Jean Macé et la fondation de la Ligue de l'enseignement/Chapitre 9

ix

le pétitionnement pour l’instruction obligatoire

Du résultat de tant d’efforts que restait-il au lendemain de la guerre ? Les terribles événements qui venaient de s’accomplir, en donnant un autre cours aux préoccupations publiques, avaient amené la mort de bien des cercles ; le sixième de ceux que Jean Macé signalait dans sa statistique du 15 février 1870, créés en Alsace-Lorraine, étaient définitivement perdus ; Beblenheim, le centre d’action qu’on avait eu jusqu’alors, le petit village d’où était parti l’appel et où était resté le quartier général de la Ligue, Beblenheim n’était plus français, et Jean Macé ne savait où il pourrait transporter le Petit Château. À Paris, Vauchez était revenu ; il avait retrouvé ses collègues du comité ; mais qu’étaient devenus les adhérents ? L’œuvre était à reprendre par la base, comme au premier jour, avec plus d’obstination seulement, plus de zèle, plus de dévouement, parce que la tâche allait grandir et avec elle les difficultés à surmonter. C’est au cercle parisien, en effet, qu’allait revenir le soin de centraliser le mouvement ; il était le mieux placé pour le faire, le seul d’ailleurs qui le pût. On vit alors se révéler, avec une intensité vraiment admirable, tout ce qu’il y avait de courage, d’énergie, de patriotique intelligence chez Emmanuel Vauchez.

Mieux que personne, il comprit que, dans ce grand désarroi de toutes choses, il était nécessaire, pour redonner à la Ligue sa force et sa vitalité perdues, de s’appuyer non seulement sur une aspiration générale, comme le besoin d’instruction, mais sur une idée nette, précise, dont l’application immédiatement possible, l’utilité certaine frappât les esprits. En était-il une meilleure que celle, souvent exprimée dans notre pays, de l’obligation de l’instruction ? L’heure était propice pour la reprendre. Combien de fois n’avait-on pas répété, depuis la conclusion de la paix et pendant les six mois de poignantes angoisses que dura la lutte : nous sommes les vaincus de l’instituteur allemand ? N’était-ce pas l’occasion de dire au pays : pour prévenir le retour de semblable défaite, pour que l’instruction de chacun soit certaine, rendons l’instruction obligatoire ? Vauchez proposa au comité du cercle parisien d’entreprendre un vaste pétitionnement pour provoquer un changement de législation dans ce sens. Il ne fit pas adopter son projet sans peine. Les objections furent nombreuses. On était alors un peu partout sous le coup de l’affaissement moral qui suit immédiatement les grands désastres ; on doutait de ses propres forces ; pour peu que l’entreprise fût d’importance, on craignait de s’aventurer ; encore que le succès parût certain, on hésitait à y croire. Cette disposition d’esprit se manifesta avec force au comité du cercle parisien. On rappela le pétitionnement provoqué, en 1870, par le comité de Strasbourg ; les 350 000 signatures recueillies n’avaient pas même été déposées ; de tels efforts étaient donc vains. D’ailleurs, le ministre de l’instruction publique préparait un projet de loi sur la matière ; on allait recevoir satisfaction.

À cela Vauchez et les membres qui partageaient son opinion répondirent que si le pétitionnement de Strasbourg n’avait pas eu tout le succès attendu, c’est que la guerre était venue brusquement l’arrêter ; que nul moment ne pouvait être plus opportun pour le reprendre que le lendemain des désastres où les lacunes de notre instruction générale étaient si clairement apparues ; qu’un tel mouvement ne saurait que venir en aide au projet du ministre, si ce projet avait quelque chance de succès devant l’Assemblée ; que, dans le cas contraire, il donnerait tous les bons résultats d’un appel direct au pays.

Après trois séances de discussion, le projet de pétitionnement fut enfin adopté le 4 octobre.

Une commission de cinq membres fut nommée pour mener spécialement la campagne. Le 11 octobre, elle soumettait au comité la circulaire suivante qui fut expédiée quelques jours après, sous la date du 15. C’était l’appel aux cercles.

