Jean Macé et la fondation de la Ligue de l'enseignement/Chapitre 10

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les idées de jean-françois

Pendant que se poursuivait cette œuvre spéciale de propagande, dont la Ligue devait, par le fait même de l’adhésion que donnait ainsi le pays à un grand principe, recueillir plus tard le bénéfice sur lequel avait compté Vauchez, Jean Macé, reprenant son rôle de prédicateur de la Ligue, s’efforçait de ranimer partout l’idée qui avait fait tant de progrès de 1867 à 1870 et dont les terribles événements de 1870-1871 avaient arrêté la marche et détruit les produits. Mais les circonstances dans lesquelles l’idée avait pris naissance n’étant plus les mêmes, les moyens d’action aussi devaient changer. Jusqu’à la guerre, Beblenheim avait été le vrai centre de la Ligue ; c’est de ce petit village, du cabinet de Jean Macé qu’étaient partis tous les appels ; c’est là que se réunissaient pour être ensuite renvoyés à tous par le bulletin de la Ligue les échos de toutes les propagandes. Chassé d’Alsace par la conquête, Jean Macé dut songer à transporter ailleurs ce point de ralliement moral. Où le pouvait-il mieux faire qu’à Paris ? Le cercle parisien était admirablement placé pour succéder dans cette partie de sa tâche au fondateur de la Ligue. Jean Macé se déchargea donc sur lui du « soin de centraliser et de publier dans son bulletin les renseignements relatifs à toutes les œuvres locales et à l’ensemble du mouvement général. Les autres cercles, écrivait-il le 15 novembre 1871, comprendront certainement l’importance, je dirai volontiers la nécessité de cette centralisation, qui laisse leur autonomie aussi entière que quand elle se faisait à Beblenheim. Maîtres absolus de leur programme, et, ce qui est capital, de leur budget, ils continuent d’échapper forcément à toute direction imposée, et d’ailleurs l’universalité du droit d’initiative, dont chacun peut user à son tour vis-à-vis les autres, s’opposera toujours à ce qu’on en puisse faire abus au point central. — Quant à moi, ajoutait-il, toute mon action personnelle va se concentrer désormais dans la prédication orale, et les voyages entrepris pour aller provoquer sur place la formation de nouveaux cercles par toute la France ».

Ce n’était là, de l’œuvre de propagande générale de la Ligue, la partie ni la moins fatigante, ni la moins difficile. Jean Macé s’y révéla sous un nouvel aspect. On connaissait l’écrivain, la séduisante bonhomie de son style ; on vit apparaître, non l’orateur, mais le causeur, tout débordant de cœur et de conviction, préoccupé, avant tout, de convaincre et non de plaire et subjuguant d’autant plus, laissant aller sa parole à tous les hasards de l’improvisation, vif, spirituel, enjoué, trouvant sans cesse, à côté des accents qui remuent les âmes, la phrase ingénieuse et le mot qui, se gravant dans l’esprit, y laissent une vive et durable empreinte[1]. Il est impossible d’approcher Jean Macé sans se sentir immédiatement gagné par ce charme pénétrant que répand autour de lui cet homme au cœur chaud, à l’esprit élevé, à la bonté toujours souriante. Ce fut comme une campagne de séduction personnelle qu’il mena ainsi, sur tous les points de la France, allant visiter tour à tour le Nord, le Midi, l’Ouest, selon qu’ici ou là se présentaient les hommes propres à le seconder, surgissaient les circonstances de nature à permettre l’effort.

L’apôtre se montra tout entier.

