Jean Macé et la fondation de la Ligue de l'enseignement/Chapitre 4

iv

ses livres d’éducation

Cet asile de Beblenheim fut pour lui un recueillement. Pendant que le despotisme, continuant son œuvre, s’appesantissait sur la France, fermant de plus en plus la bouche à toute voix de liberté, Jean Macé trouva une consolation, un oubli, s’il était possible, des amertumes, des déceptions de la vie militante, dans la belle et sainte tâche de l’éducation. C’est aux dix premières années de cette retraite, de cet enterrement, — enterrement bienheureux, a-t-il dit et répétons-nous après lui, — que nous devons ces œuvres exquises et populaires : l’Histoire d’une bouchée de pain, l’Arithmétique du grand-papa, le Théâtre du Petit-Château, les Contes du Petit-Châeau, les Serviteurs de l’estomac, parues presque coup sur coup et dont la plupart furent une révélation dans un genre spécial de littérature : la vulgarisation des sciences.

La Bouchée de pain est le premier en date de cette série d’ouvrages. Je sais peu de livres aussi attrayants. L’auteur s’adresse à une petite fille et la fait assister au voyage d’une bouchée de pain à travers cette machine compliquée qu’on appelle le corps humain. Voyage tout plein de charme, tant le guide a pris soin d’aplanir les aspérités de la route, de rendre la montée douce, facile ; jamais cicerone ne fut plus aimable. Fillette qui, berçant votre poupée, devenez déjà rêveuse, lisez ce livre ; c’est un ami qui l’a écrit pour vous ; à côté de la science, il a mis une morale pour les enfants, toute paternelle, que votre bon cœur comprendra ; jeune fille dont l’âme s’éveille à des pensées plus graves, lisez-le aussi ; vous le goûterez davantage et l’expliquerez, s’il le faut, à votre petite sœur ; lisez-le encore, vous tous qui, venus à l’âge mûr, vous intéressez à la vie de l’esprit. Le livre est petit ; mais il est gros de science et de philosophie, de cette philosophie de tous les jours, sans prétention et d’autant plus élevée, dont les hommes peuvent tirer profit comme les enfants. Et s’il semble qu’à force d’attentions délicates, la science cherche à s’y faire pardonner ce qu’elle peut avoir ailleurs de rude et de sévère, elle n’en est pas moins solide, pas moins profonde.

L’Histoire d’une bouchée de pain est bien le chef-d’œuvre du genre. Ce fut le point de départ de toute une bibliothèque destinée à l’enfance et où tous nous avons à glaner. On a rarement égalé, on n’a certaiement pas surpassé ce livre.

Un extrait va nous faire juger la manière de l’auteur. Je prends les premières pages, le commencement de l’introduction où Jean Macé résume tout son livre.

« J’entreprends, ma chère petite, de vous expliquer des choses qu’on regarde en général comme très difficiles à comprendre, et que l’on n’apprend pas toujours aux grandes demoiselles. Si nous parvenons, en nous y mettant à deux, à les faire entrer dans votre tête, j’en serai très fier pour mon compte, et vous verrez combien la science de messieurs les Savants est amusante pour les petites filles, bien que messieurs les savants prétendent quelquefois le contraire.

L’histoire d’une bouchée de pain ! Si c’est là ce que je veux vous raconter, vous me direz que ce n’est pas la peine. Vous en savez là-dessus aussi long que moi, et je ne vous apprendrai pas la manière de mordre dans une tartine.

Eh bien ! vous ne vous doutez pas de la quantité incroyable de choses qu’il y a sous ce petit mot, et quel gros volume nous pourrions en faire, si je voulais entrer dans tous les détails.

Vous êtes-vous demandé quelquefois pourquoi on mange ?

Je vous vois rire d’ici.

