Jean-Jacques Rousseau (Lemaître)/Sixième conférence

Calmann-Lévy, éditeurs (p. 177-212).

SIXIÈME CONFÉRENCE

LA « NOUVELLE HÉLOÏSE »


Ceux qui veulent absolument ramener à une seule et même théorie tous les livres de Rousseau, nous assurent que le sens de la Nouvelle Héloïse est celui-ci : « Si nous ne pouvons revenir à l’état de nature, corrompu par la société, chacun de nous peut, même dans l’état actuel de la civilisation, refaire en lui l’homme naturel. » Et ils pensent que Rousseau devait forcément, après le Discours sur l’inégalité et la Lettre sur les spectacles, écrire la Nouvelle Héloïse, comme il devait nécessairement écrire ensuite l’Émile et le Contrat social.

Je le veux bien, mais je n’en suis pas sûr. Il me semble (et nous l’avons vu jusqu’ici) que les livres de Rousseau ne découlent point d’un même système préconçu (quoi qu’il en dise, après coup, dans ses Dialogues), mais qu’ils sont tous des œuvres de circonstances, j’entends des circonstances de sa vie individuelle. Le même tempérament, la même espèce de sensibilité et, en général, les mêmes sentiments et les mêmes rêves se retrouvent bien, plus ou moins, dans tous ses ouvrages ; cela était inévitable. Ses livres sortent de la même source profonde et trouble : mais je ne vois pas bien qu’ils s’engendrent logiquement l’un l’autre. (Je reviendrai là-dessus dans mes conclusions.)

Voyons comment est née Julie ou la Nouvelle Héloïse. Il nous le raconte au livre IX des Confessions, abondamment et un peu confusément.

C’était au mois de juin. Il était à l’Ermitage. Il faisait de longues promenades dans les bois. Il rêvait. Il lui semblait, dit-il, que « la destinée lui devait quelque chose qu’elle ne lui avait pas donné ». Quoi ? L’amitié et l’amour, surtout l’amour. « Comment se pouvait-il qu’avec des sens si combustibles, avec un cœur tout pétri d’amour, je n’eusse pas du moins une fois brûlé de sa flamme pour un objet déterminé ? » Il revoyait toutes les femmes qui lui avaient donné de l’émotion dans sa jeunesse, « mademoiselle Galley, mademoiselle de Graffenried, mademoiselle de Breil, madame Basile, madame de Larnage, mes jolies écolières, et jusqu’à la piquante Zulietta ». (Il oublie carrément madame de Warens.)

Hélas ! il a beau évoquer tous ses souvenirs d’amour. Cela est assez maigre, et il le sait bien. Ces aventures ont à peine été des ébauches. Il n’y a qu’avec la facile madame de Larnage, qui avait tant de bonne volonté… Mais ce n’a guère été qu’une rencontre d’auberge. — « J’ai passé ma vie, dit-il quelque part, à convoiter et à me taire auprès des personnes que j’aimais le plus. » Oh ! avoir enfin un bel amour ! Mais Jean-Jacques a quarante-cinq ans ; il est trop tard ; et puis il ne voudrait pas faire de peine à Thérèse.

Alors, dit-il, l’impossibilité d’atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères ; et ne voyant rien d’existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal, que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d’êtres selon mon coeur… J’imaginai deux amies… Je fis l’une brune et l’autre blonde, l’une vive et l’autre douce, l’une sage et l’autre faible, mais d’une si touchante faiblesse que la vertu semblait y gagner. (Parbleu !) Je donnai à l’une des deux un amant dont l’autre fut la tendre amie, et même quelque chose de plus… Épris de mes deux charmants modèles, je m’identifiais avec l’amant et l’ami le plus qu’il m’était possible ; mais je le fis aimable et jeune, en lui donnant au surplus les vertus et les défauts que je me sentais.

Après quoi il leur cherche un séjour, songe pour eux aux Iles Borromées, et finalement les place à Vevey, au bord de son cher lac. Il se mit alors, dit-il, à écrire au hasard, rien que pour « donner l’essor au désir d’aimer qu’il n’avait pu satisfaire et dont il se sentait dévoré ». Il assure que les deux premières parties de Julie ont été écrites de cette manière, « sans qu’il eût aucun plan bien formé, et même sans prévoir qu’un jour il serait tenté d’en faire un ouvrage en règle ».

Il considère si peu son roman commencé comme un développement ou une application de sa doctrine, qu’il le regarde, au contraire, comme une sorte de démenti à son rôle public :

Après les principes sévères que je venais d’établir avec tant de fracas,… après tant d’invectives mordantes contre les livres efféminés qui respiraient l’amour et la mollesse, pouvait-on rien imaginer de plus inattendu, de plus choquant que de me voir tout à coup m’inscrire parmi les auteurs de ces livres que j’avais si durement censurés ? Je sentais cette inconséquence dans toute sa force.

Cela paraît bien prouver que Rousseau n’avait d’abord conçu que les deux premières parties de Julie, qu’il ne les avait conçues que comme un roman d’amour, et que les intentions moralisatrices ne lui vinrent qu’après coup.

