Les Éditions de l’homme (p. 27-31).

LE VOYAGE
À TRAVERS
LA NUIT


Quand nos verres furent vidés, j’ouvris la fenêtre, je grimpai sur le dos de mon compagnon, il déploya sa cape et, un instant après, nous flottions au-dessus des toits de Montréal.

— « Es-tu assez confortable sur mon dos ? » me demanda Contradiction.

— « Beaucoup plus que dans un fauteuil du TCA ou du BOAC, je t’assure, mon vieux ! »

— « N’est-ce pas magnifique de survoler la ville par une aussi belle nuit ? »

— « Oui ! Cela rappelle le chapitre du « Diable boiteux », dans lequel Lesage raconte qu’Asmodée soulevait les toits pour permettre à son compagnon de voir ce qui se passait dans les intérieurs. »

— « Je pourrais en faire autant. Si tu y tiens, tu n’as qu’à le dire. »

— « Grand merci ! Nous avons déjà trop de propriétaires de petits journaux jaunâtres qui se taillent de jolies fortunes à se fourrer le nez dans la vie privée des gens, avec l’espoir de les faire chanter… D’ailleurs, je crois que tu aurais de la difficulté à soulever les toits dans cette partie de notre île. N’oublie pas que nous survolons Hampstead en ce moment. »

— « Possible. Mais n’oublie pas, à ton tour, que j’ai déjà soulevé des toitures de tuiles et de plomb, tout comme l’avait fait Asmodée. »

— « Je veux bien te croire. Mais, ici, les maisons sont couvertes d’hypothèques, et les hypothèques sont toujours très lourdes, s’il faut en croire les romanciers. »

— « Ah ? C’est donc cela qui donne aux maisons cet air écrasé ! »

— « Écrasé ? Tu devrais voir leurs propriétaires ; ils le sont bien davantage. »

Nous filions à une bonne allure, lorsque Contradiction monta tout à coup en flèche.

— « Aie ! prends garde ! J’ai failli tout lâcher. Qu’est-ce qui ne va pas ? »

— « Il me prend que je n’ai pas le goût de m’accrocher dans le rideau de fil de fer du maire Dawson ! J’ai failli me dévisager tantôt en allant chez toi. »

— « Ah ! Je te comprends. Nous venons, en effet, de survoler Ville Mont-Royal. »

— « Veux-tu me dire quelle idée le maire Dawson a eue d’installer cette fichue clôture ? » reprit le diable.

— « Tout simplement, mon vieux, dans l’espoir qu’il n’y aura plus de Canadiens français qui s’installeront dans SA ville. »

— « À moins que ce ne soit pour empêcher ceux qui y demeurent déjà de s’enfuir n’importe où ailleurs, à cause de sa phobie du français. »

— « C’est fort possible. Il veut les conserver comme d’excellents payeurs de taxes. »

— « Ce serait tout naturel et bien dans la note. Même vos gouvernants d’Ottawa souhaitent ardemment que vous ne périssiez pas tous, à la suite d’une explosion atomique. »

— « C’est pour cela que M. Diefenbaker voudrait que chacun de nous ait son abri anti-bombe ou anti-retombées. »

— « C’est évident, mon vieux. Représente-toi vos gouvernants sortant de leurs confortables abris et constatant qu’il ne reste plus personne pour écouter leurs beaux discours… »

— « Et surtout personne pour payer des taxes. Vois-tu, ce serait la mort à brève échéance de nos gouvernants, puisqu’ils n’ont pas d’autre raison d’existence que celle de discourir et de taxer à tour de bras. »

— « Eh oui, mon vieux, il ne resterait plus personne à taxer à mort pour payer vos postes de lancement de missiles, vos munitions et vos autres machines à tuer. »

— « Toutes choses inutiles, tu l’admettras », fis-je.

— « Inutiles ? Non ! À bien y penser, il nous faut admettre qu’elles sont, au contraire, fort utiles. »

— « Je suis bien obligé de te donner raison. Tu me fais songer que toutes ces machines représentent de bien juteux contrats pour une légion ahurissante de profiteurs qui contribuent ensuite, fort généreusement, à la caisse électorale. »

— « C’est vrai, j’oubliais. Même chez un peuple aussi exemplaire par son sens religieux que le vôtre, les élections ne se font pas avec des prières », fit le diable.

— « D’ailleurs, tu sais que le Canada et tous les autres pays du monde ne pourraient trouver du travail aux chômeurs, s’ils n’occupaient un groupe de ces chômeurs à jouer aux soldats et le reste à fabriquer des engins de guerre. Toutes les palabres sur le désarmement ne servent qu’à jeter de la poudre aux yeux des gogos. »

— « C’est entendu », fit le diable. « Pas un pays ne songe sincèrement à désarmer. Ajoutons que les délégués eux-mêmes qu’on envoie à ces conférences sur le désarmement ne sont rien de plus que des chômeurs que le gouvernement a réussi à caser. »

— « Tu sais bien qu’au fond, le but primordial de tous les organismes nouveaux, que ce soit l’O.N.U., l’Alliance atlantique, l’Assurance-maladie, etc, etc, dont nos gouvernants font grand état, c’est toujours de trouver un moyen d’offrir une situation aux innombrables quémandeurs, et de fournir des contrats aux amis. C’est le Bien-être social. »

— « Aie, aie ! Heureusement que personne ne t’entend ! Tu n’y vas pas avec le dos de la cuillère ! » dit le diable en riant.

— « Je préfère laisser la cuillère à ceux qui savent si expertement la lécher. »

— « Je te désapprouve absolument, mon vieux. »

— « Ah ? Et pourquoi ? »

— « Parce que tu serais gros, riche et craquant d’orgueil et de santé, si tu avais su comme d’autres, marcher à quatre pattes, flatter les gens en place, t’aplatir, changer d’allégeance politique au bon moment… et lécher des cuillères ! Mais non, monsieur a aimé mieux faire la petite bouche, rester toute sa vie un poète miteux et un éternel mangeur de vache enragée. Je te blâme et je te plains. »

— « Eh bien, tu as tort. Blâme-moi, si tu veux, mais je te défends de me plaindre. J’ai vécu et je vis encore la vie que j’ai toujours aimée. Tout jeune, j’ai été fasciné par la beauté de ce vers de « Cyrano » que j’ai adopté comme devise : « Ne pas monter bien haut peut-être, mais tout seul ». Et c’est sans envie que je moque des rampants. Vois-tu, mon vieux, quoiqu’on en dise, on ne meurt pas si facilement de faim. Du reste, je ne me suis jamais couché sans souper ; je ne me couchais pas plutôt ! »

Mon compagnon ne répondit pas et haussa les épaules, ce qui me fit quelque peu sursauter. « À quoi bon discuter avec pareil hurluberlu ? » se disait-il sans doute.

La nuit était devenue de plus en plus noire et de plus en plus fraîche, et perdu dans mes réflexions, j’ai dû m’assoupir…