Les clercs de St-Viateur (p. 77-86).


Chapitre VIII

D’AUTRES AMOURS

Jean-Paul resta sur son banc, le cœur désespéré. Il était encore là, pensif et triste, quand un petit élève d’Éléments Latins s’approcha de lui :

— Veux-tu m’arranger mon gant de baseball ? Regarde, il est délacé, et je ne suis pas capable de réparer cela.

— Très volontiers, mon petit, répliqua Jean-Paul, heureux de trouver une distraction.

Il se mit aussitôt au travail, et pendant qu’il tirait les cordons avec méthode, René Magnan, suivait l’opération de ses yeux clairs et souriants. Jean-Paul ne fut pas sans remarquer le charmant minois de son compagnon : tête ronde, sans beaucoup de caractère, mais d’une merveilleuse fraîcheur ; et surtout un air ingénu et une candeur à ravir. La tâche terminée, tous deux causèrent assez longtemps, et l’après-midi passa.

Le soir, à la chapelle, Jean-Paul chercha des yeux la place de René Magnan. Affaire de pure curiosité, sans doute. À l’étude, il y songea encore un peu. Le lendemain, il ne manqua pas de s’informer si le gant de baseball tenait bien. Le jour de congé suivant, quand la cloche sonna pour annoncer l’ouverture du magasin où l’on vendait une collation, Jean-Paul rencontra le petit René, l’amena dans la salle et lui présenta gentiment des biscuits et des bonbons.

Mais aussitôt des camarades avaient flairé quelque chose d’insolite ; et, pour les taquiner, ils passèrent à côté d’eux en murmurant dans un sourire : « Chat ! Chat ! »

Gaston en particulier s’inquiéta et prit sur lui d’avertir Jean-Paul de « lâcher les petits ». Jean-Paul protesta : « Ne t’énerve pas, tu sais bien que c’est pour rire. » Rien ne changea. Il aurait fallu garder la place ; et Gaston, on ne sait pourquoi, n’était guère assidu depuis quelque temps auprès de son ami.

Cependant, pour éviter les soupçons et plus encore les taquineries, Jean-Paul s’abstint de parler à René devant les élèves. Il se mit à lui écrire des billets très affectueux, qui commençaient toujours par : « Mon chéri ». Le chéri répondait. Tous deux se contentaient de cette correspondance clandestine. Heureusement ils pouvaient se voir et se parler aux exercices de la fanfare ; car Jean-Paul jouait le cornet, et René la clarinette.

Les choses allaient ainsi quand arriva la fête de sainte Cécile que célèbrent toujours avec éclat les musiciens du Séminaire. Le lundi soir, grand concert dans la salle de récréation transformée en salle académique. La fanfare joua ses plus beaux morceaux : « Poète et Paysan », la valse « Mon Trésor », etc. On interpréta l’opérette intitulée « L’Écossais de Chatou ».

Le lendemain matin, chant spécial à la chapelle. René Magnan, de sa jolie voix d’oiseau, rendit le solo du cantique traditionnel :

Les larmes ont cessé,
Le chant de la victoire
Retentit en tous lieux.
Cécile a triomphé,
Chantons, chantons sa gloire,
Cécile est dans les deux. (bis)

Mais le clou de la fête, c’est le bal qui se mène toute la journée à la salle de musique. À huit heures, quand la communauté monte en classe, il faut observer tous les yeux qui percent la porte vitrée de cette salle donnant sur la récréation. Moment savoureux par excellence. Voir les autres s’en aller au travail et rester soi-même à jouer en toute liberté, dans l’allégresse d’un jour de fête ! Un orchestre d’occasion : un piano, un violon, un saxophone et une petite caisse, vont inlassablement battre la mesure, pendant qu’évoluent les quadrilles. Pas de danses modernes. De vieilles danses canadiennes qu’on exécute avec une élégance mitigée, mais avec un entrain incomparable. Les « demoiselles », pour qu’on les reconnaisse, portent un mouchoir en brassard. Jean-Paul s’en donne à cœur joie. Sa « demoiselle » ? On la devine sans peine. René, un mouchoir de soie lilas au coude, saute et se trémousse. Quel tourbillon enivrant dans le nuage de la fumée qui fait tousser parfois, mais qui fait rire aussi ! Le refrain du jour que chacun répète à satiété, c’est le couplet retenu de l’opérette :

Zing, boum !
Ratapataplan,
C’est la musique,
Effet magique,
Zing, boum !
Ratapataplan,
Du régiment,
Rataplan.