En attendant il revoit à la Chevrette, puis à l’Ermitage, madame d’Houdetot. Immédiatement son idéal se concrète en elle. Il se figure Julie sous ses traits. Quelle occasion de s’essayer à ces sentiments exaltés qu’il veut exprimer dans son livre ! Dans leurs rendez-vous mystérieux, dans leurs conversations brûlantes (du moins de sa part à lui) tandis que madame d’Houdetot s’amuse et qu’elle se distrait de l’absence de Saint-Lambert, Jean-Jacques, en réalité, travaille à son roman. Et cela explique qu’il se soit si vite consolé de l’échec de cette grande passion. Ce n’était que de la littérature.

Cependant, ce qu’il a écrit jusqu’ici de la Julie, au hasard et sans suite, ne fait même pas une histoire. Mais, « à force, nous dit-il, de tourner et retourner mes rêveries dans ma tête, j’en formai enfin l’espèce de plan dont on a vu l’exécution ». Et alors il nous dit qu’il se propose, dans son roman, deux objets. Le premier, c’est de montrer à un siècle corrompu, en se mettant à sa portée, qu’on peut se relever d’une chute, et que même une erreur d’un moment peut être la source d’actes sublimes. « Si Julie eut été toujours sage, dira-t-il dans sa Seconde Préface, elle instruirait beaucoup moins, car à qui servirait-elle de modèle ? » — Et son second objet, c’est de rapprocher les croyants et les athées dans une estime réciproque ; d’apprendre à ceux-ci qu’on peut croire en Dieu sans être hypocrite, et aux croyants qu’on peut être incrédule sans être un coquin. Julie dévote est une leçon pour les philosophes, et Wolmar athée en est une pour les intolérants. — Le reste, et notamment le rappel à la vie simple, à la vie rurale et familiale, et à la pureté du foyer domestique, ne serait donc venu que subsidiairement.

Voilà ce que dit Rousseau au livre IX des Confessions. Cela est plausible. Mais je crois que le roman de Julie s’est formé dans son esprit plus simplement encore.

Tout ce que je retiendrai de son récit, c’est qu’il a conçu Julie au printemps, parmi les fleurs et les arbres, pendant des mois de rêverie et d’exaltation sentimentale, et que c’est avant tout son propre roman qu’il a rêvé.

Dans ces promenades à travers bois, il se souvient de sa jeunesse vagabonde, qui se transfigure à ses yeux. Or, un des rêves qu’il avait fait le plus souvent dans ce temps-là, — et qu’il a réalisé avec madame d’Houdetot tant bien que mal, et trop tard, à quarante-cinq ans, — c’est d’être aimé d’une belle aristocrate. Évadé de Genève, errant par la Savoie et le Piémont, il ne pouvait presque rencontrer un château dans la campagne sans faire ce rêve :

J’entrais avec sécurité dans le vaste monde… Mon mérite allait le remplir… En me montrant j’allais occuper de moi l’univers… Mais il ne me fallait pas tant… Un seul château bornait mon ambition : favori du seigneur et de la dame, amant de la demoiselle, ami du père et protecteur des voisins, j’étais content ; il ne m’en fallait pas davantage.

Un peu plus tard, à Turin :

Mon hôtesse me dit qu’elle m’avait trouvé une place et qu’une dame de condition voulait me voir. A ce mot je me crus tout de bon dans les hautes aventures, car j’en revenais toujours là.

Mais surtout il se souvient de mademoiselle de Breil, chez les Gouvon, où il était laquais :

Mademoiselle de Breil était une jeune personne à peu près de mon âge, bien faite, assez grande, très blanche, avec des cheveux très noirs et, quoique brune, portant sur son visage cet air de douceur des blondes auquel mon cœur n’a jamais résisté. L’habit de cour, si favorable aux jeunes personnes, marquait sa jolie taille, dégageait sa poitrine et ses épaules, et rendait son teint encore plus éblouissant par le deuil qu’elle portait alors. On dira que ce n’est pas à un domestique de s’apercevoir de ces choses-là (phrase pénible)… A table, j’étais attentif à chercher l’occasion de me faire valoir. Si son laquais quittait un moment sa chaise, à l’instant on m’y voyait établi : hors de là, je me tenais vis-à-vis d’elle, je cherchais dans ses yeux ce qu’elle allait demander, j’épiais le moment de changer son assiette. Que n’aurais-je point fait pour qu’elle daignât m’ordonner quelque chose, me regarder, me dire un seul mot ! Mais point ; j’avais la mortification d’être nul pour elle ; elle ne s’apercevait pas même que j’étais là.

Une fois pourtant, et une autre fois encore, il attire son attention, et dans des conditions flatteuses pour lui : « Elle jeta les yeux sur moi. Ce coup d’œil, qui fut court, ne laissa pas de me transporter. » Et la seconde fois :

Ce moment fut court, mais délicieux, à tous égards… Quelques minutes après, mademoiselle de Breil, levant derechef les yeux sur moi, me pria, d’un ton de voix aussi timide qu’affable, de lui donner à boire. On juge que je ne la fis pas attendre ; mais en approchant, je fus saisi d’un tel tremblement qu’ayant trop rempli le verre, je répandis une partie de l’eau sur l’assiette et même sur elle. Son frère me demanda étourdiment pourquoi je tremblais si fort. Cette question ne servit pas à me rassurer, et mademoiselle de Breil rougit jusqu’au blanc des yeux.

