Jean-qui-lit et Snobinet/III
III
Les hommes « chics ».
Les deux amis ont passé sur le balcon de la salle d’étude. Dans la rue, les gens défilent, les autos roulent en ronflant. De temps en temps, le passage d’un autobus fait trembler toute la maison.
— Mais enfin, toi, dit Jean, toi que rien n’amuse dans le passé et qui, dans le présent, ne veux connaître que ton Paris et crois que l’univers est borné à l’ouest par le bois de Boulogne, à l’est par le bois de Vincennes, avec Saint-Ouen au nord et Montrouge au sud, qu’est-ce que tu comptes faire plus tard, quand tes études seront finies, si toutefois tu te décides un jour à les commencer ? Dis-moi un peu si tu as une vocation arrêtée pour quelque chose ?
Snobinet se recueille un instant puis d’un air profond, laisse tomber ces paroles définitives :
— Moi, je veux être un « homme chic ».
On peut être un homme chic de bien des façons, un chic artiste, un chic savant, un chic philosophe.
Un homme chic, tout court, très chic.
Et qu’est-ce que ça fait, un homme chic ?
D’abord, ça conduit des automobiles.
Comme ce gentleman que voilà ?
Et Jean désigne un chauffeur de taxi-auto, de mine assez vulgaire, qui pilote une voiture aux roues crottées.
Ah ! non, j’aurai, moi, une belle voiture.
Et où iras-tu avec ta belle voiture ?
Aux courses. Les messieurs chics vont tout le temps aux courses avec une lorgnette en bandoulière et un petit carton qui pend à la boutonnière de leur pardessus.
J’ai vu, en venant ici, des personnes qui partaient pour les courses, dans un auto-car. À l’arrière de la voiture, perché sur le marchepied, un individu braillait : « Voilà pour Longchamp ! » Je ne me serais jamais douté que les gens empilés là-dedans étaient des dames et des messieurs chics !
Sans prêter attention aux taquineries de Jean, Snobinet continue à exposer ses rêves d’avenir.
Au retour des courses, je me rendrai à mon cercle.
Cercle : surface plane limitée par une circonférence.
On prononce « cleub ».
Ah ! club…
On prononce cleub.
Bon ! dorénavant je dirai un mètre queube et de la pâte de jeujeube. Et que feras-tu à ton « cleub » ?
Je jouerai aux cartes.
Tu aimes les cartes ?
Quand ça n’est pas des cartes de géographie. Jouer aux cartes, c’est très « chic ».
Snobinet, regarde donc là-bas, de l’autre côté de la rue, ces quatre clubmen en blouse blanche assis à la terrasse d’un marchand de vins ; ils font une partie. De loin, on les prendrait pour un quatuor de maçons.
Tu m’ennuies, Jean. Enfin, un homme à la mode…
Comme le bœuf.
Oui, comme le bœuf, vieux maniaque ; un homme à la mode doit être clubman et sportsman. Je pratiquerai donc tous les sports, depuis l’escrime jusqu’à l’aviation, en passant par le tennis, le golf, le polo et y compris la boxe.
La boxe est un sport « chic » ?
— Très… répond Snobinet en rentrant dans l’appartement.
Mais Jean-qui-Lit, resté sur le balcon, rappelle vivement son élégant camarade.
— Snobinet ! eh ! Snobinet ! dépêche-toi de venir voir-deux messieurs chics !
Sur le trottoir de la rue, au milieu de badauds rassemblés, un porteur de journaux administre une magistrale volée de coups de poings à un ramasseur de cigares.