De toute la journée, Jean-Paul et René ne se quittent pas. Oh ! rien de très compromettant ! De petits mots doux, de légères taquineries suivies d’œillades réparatrices. Peut-être même plus d’un baiser. Les autres n’y prennent pas garde, ou du moins feignent de ne pas voir. Ces jours-là, les élèves sont d’une grande indulgence. Il est vrai qu’ils ont bonne mémoire, et que, le lendemain, ils pourraient juger plus sévèrement. Mais les amoureux ont-ils souci du lendemain ?

À quatre heures, collation. Après souper, on recommence. Vers huit heures fête aux huîtres. Si quelques-uns n’en mangent pas, d’autres en mangent trop. Advienne que pourra ! Et l’on va danser la dernière ronde avant le chant final : « Sancta Cæcilia, ora pro nobis ». Quel plaisir ! Jean-Paul n’en revient pas ; il lui semble qu’il a passé le plus beau jour de sa vie. Il est heureux.

La Sainte-Catherine suit de proche la Sainte-Cécile et lui ressemble un peu. Si, ce jour-là, les Philosophes sont les privilégiés, tout le monde participe néanmoins à cette fête « nationale ». Vieille tradition dans le Collège. Chaque division a son banquet présidé par le professeur. Les menus ont été préparés avec soin. Plus d’un confrère a voulu faire venir de chez lui quelques beaux gâteaux garnis d’une dentelle de sucre. Dès le midi, les comités d’organisation déploient une fiévreuse activité. Le Père Préfet ne suffit pas à donner la permission d’aller en ville.

Enfin les friandises arrivent et chaque classe met le couvert dans son « coin ». Évidemment c’est à qui aurait la plus belle table. Celle de la Rhétorique défie toute concurrence : pyramides de chocolats, avalanches de noix, guirlandes de biscuits panachés de guimauve, fruits et gâteaux ; des bouteilles de liqueurs douces dressent çà et là leur galbe transparent. Et la « tire » donc ! Elle brille comme des lingots d’or fin. Ce sera le dessert, ou mieux le plat de résistance. Article nécessaire au menu, sans quoi la Sainte-Catherine ne serait pas la Sainte-Catherine.

À trois heures, les comités vont inviter les professeurs. L’entrée est triomphale dans la salle de récréation. Le Père Lavigne arrive flanqué du président et du vice-président ; toute la classe se lève et applaudit. Le Père Lavigne prend la place d’honneur, complimente les artistes qui ont décoré la table. Mais trêve de paroles. Il y a là des choses qui attendent plus que des mots. Les yeux avides des élèves le disent assez.

— « Alors par quoi commence-t-on ? » demande le Père.

— « Par la « tire », répondent tous en chœur.

Le président d’office saisit un couteau et décolle la plus belle croquette qu’il offre au président d’honneur. « En effet, dit le Père, à la Sainte-Catherine, il faut commencer et finir par la « tire ». Mais dites donc, vous autres, les forts en histoire, pourriez-vous me raconter l’origine de la « tire » au Canada ? »

— Ma grande surprise, répond Jean-Paul, la bouche un peu embarrassée, c’est que ce héros n’ait pas encore son monument.

— Qu’en savez-vous ? corrige le professeur. L’héroïne, car c’est une femme, tient une belle place dans notre galerie historique ; mais elle a fait autre chose que de la « tire ». D’après une vieille tradition, Marguerite Bourgeoys aurait introduit chez nous cet usage de servir de la « tire » à la mélasse, le jour de la Sainte-Catherine. Peut-être même a-t-elle inventé la recette. À cette époque, la Louisiane était aussi colonie française, et ce pays tropical fournissait du sucre de canne à la Nouvelle-France. Avec le résidu du raffinage, on produisait la mélasse et on cuisait de la « tire ». Les petites sauvagesses, paraît-il, appréciaient fort ce mets. Je crois cependant, ajoute le Père, que ce goût ne fut pas l’apanage exclusif des Indiens.

— Vive Marguerite Bourgeoys ! cria Jean-Paul, du bout de la table.

Vive Marguerite Bourgeoys ! répéta d’une seule voix la petite assemblée.

Les autres groupes, interloqués, regardaient, et se demandaient quel rôle la fondatrice de la Congrégation de Notre-Dame pouvait jouer en cette affaire.

