H. Laurens (p. 71-82).

IX

Le cousin Guy, dilettante.

Le jeune Parisien ne se sent pas de force à lutter avec un interlocuteur dont l’érudition lui apparaît formidable et qui débite en avalanche tant de curieuses vérités auxquelles il n’avait jamais songé. Le tour de France gastronomique et culinaire que Jean lui a fait faire malgré lui, et aussi le dîner, pendant lequel il s’est montré un peu plus gourmand qu’il n’aurait fallu, lui ont donné chaud.

Alors, sautant à bas de son divan, il extrait de sa manchette gauche un mouchoir avec lequel il s’évente gracieusement en faisant le tour de la salle d’étude.

— Pourquoi mets-tu ton mouchoir dans ta manche puisque tu as des poches ? demande Jean.

— Pour faire comme mon cousin Guy, que tu as vu au dîner et qui est souverainement élégant. Je veux tout faire comme mon cousin Guy. J’ai aussi un monocle, comme lui. Et, chic suprême, Snobinet tire de son gousset un verre rond qu’il réussit à faire tenir sous son arcade sourcilière, non sans une grimace assez disgracieuse.

Derrière le monocle son œil s’agrandit effaré, commence même à pleurer.

JEAN

Qu’est-ce que tu vois à travers ce carreau ?

SNOBINET

Rien de rien ! C’est parce que je n’ai pas l’habitude. D’ailleurs, le cousin Guy enlève toujours son monocle quand il a quelque chose à regarder. N’empêche que tout le monde trouve mon cousin Guy très chic. Aussi j’espère bien lui ressembler plus tard.

JEAN

Alors, tu manqueras aussi tes examens, car il paraît qu’il n’a jamais pu venir à bout de passer son baccalauréat…

SNOBINET

Possible ! mais tu as entendu, à table, comme il a causé de tout en homme qui s’y connaît. J’ai été un jour avec lui à une exposition de peinture ; eh bien ! du premier coup d’œil il dit si un tableau est bon ou mauvais.

JEAN

Comment fait-il, surtout s’il a le malheur de garder son carreau dans l’œil ?

SNOBINET

Ah ! voilà ! Il a un journal sur lequel sont inscrits les tableaux qu’il faut admirer, et ce qu’on doit dire devant chacun. Quand il s’arrête, il cligne de l’œil, trace des zigzags dans l’air avec son pouce droit et, renversant la tête, il recule en marchant parfois sur les pieds des visiteurs qui sont derrière lui, puis il déclare : « Excellente facture, pâte savoureuse, ligne séduisante… » enfin, un tas de mots qu’il a appris par cœur.

JEAN

Et les tableaux qui ne sont pas marqués sur son journal ?

SNOBINET

Il passe devant sans les voir.

JEAN

Mais qui est-ce qui a écrit le journal ?

SNOBINET

Un monsieur dont c’est le métier, paraît-il, de savoir ce qui est bien fait ou mal fait : un « Critique d’art »…


JEAN

Un peintre ?

SNOBINET

Jamais ! les peintres sont occupés à brosser leurs tableaux, ils n’ont pas le temps de regarder ceux des autres.

JEAN

Mais tout le monde ne s’arrête pas devant les mêmes tableaux.

SNOBINET

Ah, non ! il y a des gens qui ont lu d’autres journaux dans lesquels d’autres critiques, qui savent aussi ce qui est bien fait ou mal fait, donnent une autre liste.

JEAN

Mais il me semblerait plus commode de me promener tranquillement le long des peintures exposées et de faire halte devant celles qui feraient plaisir à voir.

SNOBINET

Non, le cousin Guy dit que, comme ça, on risque de se tromper, en admirant des ouvrages qui ne seraient pas l’œuvre d’un artiste connu.

JEAN

Tu aimes la peinture, Snobinet ?

SNOBINET

J’aime assez les portraits de messieurs et de dames, quand ce sont des personnes que je connais, si l’artiste

les a bien habillés à la mode et si les étoffes sont bien imitées.