On pense bien qu’il tint à honneur de jouer aussi son rôle dans le grand mouvement provoqué par le cercle parisien en faveur du principe de l’obligation de l’instruction. L’écrivain reprit sa plume. Jean Macé était acquis depuis longtemps à la réforme. En 1870, dans son bulletin du 15 février, il avait bien déconseillé un mouvement en ce sens, dont le cercle havrais avait décidé de prendre l’initiative. Mais il craignait alors que le principe de l’obligation ne rencontrât dans les cercles mêmes des adversaires nombreux, qu’une division s’ensuivit au sein de la Ligue naissante, qu’au surplus le gouvernement, jaloux à l’excès, ne considérât une telle propagande comme essentiellement politique et pour y mettre un terme ne supprimât du même coup et la propagande et les cercles de la Ligue. Le même sentiment de prudence l’engagea à se tenir à l’écart, en tant que représentant de l’idée de la Ligue, de l’organisation du pétitionnement du cercle parisien qui fut ainsi l’œuvre propre d’un cercle agissant

en vertu de son droit d’initiative et secondé par les autres cercles, agissant de même. Mais, en tant que citoyen, il se crut tenu d’apporter aussi son effort pour le succès final. Le polémiste fut au premier rang des combattants.

Ainsi avait-il déjà fait d’ailleurs quand le comité de Strasbourg avait, en 1870, lancé son pétitionnement. Il avait réuni en une petite brochure à 30 centimes, éditée par Hetzel sous ce titre : Lettres d’un paysan d’Alsace à un sénateur sur l’instruction obligatoire, plusieurs articles parus pour la première fois en décembre 1861 et en janvier 1862 dans l’Industriel alsacien de Mulhouse. C’était le développement très ingénieux de cette pensée : « Voilà vingt-deux ans que nous avons le suffrage universel, et nous attendons encore son corollaire indispensable, l’instruction obligatoire ! » Le mot était de M. Duruy qui l’avait écrit dans un rapport dont l’apparition au Moniteur, en 1865, fit événement. Je ne sais rien qui contienne une démonstration plus simple, plus claire, de la nécessité de l’obligation de l’instruction, ni de réfutation plus complète des objections soulevées par les adversaires de la réforme, que les soixante pages de cette petite brochure. Dès 1861, la théorie du droit du père de famille était invoquée pour combattre l’obligation. Le droit du père de famille ! N’est-ce pas, au contraire, du droit de l’enfant qu’il faut parler ? « Au point de vue de la nature, ce n’est pas l’enfant qui appartient au père, c’est le père qui appartient à l’enfant. C’est là une loi qui est écrite partout. Qui donne la vie est tenu de veiller à ses premiers développements… Le père n’a que des devoirs vis-à-vis de son petit enfant, et parmi ces devoirs, celui de l’éducation est au premier rang. Hors les cas d’extrême misère, qui sont rares après tout dans nos campagnes, à l’âge de la force, et qui viennent jeter à bas tout l’ordre établi par le bon Dieu, l’homme qui fait travailler son petit enfant pour gagner sa vie, j’entends travailler du matin au soir, de façon à ce qu’il n’y ait pas d’école pour lui, cet homme-là est un père dénaturé, que le mépris public devrait marquer au front. Ce n’est pas un droit dont il use, c’est un devoir qu’il foule aux pieds et un crime qu’il commet.

La question ainsi posée devient facile à résoudre au point de vue de la société. S’il y a un crime commis, qui oserait défendre la société d’intervenir ? Au commencement des sociétés humaines, quand elles en étaient encore à leur point de départ, au groupe formé par la famille, le père de famille était souverain, en sa qualité de chef d’État. Il avait droit de vie et de mort sur la mère et les enfants, et de même qu’il pouvait tuer le corps, il pouvait aussi laisser périr l’âme : nul n’avait de compte à lui demander. Est-ce là le régime qu’on réclame ? Alors pourquoi les tribunaux se permettent-ils d’envoyer en prison les monstres qui martyrisent leurs petits enfants et les laissent manquer de tout ? Le vieux droit du père est en leur faveur. L’enfant est à eux, ils en font ce qu’ils veulent. Si vous l’avez abandonné pour le corps, ce droit des anciens temps, devenu abominable dans notre société chrétienne, à quel titre voudriez-vous le conserver pour l’âme qui demande aussi à être habillée et nourrie ? Qu’il décide lui-même comment elle sera nourrie et habillée, rien de plus juste, et je ne demande pas qu’on fasse des enlèvements d’enfants, comme au temps des dragonnades, et dans le pays du petit Mortara. Mais quelle que soit la nourriture, il en faut une, et ce n’est pas seulement le droit, c’est le devoir de la société de l’exiger, comme elle exige que l’enfant ait du pain, qu’il convienne au père ou non, de lui en donner. »