Tout à coup un vacarme infernal attire l’attention. Qu’est-ce donc ? Ah ! oui, ce sont les finissants qui exécutent leur mascarade d’usage. Cette année, ils ont voulu revivre quelques instants de leur tendre enfance. Où ont-ils pris cela ? Voyez-les : l’un porte une bavette de bébé, un autre un bonnet de baptême, un troisième a une « suce » et un biberon. À l’arrière, un orchestre exécute un charivari à rompre tous les tympans : sifflets, plats à vaisselle, violons du magasin 5-10-15, etc. Les petits surtout sont épatés, et tous ressentent une extrême hâte d’être finissants pour accomplir un pareil geste glorieux.

Le Père Lavigne, qui aime moins le tapage que ses jeunes amis, se retire, mais pas avant d’avoir donné congé de thème, en se faisant prier évidemment, comme il convient.

Les professeurs partis, les élèves s’en donnent avec plus de liberté. Pour faire une farce, Gaston, aidé de Lafleur, va chercher de force René Magnan qu’il assoit auprès de Jean-Paul. Les convives de s’exclamer. Chacun veut offrir un chocolat, une croquette de « tire », au charmant visiteur. Jean-Paul, fort ennuyé au fond, essaie de prendre la chose en badinant. Mais le petit bonhomme, lui, n’entend pas badiner. Il proteste avec colère, il se débat, et veut s’en aller. Enfin, il s’exaspère, il crie et il pleure. Un surveillant intervient et le dégage. La fête continue.

En sortant du réfectoire, après le souper, Jean-Paul voulut prendre son pardessus pour aller sur la terrasse. Comme il tirait ses gants de ses poches, il aperçut un billet blanc qu’il ouvrit. Il reconnut vite la grosse écriture enfantine, mais il resta interdit devant le texte :

Je ne veux plus que tu me parles. Lâche-moi, grand fou ; j’en ai assez de tes amours. Laisse-moi tranquille ou bien je le dirai au Père Préfet.

Aussitôt Jean-Paul remit son pardessus dans sa case et partit à la recherche de son petit ami. Il fallait dissiper ce malentendu. Si ses confrères avaient fait une sottise, lui n’en était pas responsable. Mais en vain tenta-t-il d’aborder René, de lui expliquer… Inutiles efforts ! L’autre se sauvait et répétait : « Lâche-moi, je te dis ; je ne veux plus que tu me parles. »

Ce soir-là, Jean-Paul monta au dortoir le cœur plus lourd qu’à la Sainte-Cécile. Il se coucha, un peu fatigué de la fête, mais surtout de ce malencontreux incident. Le dortoir s’endormit sans tarder. À peine les maîtres avaient-ils éteint les lampes, qu’on n’entendait plus que le chant paisible et lourd des poitrines qui se soulèvent en mesure dans le sommeil.

Jean-Paul, lui, ne dort pas. Renfrogné dans ses couvertures, se cachant de la lueur indiscrète que projette sur son lit la veilleuse enveloppée d’un abat-jour, il rumine toutes les circonstances de sa dernière aventure. Vraiment, il est surpris lui-même de l’émotion qui l’étreint. Il n’aurait jamais cru qu’il l’aimait tant, ce cher René. Plus il y pense, plus la souffrance s’augmente. Que voulez-vous ? un cœur peut être petit, mais quand il est plein, il est plein ; et quand il est trop plein, il éclate. Le cœur de Jean-Paul était trop plein. Une certaine honte l’empêchait de s’ouvrir à qui que ce soit de ce chagrin intime. La perspective d’une moquerie, d’un sourire, rendait impossible toute confidence. Pas plus que les autres, se disait-il, son confesseur ne le comprendrait. Toutefois la pensée du Père Beauchamp ne manqua pas d’évoquer le tableau de son passage dans la cour, le jour même où il avait connu René Magnan.

Le pauvre Jean-Paul se roulait dans son lit ; des larmes montaient à ses yeux brûlants. Alors l’idée lui vint de retourner tout bonnement à Gaston, de rétablir les relations un peu relâchées depuis quelques semaines. Mais les lettres ? Ah ! les lettres, pendant longtemps, il s’était efforcé de n’y pas songer. Il aimait mieux laisser ça dans l’ombre, ne pas savoir. Après tout, Gaston ne pouvait l’avoir trompé. Et cependant… Mille obstacles se dressaient de tant de côtés que son être en ressentait un accablement extrême. La nuit se passa en un cauchemar atroce.