Les Éditions de l’homme (p. 117-120).

LE PIANISTE
ET LA RADIO


— « Aimez-vous la TV, monsieur le pianiste ?  » demanda le diable.

— « Encore moins que la radio. »

— « Ah ? la radio ne vous plaît pas non plus ?  »

— « Surtout quand elle nous donne de la grande musique, voire même de l’opéra. »

— « Pourquoi ? demanda le diable. Il me semble que les disques que nous entendons sont excellents. »

— « Je ne dis pas le contraire. Avant l’ère de la radio, on se rendait à l’opéra ou à un récital, comme on allait à l’église. Au théâtre ou à la salle de concert, il y avait une ambiance, une atmosphère, une espèce de recueillement, si je puis dire. Les dames étaient en décolleté, étincelantes de diamants… ou de pierres du Rhin, les épaules mi-couvertes de vison… ou d’imitation. Les hommes étaient en habit de gala, « en queue de morue », comme disaient les badauds, le chapeau-claque sous le bras, la mante noire doublée de satin blanc tombant en plis lourds, élégamment retroussée par une canne à pommeau d’argent. Tout le monde s’était donc mis en grande toilette pour l’occasion. »

— « C’est vrai, mon oncle ! Tout cela était merveilleux. Et puis après ? »

— « Eh bien, cette atmosphère, ce luxe, cette solennité, si tu veux, étaient bien de mise quand on venait écouter « Faust », « Lucia de Lammermoor », « Thaïs » ou même « La Bohème », ou pour entendre un orchestre ou un simple pianiste nous griser de l’immortelle musique de Beethoven, Brahms, Mozart, Liszt ou Wagner. »

— « Après tout, mon oncle, toutes ces grandes toilettes-là coûtaient moins cher qu’aujourd’hui… ou bien les fripiers faisaient fortune ! »

— « Serpent noir ! laisse-moi donc parler ! Je veux dire que, de nos jours, avec cette satanée radio, tu écoutes cette merveilleuse musique sans le décor qui lui convient. Tu te rases, tu lis ta « Presse », tu tisonnes dans ton foyer ou tu tailles tes ongles et, de son côté, ton épouse pèle des pommes de terre ou des oignons, balaye la place ou change la couche du petit dernier aux accords immortels de marche des Walkyries, de la « Sonate à la lune » ou du « Rêve d’amour ! » C’est un vrai sacrilège, Serpent noir de Serpent noir ! »

— « Peut-être avez-vous un peu raison, reprit le diable. Par ailleurs, le bonhomme qui se rase ou qui tisonne, la femme qui pèle des oignons, grisés tous les deux par cette admirable musique, n’oublient-ils pas, au moins pour l’instant, ce que la vie a de quotidien, de mesquin, de terre à terre et de décevant ? »

— « Bravo, monsieur le diable ! » m’écriai-je.

— « Au fond, vous n’avez peut-être pas tort », fit mon oncle.

— « Qui sait si, un jour ou l’autre, vous n’en viendrez pas à adorer la radio ! » ajouta le diable en riant.

— « Ne vous emballez pas trop vite ! La radio ne donne pas seulement des chefs-d’œuvre. Elle est forcée, pour plaire aux philistins de la publicité, de nous ahurir des chansonnettes de prétendus ou soi-disant artistes de France ou des États-Unis. La radio finira par faire croire à ses auditeurs que Yves Montand, Aznavour, Frank Sinatra et Elvis Presley sont des artistes de valeur ! »

— « Que veux-tu, mon oncle, la radio doit, en effet, trouver le moyen de plaire par moments à chaque classe de ses auditeurs, quel qu’en soit l’étiage ! Ce n’est pas avec la « Pathétique » de Beethoven que la radio vendra de l’eau de Javel, du poli à chaussures ou de l’encaustique pour les parquets ! »

— En tout cas, je hurle de colère à entendre braire ces chansons de France ou des États-Unis ! Quand je pense qu’en plus de cela, ces prétendus artistes viennent à Montréal et à Québec, faire montre de leur insignifiance et de leur suffisance ! »

— « Pourtant, fit le diable, ces nullités remportent des succès fous, même aux États-Unis, paraît-il. »

— « La belle affaire ! répondit mon oncle. Il n’y a que deux choses que les Américains savent apprécier : l’argent et les hot-dogs. »

— « Ces chanteurs-là viennent tout de même à Montréal et aux États-Unis, après avoir remporté des succès à Paris », fit le diable.

— « Parlons-en, monsieur le diable ! rétorqua mon oncle. La plupart d’entre eux ont fait, une fois dans leur vie, salle comble dans une vague boîte de nuit des Batignoles. Il y avait là pas moins de vingt personnes, en comptant la caissière, les garçons de table, le plongeur, le cuisinier, les marmitons et le flic du quartier. »

— « C’est dommage, fit remarquer le diable, que vos propres artistes n’aient pas, chez vous, le succès que ces m’as-tu vu remportent dans vos salles. Leclerc est un des rares chanceux dont les vôtres aient reconnu le talent. »

— « Oui, fis-je, mais seulement après que les Parisiens l’eussent découvert ! Du reste, tous nos artistes canadiens, dans tous les domaines, ont eu le même sort. C’est à l’étranger qu’on les reconnaît et qu’on les apprécie. Pensez à Pierrette Alarie, à Paul Simoneau, à Jobin, à Plamondon, à Dufresne, à Paul Dufault et à tant d’autres. »

— « À quoi cela tient-il ? demanda le diable, à l’incapacité de juger ou, peut-être, à la jalousie ? »

— « À la jalousie, oui ! fit mon oncle. Dans certains milieux, on ne sait pas se réjouir du succès des nôtres. Il y a, aussi, la stupidité et l’ignorance de nos snobs. »

— Je te donne raison, mon oncle, sur ce point-là. Je me souviens qu’un soir, j’avais invité un ami à venir à l’opéra. »

— « Vous deviez être riche alors, fit le diable en riant, pour vous payer ainsi deux places à l’opéra ! »

— « Pas du tout ! J’étais journaliste et, ce soir-là, je « couvrais » l’opéra ! D’où les deux billets de faveur. Or, l’ami accepta, un peu pour ne pas me faire de peine, en me disant d’un air inquiet : « C’est parfait, je t’accompagne. Mais, tu me le diras, quand ce sera beau. »

— « Après cela, fit mon oncle, tirons l’échelle ! »