigneurs, il faut aussi entendre le roi.)

Le reste du monde, continue-t-il, nous regarde comme des gens perdus et nous méprise.

Et c’était alors la pure vérité. Écoutez ce qu’écrit le bourgeois Tallemant, et de quel ton, à une époque où Molière était déjà l’auteur de l’admirable École des femmes : « Un garçon nommé Molière quitta les bancs de la Sorbonne pour la suivre (Madeleine Béjart) ; il en fut longtemps amoureux, donnait des avis à la troupe, et enfin s’en mit et l’épousa. » (Tallemant confond la mère avec la fille.) « Il a fait des pièces où il y a de l’esprit. Ce n’est pas un merveilleux acteur, si ce n’est pour le ridicule. »

Représentez-vous, continue Molière dans le récit de Grimarest, la peine que nous avons. Incommodés ou non, il faut être prêts à marcher au premier ordre et à donner du plaisir quand nous sommes souvent accablés de chagrin, à souffrir la rusticité de la plupart des gens avec qui nous avons à vivre, et à capter les bonnes grâces d’un public qui est en droit de nous gourmander pour l’argent qu’il nous donne.

À ces humiliations quotidiennes, ajoutez sa santé qui est déplorable. Au moment où, après douze ans de province et d’obscurité, il arrive enfin à la réputation (à quarante ans), la maladie le prend et ne le lâche plus. Pendant les dix ans qui lui restent à vivre, il ne se nourrit que de lait. Ajoutez ses continuelles angoisses de domestique et d’amuseur du roi. À propos du Bourgeois gentilhomme joué à Chambord :

Jamais pièce n’a été plus malheureusement reçue que celle-là, écrit Grimarest. Le roi ne lui en dit pas un mot à son souper… Il se passa cinq jours avant que l’on représentât cette pièce pour la seconde fois ; et pendant ces cinq jours, Molière, tout mortifié, se tint caché dans sa chambre.

Ajoutez enfin, dans cette âme noble et orgueilleuse qui concevra le Misanthrope, la conscience de son état de servitude, et aussi des désordres de sa pauvre vie, qui n’est point belle, avec sa promiscuité de roulotte (même si l’on écarte certaines historiettes de la Fameuse Comédienne). Et, parmi ses dégoûts et ses humiliations et son surmenage et sa maladie et ses hontes, le supplice d’un amour non partagé et incurable.

D’une partie au moins de ces choses, Racine fut le témoin et sans doute, à certaines heures, le confident. Il ne trouvera pas de meilleur exemple d’une âme malheureuse, à la fois délicate et souillée, et en proie à une passion fatale. La Fontaine, lui, a dix-neuf ans de plus que Racine. Mais, à quarante ans passés, il continue d’être le plus ingénu des bohèmes. (Des bohèmes, il y en eut beaucoup, dans ce très varié et très amusant XVIIe siècle, mais La Fontaine est le plus surprenant.) À dix-neuf ans, il était entré au noviciat de l’Oratoire de Paris, où il avait passé dix-huit mois. (L’Église, qui alors pénétrait tout, rend les destinées et les âmes plus pittoresques.) À vingt-cinq ans, il avait épousé une fillette de quinze ans. Peu après, il avait oublié qu’il avait une femme et même un fils. C’était le bohème-né, celui qui ne s’applique pas à l’être. C’était le parasite sans y songer, et simplement parce que cela lui était commode. Et c’était le vrai rêveur, celui qui, lorsqu’il vient à écrire, n’a même pas de vanité littéraire. Charles Perrault, dans ses Hommes illustres, dit de lui :

S’il y a beaucoup de simplicité et de naïveté dans ses ouvrages, il n’y en a pas eu moins dans sa vie et dans ses manières. Il n’a jamais dit que ce qu’il pensait, et il n’a jamais fait que ce qu’il a voulu faire. Il joignait à cela une humilité naturelle dont on n’a guère vu d’exemple ; car il était fort humble sans être dévot ni même régulier dans ses mœurs (oh ! non) jusqu’à la fin de sa vie.

