Les Éditions de l’homme (p. 111-115).

OÙ LE DIABLE
S’EN MÊLE


— « Excusez, messieurs, fit le diable, en riant. En vous entendant nommer Faust et Goethe, la langue me démange. »

— « Mais, mon pauvre vieux, dis-je à notre compagnon, parle ! Je suis sûr que mon oncle sera heureux de t’entendre. »

— « Serpent noir ! Je ne demande pas mieux que monsieur le diable s’en mêle !… Vous m’aiderez à fermer le moulin à paroles de mon neveu ! »

— « Je ne voudrais pas vous blesser, monsieur le pianiste, mais je crois que vous conviendrez que Goethe a donné une bien piètre idée du diable. »

— « Oui ? Expliquez-nous cela… Puis, toi, Serpent noir ! ne te réjouis pas trop d’avance ! »

— « Voici, reprit le diable, Goethe a donné à Méphisto, mon confrère, un véritable rôle d’imbécile, comme il en a, d’ailleurs, donné un à Faust. Nous avons beau avoir tous les défauts, nous ne sommes pas des idiots, et vous devez admettre que nous avons même des qualités. »

— « Avoir des qualités, Monsieur le diable, répondit Laliberté, rien de plus embêtant ! Voyez-vous, on se fait toujours plus facilement pardonner ses défauts que ses qualités. »

— « Il y a longtemps que je paye pour le savoir, » fis-je en riant.

— « Faust, reprit le diable, était bien imbécile de vendre son âme à Méphisto, en échange d’une potion de « goof-balls » que n’importe quel apothicaire de son temps lui eut vendu à fort bon compte. »

— « Possible ! » dit Laliberté.

— « De son côté, ajouta le diable, si Goethe avait un peu réfléchi, il n’aurait pas raconté que Méphisto avait demandé à Faust de signer, de son sang, leur fameux pacte. »

— « Et pourquoi ? » lui demandai-je.

— « Méphisto, répondit le diable, était assez intelligent pour savoir qu’un vieux marcheur, pris d’un désir fou de rajeunir, afin de mieux courir le guilledou et de trousser les filles, est une recrue assurée pour l’enfer. »

— « Ça crève les yeux ! » dit mon oncle en riant.

— « Quelle idée, reprit le diable, ont bien pu avoir Carré et Barbier… et même Gounod, de faire chanter à Faust s’en allant séduire Marguerite : « Salut, demeure chaste et pure » ? Était-ce bien le moment où il songeait à la chasteté et à la pureté ? Et comment avaler cette salade de l’Air des bijoux : « Réponds, réponds, réponds-moi ! » Ah ! la barbe, hein ? »

Je ne pus m’empêcher de donner raison au diable, tandis que mon oncle, saisissant le ridicule de la situation, riait à gorge déployée.

— « Je ne vous éplucherai pas, continua le diable, tout l’opéra, scène par scène, ce serait trop long. Mais, songez au ridicule de cette scène où Valentin chante, sur un air de cantique : « Avant de quitter ces lieux, sol natal de mes aïeux, à toi, Seigneur et roi des cieux, ma sœur je confie. De tout danger, Seigneur, daigne la protéger. »

— « Ça, c’est de la plus atroce poésie que, seuls, Carré et Barbier pouvaient pondre, fis-je riant. Même nos poétereaux les plus hermétiques d’aujourd’hui ne pourraient faire pire. »

— « Et, reprit le diable, voyez-vous Valentin, ce soudard, recommandant sa sœur au Ciel, quand lui-même, au cours de la guerre à laquelle il s’en va prendre part, ne manquera pas de violer la première qui lui tombera entre les mains ! »

À ces mots, j’éclatai de rire. Mais, mon oncle rageait et, après avoir multiplié ses « Serpent noir de Serpent noir », ajouta :

— « Vous parlez comme des idiots qui ne comprennent pas qu’il faut tout oublier cela, pour ne penser qu’à la musique magnifique de Gounod. »

Le diable comprit, qu’en somme, il avait le dessus et ne voulut pas abuser de son avantage.

— « Oublions cela, Monsieur le pianiste, et parlons d’autre chose, si vous le voulez bien. Dites-moi plutôt ce que vous pensez de la musique américaine. »

— « La musique américaine ? fit mon oncle, je suis passablement de l’opinion de Sir Thomas Beecham, je me demande si elle existe. »

— « Aie, aie, mon oncle ! pense à Victor Herbert, par exemple ! »

— « Tu devrais bien savoir, pauvre écervelé, que Victor Herbert et Romberg, par exemple, ont écrit de la musique d’inspiration européenne et n’ont jamais écrit de musique… américaine. J’ai connu Victor Herbert, quand il faisait partie de l’orchestre d’Ernest Lavigne, au Parc Sohmer, et ce n’était pas un Américain. »

— « Moi aussi, je l’ai connu, mon oncle !… Mais il y a tout de même Gershwin. »

— « Celui-là, oui ! il a écrit de la musique d’inspiration nègre et c’est le seul compositeur de jazz auquel je reconnais du talent… presque du génie ! »

— « Que pensez-vous, hasarda le diable, de Duke Ellington, de Cab Calloway, de Bennie Goodman ? Pour certains de nos damnés, les écouter est un des plus cruels supplices ! »

— « Une bande de morveux et de montreurs d’ours qui essaient de mettre en musique les plaintes qu’on entend au Mur des Lamentations de Jérusalem, pour en faire de la musique de danse, » déclara Laliberté.

— « Avez-vous remarqué, dit le diable, que rien n’est si triste et si désemparé que certains airs de danse américains ? »

— « Tu as raison, mon vieux, lui répondis-je, je l’ai maintes fois constaté au Château Frontenac et à l’hôtel Reine Élizabeth. Franchement, ces larmoiements de chatte en rut me donnent la crampe. »

— « La musique américaine, ajouta mon oncle, braille ou fait du vacarme. Si c’est ce genre de musique-là que Josué fit jouer en faisant le tour des murs de Jéricho, ça ne m’étonne pas que tout ait croulé. »

— « Et si, repartit le diable en riant, vos édifices ne croulent pas, sous l’effet de la musique américaine, vous devez en rendre hommage aux architectes qui construisent, en prévoyant les tremblements de terre et les dangers du jazz. »

— « Je veux bien croire, monsieur le diable, reprit mon oncle, mais c’est tout de même dom

mage que ni le feu, ni les tremblements de terre, ni même le vacarme musico-américain ne puissent pas nous débarrasser des prétendus chefs-d’œuvre du boulevard Dorchester. »

— « Tu as donc vu nos édifices du boulevard Dorchester, mon oncle ? »

— « Bien sûr ! À quoi cela servirait-il d’avoir un appareil de TV ? »