« L’on mange parce qu’il y a des gâteaux, des bonbons, des confitures, des poires, du raisin, des petits pains tendres, toutes sortes de bonnes choses qui font plaisir à manger. » C’est une assez bonne raison : il n’en faut pas d’autre. Ah ! s’il n’y avait que de la soupe au monde, peut-être bien qu’on pourrait demander : Pourquoi ?

Mettons qu’il n’y a que de la soupe au monde. Aussi bien, il ne manque pas de pauvres petits enfants pour lesquels il n’y a pas autre chose, et qui mangent tout de même et de bon appétit, je vous l’assure ; le père et la mère ne le savent que trop, bien souvent.

Pourquoi mange-t-on, même quand on n’a que de la soupe ?

Je vais vous le dire si vous ne le savez pas.

L’autre jour, quand votre maman a déclaré que votre robe était devenue trop courte, et qu’il a fallu vous faire la jolie robe à carreaux dont vous étiez si fière les premiers jours, d’où venait cela ?

— Belle demande ! c’est que j’avais grandi.

— Et comment avez-vous grandi, s’il vous plaît ?

Vous voilà prise. Il est bien sûr que personne n’est venu rallonger vos jambes pendant que vous dormiez, et que si les bras sortaient des manches, ce n’était pas parce qu’on avait remis un petit morceau au coude, comme on remet des planches à la table, les jours où l’on donne à dîner à beaucoup de monde. Cependant rien ne grandit tout seul, comme rien ne diminue non plus, persuadez-vous bien cela une fois pour toutes. Si l’on n’a rien ajouté par dehors, il faut bien que quelque malicieux génie ait fourré par dedans tout ce qu’il y a de plus dans les bras, les jambes et le reste. Et le malicieux génie, savez-vous bien qui c’est !

C’est vous.

Ce sont vos belles tartines, vos bonbons, vos gâteaux, la soupe aussi, et la soupe encore mieux que tout le reste, pour vous le dire en passant, qui une fois disparus dans le petit gouffre que vous connaissez bien, se sont mis, sans vous demander la permission, à se glisser sournoisement dans tous les coins et recoins de votre corps, où ils sont devenus, à qui mieux mieux, des os, de la chair, etc.,  etc. Tâtez-vous de tous les côtés : ce sont eux que vous rencontrerez partout, sans les connaître, bien entendu. Vos petits ongles roses qui se trouvent repoussés tous les matins ; le bout d’en bas de vos aux cheveux blonds qui s’allongent toujours davantage, en vous sortant de la tête, comme une herbe qui pousse hors de la terre ; vos dents de grande fille qui montrent maintenant le bout de leur nez, et remplacent à mesure celles qui vous étaient venues en nourrice : vous avez mangé tout cela, et il n’y a pas longtemps.

Et notez bien qu’il n’y a pas que vous qui en soyez là. Votre petit chat, qui était si mignon il y a quelques mois, et qui devient tout doucement un grand chat, c’est sa pâtée de tous les jours qui devient chat à mesure au dedans de lui. Ce grand bœuf, qui vous fait si peur, parce que vous ne savez pas combien c’est une bonne personne, incapable de faire du mal aux petits enfants qui ne lui en font pas ; ce grand bœuf a commencé par être un tout petit veau, et c’est l’herbe qu’il a mangée qui s’est transformée à la longue en cette masse énorme de chair, que les hommes mangeront ensuite pour en faire de la chair d’hommes.

Il y a mieux. Les arbres de nos forêts qui montent si haut et qui tiennent tant de place, n’étaient pas, dans le principe, plus gros que votre petit doigt, et tout ce que vous voyez là, ils l’ont mangé.

— Quoi ! les arbres mangent aussi ?

— Assurément, et ce ne sont pas les moins gourmands de tous, puisqu’ils mangent jour et nuit, sans jamais s’arrêter. Seulement vous concevez bien qu’ils ne se fait pas chez eux tout à fait de la même manière que chez vous. Et encore, vous serez étonnée, je vous en préviens d’avance, quand vous verrez tous les points de ressemblance qui existent entre eux et vous à ce sujet-là.

