Les clercs de St-Viateur (p. 87-97).


Chapitre IX

VERS LA LUMIÈRE

Le lendemain soir, au début de la récréation, Jean-Paul longeait le corridor mal éclairé du troisième étage. Muni d’un billet bleu pâle, communément appelé « Admittatur », il s’avançait discrètement, cherchant la chambre numéro 21. Peut-être aurait-il préféré que le Père Beauchamp ne fût pas chez lui ? Mais il aperçut une lueur qui passait par le vasistas, et signalait la présence de son confesseur. Il hésita un moment, eut l’envie de redescendre ; enfin il frappa à la porte. « Oui », fit une voix à l’intérieur. Il fallait entrer maintenant ; Jean-Paul se résigna.

— Est-ce que vous êtes libre, mon Père ?

— Sans doute, mon bon ami. Venez. Il y a même longtemps que la place est libre pour vous.

Jean-Paul ne parut pas saisir l’allusion. Il pénétra dans le cabinet de travail dont le pan de mur, au fond, se tapissait d’une large bibliothèque aux rayons ouverts et dégorgeant de livres. Adossé aux rayons, le Père était assis devant son bureau de travail. Quand le visiteur entra, il feuilletait quelques revues qu’il déposa aussitôt en désignant la chaise « berçante » à sa droite. Jean-Paul vint s’y asseoir ou plutôt s’y écrouler.

— Qu’est-ce qu’il y a, mon cher ? demanda le Père d’une voix très tendre.

— Je suis découragé, mon Père.

— Découragé ! Oh ! C’est grave, cela.

Le pauvre enfant ne pouvait parler. Le visage gonflé, la respiration haletante, il était là, écrasé sous le poids de l’épreuve. D’ailleurs pas n’était la peine de s’expliquer. Le Père savait tout et voulut lui épargner la tâche pénible de faire des aveux.

— Oui, je comprends que vous souffrez, dit-il, je devine même la blessure de votre cœur. Ne vous plaignez pas trop vite, cependant ; c’est souvent par une telle déchirure que la clarté pénètre dans les âmes. Avez-vous retenu les beaux vers que le Père Supérieur citait, l’autre jour, dans sa lecture spirituelle, après la prière du soir ?

L’homme est un apprenti, la douleur est son maître
Et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert

Vous répondez bien tard à l’invitation que je vous ai faite au début de l’année. N’importe ! Vous y répondez. Je vous attendais ; je savais que vous viendriez.

Vous avez besoin qu’on vous aide, et nous voulons vous aider. Comment se fait-il donc que nous prenions un si long temps à nous entendre et à nous rejoindre ? Vous dites parfois dans vos moments de tristesse : « Personne ne me comprend ». Vous vous plaignez de n’être pas compris et vous refusez de vous expliquer. Pourquoi ne pas accepter plus vite ces tête-à-tête intimes ? C’est dans ces entretiens que les cœurs se rapprochent, que les âmes se voient. Dieu me garde de jamais violenter une conscience ! Mais comme je me réjouis quand une conscience s’ouvre d’elle-même !

Jean-Paul, d’abord la tête penchée sur la poitrine, dans une prostration complète, écoutait ces paroles, sans paraître prêter attention ; mais peu à peu, il leva les yeux comme vers une lumière nouvelle. Son visage contracté commença à se détendre, tandis que le Père continuait à parler. Profitant d’une pause, il hasarda un timide : « Je voudrais… »

— Vous voudriez, continua le directeur, et moi, je le désire ardemment, non pas pour moi, mais pour vous, tout pour vous. De tempérament, vous êtes ardent, généreux ; mais vous ne savez pas canaliser vos forces. Il importe qu’on vous avertisse, qu’on vous ramène dans le droit chemin, tant que vous n’aurez pas pris de solides habitudes.

— Dites-moi ce qu’il me faudrait faire.

— D’abord cesser de vous enfermer dans le secret, qui vous ronge encore plus que vos passions.

— Au confessionnal, j’avoue franchement mes fautes.

— Vos fautes, oui ; mais que de circonstances autour de ces fautes qu’il serait bon de faire connaître à votre confesseur ! Tels mouvements de l’âme peuvent bien ne pas relever du sacrement ; ils affectent néanmoins la conscience, l’éclairent ou l’obscurcissent, la bouleversent et parfois même la désemparent. Tout se tient dans notre vie intérieure. Un adolescent a besoin plus que quiconque d’une particulière assistance. Certains élèves se disent : « Je suis capable de conduire mon affaire tout seul. » Et la preuve… c’est qu’ils la conduisent fort mal !