Ruy Blas… c’est bien Ruy Blas, Ruy Blas sous son vrai nom, dans sa première condition et non encore déguisé en don César… Mais sans doute la mère avait remarqué quelque chose et elle parla à la petite. Jean-Jacques eut beau, ensuite, s’attarder quand il pouvait dans l’antichambre de madame de Breil : il n’obtint plus une seule marque d’attention de la part de la fille. Même, deux fois, madame de Breil lui demanda d’un ton fort sec « s’il n’avait rien à faire » — « Il fallut, dit-il, renoncer à cette chère antichambre. » Et il conclut : « Ici finit le roman. »

Eh bien, il me paraît clair que les deux premières parties de la Nouvelle Héloïse, c’est l’achèvement de ce roman, du roman de toute sa jeunesse, et que ce n’est pas autre chose, et qu’il le conçoit et même l’écrit d’abord, pour son plaisir, et sans s’inquiéter de la suite.

Il faut que Jean-Jacques soit aimé de ce qu’il appelle dans les Confessions la « demoiselle du château » ; et il faut qu’il la possède. Après, on verra. Et voici comment cela s’arrange dans sa tête.

Personnages : lui, Jean-Jacques, sous le nom de Saint-Preux ; Julie d’Étanges ; le baron d’Étanges son père, gentilhomme plein de préjugés (cela est impliqué par la donnée même de l’histoire) ; la baronne d’Étanges, mère indolente et effacée (pour faciliter et expliquer certains faits). Enfin, comme personnages accessoires : la piquante Claire, en contraste avec la tendre Julie ; l’énergique et froid lord Édouard, en contraste avec le faible et ardent Saint-Preux. — Cadre : le paysage que Jean-Jacques aime et connaît le mieux : les bords du lac Léman.

Le roman sera par lettres, pour plus de commodité, pour que l’auteur y puisse déborder à son gré, et parce que la forme oratoire ou lyrique (discours ou effusions) est celle qui lui est le plus naturelle. Le roman procédera un peu de la Clarisse Harlowe de Richardson, et un peu, très peu, de la Marianne de Marivaux. Ajoutez, si vous voulez, de vagues et très indirects souvenirs des romans du XVIIe siècle qu’il lisait, enfant, avec son père.

Mais, pour que la séduction de Julie soit plus vraisemblable, l’auteur prête à Saint-Preux une condition sociale un peu plus relevée que n’était celle de Jean-Jacques à Turin. Saint-Preux est un jeune bourgeois, d’état civil incertain, — instruit, intelligent, — d’ailleurs seul au monde, comme Ruy Blas, Didier et leurs frères romantiques ; plébéien juste assez pour que le préjugé social s’oppose à ce qu’il épouse Julie. — D’autre part, Julie a été élevée par une servante qui était une commère assez cynique. — En l’absence du baron, la baronne d’Étanges, étrangement imprudente, a prié Saint-Preux de donner des leçons à Julie. Saint-Preux à vingt ans, Julie en a dix-huit. On prévoit ce qui arrivera.

Cela ne tarde pas beaucoup. Après quelques lettres fort longues et une résistance assez courte, Julie, avec la complicité de son amie la piquante Claire, va retrouver, un soir, Saint-Preux dans un bosquet, lui applique un baiser sur la bouche, et s’enfuit. Après quoi (et ici je copie simplement les titres de quelques chapitres) « elle exige que son amant s’absente pour un temps, et lui fait tenir de l’argent pour aller dans sa patrie vaquer à ses affaires. — L’amant obéit, et, par un motif de fierté lui renvoie son argent. — Indignation de Julie sur le refus de son amant. Elle lui fait tenir le double de la première somme. — Son amant reçoit la somme, et part. » Eh bien, quoi ? Les arguments de Julie sont fort persuasifs, je vous assure ; et puis, Jean-Jacques n’a-t-il pas été jadis, sans nul embarras, l’obligé de madame de Warens ?… Et pourquoi soulève-t-il ici cette question inattendue sinon parce qu’il se souvient ?…

Pendant l’absence de Saint-Preux, le baron d’Étanges revient à la maison. On lui parle des mérites de Saint-Preux. Il déclare à ce propos qu’il ne donnera jamais sa fille à un roturier, mais qu’il veut la marier à un gentilhomme de ses amis. Julie tombe malade, rappelle secrètement Saint-Preux, et « elle perd son innocence ».

Elle donne un second rendez-vous à son amant. Mais elle le remet ensuite et oblige Saint-Preux à s’absenter deux jours pour une bonne action qu’il serait inutile de vous expliquer. Le ciel les récompense d’ailleurs de ce sacrifice, car l’absence de Saint-Preux les sauve d’un grave péril.

Et Julie à son tour le récompense de sa vertu par un rendez-vous nocturne et tout à fait sérieux. Je passe quelques épisodes. — Puis Julie est enceinte, puis elle fait une fausse couche, tout cela secrètement. — Puis, mylord Édouard, l’ami de Saint-Preux, ayant conseillé au père de Julie de la marier avec son maître d’étude, le baron fait une scène terrible à sa femme et à sa fille ; et la subtile Claire parvient à faire filer Saint-Preux, qui se rend à Paris. Julie, auparavant, lui a juré que sans doute elle ne l’épouserait pas sans le consentement de son père, mais qu’elle ne sera jamais à un autre sans le consentement de Saint-Preux.

