Jean Coste, (1901)
P. Ollendorff (p. 90-97).
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XIV

Le lendemain, à neuf heures, la diligence s’arrêtait au chef-lieu de canton, aux claquements de fouet du postillon qui, les joues enflées, sonne éperdument d’un clairon bosselé et vert-de-grisé. Coste et Mlle Bonniol en descendirent et se dirigèrent vers l’école communale. Une vingtaine d’instituteurs et d’institutrices y étaient réunis déjà, causant en groupe dans la cour de récréation.

Tous les regards convergent vers les nouveaux arrivants. Coste en est gêné. Grâce à ses rafistolages de la veille, il croyait passer inaperçu. Mais en voyant certains de ses collègues si cossus et qui fixent par curiosité les yeux sur lui, il perd son assurance.

Mlle Bonniol le présente ; on l’accueille cordialement ; cependant son trouble augmente. On va sûrement remarquer ses vêtements minables. Les pieds joints, il s’attache à dissimuler le bas de son pantalon, qui s’effiloche aux chevilles. Puis, il s’aperçoit que les détails de leur mise n’indiquent pas l’aisance chez quelques-uns de ses collègues. Certes, même ceux-là lui paraissent moins misérables d’aspect qu’il ne l’est lui-même. Il se complaît, une fois l’attention détournée de lui, à rechercher les marques visibles de leur pauvreté, à relever les traces d’usure, les tares des vêtements désuets, des chaussures longtemps portées et, à les examiner ainsi, il éprouve une vague joie, il retrouve un peu d’assurance. Il voudrait les savoir tous aussi dénués que lui. Au cours de ses investigations, ses yeux s’arrêtent sur les bottines éculées d’un stagiaire. Celui-ci parait d’ailleurs n’en avoir cure. Petit, pâle, assez joli garçon, l’air et la voix d’un gavroche, il pérore dans les groupes. Il est instituteur-adjoint à l’école du canton et répond au nom de Bertrand.

Comme de juste, on parle de la modicité des traitements. Tous et toutes se plaignent amèrement.

— Le bon billet que leur loi de 1889 ! — dit un instituteur, des mieux vêtus cependant. — On nous a fichus dans le sac. Il faut une éternité pour avoir une promotion de deux cents francs. On ne met plus les vieux à la retraite ou rarement, et les jeunes piétinent sur place. Je vais avoir douze ans de services et je gagne mille francs. Pendant un certain temps, on a jeté l’argent à pleines poignées, il est vrai, pour de belles constructions scolaires. Certes, nos aînés en ont profité un peu. J’en connais qui ont eu leur traitement garanti en 1881, en y comprenant tous les suppléments et indemnités qu’ils recevaient des communes… D’aucuns, ceux des villes, gagnent gros ainsi… Puis, tout a changé ; les temps difficiles sont venus ; on ne parle que d’économie, après avoir gaspillé, après nous avoir promis le Pactole. Pas de crédits, le budget est en déficit ; plus de retraites, et partant de rares promotions… Les Chambres ne veulent rien voter, fautes de recettes suffisantes, voilà ce qu’on nous corne aux oreilles quand nous réclamons… Oui, trop d’inégalité… L’administration n’a plus le sou et parcimonieusement nous mesure l’avancement. Se plaindre ? Va-t’en voir s’ils viennent, Jean ! Des paroles en l’air, ça ne manque pas… Douze ans de services et me voilà encore à la cinquième classe. Heureusement que ma femme avait quelque bien. Sans cela la misère noire, 79 fr. 16 par mois, soit 2 fr. 63 par jour… un peu moins que ne gagne un journalier chez nous… Ça ne fait-il pas pitié !… Et si l’on avait des charges de famille !

— Et nous donc, les stagiaires, — s’écria impétueusement Bertrand, — n’est-ce pas pire que vous ?… J’ai débuté ici comme adjoint : la commune endettée nous refuse tout supplément. J’ai donc 900 francs par an, plus 23 francs d’indemnité de résidence ! Mon directeur est garçon, il mange à l’hôtel et ne peut nourrir ses adjoints dans les prix doux, comme certains le font. D’un côté, je ne m’en plains pas trop, je suis plus libre. Mais il faut que je paye dans une « turne », pas très ragoûtante, 60 francs, oui 60 francs, messieurs, de pension. Et je vous assure qu’on ne nous fiche pas dans le bec des poulets sautés ni des cailles. Avec les menus frais, c’est 62 ou 63 francs par mois à débourser, dès qu’on sort de chez le percepteur. Or, retenue faite, je touche 73 fr. 23, pas un radis de plus. Reste 10 fr. 23 pour mes autres dépenses. Hein ! voilà le triomphe, voilà l’éloquence des chiffres !… 10 fr. 23 !… Aussi pigez-moi ça, je suis vêtu comme un prince. Je vais chez le tailleur, quand il me tombe un œil. C’est pas nous qui enrichirons les cafetiers ! L’année prochaine, je suis soldat, oui, sac au dos, et je vous assure que n’étaient les frais d’école normale qu’on m’obligerait à rembourser, je repiquerais sans hésiter, d’enthousiasme, et j’enverrais le métier et mes gamins morveux à tous les cinq cents diables !