Petit bourgeois de campagne, venu tard à Paris, n’ayant pas écrit grand’chose jusqu’à la quarantaine, son éducation s’était faite toute seule. Un jour il découvre Malherbe, un jour Marot, un jour l’Arioste, un jour Platon, un jour Rabelais, un jour le prophète Baruch ; tout cela au hasard. Il goûte notre vieille littérature gauloise, alors assez dédaignée. Il écrit des contes grivois, parce que cela l’amuse. Plus tard, il s’en repent, sans trop comprendre, parce qu’on lui a dit que ce n’était pas bien. Un jour, il rime un récit de la Légende dorée : la Captivité de saint Malc, pour faire plaisir à messieurs de Port-Royal. Il ne se pique pas d’inventer quoi que ce soit, soit paresse, ou, pour en revenir au jugement de Perrault, humilité. Il n’y a pas un de ses ouvrages dont le sujet lui appartienne. Et pourtant ses Fables semblent de ces choses qu’un seul homme pouvait écrire « par un décret nominatif de l’Éternel » .

Il se laisse vivre ; il se laisse protéger et nourrir par Fouquet, par madame de Bouillon, par madame de la Sablière, par madame Hervart, par les Vendôme (le duc et le grand prieur). Il n’a aucune dignité. À soixante-huit ans, il écrit au duc de Vendôme :

L’abbé (Chaulieu) m’a promis quelque argent… Il veut accroître ma chevance. Sur cet espoir j’ai, par avance, Quelques louis au vent jetés, Dont je rends grâce à vos bontés… Le reste ira, ne vous déplaise, En vin, en joie, et cætera. Ce mot-ci s’interprétera Des Jeannetons ; car les Clymènes Aux vieilles gens sont inhumaines.

Autrement dit, — et pour parler comme Voltaire, — « il demande l’aumône pour avoir des filles » . C’est exact. Il est communément dans la lune, non pas insoumis à la règle, mais ignorant de la règle. Vers la fin il se néglige et s’abandonne tout à fait. Louis Racine dit de lui dans ses Mémoires :

Autant il était aimable par la douceur du caractère, autant il l’était peu par les agréments de la société. Il n’y mettait jamais rien du sien ; et mes sœurs, qui dans leur jeunesse l’ont souvent vu à table chez mon père, n’ont conservé de lui d’autre idée que celle d’un homme fort malpropre et fort ennuyeux. Il ne parlait point, ou voulait toujours parler de Platon.

Mais un peu plus loin, à propos d’Homère que Jean Racine expliquait à La Fontaine, Louis Racine ajoute :

Il n’était pas nécessaire de lui en faire sentir les beautés : tout ce qui était beau le frappait.

Et, d’autre part, un vicaire de Saint-Roch, l’abbé Poujet, qui l’assista dans une de ses maladies et qui en fit un petit mémoire, écrit ces mots intelligents :

M. de la Fontaine était un homme vrai et simple, qui, sur mille choses, pensait autrement que le reste des hommes, et qui était aussi simple dans le mal que dans le bien.

Et c’est pourquoi les contemporains ont beaucoup goûté cet extraordinaire bonhomme. Il y a eu, autour de ce simple amant de la nature, quelque chose d’un peu pareil— déjà— à l’empressement du beau monde autour de Jean-Jacques Rousseau. On le trouvait original et rafraîchissant.

Non, je ne pense pas qu’entre les fils des hommes aucun ait été plus parfaitement naturel que La Fontaine. Il suivait exactement son instinct et son plaisir. Et avec cela il était charmant, sans vanité, sans méchanceté. L’élève de Port-Royal, instruit de la grande misère de l’homme « naturel », dut être d’abord déconcerté de voir celui-là si délicieux. Le paganisme tranquille de La Fontaine dut agir sur Jean Racine comme un dissolvant— au moins momentané— de sa pensée religieuse. Le troisième ami de Racine, et celui qui lui sera le plus cher, et jusqu’au bout, et celui dont l’amitié lui sera le plus salubre, c’est Nicolas Boileau-Despréaux, qui n’a que trois ans de plus que lui.