Et voilà le roman, — tant refait depuis, — du maître d’étude et de la jeune noble. Je n’en ai retenu que les faits essentiels : car, dans cette surabondante Julie qui contient douze cents pages, il n’y en a pas quatre cents qui se rapportent à l’ « histoire » elle-même ; et je viens de vous en analyser le premier tiers.

Ce premier tiers est, de beaucoup, le plus ennuyeux (sauf les digressions : le voyage de Saint-Preux dans le Valais et les lettres qu’il envoie de Paris). — Et pourtant c’est probablement la partie de son livre que Rousseau a écrite avec le plus de fièvre. C’est de ce premier volume de l’Héloïse que madame d’Épinay a dit dans ses Mémoires : « Après le dîner nous avons lu les cahiers de Rousseau. Je ne sais si j’étais mal disposée, mais je ne suis pas contente. C’est écrit à merveille, mais cela est trop fait et me paraît sans vérité et sans chaleur. Les personnages ne disent pas un mot de ce qu’ils doivent dire. C’est toujours l’auteur qui parle. » Et madame du Deffand pensait à peu près de même, et madame de Choiseul, et même Diderot (alors encore ami de Jean-Jacques). Dans toute l’œuvre de Rousseau ce volume est, avec certains chapitres de l’Émile, celui sur lequel il est le plus facile de s’égayer. L’excitation y est purement verbale. On y remarque trois choses déplaisantes (au moins) : l’abus du mot de vertu et l’équivoque continuelle sur ce mot ; l’indélicatesse des sentiments ; l’avènement définitif du style déplorable des « hommes sensibles ».

1º Il est inouï qu’un garçon et une fille qui font ce que font Saint-Preux et Julie, et qui ne pensent qu’à ça, parlent de vertu à ce point. — Ils disent quelque part que, pour avoir eu une défaillance, ils n’en sont pas moins vertueux sur le reste et n’ont pas perdu pour cela le droit d’aimer la vertu. Évidemment : mais leur faute n’est pas seulement une faiblesse de la chair, à quoi nous pourrions être indulgents ; elle se complique d’un assez lâche abus de confiance, Saint-Preux étant le précepteur de Julie : et c’est ce dont ils n’ont pas l’air de se douter. Cela rend plus fâcheuses encore leurs éternelles invocations à la vertu et leur donne un air, soit d’hypocrisie, soit d’inconscience, également regrettable… Oui, c’est vraiment désobligeant, cette manière de fourrer la vertu où elle n’a que faire. C’est chose de Rousseau et du XVIIIe siècle. Rien de semblable au XVIIe siècle, ni dans l’antiquité.

En somme, c’est toujours la grande équivoque de toute la vie de Rousseau, équivoque que j’ai déjà signalée. Saint-Preux et Julie se croient vertueux parce qu’ils « adorent » la vertu et qu’ils se sentent un bon cœur. Ils sont bien à l’image de leur père : de beaux sentiments, de beaux discours, et une vilaine vie (du moins jusqu’à quarante ans).

2º En second lieu, Julie manque étrangement de délicatesse morale. Elle paraît d’abord beaucoup trop informée de ce qu’elle va faire ; elle appelle trop les choses par leur nom. Elle dit lourdement : « Ma vertu,… mon innocence,… mon déshonneur… » Elle parle de ses « désirs » vaincus, des « plaisirs du vice ». Elle dit à Saint-Preux (avant la chute) : « Tâche, cher ami, de calmer l’ivresse des vains désirs. » Elle dit, en parlant de sa virginité : « Nous autres jeunes filles, nous nous trouvons dès le premier âge chargées d’un si dangereux dépôt !… » Il n’est pas non plus délicieux de la voir écrire à son amant en lui donnant rendez-vous dans un chalet : « Oh ! la nature !… C’est là qu’on n’est que sous ses auspices et qu’on peut n’écouter que ses lois ». Et il est moins délicieux encore de l’entendre disserter avec Saint-Preux sur certaines erreurs des sens :

Je me souviens des réflexions que nous faisions, en lisant ton Plutarque, sur un goût dépravé qui outrage la nature. Quand ces tristes plaisirs n’auraient que de n’être pas partagés, c’en serait assez, disions-nous, pour les rendre insipides et méprisables… Malheureux ! de quoi jouis-tu quand tu es seul à jouir ! Ces voluptés solitaires sont des voluptés mortes.

Cela est vraiment extraordinaire sous la plume d’une jeune fille de dix-huit ans ![1]

Mais là encore elle est bien à l’image de son père. L’impudeur de Julie nous fait ressouvenir que celui qui la fait parler n’est venu qu’après de longues souillures à l’amour normal et qu’il l’a connu pour la première fois dans des conditions tranquillement cyniques et avec une femme pour qui l’amour n’était qu’un geste comme un autre.

3º Enfin, dans les deux premières parties de la Julie, plus que partout ailleurs, c’est l’affreux épanouissement de l’abominable style des « hommes sensibles ». Ce style implique cette convention, que toujours, partout, en toute occasion, les sentiments naturels, affections de famille, tendresse maternelle, paternelle, filiale, conjugale, amour, amitié, pitié, humanité ne peuvent être éprouvés qu’avec une extrême intensité, ni exprimés que dans le style le plus noble, le plus solennel, le plus emphatique, coupé quelquefois d’exclamations, d’apostrophes, de suspensions, de frémissements, de silences… Ce style, à vrai dire, préexistait à Jean-Jacques. Il se trouvait un peu dans les romans de l’abbé Prévost, et surtout dans Diderot. Mais Jean-Jacques en a fait, dans le premier tiers de la Julie, un triomphal et effarant abus. Voici quelques courts exemples de ce style, pris véritablement au hasard, car on le trouve presque à chaque page.

