Les clercs de St-Viateur (p. 111-115).


Chapitre XI

LE CHOC

Le mauvais tour de Gaston n’avait pas donné le change à la classe entière. Du coup, son crédit avait baissé auprès de plusieurs confrères qui soupçonnaient là quelque chose de vilain. La cabale ne continua pas moins contre Jean-Paul qui se trouvait alors l’élève le plus discuté du Collège. Gaston poursuivait sa vengeance sourde et tenace. Il ne perdait pas une occasion de calomnier son ancien ami. Mais il parlait trop, une riposte ne pouvait manquer de lui venir.

En effet, une altercation eut lieu, un soir, dans le « coin » de la Rhétorique. Tout se vida : l’histoire des lettres, la boîte de chocolats mangés à la Tabagie, etc. Jean-Paul, exalté, hors de lui, cracha à la face de Gaston tous ses souvenirs avec des injures, pendant que l’autre ricanait et répétait : « Ça prouve que j’ai dit vrai, que tu es un naïf, un badaud, sans compter le reste ». Jean-Paul l’aurait giflé, n’eût été l’intervention opportune des camarades.

Revenu de sa colère, le pauvre enfant resta profondément humilié, et versa dans le découragement. Il y avait dans son âme un mélange de regret et de satisfaction. Il était content d’avoir dit son fait à ce polisson de Gervais, mais il avait honte d’avoir mis au grand jour tant de choses intimes. Doué d’un cœur ardent, il ne possédait pas une âme de soldat ; et la vie militante dans laquelle il venait d’entrer lui pesait au point de l’écraser. À certaines heures, il aurait presque voulu effacer tout cela, se retrouver aux premiers jours de septembre, avec son ami Gaston qui le trompait, mais qui du moins lui laissait la vie calme.

Un soir, dégoûté de tout, il monta à la chapelle pendant la récréation. Il alla s’asseoir en face de l’autel de la Sainte-Vierge, non pas pour prier, mais uniquement pour être seul. La chapelle était muette et obscure. De grandes ombres flottaient dans la voûte et rendaient le silence encore plus profond. Au centre du sanctuaire, la lampe du Saint-Sacrement perçait l’obscurité de sa flamme scintillante comme un diamant qui brille dans une chambre noire.

Mais voilà que l’atmosphère surnaturelle qui l’entourait, commença à le saisir. Dans le fond de son esprit, lui venait la pensée que Dieu pouvait bien lui envoyer ces épreuves pour purifier son âme et lui faciliter l’expiation de ses fautes passées. Il se rappela plusieurs conseils que lui avait donnés le Père Beauchamp. Il réfléchit. Peu à peu son cœur en révolte se pacifia, et ses yeux s’attachèrent au Christ de l’autel dont la silhouette d’argent se détachait dans la pénombre. Sans bien s’en apercevoir, il glissa à genoux. Il n’était pas venu pour parler au bon Dieu, mais le bon Dieu lui parlait. À la fin, il ne put s’empêcher de répondre par une prière de confiance. Il se releva plus fort et descendit en récréation plus vaillant.

Gaston gardait en son cœur une rancune grandissante. Plus que Jean-Paul, il ressentait l’humiliation de sa dernière dispute qui avait révélé à toute la classe ses mauvais tours et son peu de loyauté. Il n’entendait pas se résigner, et, sournoisement, il machinait sa revanche.

Une première occasion lui fut donnée de manifester ses sentiments hostiles. Le professeur d’anglais, monsieur Schreegan, excellent homme par ailleurs et plein de bonne volonté, ne savait peut-être pas parfaitement manier les jeunes. Américain de naissance et d’éducation, il ne comprenait guère la mentalité des petits Canadiens français. Un jour, le samedi après-midi, moment le plus critique de la semaine, les Rhétoriciens se montraient fort agités et fort bruyants. Le maître s’épuisait en vain à réclamer le bon ordre.

Soudain, Gaston se leva en sursaut et criant d’une voix indignée : « Monsieur, on me pique ». Or, d’après la position des élèves, seul Jean-Paul avait pu commettre le méfait. Monsieur Schreegan, impatienté déjà depuis longtemps, parut bien aise d’attraper un coupable.

John, you shall learn twenty lines.

— Monsieur, réclama Jean-Paul je n’ai rien fait.

Thirty lines.

— Mais je…

Fourty lines and shut up !

Toute la classe parlait, hurlait, trépignait. Et le professeur distribua encore de côté et d’autre vingt, trente ou quarante lignes de latin.

Le soir, pendant la récréation, on voyait assis sur les bancs, le long des murs, quelques Rhétoriciens munis de leur Virgile, qui marmottaient avec un effort d’application, au milieu du tintamarre des jeux, la suave poésie des Géorgiques : « O fortunatos nimium sua si bona norint !… »

Autour de la salle, les élèves faisaient la promenade. Gaston, la casquette de travers, les mains dans ses poches, marchait d’un air indifférent, comme si rien ne s’était passé. Toutefois il jetait un coup d’œil furtif à Jean-Paul qui rageait, souffrant bien plus encore de son humiliation que du travail surérogatoire. L’événement lui avait même donné un peu de fièvre. En montant à l’étude, il ressentit un certain malaise, peut-être un commencement de grippe.