« Paris, le 15 octobre 1871
M

Sous la pression des événements que nous venons de traverser, convaincu que le premier devoir et le premier besoin sont d’élever le niveau intellectuel et moral du pays, le cercle parisien de la Ligue de l’Enseignement a résolu de provoquer dans toute la France un grand mouvement en faveur de l’éducation du peuple.

Il y a un an, sous la généreuse impulsion de quelques cercles de la Ligue, un pétitionnement pour l’instruction obligatoire et gratuite avait réuni en peu de semaines plus de trois cent mille signatures.

Les préoccupations et les désastres de la guerre ont empêché ce mouvement d’aboutir. Il est urgent de le reprendre. Après les Prussiens, après la Commune, la croisade contre l’ignorance doit s’affirmer plus énergiquement que jamais, et multiplier ses efforts.

Nous recommençons donc cette pétition, et nous lui donnons une forme nouvelle. Voici le titre sous lequel elle se présentera au public :


MOUVEMENT NATIONAL DU SOU CONTRE L’IGNORANCE



PÉTITION

EN FAVEUR DE L’INSTRUCTION OBLIGATOIRE ET GRATUITE



« Chaque adhérent sera invité à appuyer sa signature par le versement d’un sou.

Cette cotisation, si minime pour chacun, aura deux effets :

Elle donnera aux signatures un caractère plus sérieux ;

Elle couvrira les frais d’impression et de propagande.

L’excédent servira pour la continuation de l’œuvre dont la pétition n’est que le point de départ.

Le principal but de cette agitation pacifique est d’appeler fortement l’attention publique sur la question capitale de l’instruction et de l’éducation des masses, clef de toutes les solutions, base de tous les progrès ; d’éveiller les dévouements, de grouper les activités, de préparer en un mot, sur tous les points de la France, des centres, des groupes, des comités qui surveilleront et faciliteront l’exécution de la loi, dès que l’obligation sera connue.

L’expérience, celle de ces derniers temps surtout, a prouvé l’insuffisance de l’action administrative. Dans une réforme aussi importante que celle de l’enseignement populaire, l’initiative privée aura un grand rôle. C’est à elle qu’incombera la mission de faire pénétrer dans les mœurs ce qui sera écrit dans la loi.

Mais à chaque jour sa tâche. L’œuvre actuelle, c’est l’impulsion à donner, c’est la mise en branle, c’est la pétition.

D’après nos calculs, les frais peuvent atteindre dix mille francs. C’est peu pour un pays ; c’est trop pour un seul groupe.

Et puis il nous semble qu’une pareille entreprise doit être le résultat de communs efforts.

Sans doute la pétition remboursera, et au delà, ses dépenses, mais il nous faut dès à présent la somme nécessaire pour entrer en campagne.

Nous faisons donc appel à tous les hommes de bon vouloir. Nous leur demandons de souscrire, de faire souscrire pour ce premier fond, et de nous répondre.

Nous publierons dans un bulletin spécial envoyé à chaque correspondant la liste des donateurs. Nous rendrons compte des sommes reçues et de leur emploi.

Nous espérons qu’en quelques jours, la somme nécessaire sera parfaite, et que nous serons en mesure, pour la fin du mois, de mettre la pétition en circulation.

Au nom du cercle parisien, la commission déléguée :

AD. Lerebouillet, Ch. Sauvestre, F. Moigneu, E.  Vacca, Eugène Nus.


Le secrétaire du cercle,
Emmanuel Vauchez.

P.-S. — Prière d’adresser les réponses et les souscriptions à M. Emmanuel Vauchez, au siège du cercle parisien, rue Saint-Honoré, 175, à Paris. »

Le 31 octobre, partaient les premiers ballots de pétitions à l’adresse des cercles. On lançait en même temps une nouvelle circulaire, qui fut le véritable manifeste d’entrée en campagne :


MOUVEMENT NATIONAL DU SOU CONTRE L’IGNORANCE



PÉTITION

EN FAVEUR DE L’INSTRUCTION OBLIGATOIRE ET GRATUITE

POUR LES ENFANTS DES DEUX SEXES


« Monsieur et cher Concitoyen,

Le cercle parisien de la Ligue de l’Enseignement a délégué une commission qui s’est mise en rapport avec tous les cercles de la Ligue, pour prendre l’initiative d’un vaste mouvement d’agitation légale, en faveur de l’instruction obligatoire et gratuite.