La société n’obéirait pas seulement à un devoir moral en formulant en loi cette exigence, elle suivrait encore la voix de son intérêt. Cela est évident surtout pour une société démocratique, dans un pays de suffrage universel. L’instruction de tous devient une nécessité de premier ordre. « Cette marmaille qui court dans nos rues, c’est de la graine de souverain, ni plus ni moins. Peut-être vaudrait-il mieux qu’il en soit autrement, je ne sais pas ; mais comme c’est impossible, ce n’est pas la peine d’en parler. Ce qui vaut la peine qu’on en parle, c’est de travailler à les mettre en état d’être un jour pas trop incapables, et, pour commencer, de leur apprendre à lire et à écrire. L’ignorance du peuple est maintenant un danger public, monsieur le sénateur. » Cela étant, « et j’aimerais voir quelqu’un venir me soutenir le contraire, s’écrie Jean Macé, peut-il être permis à un père de ne pas envoyer son enfant à l’école quand elle est ouverte à tous, et qu’il n’en coûte rien aux pauvres ? Non, cent fois non, pas plus qu’il n’est permis à nos jeunes gens de rester à la maison, quand le jour de la conscription est arrivé. Demandez-vous, ce jour-là, aux parents, ce qu’ils en pensent, et vous inquiétez-vous de leur autorité sur le conscrit ? Faites-moi une bonne conscription d’école, et que le sergent de police ramène par l’oreille l’écolier réfractaire ! Croyez-moi, c’est aussi l’ennemi de la patrie que l’on combat sur ces bancs qu’il déserte. »

Cet intérêt de la société, il l’exprimait encore sous une forme ingénieuse : « Je suis bien le maître de ma voiture, n’est-ce pas ? et s’il me plaît, la nuit, de la conduire à l’aveuglette, à travers les trous et les tas de pierres, au risque de la briser, il semblerait d’abord que je suis dans mon droit. Et pourtant, on me force d’allumer ma lanterne ; si j’y manque, on ne se gêne pas pour me dresser procès-verbal. Et si je voulais m’en plaindre aux camarades, ils me donneraient tort, parce qu’il ne s’agit pas seulement de ma voiture, à moi, mais qu’elle peut rencontrer du monde sur la route, écraser un enfant, ou briser la voiture du voisin qui ne serait pas content.

« Pourquoi donc vous faire scrupule de forcer les négligents d’allumer aussi la lanterne dans la tête de leurs enfants ? Croyez-vous que nous n’y soyons pas tous aussi intéressés, et que ces têtes, où il fait noir, ne puissent rien briser plus tard ? »

C’est avec cette même logique tour à tour indignée et railleuse, cette ingéniosité d’images, bien propres à frapper l’esprit populaire, cette chaleur d’âme qui peint la conviction ardente dont est animé l’auteur, avec ces points d’arrêts précis qui posent et résolvent la question en deux lignes, que Jean Macé écrivit les Idées de Jean-François. La première série forme sept petits volumes, parus en 1872 et 1873. La grande question, qu’on mit cinq ans à résoudre, était de savoir si les partis monarchiques, en majorité dans l’Assemblée de Versailles, rétabliraient la monarchie, ou si le pays, qui ne manquait pas, à chaque élection, de manifester énergiquement sa volonté, réussirait à conserver, à faire proclamer comme le gouvernement définitif et régulier, la République. Au milieu de toutes les discussions, cette question de République ou Monarchie était en jeu. C’était la lutte de la démocratie, avec toutes ses ardeurs, ses aspirations, ses soifs de science, de liberté et de progrès, contre tous les regrets du passé, les frayeurs de l’avenir, les égoïsmes des vieux privilèges détruits, toutes les mesquines et étroites ambitions coalisées sous la direction de l’Église pour nous doter d’une monarchie où le roi sur son trône n’eût été que le satellite du prêtre à l’autel, c’est-à-dire le pire des gouvernements. Jean Macé se jette en pleine bataille, et quel que soit le sujet qui lui mette la plume en main, fait vivement ressortir le caractère de cette lutte et ses conséquences.