Julie vient de revoir son père (qu’elle ne doit pas aimer autrement, d’après ce que nous savons) :

Ô toi que j’aime le mieux au monde après les auteurs de mes jours, écrit-elle à Saint-Preux, pourquoi tes lettres, tes querelles viennent-elles contraster mon âme ?… Tu voudrais que mon coeur s’occupât de toi sans cesse ; mais, dis-moi, le tien pourrait-il aimer une fille dénaturée, à qui les feux de l’amour feraient oublier les droits du sang, et que les plaintes d’un amant rendraient insensible aux caresses d’un père !

Et que dites-vous de ce délire de Saint-Preux :

Quelle taille enchanteresse !… Au devant deux légers contours… Ô spectacle de volupté !… La baleine a cédé à la force de l’impression… Empreintes délicieuses, que je vous baise mille fois !… Dieux ! dieux ! que sera-ce quand…

Et la phrase ne s’achève pas. — Du même Saint-Preux :

Oh ! si bientôt tu pouvais tripler mon être !… Si bientôt un gage adoré… Espoir trop tôt déçu, viendras-tu m’abuser encore ?… Ô désirs ! ô crainte ! ô perplexités !…

De Julie (tableau de famille) :

…Je feignis de glisser ; je jetai, pour me retenir, un bras au cou de mon père ; je penchai mon visage sur son visage vénérable, et dans un instant, il fut couvert de mes baisers et inondé de mes larmes ; je sentis à celles qui lui coulaient des yeux qu’il était lui-même soulagé d’une grande peine ; ma mère vint partager nos transports. Douce et paisible innocence, tu manquas seule à mon cœur pour faire de cette scène de la nature le plus délicieux moment de ma vie !

Et cætera, et cætera.

Je crois, pour moi, que ce style emphatique et pleurard est sincère chez Rousseau ; que ce style sans naturel lui est naturel. Pourquoi ? Parce qu’il était malade, atteint d’une profonde névrose ; parce qu’il avait, au sens exact du mot, une sensibilité morbide ; parce que lui-même fondait réellement en larmes à la moindre occasion. Mais hélas ! on l’imita, et ce fut affreux.

Au temps de Louis XVI, et plus encore sous la Révolution, presque toute la littérature fut infestée de cette sensibilité à la Rousseau. Elle n’avait guère de la sensibilité que le nom : c’était surtout l’application à paraître éprouver jusqu’à l’excès les émotions altruistes, parce qu’on tenait cet excès pour honorable. Il y entrait donc beaucoup d’artifice et de vanité et, par suite, très peu de bonté réelle, puisque cette préoccupation d’être, aux yeux des autres et à ses propres yeux, dans une posture qui vous fit honneur, était contradictoire à la vraie bonté qui suppose justement l’oubli de soi ou du moins l’effort de s’oublier. Et c’est pourquoi leur « sensibilité » n’empêcha nullement les hommes de la Révolution d’être sans pitié. — Puis, cette sensibilité étant une mode et, par suite, étant affectée par les êtres les plus médiocres, avait rapidement revêtu une forme d’une exprimable sottise. — Et enfin, comme cette sensibilité passait pour noble, elle entraîna la « noblesse du style », telle que la concevaient les sots, c’est-à-dire la plus emphatique et la plus niaise phraséologie, un charabia sans nom. Par là, quelques-uns des écrivains de la seconde moitié du XVIIIe siècle nous paraissent plus éloignés de nous, plus étrangers, plus iroquois que les « précieux » ou les « burlesques » du XVIIe siècle ou les pédants du XVIe. Lisez un peu, pour voir, le théâtre de Sébastien Mercier, ou la correspondance amoureuse ou même familiale de certains Conventionnels, et certains romans oubliés du temps de la Terreur. — Rousseau n’a pas seulement légué à la Révolution son vocabulaire politique, ses fêtes et sa conception de l’État : il lui a transmis le style bête.

      *       *       *       *       *

Voilà donc terminée la première période des amours du maître d’étude et de la jeune fille noble. Cela est glacial (Jean-Jacques ne l’ayant écrit qu’avec sa tête, et d’après l’amour artificiel, livresque et voulu qu’il avait conçu pour madame d’Houdetot) ; et cela est souvent ridicule, et cela est souvent ennuyeux. Et je suis content d’en être sorti : car ce qui viendra après sera fort beau d’abord, et ensuite un peu fou, mais toujours intéressant.

Les deux amants séparés, l’un à Paris, l’autre à Vevey, Rousseau se demande ce qu’il va faire de Julie. Notez que, précisément à ce moment-là, son artificielle passion pour madame d’Houdetot est fort calmée. — Je ne pense pas que l’idée lui soit venue un seul instant de marier, après quelques péripéties, Saint-Preux et son élève : ce dénouement serait par trop fade. — Non : mais, arrivé là, il se ressouvient de son rôle de réformateur des mœurs et de professeur de vertu. Et pourquoi disons-nous « son rôle » ? Il n’était pas modeste, il se connaissait lui-même très incomplètement, mais il avait fini par être sincère dans son projet de réforme et de perfectionnement intérieur. Sa propre vie, quand nous l’embrasserons dans son ensemble, nous apparaîtra comme une évolution, comme un effort, souvent plein d’illusions, mais enfin comme un effort vers la vertu, comme une lente sortie hors de sa fange première, comme une montée que n’arrêtera point sa folie peu à peu croissante ; au contraire.