On rit. Bertrand était un faubourien de Montclapiers, et, en bon enfant d’une assez grande ville, il avait la langue bien pendue.

— Le secrétariat de la mairie ? — disait d’ailleurs un titulaire, — pas toujours ; il y a aujourd’hui, dans les villages, des bonshommes, fils, frères, cousins du maire, qui nous l’enlèvent et prennent pour eux les deux ou trois cents francs qui serviraient à mieux faire bouillir nos pots. C’est mon cas ; le maire a pour secrétaire son oncle, une vieille baderne qui n’a jamais su son orthographe… D’ailleurs, ce n’est pas une ressource sûre, car si vous déplaisez au maire, il vous casse aux gages… Et les cadeaux, autre misère !… Oui, comptez là-dessus et vous verrez plus tard, les jeunes… De belles promesses, oui ; puis, entre temps, quelque morceau de lard rance, des couennes, une douzaine d’œufs parfois couvés, dont on se débarrasse, ou bien une panerée d’amandes ou de raisins… Et la circulaire ministérielle ! —

— Oh ! les circulaires, — riposta Bertrand avec un geste de gavroche, — si jamais j’échoue dans un village, pourvu qu’on apporte, j’accepterai des deux mains, et avec un grand merci : cheval donné, on ne regarde pas à la bride.

— Cependant, à écouter tous les fabricants de beaux discours, — reprit un autre instituteur, — nous n’avons plus rien à désirer… on a tant et tant fait pour nous !…

— Ah ! zut, — s’écria Bertrand, — la jolie position que la nôtre… Oui, je sais qu’il y a encore quelques bons postes, avec des suppléments communaux. Mais ça c’est pour ceux qui ont du piston et l’échine souple… Mes parents, des ouvriers, se sont saignés aux quatre veines pour me tenir à l’école supérieure de Montclapiers, jusqu’à seize ans, puis pour payer mon trousseau, mes livres et mes menues dépenses à l’école normale… J’en suis sorti avec le brevet supérieur et de belles phrases sur le rôle admirable de l’instituteur ! J’aimerais mieux un peu plus de galette… On m’a envoyé ici, où je gagne neuf cents francs. Notez que j’ai quatre frères ou sœurs plus jeunes que moi. Avec cette nichée, plus moyen de compter sur les vieux : c’est à peine s’ils ont assez pour eux… Que voulez-vous que je fasse ? À trente ans, j’aurai mille francs comme titulaire de cinquième classe… Et pour arriver à cette mirifique situation, j’ai devant moi cinq ou six ans comme stagiaire à quarante-neuf sous par jour, oui, 2 fr. 44, pas plus !… Ah ! malheur ! ils mériteraient que nous fissions la classe en savates et en veston troué aux coudes !…

Cette boutade souleva un long éclat de rire. Coste, lui, écoutait, intéressé, quoique n’osant rien dire, pour ne pas attirer sur soi l’attention de ses collègues ; mais, au fond, dans le caquet faubourien de Bertrand et dans les paroles découragées des autres, il reconnaissait la plupart de ses préoccupations constantes ; il approuvait de la tête, et, songeant à son dénuement, il se disait que de tous ceux qui se plaignaient là, il était, lui le silencieux, le plus misérable.

Bertrand recommençait de plus belle à gouailler. Sa voix aigrelette semblait pétiller ; il se grisait de paroles et de gestes, sa verve fouettée par les rires que ses réflexions faciles et comiques amorçaient et qui fusaient de groupe en groupe.