On sait l’hostilité qu’a rencontrée, surtout à un pareil moment, le principe de l’obligation de l’instruction, les colères plus vives encore que souleva la laïcité. C’est qu’ici l’existence du clergé comme influence politique était gravement compromise. « Celui qui est maître de l’éducation, a dit Leibniz, peut changer la face du monde. » Le clergé savait toute la vérité de cette parole et tenait à rester « maître de l’éducation ». Contre l’obligation, il avait invoqué la liberté des pères de famille ; quand on parla de laïcité, il cria à l’athéisme. C’est à cette accusation que répond Jean Macé dans le premier de ses petits pamphlets : La séparation de l’Église et de l’École. Aujourd’hui que la lutte a continué sur ce point avec une intensité qu’on ne lui avait peut-être pas vue jusqu’alors, ce petit livre est encore la meilleure réponse que je sache à tous les arguments des journaux du clergé. Il y a là cinquante pages qu’on dirait écrites d’hier et qui vivront ainsi, tant que la lutte durera.

On dit que l’école sera athée lorsqu’on n’y enseignera plus la religion ! « Pourriez-vous me dire, réplique Jean Macé, quel rapport il y a entre l’alphabet et l’existence de Dieu ? Si l’on ne peut pas faire tracer à un écolier des ronds et des jambages, des pleins et des déliés, sans toucher à l’infaillibilité du pape ? Ce que la question du célibat des prêtres viendrait faire dans la règle des participes ? Par où le Messie des Juifs peut se trouver mêlé à la théorie du plus grand commun diviseur ?

Non, l’école ne sera pas athée, parce que la lecture et l’écriture n’ont jamais été de l’athéisme et ne le seront jamais ; parce que la grammaire n’est pas athée ; parce que, quand on vient demander à un homme de vous enseigner l’arithmétique et qu’il vous l’enseigne sans vous parler de religion, il est aussi déraisonnable de crier à l’athéisme sur son école, qu’il le serait, en sortant de chez un cordonnier qui vous a pris la mesure d’une paire de bottes, sans aborder avec vous la question religieuse, d’ameuter les passants devant sa porte en criant : Voilà une boutique qui est athée ? »

À l’objection : « Un peuple sans religion ! » Jean Macé répond en citant l’exemple des États-Unis où les idées religieuses sont plus répandues et plus sincères que partout ailleurs et où il n’est pas question de religion à l’école. La vérité, c’est qu’il ne s’agit pas plus pour ceux qui réclament la séparation de l’Église et de l’École de détruire la religion, qu’ « il ne s’agit de la défendre pour ceux qui veulent l’École enchaînée à l’Église. C’est une question de domination pour ceux-ci, de vie ou de mort pour les premiers ». Et sortant des « bagatelles de la porte » pour entrer au cœur du débat, Jean Macé le prouve à l’évidence en rappelant le Syllabus, le langage de M. de Belcastel écrivant au pape, de concert avec quarante députés, sa résolution de combattre la Révolution, « la grande ennemie de l’Église et de l’humanité », comme ils l’appellent. Eh bien, si l’Église triomphe, si l’école est à elle, si les congrégations religieuses enseignantes vont croissant, l’œuvre de la Révolution sera compromise, et le 14 juillet 1789, pour l’anniversaire de la prise de la Bastille, nous aurons un jour de deuil ; les églises seront tendues de noir, on chantera le De profundis ; « si l’on parvient à les refouler, ce sera une belle fête patriotique, la fête de la délivrance du peuple français ; que dis-je ? son jour de naissance ». Toute la philosophie de la lutte est là.