Convenez qu’il n’y a pas beaucoup de contes de fées qui soient plus merveilleux que l’histoire de cette tartine de confitures qui devient petite fille, de cette pâtée qui devient chat, de cette herbe qui devient bœuf…

Peut-être bien allez-vous me dire qu’il y a longtemps que vous mangez des bouchées de pain sans vous inquiéter de ce qu’elles deviennent, et que cela ne vous a pas empêchée de grandir, pas plus que le petit chat, qui ne s’en inquiète pas non plus.

Oui, chère enfant ; mais le petit chat est un petit chat, et vous êtes une petite fille. Jusqu’à présent vous en ayez su autant l’un que l’autre sur ce chapitre, et, de ce côté-là, vous n’étiez pas au-dessus de lui. Lui ne s’en inquiétera jamais, et restera toujours un petit chat. Vous, le bon Dieu vous a destinée a devenir plus que vous n’êtes, et c’est seulement en apprenant ce que ne sait pas le petit chat que vous vous élèverez au-dessus de lui. »

N’est-ce pas tout simplement exquis. Le livre est bien de ceux dont on peut dire, en modifiant un peu le mot de La Fontaine sur Peau d’Ane : « Si la Bouchée de pain m’était relue, j’y prendrais un plaisir extrême. »

Les Serviteurs de l’estomac font suite à la Bouchée de pain. Dans le premier de ces deux ouvrages, Jean Macé a décrit la « machine à manger » ou « à se nourrir. » Dans le second, il s’occupe de la « machine à marcher. » Après les organes de nutrition, estomac, cœur, poumons, veines, artères, etc., les organes de relation, qui « sont destinés à nous mettre, chacun à sa façon, en rapport, en relation, si vous aimez mieux, avec les substances qui auront l’honneur de venir se loger chez nous ». La manière est la même, bien que le style change un peu : il y a quelque chose de moins raffiné, de plus scientifique. Aussi bien, la petite fille à laquelle s’adresse ces lettres a-t-elle grandi : son esprit s’est développé, il est plus apte à se familiariser avec la science dépouillée de quelques-unes des dentelles, en quelque sorte, qui dans le premier livre la paraient de toutes parts. « Vous n’êtes plus la petite fille qui ne savait rien, et je n’ai plus besoin de vous parler comme à un enfant », lui dit Jean Macé.

L’Arithmétique du grand-papa est l’histoire de deux petits marchands de pomme qui, ne sachant que compteur sur leurs doigts jusqu’à dix, se trouvaient parfois, bien qu’entre eux tout fût en commun, d’autant plus embarrassés pour régler leurs petites affaires qu’ils avaient des caractères entièrement dissemblables : l’aîné, Rammasse-Tout, « ne se sentait riche qu’en voyant toutes ses richesses réunies en un seul monceau » ; le cadet, Partageur, « craignait les accidents et n’avait de repos qu’en sachant son bien éparpillé de tous côtés ». De là des disputes acharnées. « Heureusement pour eux, ils reçurent un soir la visite de leur sœur Pinchinette, qui vivait avec la bonne fée, leur marraine », et qui en avait reçu tant d’esprit que ce fut pour elle un jeu d’inventer en quelque sorte l’arithmétique afin de mettre les deux frères d’accord. Ce sont les procédés de Pinchinette pour apprendre à nos petits marchands les quatre règles, les fractions et le système métrique, qui font l’objet du livre. Nous sommes en plein dans la fiction. Le cadre est ingénieux. Quant au fond du récit, la démonstration des opérations arithmétiques, il est d’une simplicité parfaite et bien en rapport avec cette nature d’esprit de l’enfant qui saisit vivement les choses concrètes, mais s’arrête, comme écrasé, devant les abstractions.