Après les cruelles épreuves que la France vient de subir, l’importance et l’opportunité d’un pareil mouvement n’ont pas besoin d’être démontrées. S’il est vrai que l’ignorance soit la cause première de la décadence nationale, c’est la diffusion universelle de l’instruction populaire qu’il faut invoquer comme le premier remède, comme le plus sûr instrument de la régénération.

Les travaux préparatoires sont terminés. La campagne est commencée. Nous venons solliciter votre plus pressant et plus énergique appui.

Tous les esprits vraiment libéraux sont d’accord pour penser que le père de famille a le devoir d’envoyer son enfant à l’école, et que l’État a le droit d’intervenir afin d’assurer l’exécution de ce devoir social.

La Ligue de l’Enseignement demande donc, pour les enfants des deux sexes, l’obligation de l’enseignement primaire.

Elle inscrit, en deuxième ligne, sur son programme la gratuité de cet enseignement.

Quelques dissidences d’opinion existent à l’endroit de l’application de ce principe. Il en est qui revendiquent la gratuité absolue : d’autres ne la veulent que pour ceux qui ne sont pas en état de payer l’écolage. Dans l’intérêt de la grande cause qu’elle défend, la Ligue de l’Enseignement les conjure d’oublier les divergences de détail, pour ne se souvenir que du principe commun dont le triomphe exige la coalition désintéressée de tous les dévouements.

Le but de nos efforts est donc d’obtenir des pouvoirs publics le développement général de l’enseignement primaire : le moyen, la voie légale, est le pétitionnement. Des milliers de circulaires et de listes de pétition, sont par nos soins, distribuées dans toute la France. Faut-il ajouter que nous convions à cette manifestation nationale tous les citoyens dévoués au progrès de l’instruction, sans distinction de parti ni de rang ? Quand il s’agit du premier intérêt de la patrie, des hommes, divisés ailleurs sur bien des points, peuvent et doivent se tendre la main.

Outre ce premier appel, la Ligue met en circulation des feuilles spéciales sur lesquelles les femmes sont invitées à inscrire leur adhésion. Nous n’avons pas voulu oublier que la femme doit être appelée, elle aussi, à dire son mot sur ce grave et impérieux problème de l’éducation de l’enfant. Son influence éclairée, son dévouement actif nous seront de puissants auxiliaires pour le succès de la plus généreuse des causes.

Un dernier mot : désireuse d’associer à son entreprise tous les signataires, la Ligue demande à chacun d’eux d’appuyer son adhésion par le versement d’un sou. Le produit de cette cotisation servira, d’une part à solder les frais généraux du pétitionnement ; de l’autre, à encourager la création de bibliothèques populaires, de cours d’adultes, de centres d’enseignement, dans les milieux qui en sont encore privés. Nous comptons assez sur l’empressement et sur le dévouement publics pour espérer que cette cotisation universelle, que ce mouvement national DU SOU contre l’ignorance ne sera pas sans fruit.

En conséquence, Monsieur et cher concitoyen, le cercle parisien de la Ligue de l’Enseignement a l’honneur de vous envoyer des listes de pétition, et vous prie de vouloir bien recueillir autant de signatures que possible. Quand toutes ces feuilles auront été signées, nous nous adresserons à l’Assemblée nationale, et nous lui demanderons d’user de son droit souverain pour donner à l’instruction du peuple le double caractère de l’obligation et de la gratuité. Une pétition appuyée par le plus grand nombre des citoyens forcera l’attention de ceux-là mêmes qui nous sont le plus hostiles, et démontrera à nos adversaires ce qu’ils feignent d’ignorer, c’est-à-dire que l’opinion publique est avec nous.

