Les Éditions de l’homme (p. 17-26).


LE
DIABLE
M’APPARAÎT




Un double « punch du planteur » eut tôt fait de me remettre parfaitement en état d’évoquer les esprits. C’est ce que je ne tarderai pas à faire : « Esprit des lois !… Esprit de parti !… Esprit de l’escalier !… Esprit de vin !… Esprit de sel !… Esprit de contradiction !… Esprit de… »

M’étais-je endormi un instant ? C’est fort possible. En tout cas, je venais de me cogner le nez sur ma table de travail. Au même moment, j’entendis tousser légèrement. (Dans de telles occasions, vous avez remarqué que la toux est toujours légère. C’est le truc classique de tous les romanciers.)

En tournant la tête vers la porte, j’aperçus un personnage vêtu d’un haut-de-chausse et d’un pourpoint de velours rouge, d’une immense cape de satin noir, et la tête décorée de deux cornes brunes entre lesquelles se tenait mal en équilibre un de ces haut-de-forme qu’affectionnent nos grands hommes, le jour du défilé de la Saint-Jean-Baptiste. C’est bien le cas de le dire : il avait l’air du diable. En me sentant pâlir, comme disent les romanciers, je m’écriai : « Diable ! » Entre nous, qu’est-ce que vous auriez dit à ma place ?

— « Diable, oui ! » fit-il en soulevant son haut-de-forme. « Tu m’as évoqué, me voici ! Je suis l’esprit de contradiction. Asmodée m’envoie le remplacer et te prie de l’excuser. »

— « Bien le bonjour, monsieur Contradiction. Donnez-vous donc la peine de prendre un siège. »

— « D’abord, ne m’appelle pas Monsieur », me dit-il, en se laissant tomber dans un fauteuil.

— « Oh ! excusez ! Honorable Contradiction, alors ? »

— « Perds-tu la carte, mon vieux ? Me prends-tu pour l’Honorable Bona ? Appelle-moi Contradiction, tout court, et tutoie-moi, si tu veux que nous nous entendions. »

— « Parfait. C’est compris. Donc entre nous pas de façons. »

— « Tu m’as évoqué. Maintenant qu’est-ce que tu veux ? »

— « Je voudrais aller chez le diable. »

— « Aller chez le diable ? Tu es donc bien pressé ? Tu ne pourrais pas attendre ton tour, comme les autres. Il ne tardera pas à venir, je t’assure. »

— « S’agit pas de cela. Je voudrais aller chez le diable, faire un tour et revenir. »

— « Ah ? Tu veux en revenir ! Je te comprends mieux. D’ailleurs, tu me sembles déjà revenu de bien des choses. Mais, enfin, pourquoi cette hâte d’aller chez le diable ? Veux-tu faire un reportage pour le « Petit Journal » ?

— « Si c’était pour faire un reportage, ce ne serait sûrement pas pour le compte d’une sainte feuille comme « L’Action », c’est entendu ! Je veux aller chez le diable, pour faire plaisir à mes amis. Il y a si longtemps qu’ils me souhaitent d’y aller. »

— « Tu me demandes là une chose quasi impossible, mon vieux. »

— « Pourtant, il me semble que ce n’est pas si compliqué : aller faire une petite villégiature en enfer et en revenir : une espèce de voyage « Économie », comme disent les compagnies d’aviation. »

— « C’est que, vois-tu, en enfer, nous passons par une crise de logement comme celle que Montréal a connue après la guerre. »

— « Vraiment ! Comment cela ? »

— « Si tu voyais ce qui nous arrive de gangsters, de cabaleurs d’élections, d’anciens sénateurs et de ministres de toutes les couleurs ! Et puis, le charbon pour chauffer tous ces gens-là est devenu hors de prix. »

— « Il ne vous est donc pas venu à l’idée de chauffer au gaz naturel ? Je suis sûr que la Compagnie serait prête à vous consentir des taux avantageux. Vous comprenez que de gros clients, comme vous en seriez, ça ne se traite pas comme de pauvres diables de Montréalais. »

— « Chauffer au gaz ? En voilà une idée saugrenue ! Pourquoi retourner à un procédé qui était peut-être bon il y a cent ans ? Il n’y a que les Montréalais pour se payer pareille fantaisie ! »

— « Quand je pense que je vais désappointer tous mes amis qui sont pourtant nombreux, à comparer à mes ennemis intimes ! »

— « Écoute un peu. Je suis prêt à faire un marché avec toi. »

— « Aie, aie ! Avec ton costume de Méphistophélès, tu me fais peur ! Je pense à cet imbécile de Faust. »

— « Il s’agit bien de cela, voyons ! Écoute plu

tôt. J’ai un chalet assez confortable au bord du Styx… Ça te surprend que j’aie un chalet ?  »

— « Pas le moins du monde ! Je connais plus d’un bandit et plus d’un politicailleur qui ont leur chalet et même leur île. »

— « Alors, je t’emmène passer quelques jours chez moi. En retour… »