Boileau me plaît extrêmement. C’est un grand artiste, et qui a fait quelques-uns des plus beaux vers pittoresques de notre langue. C’est un excellent homme, d’humeur savoureuse, et d’un bon sens admirable dans des limites étroites. Si bien qu’avec lui on est toujours tranquille. Il ne trouble pas. Il suggère peu de chose au delà de ce qu’il dit. Avec cela, il a ravi ses contemporains. Savez-vous bien qu’il y a eu cent trente-trois éditions de ses différents ouvrages publiées de son vivant ? C’est extraordinaire. Et qu’il n’a jamais demandé un sou à ses libraires ? Ce n’est pas ordinaire non plus. Il était très vivant, bon compagnon, plein de verve, grand disputeur et bon plaisant. Il avait un « talent d’imitation » très remarquable, entendez le talent de contrefaire les gens. « Il amusa un jour le roi, dit Louis Racine, en contrefaisant devant lui tous les comédiens, y compris Molière. » Il était connu pour ce talent, et on l’invitait à dîner pour qu’il « fît des imitations », comme nous dirions aujourd’hui.

Mais enfin, dit Louis Racine, il en eut honte, et, ayant fait réflexion que c’était faire un personnage de baladin, il n’alla plus aux repas où on l’invitait que pour réciter ses ouvrages.

Il avait beaucoup d’esprit. La plupart des mots qu’on a conservés de lui sont excellents. Et plusieurs sont généreux et courageux.

À l’époque où nous sommes (1663-1664), il écrit ses premières satires et en fait des lectures privées. Elles ne sont pas profondes, et il s’y trouve des lieux communs un peu modestes : mais elles sont amusantes, colorées et drues ; et une sensibilité littéraire passionnée les anime. J’avoue qu’elles me plaisent encore. Et elles étaient courageuses, ne vous y trompez pas. Attaquer en face, et en les nommant par leur nom, des écrivains dont quelques-uns étaient considérables par leur situation ou leurs amitiés, c’était se faire des ennemis acharnés et dangereux et s’exposer à de sérieux ennuis. En tout cas, il dut à sa franchise de n’entrer à l’Académie qu’en 1684, à quarante-huit ans, et encore il y fallut l’intervention du roi. Au début, quelqu’un représentait à Boileau que, s’il s’attachait à la satire, il se ferait des ennemis qui auraient toujours les yeux sur lui. « Eh bien, répondit-il, je serai honnête homme et je ne les craindrai point. » Il fut très honnête homme en effet.

Au temps où il les colportait dans les dîners, ses satires, non encore revues, plus proches du premier jet, avaient, çà et là, plus de rudesse, et plus de saveur peut-être que dans la première édition avouée.

Il y a un petit livre très rare, imprimé secrètement et sans privilège en 1666 et intitulé : Recueil contenant plusieurs discours libres et moraux en vers. C’est une édition du Discours au roi et des satires I, II, IV, V et VII dans leur texte primitif et telles qu’elles couraient en copie. Or, dans le deuxième « discours » de cette édition furtive et fautive : Contre les mœurs de la ville de Paris, je trouve ce vigoureux morceau à la Juvénal ou à la d’Aubigné :

… Et pour dernière horreur, pour comble de misère, Qui pourrait aujourd’hui sans un juste mépris Voir Italie en France et Rome dans Paris ? Je sais bien mon devoir, et ce qu’on doit à Rome Pour avoir dans ses murs élevé ce grand homme Dont le génie heureux par un secret ressort Fait mouvoir tout l’État encore après sa mort. Mais enfin je ne puis sans horreur et sans peine Voir le Tibre à grands flots se mêler dans la Seine Et traîner dans Paris ses mimes, ses farceurs, Sa langue, ses poisons, ses crimes et ses mœurs, Et chacun avec joie, en ce temps plein de vice, Des crimes d’Italie enrichir sa malice…

Pourquoi Boileau n’a-t-il pas conservé ces vers dans l’édition avouée de 1666 ? Par pudeur ? Ou par égard pour Molière, à qui ses ennemis attribuaient des fantaisies italiennes ? Ce n’est pas moi qui vous le dirai.

Si Racine, à cette époque, n’eût connu que Molière, La Fontaine, et Chapelle, et Furetière, et d’Houy, et Poignant, peut-être eût-il donné tout à fait dans le désordre. Mais je crois que Boileau le préserva. Boileau fut pour Racine un excellent tuteur. Il fut, dans bien des circonstances, quelque chose comme sa conscience morale et sa conscience littéraire.