— Bah ! s’écria-t-il, avec le cynisme de la jeunesse, ne s’attachant nullement à le déguiser, l’affichant, l’exagérant au contraire, — bah ! je m’en fiche au fond… Ça changera peut-être. En attendant, je fais gaiement des dettes… — Oui, mais il faudra les payer, ces dettes, ou gare la saisie-arrêt. Et puis, les mauvaises notes, les observations moroses des chefs…

— Peuh ! les mauvaises notes — un emplâtre sur une jambe de bois… Quant aux dettes, flûte ! on les paiera, à la longue. Que diable ! on saura bien se mettre en chasse, le moment venu, battre les buissons et lever quelque bon gibier parmi les demoiselles du village… Pourquoi ne pas dénicher quelque paysanne qui, pour être madame, car je suis, moi, un monsieur, m’apportera et ses biaux écus et ses vignes… On bouchera les trous avec.

Et comme tous autour de lui se tordaient, il s’excitait, blaguant de plus en plus fort. Maintenant, avec le ton d’un charlatan dégoisant son boniment, avec les grimaces d’un clown de foire paradant à l’entrée de sa baraque pour l’émerveillement des badauds, il poursuivait :

— Si quelqu’un parmi vous connaît ce phénix, cet oiseau rare, qu’on me l’adresse. Je ne suis pas regardant. Que la future soit bancale, borgne, tordue, bossue, vieille à n’avoir plus de dents, même le chef branlant, peu m’en chaut. Le magot, c’est l’essentiel.

Les rires redoublèrent. Bertrand triomphait, redressant sa jolie tête à l’évant. Cependant, les institutrices commençaient à trouver le cynisme du jeune homme odieux en pareille et si sérieuse matière : quelques-unes s’éloignèrent, mécontentes de ce verbiage continu.

Mais, sous ces exagérations voulues, à travers ce bagou de faubourien cherchant à épater, les jeunes gens retrouvaient traduit, par trop crûment il est vrai, l’un de leurs plus chers désirs : faire un bon mariage.

Eux aussi, pour la plupart, étaient contaminés par la lèpre de notre temps : l’amour exclusif, la possession de l’argent. Plusieurs étaient entrés à l’école normale primaire sortant pour la première fois de leur village, mal dégrossis physiquement et intellectuellement, mais déjà l’imagination en travail et rêvant un avenir splendide, assuré, de monsieur instruit et élégant. Leurs études finies, ils se voyaient déçus dès leurs premiers pas dans la vie, dont les exigences matérielles les tourmentaient aussitôt ; besoigneux, ils avaient vite déchanté, surtout ceux, et ils étaient les plus nombreux, dont les parents, ouvriers ou paysans, ne pouvaient soutenir les débuts. Cet argent, qu’on leur mesurait parcimonieusement, devenait, dans la banque-route de leurs espoirs, le but à atteindre. Par ailleurs, ils constataient que des camarades d’enfance, entrés dans d’autres administrations, jouissaient vers vingt-cinq ans, après un stage moins long que le leur, d’un traitement qu’ils n’atteindraient, eux, qu’à l’âge de quarante ans et plus. Que faire alors ? Ce qui leur apportait une compensation, c’était de savoir, de se dire que l’instituteur, estimé et envié des paysans, fait souvent un bon mariage. Légende vraie jadis, mais qui s’en va, car les riches campagnards ne veulent plus guère de l’instituteur, ce sans-le-sou, pour gendre. Mais ils y croyaient encore et pour eux tout tendait à cela : trouver la femme dont la dot leur donnerait la sécurité matérielle. Avec cette hantise, ils devenaient très utilitaires et se gardaient de leur âge, de la divine et désintéressée passion d’aimer pour aimer.

Quelques-uns épousaient des institutrices et leur double traitement suffisait alors largement. Mais c’était l’exception, beaucoup hésitaient devant les risques : maladies, venue des enfants nécessitant parfois la démission ou les congés non rétribués de la femme. C’est aussi pourquoi beaucoup d’institutrices coiffaient sainte Catherine. Il est vrai que leur existence était moins précaire que celle des instituteurs et que, malgré la modicité de leur traitement, elles arrivaient facilement à vivre, car elles faisaient elles-mêmes leur « popote » et pouvaient mieux gouverner leur budget. Leur mise, en tout cas, ne décelait pas la gêne ; par des miracles d’économie, possibles à une femme seule, on voyait même les simples stagiaires à huit cents francs avec une toilette soignée, coquette même chez celles qui avaient du goût. Elles ne se plaignaient presque pas, se contentaient d’écouter et d’approuver du sourire les doléances de ces messieurs.

On riait encore des saillies de Bertrand, que le directeur de l’école parut sur le seuil de la porte.

— Monsieur l’inspecteur est là, — dit-il.