La Demi-instruction est une riposte sur ce ton d’ironie fine et discrète, sans être moins mordante, qu’affectionne Jean Macé, à ce bel argument invoqué un jour, après tant d’autres, par un député de la droite, M. de Tarteron, dans un des bureaux de l’Assemblée : « L’ignorance naïve est cent fois préférable à cette demi-instruction qui… etc. » Le paysan ne peut recevoir une instruction entière dans son école ; une demi-instruction éveillera chez lui des instincts, des aspirations, des appétits qui ne sauraient trouver satisfaction ; dans son intérêt il vaut donc mieux ne pas l’instruire du tout. C’était leur profond amour du peuple qui inspirait aux cléricaux ce sentiment-là. Il faut reconnaître que la question ainsi posée, la solution était bien simple : fermer les écoles. « Voilà une économie toute trouvée. Et quel magnifique progrès à réaliser, par-dessus le marché, dans notre malheureux pays qui a tant besoin de progrès ! Pensez-donc : cent fois préférable ! »

Dans la Soutane de l’abbé Junqua, Jean Macé examine la question des rapports de l’Église et de l’État. L’abbé Junqua était ce prêtre de Bordeaux qui, pour avoir refusé de reconnaître le dogme de l’infaillibilité papale proclamée par le concile du Vatican, avait été frappé d’interdit par son archevêque et sommé de quitter la soutane ; il n’avait point obéi, et le tribunal de Bordeaux l’avait condamné à six mois de prison. Cela en vertu du Concordat. Jean Macé se demande si ce contrat passé en 1802 entre l’Église et l’État est bien observé des deux côtés. Incontestablement l’Église n’en retenait que ce qui lui était utile ou agréable, arguant de la loi divine pour violer le reste. L’État n’avait alors que trois partis à prendre : ou fermer les yeux sur toutes les infractions au Concordat, ou les réprimer toutes sans exception, ou enfin annuler le Concordat, « ce qui serait le meilleur ».

Jean Macé publia ensuite la Vérité du suffrage universel. — Avant, pendant et après — où il se préoccupe de trouver un système qui assure une représentation aux minorités et ne permette pas aux élus d’oublier les promesses des candidats.

Avec les Députés dans l’embarras, revient la question de l’influence de l’Église dans le gouvernement. Quatorze députés de la droite ayant protesté, en déclarant ne relever que de leur conscience, contre un mandement de l’évêque de Versailles qui blâmait vivement la conduite de l’Assemblée, trop peu cléricale encore à son gré, un abbé d’Alzon, grand vicaire à Nîmes, avait écrit à l’Univers que le premier juge de la conscience des quatorze députés, s’ils étaient catholiques, était leur confesseur, et par suite, s’ils se confessaient à Versailles, l’évêque de Versailles. Jean Macé raille l’embarras de ces malheureux députés vertement rappelés à l’ordre. S’ils ont vraiment la foi, quel supplice doit être le leur, à chaque instant de la vie parlementaire, obligés qu’ils sont ainsi de prendre sur toute chose l’avis de leur confesseur. Ceci n’est que plaisant ; mais la conséquence, si par hasard l’Assemblée était entièrement composée de croyants, le serait un peu moins. Derrière les députés et les confesseurs, l’évêque de Versailles serait plus qu’un roi. C’est bien à cette omnipotence aussi que prétend l’Église.

Le mal sans remède. — La Sainte Alliance, sont deux chapitres de la sixième brochure, où Jean Macé signale la douleur des droites devant la marche du parti républicain à son triomphe légal, et l’alliance des bonapartistes et des monarchistes pour rétablir le trône de M. de Chambord.