Veuillez agréer, Monsieur et cher concitoyen, l’assurance de notre considération la plus distinguée,

Au nom du Cercle parisien de la Ligue de l’Enseignement.
La commission déléguée :

Ad. Lereboullet, F. Moigneu, Eugène Nus, Ch. Sauvestre, E. Vacca.
Le secrétaire du cercle,

Emmanuel Vauchez.

P.-S. — Les feuilles signées, ainsi que le montant des cotisations recueillies, devront être renvoyées, dans le plus bref délai possible, à M. Emmanuel Vauchez, au siège du cercle parisien de la Ligue de l’Enseignement, 175,  rue Saint-Honoré, Paris.

Paris, le 31 octobre 1871. »

Le mouvement eut de suite dans les départements une ardeur singulière. On trouva dans la presse un concours empressé et des plus complets. Les journaux républicains reproduisirent le manifeste et recommandèrent chaleureusement à leurs lecteurs de s’associer au pétitionnement, s’offrant pour recueillir les signatures. La presse républicaine de Paris ne tarda pas non plus à donner son concours. Le mouvement prit alors les proportions dignes de la cause qu’il avait pour but de servir.

Mais si dès le premier jour le parti républicain s’émut favorablement, dès le premier jour aussi le parti clérical manifesta son hostilité. La lutte fut vive. Le parti clérical fit feu de toutes pièces. La question en jeu n’était-elle pas de celles qui lui tenaient le plus au cœur ? Non que l’instruction obligatoire lui parût une innovation bien dangereuse en elle-même ; mais c’était un premier pas dans une voie de réformes où probablement on ne s’arrêterait point de sitôt ; l’impulsion donnée constituait pour lui précisément le danger. Il combattit donc la demande d’inscription dans les lois du principe de l’obligation de l’instruction ; il combattit la gratuité. Ce fut pis encore quand le Siècle eut demandé la laïcité. La Ligue n’avait pas cru devoir aller jusque-là. Obligation, gratuité, laïcité, la formule se tient et est complète. Rendant l’instruction obligatoire, ne faut-il pas la rendre gratuite, et par suite l’État n’est-il pas tenu de distribuer un enseignement rigoureusement laïque, c’est-à-dire neutre entre les diverses confessions religieuses ? Mais il avait paru au cercle parisien que poser ainsi la question dans toute sa plénitude du premier coup était bien hardi, que l’obligation, la gratuité admises et proclamées, la laïcité viendrait ensuite, comme la conséquence naturelle et forcée, et avec moins de luttes, par le progrès nécessaire des choses. L’essentiel, pour l’instant, était d’obliger chaque père de famille à faire instruire son enfant. Sur ce point, du moins, il ne semblait pas qu’il dût y avoir difficultés entre les esprits libéraux. C’était la sanction législative apportée à l’accomplissement d’un impérieux devoir du père de famille, qui doit à son enfant aussi bien la nourriture de l’esprit que la nourriture du corps.

Le parti clérical y mit moins de retenue. Il accusa immédiatement la Ligue de poursuivre un but anti-religieux. On vit se reproduire les mêmes hostilités qui avaient salué la Ligue à ses débuts ; mandements, sermons, articles de journaux, tout respira le même esprit ; ce furent les mêmes arguments. Cela pour l’œuvre de la Ligue considérée dans son ensemble. Sur la question même qui faisait l’objet du pétitionnement, le clergé cria à la violation de la liberté, au mépris des droits de la conscience, tout comme nous l’avons vu faire l’an dernier, comme nous le voyons encore aujourd’hui. Le droit du père de famille devint un thème habituel de dissertation pour les combattants du parti. On s’indigna vivement à l’idée que ce malheureux père de famille ne serait plus libre de conserver son enfant dans une ignorance bienfaisante. La gratuité fut repoussée comme étant au moins inutile. Est-ce que de tout temps on n’avait pas fait aux pauvres l’aumône d’un peu d’instruction ? Quant à la laïcité, c’était tout simplement l’athéisme introduit dans l’école.