Et alors (j’en suis persuadé) il a l’idée de rapprocher la vie de Julie de la sienne. Julie aussi est un être malheureux et faible, qui a mal commencé. Eh bien, sa vie, comme celle de Rousseau, sera l’histoire d’une évolution morale, d’une « conversion » (c’est le vrai mot). Et même il s’avisera (après coup, je le crois) qu’il n’a fait Julie d’abord coupable que pour la convertir.

« Je sens deux hommes en moi », dit Saint-Paul dans son Épitre aux Romains. Je vous ai dit qu’il y avait bien plus de deux hommes dans Jean-Jacques. C’est le vagabond plein de désirs, l’amoureux qui n’a jamais été rassasié, l’ancien laquais épris de la fille de la maison, c’est cet homme-là qui a écrit les deux premières parties de la Julie. C’est l’amant de la nature et de la vie simple qui décrira la vie qu’on mène dans la maison de Clarens. C’est le rêveur orgueilleux et romanesque qui nous racontera le ménage compliqué Wolmar-Saint-Preux-Julie-Claire. — Et, en attendant, c’est le Genevois, c’est le protestant attendri de catholicisme, c’est l’homme profondément religieux qui « convertit » Julie d’Étanges.

Il la convertit en la mariant à M. de Wolmar.

Les faits sont assez habilement arrangés pour nous faire accepter ce mariage. Madame d’Étanges meurt ; elle meurt des duretés de son mari, mais surtout de la faute de sa fille, et du secret qu’elle garde et qui l’étouffe. Julie, désespérée, se fait rendre sa parole par Saint-Preux. Après un temps convenable, — et avec l’assentiment de Saint-Preux absent, qui à la vérité ne peut le lui refuser, — elle se résigne à épouser M. de Wolmar, cet ami dont son père lui avait parlé. Ce qui la décide, c’est que son père l’avait promise à Wolmar riche, et que maintenant Wolmar est ruiné. Mais enfin elle va au mariage comme à un sacrifice.

C’est ici que Rousseau a une idée admirable (C’est peut-être l’endroit de son œuvre où émerge de la façon le plus inattendue son fond traditionaliste, offusqué le plus souvent par son âme de révolte). — La cérémonie du mariage opère sur l’âme sérieuse de Julie à la manière d’un sacrement comme le signe sensible de quelque chose de profond, de sacré, de nécessaire, de conforme aux destinées et aux intérêts de l’humanité. La cérémonie du mariage fait comprendre à Julie le mariage.

Elle ne l’avait point prévu :

Dans l’instant même, écrit-elle à Saint-Preux, où j’étais prête à jurer à un autre une éternelle fidélité, mon cœur vous jurait encore un amour éternel, et je fus menée au temple comme une victime impure qui souille le sacrifice où l’on va l’immoler.

Mais, — douloureuse comme elle est, et préparée par la douleur, — elle sent, en entrant dans l’église, une sorte d’émotion qu’elle n’avait jamais éprouvée… Puis, le jour sombre de l’église, le profond silence des spectateurs, le cortège de ses parents… tout donne à ce qui va se passer un air de solennité qui l’excite à l’attention et au respect :

La pureté, la dignité, la sainteté du mariage, si vivement exposées dans les paroles de l’Écriture, ses chastes et sublimes devoirs, si importants au bonheur, à l’ordre, à la paix, à la durée du genre humain, si doux à remplir pour eux-mêmes : tout cela me fit une telle impression que je crus sentir intérieurement une révolution subite. Une puissance inconnue sembla corriger tout à coup le désordre de mes affections et les rétablir selon la loi du devoir et de la nature.

Et encore :

    Je crus me sentir renaître, je crus recommencer une autre vie.

Puis, rentrée à la maison :

A l’instant, pénétrée d’un vif sentiment du danger dont j’étais délivrée et de l’état d’honneur et de sûreté où je me sentais rétablie, je me prosternai contre terre, j’élevai vers le ciel mes mains suppliantes, j’invoquai l’Être qui soutient ou détruit, quand il lui plaît, par nos propres forces, la liberté qu’il nous donne. Je veux, lui dis-je, le bien que tu veux, et dont, toi seul es la source. Je veux aimer l’époux que tu m’as donné. Je veux être fidèle, parce que c’est le premier devoir qui lie la famille et la société. Je veux être chaste, parce que c’est la première vertu qui nourrit toutes les autres. Je veux tout ce qui se rapporte à l’ordre de la nature que tu as établi, et aux règles de la raison que je tiens de loi. Je remets mon cœur sous ta garde et mes désirs en ta main. Rends toutes mes affections conformes à ta volonté constante ; et ne permets plus que l’erreur d’un moment l’emporte sur le choix de toute ma vie.

