H. Laurens (p. 21-26).

III

Les hommes « chics ».

Les deux amis ont passé sur le balcon de la salle d’étude. Dans la rue, les gens défilent, les autos roulent en ronflant. De temps en temps, le passage d’un autobus fait trembler toute la maison.

— Mais enfin, toi, dit Jean, toi que rien n’amuse dans le passé et qui, dans le présent, ne veux connaître que ton Paris et crois que l’univers est borné à l’ouest par le bois de Boulogne, à l’est par le bois de Vincennes, avec Saint-Ouen au nord et Montrouge au sud, qu’est-ce que tu comptes faire plus tard, quand tes études seront finies, si toutefois tu te décides un jour à les commencer ? Dis-moi un peu si tu as une vocation arrêtée pour quelque chose ?

Snobinet se recueille un instant puis d’un air profond, laisse tomber ces paroles définitives :

— Moi, je veux être un « homme chic ».

JEAN

On peut être un homme chic de bien des façons, un chic artiste, un chic savant, un chic philosophe.

SNOBINET

Un homme chic, tout court, très chic.

JEAN

Et qu’est-ce que ça fait, un homme chic ?

SNOBINET

D’abord, ça conduit des automobiles.

JEAN

Comme ce gentleman que voilà ?

Et Jean désigne un chauffeur de taxi-auto, de mine assez vulgaire, qui pilote une voiture aux roues crottées.

SNOBINET

Ah ! non, j’aurai, moi, une belle voiture.

JEAN

Et où iras-tu avec ta belle voiture ?

SNOBINET

Aux courses. Les messieurs chics vont tout le temps aux courses avec une lorgnette en bandoulière et un petit carton qui pend à la boutonnière de leur pardessus.

JEAN

J’ai vu, en venant ici, des personnes qui partaient pour les courses, dans un auto-car. À l’arrière de la voiture, perché sur le marchepied, un individu braillait : « Voilà pour Longchamp ! » Je ne me serais jamais douté que les gens empilés là-dedans étaient des dames et des messieurs chics !

Sans prêter attention aux taquineries de Jean, Snobinet continue à exposer ses rêves d’avenir.

SNOBINET

Au retour des courses, je me rendrai à mon cercle.

JEAN (de mémoire).

Cercle : surface plane limitée par une circonférence.

SNOBINET

On prononce « cleub ».

JEAN

Ah ! club…

SNOBINET

On prononce cleub.

JEAN (moqueur).

Bon ! dorénavant je dirai un mètre queube et de la pâte de jeujeube. Et que feras-tu à ton « cleub » ?

SNOBINET

Je jouerai aux cartes.

JEAN

Tu aimes les cartes ?

SNOBINET

Quand ça n’est pas des cartes de géographie. Jouer aux cartes, c’est très « chic ».

JEAN

Snobinet, regarde donc là-bas, de l’autre côté de la rue, ces quatre clubmen en blouse blanche assis à la terrasse d’un marchand de vins ; ils font une partie. De loin, on les prendrait pour un quatuor de maçons.


SNOBINET

Tu m’ennuies, Jean. Enfin, un homme à la mode…

JEAN (pour n’en pas perdre l’habitude).

Comme le bœuf.

SNOBINET

Oui, comme le bœuf, vieux maniaque ; un homme à la mode doit être clubman et sportsman. Je pratiquerai donc tous les sports, depuis l’escrime jusqu’à l’aviation, en passant par le tennis, le golf, le polo et y compris la boxe.

JEAN

La boxe est un sport « chic » ?

— Très… répond Snobinet en rentrant dans l’appartement.

Mais Jean-qui-Lit, resté sur le balcon, rappelle vivement son élégant camarade.

— Snobinet ! eh ! Snobinet ! dépêche-toi de venir voir-deux messieurs chics !

Sur le trottoir de la rue, au milieu de badauds rassemblés, un porteur de journaux administre une magistrale volée de coups de poings à un ramasseur de cigares.