Je viens de nommer Chapelle. C’était un garçon fort gai, assez ivrogne, et qui aimait faire de grosses farces. Lui aussi, dans les vers faciles qu’il écrivait, était de tradition gauloise, et en réaction contre le précieux, le doucereux et le pompeux.

De même Furetière, homme d’esprit, remuant et entreprenant, et qui, en 1685, se fera exclure de l’Académie pour avoir fait son Dictionnaire avant que la Compagnie eût achevé le sien. Furetière, en 1663-1664, prépare où est même en train d’écrire son savoureux Roman bourgeois, qui est, en même temps qu’une suite de tableaux réalistes des mœurs de la bourgeoisie parisienne, une satire contre le roman héroïque des Gomberville, des La Calprenède et des Scudéry, comme on le voit dès les premières lignes :

Je chante les amours et les aventures de plusieurs bourgeois de Paris de l’un et de l’autre sexe. Et ce qui est le plus merveilleux, c’est que je le chante, et pourtant je ne sais pas la musique. Mais, puisqu’un roman n’est rien qu’une poésie en prose, je croirais mal débuter si je ne suivais l’exemple de mes maîtres et si je faisais un autre exorde.

Et plus loin :

Donc, je vous raconterai sincèrement et avec fidélité plusieurs historiettes ou galanteries arrivées entre personnes qui ne seront ni héros ni héroïnes, qui ne déferont point d’armées et ne renverseront point de royaumes, mais qui seront de ces gens de médiocre condition qui vont tout doucement leur grand chemin, dont les uns seront beaux et les autres laids ; les uns sages et les autres sots ; ceux-ci ont bien la mine de composer le grand nombre…

Et cela continue sur ce ton.

À ces bourgeois joignez deux très bons gentilshommes : l’aimable chevalier de Nantouillet et ce joyeux Vivonne, frère de madame de Montespan, ami de Bussy, de Guiches, de Manicamp, diseur de bons mots, turlupin, hâbleur en amour, très débauché, mort (du mal napolitain) en 1688. Madame de Sévigné l’appelle « ce gros crevé » . Voyez Bussy et Tallemant.

(À propos de Tallemant des Réaux, si vous lisez ses Historiettes, — et il faut les lire pour connaître la réalité d’alors, particulièrement de 1640 à 1669, époque où Tallemant a pu raconter de visu, — vous y remarquerez diverses choses : l’abondance des individus originaux, et que les gens d’aujourd’hui semblent bien plus effacés ; le grand nombre des esprits libres ; la douceur, la bonhomie, la cordialité des mœurs bourgeoises à Paris ; enfin la multiplicité et la familiarité des relations entre la bourgeoisie et la noblesse, et l’absence totale de morgue, la morgue datant du jour où les rangs ont été légalement confondus.) Voilà donc les amis et la bande de Racine. Ce qu’était Racine lui-même avant la Thébaïde, nous le voyons par les Amours de Psyché de La Fontaine. Psyché n’a paru qu’en 1669 ; mais La Fontaine, indolent, avait mis plusieurs années à l’écrire ; et la première partie se rapporte certainement au temps où nos amis se rencontraient au cabaret et se promenaient ensemble dans la banlieue.

Quatre amis, dit-il, dont la connaissance avait commencé par le Parnasse, lièrent une espèce de société que j’appellerais Académie, si leur nombre eût été plus grand et qu’ils eussent autant regardé les Muses que le plaisir.

Ces quatre amis, c’est Polyphile (La Fontaine), Ariste (Boileau), Acante (Racine) et Gélaste où l’on a voulu voir Molière, mais où il est plus plausible de reconnaître Chapelle ; car Gélaste n’est qu’un rieur de parti pris, et assez fade, au lieu que les contemporains de Molière nous parlent tous de son sérieux, même de sa gravité, même de ses noires humeurs. Au reste, La Fontaine nous dit des quatre amis :

… Ils se donnaient des avis sincères lorsqu’un d’eux tombait dans la maladie du siècle et faisait un livre, ce qui arrivait rarement.

Or, ceci s’applique bien à La Fontaine lui-même, à Boileau avant 1666, à Racine avant 1664, à Chapelle toujours, mais fort mal à Molière qui, en 1664, avait déjà fait imprimer huit pièces.