On ne s’en tint pas à la polémique. Pour contrebalancer l’effet de la pétition de la Ligue, on fit signer une pétition protestant contre la réforme réclamée, et demandant que l’enseignement fût religieux, libre et gratuit pour les pauvres. Par les mille moyens de propagande occulte dont dispose le clergé, cette pétition circula dans le pays. On l’appela la pétition des évêques. Elle était habilement rédigée, parlant beaucoup de liberté, afin de faire illusion sur son inspiration réelle. Pour la soustraire aux critiques de la presse républicaine qui n’eût pas manqué d’en faire ressortir les traîtrises de langage, on ne la publia point. Le Siècle réussit cependant à s’en procurer un exemplaire [1]. Il montra que le droit du père de famille de choisir tel mode d’éducation qu’il désirait pour son fils, revendiqué dans la pétition, n’était nullement mis en question par la Ligue, que ce droit était respecté par tous ; que le seul droit refusé au père de famille était le droit de ne faire donner aucune instruction à son enfant, et qu’en définitive c’est à la revendication de ce droit que tendait, à travers la perfidie calculée des phrases, la pétition des évêques.

Le dépôt par M. Jules Simon, alors ministre de l’instruction publique, d’un projet de loi sur l’instruction obligatoire et la nomination de la commission chargée de l’examen de ce projet (4 et 5 

décembre 1871) donnèrent plus d’activité de part et d’autre au mouvement. Sur les douze commissaires élus par l’Assemblée, deux seulement étaient républicains, M. Carnot, l’ancien ministre de 1848, et M. Ricard. M. Dupanloup fut choisi comme président. Cette nomination donna tout de suite la mesure de l’esprit qu’entendait apporter la commission dans son œuvre. Ce fut un renfort pour les cléricaux ; ce fut un stimulant plus puissant encore pour la Ligue et ses amis. Plus les résistances à la réforme réclamée allaient être vives et nombreuses au sein de l’Assemblée, plus il importait que le mouvement d’opinion dans le pays fût considérable et énergique ; on le comprit partout. Il y eut un redoublement de zèle, d’ardeur. C’est qu’aussi les difficultés grandissaient. Les adversaires du pétitionnement avaient à leur disposition, outre la force immense et insaisissable dont dispose le clergé par son action souterraine, les administrations et les parquets. Il n’est sorte de vexations que n’eurent à subir les porteurs des listes de pétition. « Il ne se passe guère de jours, écrivait Vauchez le 27 décembre à l’Opinion nationale, que je n’apprenne que des listes couvertes de signatures ont été saisies entre les mains des porteurs, soit par des curés de campagne, soit par des gardes champêtres, agissant au nom d’une autorité qui se cache. » Ces saisies étaient accompagnées de menaces à l’adresse des porteurs et des signataires. Ici, c’est un procureur de la République qui fait saisir les pétitions ; ailleurs, les gendarmes parcourent les villages, intimidant les gens et empêchant de signer. Partout, les instituteurs qui sont soupçonnés d’être favorables au pétitionnement sont en butte à des misères sans nombre de la part du clergé[2]. Le ministre de l’instruction publique lui-même baisse pavillon devant les ennemis de la réforme. À un recteur d’académie qui signale la pétition cléricale et les menées actives par lesquelles on la répand, il écrit qu’il se refuse à prendre des mesures pour arrêter cette propagande, mais qu’il s’oppose au colportage de pétitions en sens inverse sous prétexte qu’elles agitent le pays. Sous la plume d’un ministre qui se disait républicain, cela n’était-il pas inouï ?

Malgré tout, le mouvement alla sans cesse grandissant. Aux feuilles de pétitions du cercle parisien venaient s’ajouter les feuilles adressées sous forme de supplément par les journaux à leurs abonnés. Le Temps réclamait l’instruction obligatoire seulement ; la Ligue la demandait obligatoire et gratuite ; le Siècle et nombre de journaux avec lui, était pour la triple formule, obligation, gratuité, laïcité, qui ne tarda même pas à devenir la formule générale du pétitionnement. Ce fut le plus clair résultat de la campagne cléricale.