Et puis j’aime les vues de Paris, ainsi la place de la Concorde, qui est un endroit très parisien…

JEAN

Avec un obélisque égyptien au milieu, à droite et à gauche la Madeleine et la Chambre des Députés qui ont la forme de deux temples grecs et, au bout de l’Avenue des Champs-Elysées, l’Arc de Triomphe qui est copié sur les monuments romains.

SNOBINET

En tout cas, comme un homme à la mode doit aimer la peinture, j’aimerai la peinture. Et puis j’aimerai aussi la musique, c’est obligé. J’ai déjà été au concert.

JEAN

Avec ton cousin Guy ?

SNOBINET

Oui. Il est passionné de musique. Il m’a emmené avec lui dans un théâtre où les décors étaient remplacés par des rangées de pupitres. Les musiciens ont joué des morceaux

longs, longs ; il est venu des dames avec un cahier à la main, elles étaient souriantes en saluant les spectateurs, mais dès qu’elles se sont mises à chanter elles ont pris des figures de martyres en levant les yeux au plafond.

Il y avait aussi des chanteurs : des très gros, tout frisés, une moustache sous le nez avec une barbiche en forme d’artichaut, qui faisaient une voix de petits garçons.

JEAN

Ce sont des ténors.


SNOBINET

Et d’autres très maigres, qui ouvraient la bouche de côté en mugissant comme des marchands de tonneaux.

JEAN

Ce sont les basses.

SNOBINET

Quand tout le monde a eu fini, les dames ont repris leur visage naturel, elles ont fait une révérence, les chanteurs gras et les chanteurs maigres également, et un monsieur, juché sur une petite estrade et qui, le dos au public, conduisait les musiciens en agitant une baguette…

JEAN

Le chef d’orchestre…

SNOBINET

S’est retourné et a remercié en s’inclinant d’un air très fatigué, et les spectateurs semblaient ravis.

JEAN

Probablement parce que le morceau était terminé. Et le cousin Guy, que disait-il ?


SNOBINET

Il s’était endormi, mais le tapage qu’ont fait les gens en applaudissant l’a réveillé, il s’est levé tout debout en battant des mains à faire craquer ses gants et en criant avec les autres, comme s’il aboyait : « Braô, braô, braô ! »

JEAN

Et toi ?

SNOBINET

Moi, je criais « Braô ! » aussi en tapant le parquet avec ma canne. Pourtant une chose m’a étonné. Quelques messieurs aussi chics, ma foi, que le cousin Guy, avaient tiré des clefs, soufflaient dedans pour siffler, prétendaient que la musique était exécrable et se disputaient avec ceux qui la trouvaient magnifique.

JEAN

Ils avaient probablement lu des journaux différents. Et toi, quelle a été ton impression ?

SNOBINET

Je me suis bien ennuyé, néanmoins en sortant, j’ai dit au cousin Guy que ça m’avait prodigieusement intéressé, pour ne pas avoir l’air.

Alors le cousin Guy m’a annoncé que j’avais tout ce qu’il fallait pour faire un « dilettante ». Je ne sais pas très bien ce que ça signifie, mais je veux être un dilettante, puisque c’est à la mode.

JEAN

Un « dilettante » est un amateur d’œuvres d’art : on peut être un mauvais dilettante si on se pâme d’enthousiasme sans savoir de quoi il est question, ou un bon dilettante si l’on a du goût et du savoir, si l’on admire quand on comprend.

Moi, je veux tâcher de comprendre beaucoup de choses pour me procurer le plaisir véritable d’en admirer beaucoup sans dire de bêtises ou réciter les opinions des autres.

Et toi, puisque tu te proposes, plus tard, de faire figure de connaisseur aux expositions de peinture et dans les salles de concert, tu vas, je pense, travailler un peu le dessin et étudier régulièrement ton piano.

SNOBINET

Hélas ! mon vieux Jean… je n’aime pas ça.