La septième et dernière brochure de la série est intitulée Jacques Bonhomme à ses députés. — La France à Jacques Bonhomme. C’était en 1873. Il était fortement question à l’Assemblée du remaniement de la loi électorale ; on ne parlait de rien moins que d’exiger de tout électeur trois années de domicile dans sa commune. On supprimait ainsi un nombre considérable d’électeurs. Jacques Bonhomme engage ses députés à renoncer à ce projet qui, d’ailleurs, ne leur servirait de rien ; s’ils veulent à toute force faire une loi électorale, il leur donne le conseil de s’occuper des élus et d’aviser au moyen de les astreindre à l’exécution de leurs promesses de candidats. Quoi qu’ils fassent, Jacques Bonhomme est le maître ; il le sait et, le jour venu, le fera bien voir. Jacques parle haut, comme on voit, mais n’a-t-il pas lui aussi des vérités à entendre ? La France les lui dit dans un bon et paternel langage. S’il a aujourd’hui à se plaindre, à qui la faute tout d’abord, sinon à lui qui, dans la nuit du 2 décembre et les jours suivants, a laissé une bande de brigands, de parjures, bâillonner la France, emprisonner, exiler, fusiller les défenseurs du droit ? les criminels, il les a amnistiés ensuite, prenant ainsi sa part de responsabilité dans les crimes commis, dans les hontes à venir. « Souviens-toi de Rome ; souviens-toi du Mexique ; souviens-toi de toutes les iniquités que tu as laissées commettre en ton nom et que tu as acceptées, toi aussi, d’un cœur léger. »

La France montre ensuite à ce pauvre Jacques qu’il ne lui suffira pas de changer ses représentants ; ils seront républicains, c’est vrai, mais la belle avance si les électeurs n’ont pas fait eux-mêmes leur éducation, s’ils ne sont pas devenus des républicains. « Allons ! Jacques Bonhomme, mon ami, puisque tu te dis roi et que tu veux la République, allons ! haut la tête et la poitrine en avant ! apprends ton métier de roi et de républicain. C’est le même. Un peuple républicain est un peuple roi.

Apprends à considérer les affaires publiques comme affaires qui te regardent, comme affaires personnelles dont il est insensé de se désintéresser. Apprends la loi qui doit te régir et que tu ignores trop souvent. Apprends à la respecter d’abord, ensuite à la faire respecter. »

La leçon continue ainsi, insistant sur la nécessité de renoncer aux sauveurs, de garder le suffrage universel, « gage de relèvement » de la patrie, de ne pas rester immobile quand toutes les nations marchent, progressent, de songer enfin qu’il est pour nous « un ennemi qui n’est pas rassasié de vengeance et de butin », et qui serait plus impitoyable encore si on lui donnait prise une seconde fois.

Ces pages sont splendides. La raison et le patriotisme ne peuvent tenir un plus beau langage. Par elles se clôt dignement la série des Idées de Jean-François.

  1. La manière de Jean Macé conférencier est très bien décrite dans les lignes suivantes publiées par l’Électeur libre, de Chaumont (Haute-Marne), pour rendre compte d’une conférence sur « l’école et le régiment », faite à Chaumont par Jean Macé, le 4 mars 1883 :

    Nous n’essaierons pas de reproduire cette conférence, cela serait impossible, On ne peut malheureusement noter sur le papier le ton, le geste, le mouvement tout ce qui fait la vie et la puissance de la parole humaine. Or, pour donner à ceux qui n’ont pas entendu Jean Macé une idée de sa force, il faudrait tout cela. Son talent est si original, sa parole si spontanée, son geste si vivant, son accent si fortement empreint de la passion qu’il ressent au moment même, que répéter tout ce qu’il a dit, le pût-on faire exactement, sans ce merveilleux accompagnement, mieux encore, sans cette bonhomie si gaie, sans cette chaleur de bonté toute paternelle, sans cette grâce souveraine du vieillard bouillant d’ardeur pour tout ce qui est jeune et généreux, serait envers lui une espèce de trahison.

    Imaginez la conversation la plus variée, la plus vagabonde, la plus simple, la moins apprêtée, la moins prétentieuse, avec des mots, des cris d’éloquence qui jaillissent comme autant de traits de lumière. L’orateur ne fait pas de phrases : il a horreur des

    phrases et de la phrase. Il commence d’une manière, s’interrompt, reprend autrement, s’interrompt encore pour avertir ses auditeurs que c’est là sa manière, retrouve son idée et continue. Au milieu de tout cela se joue l’esprit le plus ingénieux et le plus fin ; rendant sensible par une comparaison simple et saisissante une idée élevée ou trop abstraite, lançant à ses adversaires

    le trait ironique auquel on ne répond pas ; retenant le mot violent, — qui frapperait peut-être un peu fort, — quand il est déjà commencé, de façon que tous les auditeurs l’achèvent.