Le 1er février 1872, on commença à s’occuper de la rentrée des feuilles. La discussion de la loi à l’Assemblée paraissait proche, il importait que le dépôt des pétitions eût lieu auparavant. La clôture du pétitionnement fut fixée au 31 mars. Dès le 10 mars, sur vingt mille feuilles expédiées par le cercle parisien, cinq mille environ étaient revenues portant un total de plus de trois cent mille signatures. Mais à la fin de mars, on vit que la discussion de la loi viendrait moins tôt qu’on n’avait cru ; on remit en circulation de nouvelles listes. La clôture fut reportée au 25 mai. Un appel énergique adressé par M. Vauchez, dans une lettre datée du 15 avril, aux correspondants du cercle et que reproduisirent les journaux, stimula le zèle de tous pour les derniers jours qu’on avait devant soi. Ce temps fut bien employé. Quand le comité du cercle parisien décida de procéder à un premier dépôt des pétitions à l’Assemblée, on avait recueilli plus de huit cent mille signatures.

Le dépôt fut fait aux archives de l’Assemblée le 19 juin. La commission du Sou, ayant à sa tête M. Jean Macé, se rendit à Versailles. Les listes d’adhésion, formant 115 paquets sous enveloppes cachetées, ne pesant pas moins de 200 kilogrammes, remplissaient un chariot.

La commission fut reçue au secrétariat de l’Assemblée par une délégation des groupes républicains composée de MM. Carnot, Leblond, Henri Martin, Magnin, Joigneaux, Delord, de Lacretelle, Bamberger, Laurent Pichat, Scherer, Thomas et Brelay.

Elle leur remit, avec les listes, l’adresse suivante :

ligue de l’enseignement
par l’initiative privée

PÉTITION À L’ASSEMBLÉE NATIONALE

Messieurs les députés,

Sous le titre de Mouvement national du Sou contre l’Ignorance, le cercle parisien de la Ligue de l’Enseignement a commencé, le 1er novembre dernier, avec le concours de tous les cercles de la Ligue, un pétitionnement en faveur de l’instruction populaire, en demandant à chaque adhérent une modique souscription comme affirmation de son vœu.

Un rapide succès a répondu à son appel, bientôt secondé par la presse républicaine de Paris et des départements. Nous vous présentons le premier résultat de ces efforts collectifs. Les adhésions, recueillies jusqu’à ce jour, comprennent huit cent quarante-sept mille sept cent soixante et une (847 761) signatures réclamant l’instruction obligatoire, lesquelles se répartissent comme il suit :

Ces chiffres parlent assez haut par eux-mêmes. En saisissant l’Assemblée nationale de cette manifestation, la plus considérable qui se soit produite jusqu’ici dans notre pays, nous avons la ferme confiance, messieurs les députés, que vous voudrez bien y faire droit.
Au nom de la Ligue de l’Enseignement :
Le secrétaire du cercle parisien,
Emmanuel Vauchez.
La commission déléguée,
Charles Sauvestre, président.
Eugène Nus, E. Vacca, Ad. Lereboullet.
Le président du cercle parisien,
Jean Macé. »

Tous les journaux sympathiques au pétitionnement de la Ligue reçurent copie de cette adresse et la publièrent. On s’imagine aisément l’effet produit sur l’opinion. Un tel chiffre de signatures réuni en sept mois et demi, c’était un succès dont la Ligue et ses partisans pouvaient à bon droit s’enorgueillir. Le parti clérical ne dissimula pas tout le dépit qu’il en ressentait. Quand le surlendemain du dépôt des pétitions, M. de Lacretelle vint demander à l’Assemblée de fixer un jour prochain pour entendre discuter le rapport sur les pétitions, la majorité, suivant le mot d’ordre de M. Keller, s’y refusa. Les pétitions furent renvoyées à la commission présidée par M. Dupanloup qui en rendrait compte dans son rapport sur la loi. C’était le renvoi de la discussion aux calendes grecques.