Le Père prêchait un converti : les événements, plus que les arguments, avaient produit la conviction dans l’âme de Jean-Paul. Aussi prit-il sur lui d’interrompre la démonstration pour exposer le motif de sa visite. Il déclara avec candeur son amour pour René Magnan, et surtout son chagrin de la rupture.

— Vous souffrez, reprit le Père, et je le comprends. La souffrance est la rançon inévitable de ces amitiés fausses et impossibles. Vous connaissez l’adage latin : « amicitia pares invenit aut facit ». Dans le cas, l’amitié ne vous trouve pas semblables et ne peut pas vous rendre semblables.

— Donc il n’y a pas de bonnes amitiés entre élèves ?

Le Père dissimula assez mal un mouvement d’humeur, car il avait plus d’une fois discuté avec ses collègues cette question des amitiés de collège ; il en voulait à certains pourfendeurs trop sages qui tranchent les complications de cœur ainsi qu’Alexandre trancha le nœud gordien. Il était homme à compter au moins pour une faute de français le pléonasme « amitié particulière », comme si toute amitié n’était pas essentiellement particulière.

— Non, non, fit-il avec autorité. L’amitié est chose excellente, heureuse, magnifique et délicate, mais difficile. Ayez des amis, je veux dire des amis bien choisis. Ne soyez pas exclusif ni jaloux. Pour quelques compagnons que vous aimez davantage, ne mettez pas de côté vos autres camarades.

— Ce n’est pas facile de bien régler cela.

— Encore là, mon enfant, un directeur spirituel peut vous être fort utile.

— J’ai un ami excellent, que vous devez connaître, Gaston Gervais.

— Oui, en vérité, je le connais. Il y a même longtemps que je veux vous parler de lui.

— Je m’amuse beaucoup avec lui. Il me semble même que ce soit le seul qui me comprenne bien.

— Vous pensez ?

— Il m’en a donné bien des preuves.

— Et si ce n’était pas l’ami qu’il vous faut ?

— Vous ne voudriez toujours pas me séparer de lui ?

Le Père s’accouda sur son bureau, joignit les deux mains comme pour supplier :

— Jean-Paul, avez-vous confiance en moi ? voulez-vous accepter, pour aujourd’hui, un excellent conseil ? Eh bien ! Éloignez-vous de cet ami, ou plus exactement, de ce compagnon qui n’est pas votre ami.

Jean-Paul, surpris, interloqué, ouvrit de grands yeux, pendant que le rouge montait à son visage, un rouge de colère :

— C’est bien… pour René Magnan, je concède. Quant à Gaston, non, jamais, c’est mon meilleur ami !

Alors commença entre les deux interlocuteurs une suite de protestations et de supplications. Le Père avait prévu un rude combat, une lutte dans laquelle il aurait pu triompher d’un seul coup, mais d’un coup cruel qui aurait violemment blessé son adversaire. Il voulut donc tenter tous les autres moyens. Pendant qu’il parlait, il ouvrait et fermait son tiroir de gauche d’où pendait un trousseau de clefs qui sonnaient chaque fois comme un cliquetis d’armes.

À la fin, Jean-Paul avait pris un air de défi :

— Qu’on me prouve, qu’on me prouve que Gaston ne m’aime pas véritablement ! Les maîtres lui en veulent, parce qu’il n’est pas un « porte-panier » comme d’autres, parce qu’il fait son indépendant, parce qu’il se conduit par lui-même.

— Vous réclamez des preuves ? fit le Père d’un ton grave, presque solennel.

— Personne n’est capable de m’en fournir.

Le Père alors s’attendrit, changea de voix ; puis, se penchant sur son jeune ami, il lui saisit la main :

— Vous voulez à tout prix qu’on vous fasse mal. Je me rends avec regrets à vos exigences. Je vais vous blesser au cœur, mais à la manière des chirurgiens, d’une blessure qui guérit.

Puisant dans le même tiroir, il en tira une lettre qu’il déplia avec lenteur, hésitant encore. Enfin, d’un geste décidé, il la tendit à Jean-Paul : « Lisez cela, pendant que je vais m’absenter un instant. » Et il sortit aussitôt, non qu’il eût affaire à partir, mais il voulait épargner charitablement l’humiliation d’un témoin à ce fier enfant qui allait recevoir une brutale injure.