Et maintenant, comment La Fontaine voit-il son jeune compatriote Racine avant la Thébaïde ?

Acante ne manqua pas, selon sa coutume, de proposer une promenade en quelque lieu hors de la ville… Il aimait extrêmement les jardins, les fleurs et les ombrages. Polyphile (La Fontaine) lui ressemblait en cela, mais on peut dire que celui-ci aimait toutes choses. Ces passions, qui leur remplissaient le cœur d’une certaine tendresse, se répandaient dans tous leurs écrits… Ils penchaient tous deux vers le lyrique, avec cette différence qu’Acante avait quelque chose de plus touchant, Polyphile de plus fleuri.

Polyphile a apporté avec lui le manuscrit de sa Psyché pour le lire à ses amis. À un moment, il interrompt sa lecture et dit :

Dispensez-moi de vous raconter le reste : vous seriez touchés de trop de pitié au récit que je vous ferais.— Eh bien, repartit Acante (Racine), nous pleurerons. Voilà un grand mal pour nous ! … La compassion a aussi ses charmes, qui ne sont pas moindres que ceux du rire. Je tiens même qu’ils sont plus grands et crois qu’Ariste (Boileau) est de mon avis.

Et là-dessus, on discute si la comédie, qui fait rire, est supérieure, ou non, à la tragédie, qui fait pleurer. Gélaste défend la comédie et le rire par des plaisanteries qui nous font croire que Gélaste est bien Chapelle et non pas Molière. Et c’est Boileau, plus âgé que Racine, c’est Boileau, le critique en titre de la bande, qui plaide pour la tragédie, et pour le plaisir délicat des larmes et de la pitié : mais Racine-Acante approuve et goûte tous ses arguments.

Votre erreur, dit Ariste-Boileau, provient de ce que vous confondez la pitié avec la douleur. La pitié est un mouvement charitable et généreux, une tendresse de cœur dont tout le monde se sait bon gré… Nous nous mettons au-dessus des rois par la pitié que nous avons d’eux… Les beautés tragiques enlèvent l’âme, et se font sentir à tout le monde avec la soudaineté des éclairs.

Quand la lecture de Psyché est terminée :

Ne croyez-vous pas, dit Ariste, que ce qui vous a donné le plus de plaisir, ce sont les endroits où Polyphile a tâché d’exciter en vous la compassion ? — Ce que vous dites est fort vrai, repartit Acante (Racine) : mais je vous prie de considérer ce gris-de-lin, ce couleur aurore, cet orangé et surtout ce pourpre qui environnent le roi des astres… En effet, il y avait longtemps que le soir ne s’était trouvé si beau… On lui donna (à Acante) le loisir de considérer les dernières beautés du jour ; puis, la lune étant en son plein, nos voyageurs et le cocher qui les conduisait la voulurent bien pour leur guide.

Ainsi, La Fontaine nous montre dans Racine, vers 1663, un jeune homme extrêmement sensible, amoureux des spectacles de la nature plus que Boileau et Chapelle, autant que La Fontaine lui-même, — et amoureux de la tragédie.

Et, en effet, Racine, en ce temps-là, achevait d’écrire la Thébaïde ou les Frères ennemis. Pourquoi ce sujet et non un autre ? Je n’en sais rien. Il avait vingt-trois ans ; il voulait faire une tragédie ; on lui avait conseillé ce sujet-là ; il l’avait accepté. Il dira dans une préface des Frères ennemis écrite pour l’édition collective de 1676 :

Le lecteur me permettra de lui demander un peu plus d’indulgence pour cette pièce que pour les autres qui la suivent. J’étais fort jeune quand je la fis. Quelques vers que j’avais faits alors tombèrent par hasard entre les mains de quelques personnes d’esprit. Ils m’excitèrent à faire une tragédie et me proposèrent le sujet de la Thébaïde.

Ainsi, ce sujet, il ne l’a pas choisi. Il ne pourra pas le saisir et l’étreindre avec amour, y souffler toute son âme (comme il le fera, plus tard, pour Andromaque). La composition de sa première œuvre ne sera pour lui qu’un exercice, — passionné sans doute, mais un exercice.