— Mais, direz-vous, les théories de Rousseau ? — Quelles ? — L’opposition de la nature et de la société, et que la société a corrompu la nature. Le mariage est bien, je pense, une institution sociale, et cependant le mariage épure Julie. Elle dit elle-même qu’une puissance inconnue a rétabli ses affections « selon la loi du devoir et de la nature ». « La nature et le devoir », qui ne peut être ici qu’un devoir social : Rousseau y songe-t-il ? La nature et la société ne sont donc plus ennemies ? Une institution sociale peut donc être bienfaisante ? La société ne corrompt donc pas nécessairement la nature ? — Eh bien, quoi ? Rousseau se contredit, c’est évident. Et c’est pour cela que cette troisième partie de la Nouvelle Héloïse est une si belle chose. Et elle renferme bien d’autres contradictions encore aux théories habituelles de Jean-Jacques.

Julie aime son mari parce qu’elle est sa femme et qu’elle veut l’aimer. Telle, la Pauline de Polyeucte. Et ainsi, pour une fois, Rousseau se rencontre avec Corneille. L’amour de Julie pour Wolmar n’est peut-être que de l’amitié et de la tendresse. Mais elle dit ce mot d’un bon sens éminent : « L’amour n’est pas nécessaire pour former un heureux mariage », et cet autre mot d’une sagesse plus haute encore, et qui ruine la « morale du sentiment », et qui condamne toute la vie de Rousseau lui-même, et les trois quarts de son œuvre :

Malgré la sécurité de mon cœur, je ne veux plus être juge en ma propre cause, ni me livrer étant femme, à la même présomption qui me perdit, étant fille.

Et de quelle magnifique façon, dans cette troisième partie, les sophismes et les impures sentimentalités du premier volume, — chères pourtant à Jean-Jacques quand il les écrivit, — sont balayées comme par un vent fort et salubre ! Déjà, on voyait poindre, dans les premières lettres de Saint-Preux et même de Julie, la théorie de la fatalité de l’amour et presque du droit souverain de la passion : « N’as-tu pas, disait Saint-Preux, suivi la plus pure loi de la nature ? Comment veux-tu qu’une âme sensible goûte modérément des biens infinis ? » Et encore : « Connaissez-le enfin, ma Julie ; un éternel arrêt du ciel nous destina l’un pour l’autre : c’est la première loi qu’il faut écouter ». Et, Julie tombée, il recommençait à parler de vertu, et elle aussi. — Mais écoutez Julie mariée :

Je frémis quand je songe que nous osions parler de vertu. Savez-vous bien ce qui signifiait pour nous un terme si respectable et si profane, tandis que nous étions engagés dans un commerce criminel ? C’était cet amour forcené dont nous étions embrasés l’un et l’autre qui déguisait nos transports sous ce saint enthousiasme, pour nous le rendre encore plus cher et nous abuser plus longtemps… Il est temps que l’illusion cesse.

Et Julie dit encore à Saint-Preux :

Quand, avec les sentiments que j’eus pour vous et les connaissances que j’ai maintenant, je serais libre encore et maîtresse de choisir un mari, ce n’est pas vous que je choisirais, c’est M. de Wolmar.

Et elle lui dit même ce mot définitif : « Si le ciel m’ôtait cet époux, ma ferme résolution est de n’en prendre jamais un autre. »

Pourtant (et cela est fort bien vu), Julie n’atteint pas tout d’un coup à la parfaite sagesse. Elle a l’imprudence de dire : « Soyez l’amant de mon âme », parole dangereuse qui se répercutera dans des centaines et des milliers de romans du XIXe siècle. Ce n’est pas tout. Quand elle s’est laissée marier, n’ayant encore qu’une conscience hésitante et divisée, elle avait juré à son père de ne pas avouer sa conduite passée à M. de Wolmar. Maintenant qu’elle réfléchit et qu’elle a trouvé sa lumière, ce secret lui pèse cruellement. « Car, dit-elle, une sincérité sans réserve fait partie de la fidélité que je dois à mon mari. » Elle croit devoir consulter là-dessus Saint-Preux lui-même. La question est du plus haut intérêt. Elle est du même ordre (malgré les différences de détail), que celle qui est agitée dans Monsieur Alphonse, dans le Jacques de George Sand, dans la Dame de la Mer d’Ibsen, même dans la Princesse de Clèves.

Saint-Preux déconseille à Julie l’aveu, pour des raisons spécieuses. Elle répond, il réplique. La discussion est très serrée et fort belle. Julie, incertaine encore, attendra. Mais elle a le courage de donner à Saint-Preux un congé définitif : « Il est temps de devenir sage. Voilà la dernière lettre que vous recevrez de moi, je vous supplie de ne plus m’écrire. » Saint-Preux veut se tuer. Il ne se tue pas, mais il s’embarque pour trois ans.