Jean-Paul saisit la lettre et fut d’abord très étonné de reconnaître l’écriture de Gaston : « Quoi ! il aurait écrit au Père… à mon sujet… je ne comprends rien… » Mais non, l’en-tête de la lettre portait : « À mon cher Robert ». C’était une lettre à Jobin. Il lut :

Mon cher Robert,

Parle-moi d’une farce ! En revenant de chez vous, l’autre jour, je suis passé au bureau de poste avec Ti-Jean-P., très impatient d’avoir un accusé de réception pour sa boîte de chocolats. Quelle catastrophe ! Le pas fin avait envoyé une lettre, à mon insu, à l’adresse que tu connais ; et la lettre, évidemment revenait avec cette indication : « Inconnu ». Tu devines mon embêtement. J’avais toujours eu soin, comme tu sais, de me faire donner les lettres afin de les remettre moi-même à ta sœur Antoinette qui savait fort bien y répondre, tout en les faisant passer par mon frère, à Montréal. Mais là, ça n’a pas marché. Jean-Paul se mêle à plaisir dans l’écheveau. J’ai fourni une explication : la dite Cécile aurait déménagé, etc. Mais le meilleur parti à prendre est pour nous de ne plus dire un mot là-dessus. Chut !

Et le chocolat donc ? Ne t’en inquiète pas, nous l’avons mangé à la Tabagie, mercredi soir. Un pique-nique, tu m’entends ! Tous les copains étaient assis par groupes, jouant aux cartes sur les petites tables que nous ont laissées nos aïeux. Chacun y allait de son histoire. Un beau nuage de fumée flottait au-dessus des têtes. Au milieu du nuage, je suis arrivé comme une apparition angélique, avec la boîte enrubannée. J’ai ôté le couvercle, j’ai écarté les dentelles, enlevé le papier d’argent, et très gentiment, j’ai prié Monsieur le Surveillant, de « lancer, comme on dit, la première balle. » Ensuite, à tout le monde. Charette, à qui j’avais communiqué mon secret, se tordait dans le coin de l’escalier. Grande fête en l’honneur de notre ami Ti-Jean-P. Pour un tour, c’est un tour !

Faut-il ajouter que Jean-Paul, perdant la divine Cécile, vient de se rabattre sur des amours plus faciles à contrôler. Le voilà accroché à René Magnan ; tu sais bien, la petite poupée rose que je t’avais signalée. Mais laisse-moi faire, je vais vous démarier cela d’un coup d’épaule.

En somme, nous avons rendu un grand service à notre ami. Un tour, affaire de rire ! Mais des amours, c’est là chose plus grave. Et puis, si nous ne voulons pas qu’il se donne à d’autres, c’est un signe que nous l’aimons. Quel bon type après tout, un peu naïf, un peu badaud, mais si charmant et si utile ! Tu sais s’il t’en a fait des devoirs français ; et moi-même, je lui dois plus d’un discours.

Maintenant efforçons-nous, tous les deux, d’enterrer cette histoire de lettres. Soyons discrets.

Ton meilleur ami,
GASTON G.


Pendant la lecture de cette lettre, Jean-Paul avait passé par tous les degrés de la tristesse, de l’abattement et de la colère. Quelle humiliation ! Lui si fier, si confiant, et d’autre part si loyal, se voir ainsi trompé ! Chaque phrase lui arrivait avec la violence d’une gifle. Tantôt la rage l’étouffait ; tantôt un vide affreux se creusait subitement dans son cœur. À la fin, les larmes l’aveuglaient. Exaspéré, il se leva, froissa la lettre qu’il roula comme une balle ; et sans plus savoir où il était, où il allait, il s’élança du côté de la porte. Mais en même temps qu’il tournait la poignée, une autre main de l’extérieur la tournait aussi : le Père Beauchamp apparut et ramena Jean-Paul vers le bureau :

— Eh bien ! êtes-vous convaincu maintenant ? Ces preuves suffisent-elles ?

Abattu, consterné, le visage défait, l’écolier vaincu n’osait dire un mot. Le Père aurait voulu avoir le temps de panser la blessure, d’y mettre un baume qui adoucit ; mais la cloche sonnait la fin de la récréation, il fallait le congédier.

— Vous allez descendre, lui dit-il, mais je veux avoir de vous la promesse que vous garderez le secret de cette lettre.

— Non, répondit crânement Jean-Paul, il va me payer ça, lui !

Le Père dut déployer toute son autorité pour faire remettre la feuille ; et ce ne fut pas sans peine qu’il obtint la promesse de la discrétion à garder du moins jusqu’au lendemain soir. Et l’élève sortit.

Comment cette lettre était-elle tombée entre ses mains ? Jobin l’avait reçue pendant sa longue mais peu souffrante maladie. Par hasard sa mère avait trouvé la lettre et l’avait lue. Épouvantée de la responsabilité de son fils dans une affaire qui lui paraissait très grave, elle avait forcé Robert à remettre le document à un professeur de confiance qui saurait arranger les choses. Robert, pour acquit de conscience, l’avait portée au confesseur de Jean-Paul.