Ce sujet terrible, s’il ne l’a pas choisi, le tendre jeune homme l’a accepté pourtant. Déjà, à Uzès, nous avons vu qu’il s’intéressait aux passions violentes et qui vont jusqu’au bout.

Mais ce sujet, comment le traitera-t-il ? Racine vit familièrement, depuis quelques années, avec Molière, si vrai, avec La Fontaine, si naturel, avec Furetière, l’ennemi du romanesque, avec Boileau, qui sera le théoricien de la nouvelle école et qui va écrire, l’année suivante, le Dialogue des héros de roman (1664). Racine traitera donc son sujet avec une raison étonnante (qui apparaît mieux si l’on songe que, vers ce temps-là, Pierre Corneille écrivait Œdipe, Sertorius et Sophonisbe, Thomas Corneille son Timocrate, et Quinault son Astrate, et si l’on y compare la Thébaïde du nouveau venu).

Racine, avant de faire sa pièce, a lu (outre les Sept devant Thèbes d’Eschyle, grande symphonie épique et lyrique plus que dramatique, et où il ne pouvait rien prendre) les Phéniciennes d’Euripide, le long fragment de la Thébaïde latine attribuée à Sénèque, et l’Antigone de Rotrou (1638).

Oh ! la tragédie d’Euripide est fort belle. Mais elle ne contient guère qu’une grande scène proprement dramatique : la scène entre Jocaste et ses deux fils. Le reste est, presque autant que chez Eschyle, lyrique ou épique. Beaucoup de mythologie (qui plaisait aux Athéniens, puisque c’était la leur) ; beaucoup de pittoresque ; les récits et les descriptions sont d’une couleur extraordinaire ; Euripide s’y est particulièrement appliqué. Et pourquoi ce titre : les Phéniciennes ? C’est que des Phéniciennes y forment le chœur. Ces Phéniciennes sont des captives que les Tyriens envoyaient à Delphes pour y être consacrées à Apollon, et qui ont été obligées, par l’arrivée inattendue de l’armée des Argiens, de s’enfermer dans Thèbes. Mais pourquoi Euripide a-t-il voulu qu’elles formassent le chœur ? « C’est, dit le scholiaste, pour qu’elles pussent, étant étrangères, reprocher son injustice à Étéocle. » Mais c’est bien plutôt encore à cause de la richesse et de la singularité de leur costume exotique, et pour en amuser les yeux des Athéniens.

En outre, la pièce d’Euripide reste liée étroitement à un drame antérieur et à toute l’histoire du malheureux Œdipe. La haine mutuelle de ses deux fils, et leur duel fratricide, et le désespoir de Jocaste et la mort d’Hémon, c’est le fruit de la première faute d’Œdipe, puis de ses imprécations sur lui-même et sur sa race. Car, suivant une idée qui remplit le théâtre grec, toute faute amène un malheur, et les malheurs ensuite s’enchaînent fatalement. Les Phéniciennes, c’est un épisode de la vie d’Œdipe. Pendant tout le drame, le vieil aveugle est dans un souterrain du palais, où ses fils l’ont séquestré ; et, après la mort d’Étéocle, de Polynice et de Jocaste, il sort du palais pour se mêler aux lamentations, prend ensuite la route de l’exil, appuyé sur Antigone, et s’en va vers Colone où il doit mourir.

Racine, très nettement, écarte presque tout le lyrisme, et le pittoresque, et la mythologie des Phéniciennes. Il réduit exactement son sujet à l’histoire de la haine et de la querelle des deux frères et à ses conséquences immédiates. Il ne retient des Phéniciennes que ce qu’il croit pouvoir intéresser les hommes de son temps.

De la déclamatoire et très peu dramatique Thébaïde de Sénèque, il ne note que quelques traits. De même de la Thébaïde de Stace.

Puis il lit l’Antigone de Rotrou (de 1638).

L’Antigone de Rotrou est une espèce de drame romantique. Shakespeare, si par hasard il eût rencontré ce sujet (une trentaine d’années auparavant), l’eût sans doute traité un peu de la même façon, avec seulement plus de génie. (Les rapports sont d’ailleurs nombreux et frappants entre Shakespeare, bien que complètement ignoré chez nous, et notre théâtre des trente premières années du XVIIe siècle.)

