Jean Coste, (1901)
P. Ollendorff (p. 85-90).
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XIII

Par discrétion et par goût, l’institutrice, mademoiselle Bonniol, continuait de vivre à l’écart et fréquentait peu chez les Coste. Ceux-ci, d’ailleurs, de crainte qu’elle ne soupçonnât leur complet dénuement, ne lui faisaient guère plus d’avances.

Les rares fois que la vieille demoiselle avait pénétré dans leur logis, l’attitude embarrassée, le trouble visible, l’accueil hésitant de Coste et de Louise, malhabiles à dissimuler, avaient frappé Mlle Bonniol. Elle crut comprendre qu’on désirait vivre en bons voisins, mais pas plus. Dans son égoïsme de vieille fille, douce et un peu timide, elle aimait trop son isolement et son quant-à-soi pour se formaliser de la rareté de ces rapports stricts et, au fond, elle en était ravie. Dès qu'elle se retrouvait dans son intérieur, soit à bavarder, d'une voix fluette et mignarde, auprès de ses bêtes chéries, à qui elle s'adressait comme on s'adresse à de petits enfants, soit, le soir, quand sonne l'angélus, à prier longuement en mémoire de ses parents, morts depuis bien des années, mademoiselle Bonniol ne rêvait rien de meilleur que cette vie monotone, effacée, sans grandes joies, mais aussi sans heurts et sans chagrins.

Parfois, en bonne collègue et par amabilité, si elle rencontrait Rose et Paul jouant dans le vestibule, elle les emmenait chez elle et alors les caressait et les bourrait de confitures, de gâteaux et de bonbons, dont elle et ses bêtes étaient très friandes. C'étaient de beaux jours pour Rose et Paul peu habitués à ces douceurs. Pourtant, la turbulence des deux enfants ne lui plaisait qu'à demi, non que leur présence lui fût jamais importune ou insupportable, mais parce qu'elle adorait avant tout sa tranquillité égoïste. Après qu'elle avait passé sa journée entière au milieu de ses élèves, fillettes bavardes et remuantes, l'institutrice avait soif de calme et elle éprouvait un charme puéril, toujours renouvelé, à regagner son étroit logis.

C'est pourquoi, tout en s'attachant de part et d'autre à vivre en bons termes, ni Coste, ni mademoiselle Bonniol ne faisaient rien pour resserrer leurs rapports et encore moins pour les multiplier et les rendre intimes.

L'instituteur et l'institutrice se croisaient-ils dans le vestibule? D'ordinaire, ils échangeaient quelques mots aimables ou banals, s'arrêtaient parfois à causer de leurs élèves ou des choses de leur métier. Cela arrivait assez souvent, le soir, à l'heure de la sortie de classe. Mais depuis quelques mois, on se contentait la plupart du temps de se saluer amicalement et c'était tout. Cependant, les deux collègues s'estimaient fort : lui, à cause des manières et de la figure avenante de cette vieille demoiselle si discrète et si proprette ; elle, par pitié pour ce grand garçon très doux, chargé de famille, sans cesse besognant après sa classe aux soins du ménage et remplaçant sa femme malade, sans jamais se plaindre.

Mlle Bonniol ne se doutait pas de la misère profonde où se débattait Coste. Elle le croyait seulement gêné, ce qui, d'ailleurs, ne la surprenait guère, car si son traitement lui suffisait largement, à elle seule, elle comprenait quels miracles d'économie il fallait réaliser quand on avait les charges de Coste.

Cependant, quelques jours avant la conférence pédagogique, elle crut bien faire en lui proposant de partir ensemble avec la diligence et de descendre dans le même hôtel du canton.

— C'est au Cheval Blanc que nous allions avec votre prédécesseur, — se hâta-t-elle d'ajouter en remarquant qu'une légère contrariété plissait le front de Coste.

A quoi celui-ci lui fit observer, en balbutiant :

— C'est que j'avais projeté de faire la route à pied... Nous sommes si sédentaires... J'aime tant marcher...

Mais il se reprit vite, car il crut apercevoir un certain étonnement dans le regard de l'institutrice. Plus à l'aise, il se serait certainement tenu à son idée, y aurait donné suite, sans s'occuper d'autrui ; mais très pauvre, c'est-à-dire très susceptible, il s'effarait d'un rien, craintif au dernier point de laisser entrevoir l'étendue de sa misère. C'est pourquoi son amour-propre ombrageux lui fit ajouter aussitôt, avec empressement :