L’Univers constata avec tristesse que le succès du pétitionnement était un fait sans précédent ; puis, épiloguant sur les chiffres, déclara gravement que les 348 mille signatures demandant l’instruction obligatoire, gratuite et laïque, prouvaient le caractère catholique des 500 000 autres. C’était une façon comme une autre de se consoler. Cette belle découverte donna à l’Opinion nationale l’occasion de rappeler que jadis les amis de l’Univers répétaient sur tous les tons que la Ligue n’était qu’une vaste association de francs-maçons et d’athées ; si 500 000 catholiques avaient répondu à son appel, c’est qu’apparemment elle n’était point si athée qu’on l’avait voulu dire ou que l’Église s’était bien amendée.

Après ce premier dépôt de signatures, le pétitionnement continua. Dans une circulaire du 1er juillet, M. Vauchez disait avec raison que le résultat obtenu devait redoubler les courages. « Il faut absolument que nous dépassions le million de signatures. » De nouvelles listes furent lancées.

La commission de l’Assemblée venait de déposer son rapport. Le projet de loi sorti de ses délibérations portait « obligation morale » pour le père de famille de faire instruire son enfant. Obligation morale, ces deux mots, dans un texte de loi, étaient un pur chef-d’œuvre. Et si le père de famille ne s’y conformait pas à cette obligation morale, qui l’y contraindrait ? La belle obligation !

Le 11 novembre avait lieu la rentrée de l’Assemblée. M. Vauchez demanda que toutes les pétitions lui fussent renvoyées pour le 15. Le 6 janvier 1873, il en fit le dépôt à l’Assemblée. Soixante-neuf-mille cinq cent six adhésions venaient s’ajouter aux précédentes. Cela portait le total des signatures recueillies à 917 267, se décomposant ainsi :

Signatures
Pour l’instruction obligatoire seulement
116 105
Pour l’instruction obligatoire et gratuite
383 391
Pour l’instruction obligatoire, gratuite et laïque
383 391
Total
847 761
On joignit à ces deux dépôts les 350 mille signatures pour l’instruction obligatoire recueillies en 1870 par le comité de Strasbourg. « Ce pétitionnement, disait l’adresse aux députés, comprend une forte proportion d’adhésions données par nos compatriotes d’Alsace et de Lorraine. Parmi les autres, un grand nombre, par un scrupule honorable, ont refusé de signer la nouvelle pétition, en alléguant qu’ils avaient signé celle de 1870. » Le total véritable des signatures déposées était donc de 1 267 267. Jamais pétition n’avait obtenu pareil succès dans notre pays. Est-il besoin de dire que l’Assemblée n’entendit jamais le rapport sur ces pétitions ? La majorité cléricale laissa ce formidable témoignage des vœux de la nation dans les greniers de la questure où vraisemblablement il est encore. Mais l’effet moral était produit. La question de la réforme de l’enseignement au triple point de vue de l’obligation, de la gratuité et de la laïcité, était mûre désormais. Elle était passée au rang de celles dont la solution s’impose. Pour réunir en sept mois ce chiffre colossal de près d’un million de signatures, il avait fallu, on le pense bien, accomplir partout des prodiges de zèle et d’activité. Mais c’est surtout au secrétaire du cercle parisien, entre les mains duquel se concentrait toute la propagande, qu’un travail inouï était échu en partage. M. Emmanuel Vauchez écrivit près de 7 000 lettres et expédia 80 000 circulaires. Le jour ne suffisait plus à un pareil labeur ; l’infatigable travailleur prenait ses nuits, ne se demandant pas quand viendrait l’heure du repos. Il eut sa récompense : le succès du pétitionnement, annonce d’une grande réforme prochaine, du vote d’une de ces lois qui font date dans l’existence d’un peuple. Il n’en est pas de plus enviable pour les hommes de son caractère. Le côté financier de l’entreprise, bien que fort secondaire, n’avait pas moins bien réussi. Une souscription préparatoire pour subvenir aux premiers frais avait produit plus de quatre mille francs — 4 017 fr. 10. Le sou demandé à chaque signataire, avait été généralement accordé. On avait reçu ainsi 26 369 fr. 60. Comme les dépenses totales n’atteignirent que le chiffre de 18 060 fr., il y eut un boni de 12 316,60 qui fut partagé entre les cercles dans la proportion de leur participation à la souscription provisoire. Tous les départements sans exception avaient pris part au pétitionnement. Il était venu des signatures des colonies comme Terre-Neuve et la Réunion et même des pays étrangers. Les Français établis en Suisse avaient envoyé 1 790 signatures ; ceux d’Italie, d’Égypte, d’Angleterre, de Turquie, d’Espagne, de Belgique, d’Allemagne, de Hollande, de Russie avaient donné aussi leur contingent ; le Cambodge figurait pour 5 signatures. J’entre dans ces détails pour montrer combien, même hors de France, l’important mouvement d’opinion qui se produisit, avait saisi les esprits. En France, le département qui donna le plus de signatures fut la Seine, 161 441 dont 7 135 de femmes. Venaient ensuite les Ardennes, 43 869[3] : on y comptait le plus grand nombre de signatures de femmes, 10 966 ; le Rhône, 33 443, la Gironde 31 376,  etc. Le dernier en liste des départements était celui des Pyrénées-Orientales 692 signatures d’hommes et 6 signatures de femmes. Dans le total général du pétitionnement, les adhésions données par les femmes formaient un chiffre de 118 819. Il faut noter aussi le résultat du concours donné par la presse républicaine. 41 journaux de province avaient recueilli des quantités diverses de signatures. À Paris, sept journaux avaient mis des listes en circulation. Le Siècle réunit 234 488 signatures ; le Temps, 99 486 ; la République française, 40 722 ; le National, 26 235 ; le Rappel, 23 217 ; l’Enseignement laïque, 9 816 ; le Corsaire, 9 053.
1er Dépôt 2e Dépôt Totaux
Pour l’instruction obligatoire seulement
116 105 3 146 119 251
Pour l’instruction obligatoire et gratuite
383 391 26 730 410 121
Pour l’instruction obligatoire, gratuite et laïque
348 265 39 630 387 895
Ensemble
847 761 69 506 917 267
  1. Il venait de Rennes et sortait de l’imprimerie Catel. En voici le texte :