Rotrou a besoin de beaucoup de faits et d’événements. Il ne sait pas faire quelque chose de rien. Il ne peut tirer de la tragédie d’Euripide qu’un peu plus de deux actes. Alors il joint aux Phéniciennes toute l’Antigone de Sophocle (c’est-à-dire l’histoire de la résistance d’Antigone à Créon qui a défendu d’ensevelir Polynice). Et cela ne lui suffit pas encore. Il complique tant qu’il peut. Il emprunte à Stace cet épisode : après le duel des deux frères, la nuit, sur le rempart de Thèbes, Argis, veuve de Polynice, cherche son corps « une lanterne à la main » . Elle rencontre Antigone occupée à la même recherche. Les deux femmes se reconnaissent et s’embrassent. Et cela forme un très beau tableau. Rotrou imagine encore qu’Antigone, sa sœur Ismène repentante et Ménète, « gentilhomme de la reine Argis », se disputent devant Créon l’honneur dangereux d’avoir enfreint son arrêt. Et cette invention a, comme la première, l’inconvénient de diviser l’intérêt, qui, dans la seconde partie du drame, se devrait concentrer sur Antigone.

Au surplus, la pièce de Rotrou est d’une composition fort lâche. L’exposition est très confuse. Le lieu de la scène change, même dans l’intérieur des actes : nous sommes successivement dans la chambre de Jocaste, sous la tente de Polynice, sous les remparts, dans la chambre d’Antigone, sur les remparts, chez Créon, dans le tombeau d’Antigone. Partout, dureté, emphase, subtilités ineptes, jeux bizarres d’antithèses. Çà et là de magnifiques éclairs de poésie ou de passion. Je le répète, cela ressemble assez à une tragédie d’un contemporain de Shakespeare. Même, la scène d’Hémon dans le tombeau d’Antigone fait un peu songer, par l’outrance fleurie du style et par le décor, à Roméo près de Juliette morte.

De l’Antigone de Rotrou, Racine ne garde rien. C’est sur la tragédie d’Euripide qu’il travaille.

Attentif à l’unité d’action, il retranche même l’espèce d’épilogue qui termine les Phéniciennes : les lamentations sur les cadavres, l’interdiction d’enterrer Polynice, le départ d’Œdipe et d’Antigone.

La pièce d’Euripide ainsi réduite, cette pièce dont Rotrou n’avait guère tiré plus de deux actes, Racine en tire ses cinq actes entiers, et cela, en ne gardant que les personnages strictement nécessaires à l’action.

Comment s’y prend-il ? Très simplement. Il recule jusqu’au quatrième acte la grande scène, la scène capitale, entre, Jocaste et ses deux fils (comme, plus tard, dans Bérénice, il retardera jusqu’au quatrième acte la rencontre décisive des amants). Pour remplir les trois premiers, il trouvera assez de matière dans les sentiments qu’excite la discorde de deux frères chez Jocaste, Antigone, Hémon, Créon. De ce dernier, notamment, Racine développe et l’on peut dire qu’il invente le caractère et le rôle.

Et, au dernier acte (seule trace d’inexpérience), par un goût immodéré de l’unité d’action, et pour que la pièce soit finie, bien finie, et ne puisse plus recommencer, il tue tous ses personnages, sans exception.

Bref, Racine, à vingt-trois ans, n’a pas encore tout son génie ; mais il a déjà tout son système dramatique.

Et il a déjà presque tout son style. Ici, il faut citer. Je choisis trois petits morceaux de ton différent : quelques vers d’amour d’Hémon et d’Antigone ; quelques vers de psychologie juste et aisée où le politique Créon explique pourquoi il veut que les deux frères se rencontrent pour un accommodement ; et quelques vers d’Étéocle au moment où il attend Polynice et sent redoubler sa haine à l’approche de son frère.

Hémon et Antigone (acte II, scène I) :

HÉMON

…………………

Un moment loin de vous me durait une année,
J’aurais fini cent fois ma triste destinée,
Si je n’eusse songé jusques à mon retour
Que mon éloignement vous prouvait mon amour,
Et que le souvenir de mon obéissance
Pourrait en ma faveur parler en mon absence
Et que, pensant à moi, vous penseriez aussi
Qu’il faut aimer beaucoup pour obéir ainsi.