On voit de suite que le livre est plus enfantin que la Bouchée de pain. C’est « un livre de préparation, a dit lui-même Jean Macé, un livre de famille », qui doit précéder le livre d’école et l’abstraction pure. Ayant passé par cet enseignement, l’enfant apprendra mieux, plus intelligemment et plus vite, l’arithmétique apprise trop souvent, pour ne pas dire toujours, par pur effort de mémoire et sans que l’esprit la comprenne.

Est-il besoin d’ajouter que, pour n’être qu’un conte enfantin, ce petit livre n’en est pas moins un conte pour tous et qu’on passe quelques heures agréables à lire ses deux cents pages ?

Le Théâtre du Petit-Château suit l’Arithmétique du grand-papa dans l’ordre de publication. Je l’ai dit, Jean Macé était bientôt devenu le professeur universel au Petit-Château ; il devint plus encore, l’impresario de la maison. Car on y jouait aussi la comédie, et c’était tout à la fois un moyen de récompense, en choisissant pour remplir un rôle les meilleures d’entre les élèves, et un complément d’éducation. « Il y a peu d’exercices plus utiles pour développer la mémoire, former la prononciation, et donner de l’aisance aux manières que ces représentations en famille, dit Jean Macé dans la préface de son Théâtre. C’est en même temps, ajoute-t-il, un moyen précieux pour donner des leçons qui ne s’oublient pas, leçons de conduite, et même leçons de classes, si l’on veut en prendre la peine. Si je n’avais pas autre chose à faire, je m’engagerais volontiers à enseigner toute l’histoire de France, avec les dates, dans une série de pièces se suivant d’époque en époque. Mes élèves ne seraient peut-être pas en état de passer un examen, mais elles en sauraient certainement plus long que des liseuses de manuels. » Le théâtre du Petit-Château remplissait encore un autre but. Dans cette petite république, où parfois, comme dans les grandes, les passions entraient en jeu, la scène était un instrument de gouvernement. Pas de censure à redouter, puisque le gouvernement lui-même tenait la plume, et comme il pouvait à son aise gourmander les passions ! Jean Macé ne nous a offert, dans son livre, que quelques-unes des pièces qui composent le nombreux répertoire de la maison, celles qui « peuvent voyager à l’étranger, c’est-à-dire celles où ne figurent ni mademoiselle Verenet[1], ni M. Macé, ni madame Macé, ni mademoiselle une telle, qui se scandaliserait probablement si l’on envoyait son nom courir le monde. » Elles ne valent point par l’intrigue ; Jean Macé n’est rien moins qu’un auteur dramatique ; mais il y a dans toutes une idée morale fort élevée. Le danger pour les œuvres de ce genre est la fadeur. Jean Macé a évité l’écueil avec un rare bonheur. Il intéresse, il charme comme toujours ; vous fermez le livre avec une douce émotion.

J’en dis autant des Contes du Petit-Château. Quand on parle de contes de fées, nous pensons tout de suite aux contes de Perrault. Ils ont fait les délices de l’enfance de tant de générations ! Je viens de les relire et non sans plaisir. C’est court, vif, net ; l’esprit de l’enfance est immédiatement et pour longtemps saisi. Jean Macé est moins alerte que Perrault, son récit va moins vite ; les aventures sont moins extraordinaires, il y a moins de rois, moins de cours, moins d’or et moins d’argent ; mais j’y trouve infiniment plus de cœur, plus d’émotion. Je crois aussi que l’enfant comprendra mieux la leçon morale que chaque conte porte en lui. Elle est plus simple, plus à sa portée. Les héros ne sont-ils pas des enfants eux-mêmes, placés, autant que le permet le voisinage des fées, dans les situations communes à tous ? De là vient aussi l’allure du récit qui vous emmène doucement, révélant à chaque page l’affection de l’auteur pour l’enfance, son désir de lui faire entrer dans l’âme de bonnes pensées, de la rendre meilleure. Ce livre a été le bienvenu près des mères de famille. C’est assez dire que l’auteur, en l’écrivant, a fait œuvre utile et bonne ; il a atteint son but.

  1. La directrice du Petit-Château.