    Messieurs les députés,

    Une propagande ardente, et qui s’est manifestée à la fois dans certaine presse et dans quelques-uns des conseils appelés à représenter les départements et les communes, s’agite et demande à l’Assemblée nationale de décréter l’instruction obligatoire, gratuite et laïque.

    Les soussignés protestent contre cette formule, qui outrage à la fois la liberté et la dignité des pères de famille.

    Ils demandent à l’Assemblée nationale de maintenir en principe, de proclamer à nouveau les caractères de l’enseignement chez un peuple civilisé, et de dire en chaque disposition de la loi projetée, que cet enseignement sera religieux, libre et gratuit pour les pauvres.

    Que la liberté soit laissée aux fils de famille de choisir, conformément à leurs croyances et à leurs principes, le mode d’éducation qu’ils entendent faire prévaloir ; que dans chaque commune ils aient à décider souverainement entre l’instruction laïque et l’instruction congréganiste ; que, dans les communes où les écoles sont multiples, les subventions officielles soient proportionnelles au nombre d’élèves pour chaque école, et les vœux seront pleinement remplis.

    Nous sommes avec respect, messieurs les députés, vos très humbles et obéissants serviteurs.

  2. Un instituteur écrivait à M. Vauchez la lettre suivante :

    Monsieur,

    Je vous avais demandé des feuilles de pétition pour l’instruction gratuite et obligatoire ; je les ai reçues, mais je n’ai pu les faire circuler. La malédiction cléricale m’aurait écrasé, et il faut que je vive pour que ma femme et mes enfants aient du pain.

    J’aurais pu ou plutôt je pourrais avoir 300 signatures. La plupart de ceux même qui, par intimidation, par nécessité, ont signé la pétition du clergé, s’empresseraient de réparer, autant que possible, leur faute en signant la nôtre.

    Et dire que la plupart des instituteurs de France sont dans la même position que moi ! Si la pauvreté, la misère, l’esclavage font commettre bien des bassesses, que de nobles sentiments n’empêchent-ils pas de se produire ?

    Daignez agréer, etc.

  3. Ces signatures avaient été recueillies par un ardent propagateur de l’idée de la Ligue, M. Émile Lefèvre.