ANTIGONE


Oui, je l’avais bien cru, qu’une âme si fidèle
Trouverait dans l’absence une peine cruelle ;
Et, si mes sentiments se doivent découvrir,
Je souhaitais, Hémon, qu’elle vous fît souffrir,
Et qu’étant loin de moi, quelque ombre d’amertume
Vous fît trouver les jours plus longs que de coutume.
Mais ne vous plaignez pas : mon cœur chargé d’ennui
Ne vous souhaitait rien qu’il n’éprouvât en lui…
Créon (acte III, scène VI) :

Des deux princes, d’ailleurs, la haine est trop puissante ;
Ne crois pas qu’à la paix jamais elle consente.
Moi-même je saurai si bien l’envenimer
Qu’ils périront tous deux plutôt que de s’aimer.
Les autres ennemis n’ont que de courtes haines :
Mais, quand de la nature on a brisé les chaînes,
Cher Attale, il n’est rien qui puisse réunir
Ceux que des nœuds si forts n’ont pas su retenir.
L’on hait avec excès lorsque l’on hait un frère,
Mais leur éloignement ralentit leur colère ;
Quelque haine qu’on ait contre un frère ennemi,
Quand il est loin de nous on la perd à demi.
Ne t’étonne donc plus si je veux qu’ils se voient :
Je veux qu’en se voyant leurs fureurs se déploient ;
Que, rappelant leur haine au lieu de la chasser,
Ils s’étouffent, Attale, en voulant s’embrasser…

Étéocle enfin (clairement et suffisamment différencié de Polynice, lequel est plus humain et d’ailleurs dans son droit) : — Acte IV, scène I :

Je ne sais si mon cœur s’apaisera jamais :
Ce n’est pas son orgueil, c’est lui seul que je hais.
Nous avons l’un et l’autre une haine obstinée.
Elle n’est pas, Créon, l’ouvrage d’une année ;
Elle est née avec nous ; et sa noire fureur
Aussitôt que la vie entra dans notre cœur.

Nous étions ennemis dès la plus tendre enfance ;
Que dis-je ? nous l’étions avant notre naissance.
Triste et fatal effet d’un sang incestueux !
Pendant qu’un même sein nous renfermait tous deux,
Dans les flancs de ma mère une guerre intestine
De nos divisions lui marqua l’origine.
Elles ont, tu le sais, paru dans le berceau,
Et nous suivront peut-être encor dans le tombeau.
On dirait que le ciel, par un arrêt funeste,
Voulut de nos parents punir ainsi l’inceste,
Et que dans notre sang il voulut mettre au jour
Tout ce qu’ont de plus noir et la haine et l’amour.
Et maintenant, Créon, que j’attends sa venue,
Ne crois pas que pour lui ma haine diminue ;
Plus il approche, et plus il me semble odieux ;
Et sans doute il faudra qu’elle éclate à ses yeux.
J’aurais même regret qu’il me quittât l’empire ;
Il faut, il faut qu’il fuie, et non qu’il se retire.
Je ne veux point, Créon, le haïr à moitié ;
Et je crains son courroux moins que son amitié.
Je veux, pour donner cours à mon ardente haine,
Que sa fureur au moins autorise la mienne ;
Et, puisque enfin mon cœur ne saurait se trahir,
Je veux qu’il me déteste afin de le haïr ! …

Ne vous y trompez pas. Tout ceci ne paraît point extraordinaire sans doute : mais pourtant c’est la première fois qu’on écrit au théâtre avec cette pureté soutenue. On a dit que, dans la Thébaïde, Racine subissait l’influence de Corneille. Fort peu, je vous assure. Elle ne se fait sentir que rarement, dans quelques vers emphatiques et à antithèses. En réalité, cet exercice d’écolier, qui n’est pas éclatant, est déjà secrètement original. Si on le compare aux deux Corneille et à Quinault, on est tenté de dire que Racine y invente le « goût » . Racine n’aura qu’à cultiver et développer en lui ce don de composition exacte et d’analyse lucide et, pour le style, ce don de simplicité précise et souple et de violence enveloppée sous une forme harmonieuse ; et, s’il rencontre alors un sujet qui l’émeuve à fond, il écrira Andromaque.