— « En retour ? Tu me donnes la frousse !  »

— « Laisse-moi donc parler ! En retour, tu me renseigneras sur une foule de détails, sur des choses et des gens que tu dois connaître. »

— « Je commence à comprendre. Nous dialoguerons. Ce ne sera pas une conférence ni un séminar, ni un colloque, ni une de ces réunions où des gens qui n’ont rien à dire le disent magnifiquement en trois-quarts d’heure ou une heure et demie, si on ne leur clôt pas le bec. »

— « Tu devrais bien savoir que, dans toutes ces grandes parlottes, appelle-les comme tu voudras, il y a surtout des gens qui parlent, parce qu’ils ont à dire quelque chose, sans avoir quelque chose à dire. »

— « Concedo », comme disaient les avocats au temps où ils savaient le latin. Je ferai mon possible pour te renseigner. J’irai jusqu’à faire comme certains journalistes ; je te renseignerai sur des choses dont j’ignore le premier mot. »

— « Parfait ! Je te ramènerai ensuite. Si, toutefois, nous avons une chance de nous rendre jusqu’au fond des enfers, pour y rencontrer Lucifer, je t’y conduirai. »

— « Partons tout de suite ! Mes amis seront si contents !… Mais j’y pense ! Comment voyagerons-nous ? »

— « C’est tout simple, ma cape nous servira d’ailes. »

— « Oui ! Mais, moi, je n’ai ni cape, ni ailes, tu le sais bien. »

— « Encore tout simple. Tu n’auras qu’à empoigner la queue de ma cape et à t’y bien tenir. »

— « Dire que j’aurai tiré le diable par la queue durant toute ma vie et que, pour une fois, cela me mènera quelque part !… Seulement,… seulement, j’y pense. Tout à coup, je lâche… ? J’en ai tellement vu qui ont tiré le diable par la queue et qui, un bon jour, ont fini par aller s’éreinter, en tombant dans une maison de « finance ».

— « Eh bien, si tu le préfères, grimpe sur mon dos. Ce sera d’ailleurs plus commode, si nous voulons causer en cours de route. »

— « Te grimper sur le dos ? Ça, ça va me changer. Il y en a tant qui ont voulu me monter sur le dos, au cours de mon existence ! »

— « Bon ! Assez jaser. Ouvre la fenêtre, grimpe sur mon dos et partons. »

— « Avant de partir : autrement dit, comme Valentin chante dans Faust : « Avant de quitter ces lieux, ciel natal de mes aïeux ! »

— « Vas-tu finir de me raser avec ton Faust ? »

— « Je ne fais que commencer. »

— « Eh bien, attends que nous soyons rendus à mon chalet. »

— « Avant de quitter ces lieux… »

— « Tu ne vas pas recommencer, hein ? »

— « Non. Mais avant de partir, je t’offre le coup de l’étrier. Pendrais-tu une bonne rasade de rhum ? »

— « Sans vouloir faire le difficile, je préférerais de l’esprit… »

— « De wiskey ? Évidemment, tu es, toi-même, un esprit ! »

— « Justement. »

— « J’en ai ici ; il est épatant. Je l’ai acheté à la Régie. »

— « Je sais. Vos gouvernants ont de l’esprit à vendre. Mais, si je ne me trompe pas, ils n’en ont guère à revendre. »

— « Possible, mon vieux. Mais quand il s’agit de vendre de l’esprit et d’acheter des votes, ils sont hors pair. Maintenant, à ta santé ! »

— « Sois donc à la page, et bois à l’Assurance-Santé. »

— « À l’Assurance-Santé ? Tu veux donc que les croque-morts crèvent de faim ? N’ont-ils pas assez des médecins et des pharmaciens pour nuire à leurs petites affaires, sans avoir à souffrir de l’Assurance-Santé ?

— « Quoi ? Tu n’es pas heureux de savoir que tu peux être malade à plaisir aux frais du gouvernement ? »

— « Bah ! il y a des années que le gouvernement nous rend malades ; c’est bien du moins que, par un juste retour des choses, il nous soigne maintenant… Oh !… attends, je pense à une chose. »

— « Voyons ! Si tu te remets à penser, nous ne partirons jamais. Qu’est-ce qui ne va pas ? On dirait que l’esprit de contradiction, c’est toi ! »

— « Écoute ! Nous vois-tu flotter au-dessus de la ville en pareil équipage ? Toi, en BVD rouges coca-cola et moi, grimpé sur ton dos ?… Nous ne pourrons donner pour excuse que c’est le temps du Carnaval. »

— « Le Carnaval de Montréal ? Il n’est pas seulement fini ; je le considère foutu pour des années à venir !… Si tu y avais pensé un instant, tu te serais dit que j’ai le pouvoir de nous rendre invisibles. »

— « Ah, oui ! comme les bienfaits de Diefenbaker ? »

— « Presque autant, en tous cas ! »

— « Donc, buvons à la santé de l’amour, comme disait Jovette. »