— Mais non, réflexion faite, c'est trop loin... tant vaut-il que je prenne la diligence avec vous. Donc, entendu, mademoiselle, nous ferons lundi comme vous faisiez avec mon prédécesseur. Seul, il en souffrit. Ses projets d'économie s'en allaient à vau-l'eau. Coûte que coûte, par un sot respect humain, il lui faudrait dépenser ce qui restait de l'argent prêté par le mont-de-piété. Et dire que sa Louise avait répandu tant de larmes, en lui remettant ses humbles et chers bijoux ! que, pour l'avoir cet argent, il avait enduré tant d'humiliantes tortures dans les rues de Montclapiers ! La veille encore, il se flattait d'éviter tous frais d'hôtel, car il se proposait d'emporter dans ses poches quelques menues provisions qu'il s'en irait manger, en se cachant, aux environs de la petite ville : il se disait qu'il trouverait facilement un prétexte pour s'écarter de ses collègues, à l'heure du repas, sans que ceux-ci pussent s'en étonner. Et voilà que, pris au dépourvu, il devrait, après la conférence, faire comme les autres, se payer un bon repas dispendieux, pendant que les siens se privaient de tout.

— Au diable leurs conférences ! — bougonnait-il. — Nous sommes si riches, les instituteurs de village, pour qu'on nous impose de pareils frais... Est-ce qu'on ne devrait pas nous indemniser, alors... Il ne me manquerait plus maintenant que d'être chargé de faire la leçon... Il faudra que j'y jette un coup d'œil, pourtant... Maudites conférences!... pour ce que cela sert!


La conférence pédagogique varie, dans les détails de son organisation, selon les départements. Mais d'ordinaire, elle dure un jour et comprend deux séances. L'une est consacrée à la lecture des mémoires faits par des instituteurs et institutrices sur telle ou telle question de méthode ou de discipline qu'a choisie, longtemps à l'avance, l'inspecteur d'académie et qui est portée à la connaissance des intéressés par l'intermédiaire du bulletin départemental. Ces sortes de travaux en principe sont facultatifs, mais ils tendent, presque partout, à devenir obligatoires. Ils donnent lieu à des discussions au moins intéressantes, à des échanges d’idées toujours fructueux.

L’autre séance est remplie par une leçon pratique que fait, devant ses collègues, l’instituteur ou l’institutrice désigné par le sort, leçon dont le sujet, connu aussi à l’avance, est préparé par tous. Il y a là aussi matière à des observations réciproques, à des comparaisons précieuses pour tous, à des critiques courtoises dont profitent surtout les débutants. En outre l’inspecteur primaire, qui dirige et résume les débats, donne, au cours de la réunion, des conseils généraux à ses subordonnés, leur fournit des indications sur la marche et le résultat des études, leur fait part des rapprochements qu’il a pu faire, des remarques qu’il a pu recueillir durant ses inspections dans les diverses écoles de sa circonscription, toutes choses excellentes en soi. Mais ce n’est pas tout. Ces instituteurs, qui vivent isolés au fond de leurs villages, se trouvant en contact deux ou trois fois par an, il naît entre eux de bons rapports. Se connaissant mieux, ils s’estiment, ils s’apprécient mieux et se sentent solidaires. Enfin, on comprend combien ces conférences, bien dirigées, peuvent éveiller et agiter d’idées ; elles excitent les instituteurs au travail, empêchent certains maîtres de se laisser aller à la routine et à l’indifférence où ils finiraient par sombrer irrémédiablement, s’ils n’étaient tenus en haleine et arrachés, de temps à autre, à l’isolement pernicieux et déprimant du village où ils n’ont pour toute société que des paysans ignorants et rudes. C’est pourquoi ces conférences, désormais entrées dans les mœurs des instituteurs, ne soulèveraient aucune contestation, s’ils pouvaient s’y rendre sans arrière-pensée, ni souci d’argent.

Le dimanche soir, Jean brossa lui-même ses pauvres habits, passa de l’encre aux rebords blanchis de son chapeau, aux coudes et aux boutonnières de sa redingote. Un malencontreux coup de brosse fit craquer la couture du pantalon dont le fond, usé à force de se frotter aux chaises et aux bancs de la classe, avait à la lumière de la chandelle l’épaisseur d’une toile d’araignée. Louise, qui avait eu une mauvaise journée, était endormie. Jean n’osa la réveiller. Maladroitement, il raccommoda la déchirure, travail difficile et délicat. Cela lui prit un temps infini et le fit suer à grosses gouttes. Il vint à bout de cette reprise, mais on en devine l’aspect et la solidité.

— Bah ! — fit-il, — ça ne se verra pas ; les basques de la redingote le cacheront.

Onze heures sonnèrent au clocher de l’église.

— Ça m’a pris du temps… je ne croyais pas qu’il était si tard… Pourtant, il faut bien que je revoie un peu la leçon de demain.

Brisé de fatigue, les yeux gros de sommeil, il parcourut rapidement un manuel, sans réfléchir, sans prendre de notes. Nul doute que le sort ne lui fût favorable ; il comptait bien que ce serait un autre que lui qui ferait la leçon pratique devant ses collègues et l’inspecteur.