    Et au-dessus animant, soutenant, soulevant l’orateur, l’image toujours présente de la patrie.

    Tout ce que nous disons pour résumer cette merveilleuse causerie, c’est que, pendant près de deux heures qui ont coulé comme un instant, Jean Macé nous a fait comprendre et sentir l’étroit rapport qui unit le régiment à l’école. Pour lui l’école n’est que la préface du régiment, le régiment la continuation de l’école, Ce ne sont pas deux institutions, mais une seule. L’école commence ce que le régiment finit.

    Donc si le régiment est obligatoire et laïque sans que personne le trouve mauvais, l’école doit être obligatoire et laïque. Personne n’a jamais imaginé de faire payer au soldat une pension pour le temps qu’il passe dans les rangs. De même l’école doit être gratuite.

    Malheureusement, entre l’école et le régiment il y a une lacune, une lacune considérable. De 13 à 21 ans, dans l’état présent de notre législation, l’enfant, qui devient un jeune homme, est sans éducateur. Il ne peut ainsi qu’oublier ce que l’école lui a appris, Jean Macé voudrait qu’une loi vînt établir, pour les jeunes gens de cet âge, de véritables cours d’adultes obligatoires, d’un mois environ par année, et qui seraient, pour l’instruction civique et militaire, les 28 jours avant le régiment.

    Mais en attendant cette loi qui, dans la conviction de orateur se fera un jour, qui toutefois peut tarder, c’est à nous tous à combler la lacune. Organisons des bataillons d’instruction qui, prenant l’enfant à la sortie de l’école, entretiendront en lui le culte des grandes choses, la religion de la patrie.

    Jean Macé a été amené ainsi à dire quelques mots des manuels d’instruction civique, et entre autres de celui de Gabriel Compayré. Ce manuel, il le déclare excellent, il le montre irréprochable. « Tous les pères de famille doivent le lire pour s’en assurer. Il ne contient pas la plus légère attaque à la religion catholique. Tout le tort qu’il a, c’est de ne pas parler d’eux.

    Puis rappelant la nécessité de l’instruction civique, expliquant cette nécessité par le souvenir de nos désastres dont la cause principale a été l’oubli de l’idée de patrie, dénonçant à nos frontières et sur cette partie du sol national qui nous a été arrachée, la race ennemie qui nous guette, l’orateur a mis en regard des efforts de la France pour instituer cet enseignement dont elle attend son salut, les efforts contraires des évêques pour l’arrêter, pour l’écraser ; et comme document significatif, il a lu à son auditoire indigné un passage d’un mandement récent, où l’évêque de Nancy, dans un accès de fanatisme furieux, prédit que les nations étrangères pourront bien un jour venir, en détruisant la France, détruire ce foyer d’impiété et de corruption qui est un danger pour elle-même.

    Les applaudissements ont à bien des reprises interrompu l’orateur. La salle était, à chaque instant, enlevée, électrisée par ces mots à emporte-pièce qui marquaient nos ennemis, ceux du dedans et ceux du dehors ; par ces hautes idées, par ces sentiments généreux bien faits pour renouer et réveiller ce qu’il y a de meilleur dans le cœur de l’homme. Tous à ce moment comprenaient que ce vieillard qui venait ainsi nous parler de la patrie après une vie usée dans le dévouement, dans le plus rude et le plus actif apostolat, était cent fois plus religieux que les mystagogues mitrés et crossés — pas assez crossés — qu’on voit avec stupeur, à certains jours de l’année, figurer en public, ridicule débris du passé, avec un marteau d’argent et un bonnet assyrien ; et qui aujourd’hui, dans chaque diocèse, sous prétexte de religion, se mettent en révolte contre la nation qui les paye et le gouvernement qui les a nommés. — Paul Claudel.