Julie a maintenant vingt-huit ans. Voilà six ans qu’elle est mariée. Son secret lui pèse de plus en plus. Ce qui lui ferme la bouche, c’est la crainte d’affliger trop son mari. Mais elle a un enfant ; cela lui rend du courage. Elle avoue tout à Wolmar. Mais la « scène de l’aveu », que nous attendions, est malheureusement esquivée ; et nous ne l’apprenons que par cette étonnante lettre « de M. Wolmar à l’amant de Julie » :

Quoique nous ne nous connaissions pas encore, je suis chargé de vous écrire. La plus sage et la plus chérie des femmes vient d’ouvrir son cœur à son heureux époux (c’est-à-dire de lui raconter, je pense, qu’elle a reçu Saint-Preux dans sa chambre et dans son lit de jeune fille, qu’elle a été enceinte de lui et qu’elle a fait une fausse couche). Il (l’heureux époux) vous croit digne d’avoir été aimé d’elle, et il vous offre sa maison. L’innocence et la paix y règnent ; vous y trouverez l’amitié, l’hospitalité, l’estime, la confiance. Consultez votre cœur, et, s’il n’y a rien là qui vous effraye, venez sans crainte. Vous ne partirez point d’ici sans y laisser un ami. — Post-scriptum de Julie : — Venez, mon ami, nous vous attendons avec empressement. Je n’aurai pas la douleur que vous me deviez un refus.

Et ainsi, après cent cinquante pages de lumière presque pure, de raison émue et, somme toute, de vérité humaine, nous rentrons dans la chimère, et dans la plus désobligeante.

Pourquoi ? C’est que Rousseau aime Saint-Preux, qui est lui-même faible, passif, plaintif, incertain et passionné. Qu’est-ce qu’il va faire de Saint-Preux ? Il ne peut pas le renvoyer faire le tour du monde ; il n’a pas le courage de le faire mourir ; il ne veut pas le guérir d’une passion qui se doit à elle-même d’être incurable… Alors ? — S’il le ramenait à Clarens, près de Julie, près de Wolmar ? Pourquoi pas ? Tout le monde serait content. Nous n’avons pas affaire à des gens ordinaires. Jean-Jacques se rappelle l’imperturbable Saint-Lambert. Est-ce que Saint-Lambert, les premiers jours passés, se sentait gêné entre madame d’Houdetot et lui, Jean-Jacques ? ou madame d’Houdetot entre Jean-Jacques et Saint-Lambert ? ou Jean-Jacques entre Saint-Lambert et madame d’Houdetot ? Et lui-même, autrefois, s’est-il senti gêné entre madame de Warens et Claude Anet ? ou Claude Anet entre lui et madame de Warens ? ou madame de Warens entre lui et Claude Anet ? Est-ce qu’on ne s’accommode pas de toutes les situations, quand on est sincère et vertueux ? — Il oublie que ni lui ni Anet n’était le mari de la dame des Charmettes. Il oublie, pour l’autre trio, que lui, Jean-Jacques, n’était pas et n’avait pu être l’amant de madame d’Houdetot, et que Saint-Lambert était bien rassuré sur ce point. N’importe. Pourquoi Wolmar ne serait-il pas un Saint-Lambert supérieur, Saint-Lambert tel qu’il aurait pu être ?

C’est dit. Il réunira, pour qu’ils soient heureux, et pour arroser leur bonheur de ses larmes, tous ceux qu’il aime : Julie, son mari, son amant, — et plus tard, Claire d’Orbe, sa confidente et sa complice. Et tous ces gens vivront très bien ensemble, car tout est pur aux purs, et, parmi les devoirs de la vertu, Jean-Jacques omet délibérément la fuite des tentations.

Et alors ce qui arrive est vraiment inouï.

Si M. de Wolmar a été si peu troublé par l’aveu de Julie, c’est qu’il savait déjà tout, — tout — lorsqu’il l’a épousée. Dès qu’il apprend d’elle-même qu’elle a eu un amant, il lui dit (comme vous avez vu) : « Faisons-le venir. » Saint-Preux revient donc. A peine une nuance d’embarras à la première entrevue. Mais bientôt Julie se remet à parler de son passé avec Saint-Preux devant son mari. Et, comme l’ancien amant se tient un peu sur la réserve : « Embrassez-la, dit Wolmar, appelez-la Julie. Plus vous serez familier avec elle, mieux je penserai de vous. »

Ils vivent tous trois dans de continuels attendrissements, dont voici un exemple (extrait d’une lettre de Saint-Preux à mylord Édouard). Saint-Preux, au cours d’une conversation, a dit tristement à Julie : « Madame, vous êtes épouse et mère, ce sont des plaisirs qu’il vous appartient de connaître. »

Aussitôt, continue-t-il, M. de Wolmar, me prenant par la main, me dit en la serrant : Vous avez des amis ; ces amis ont des enfants ; comment l’affection paternelle vous serait-elle étrangère ? Je le regardai, je regardai Julie ; tous deux se regardèrent, et me rendirent un regard si touchant que, les embrassant l’un après l’autre, je leur dis avec attendrissement : « Ils me sont aussi chers qu’à vous ! »

Et, peu de temps après, Wolmar demande à Saint-Preux d’être le précepteur de ses enfants.

Une autre fois, comme ils visitent ensemble un nouveau jardin que les Wolmar ont fait aménager : « Je n’ai qu’un reproche à faire à votre Élysée, dit Saint-Preux en regardant Julie : c’est d’être un amusement superflu. A quoi bon vous faire une nouvelle promenade, ayant de l’autre côté de la maison des bosquets si charmants et si négligés ? » (Vous vous rappelez le baiser échangé jadis dans un de ces bosquets ?). Alors M. de Wolmar intervenant : « Jamais ma femme depuis son mariage n’a mis les pieds dans les bosquets dont vous parlez. J’en sais la raison, quoiqu’elle me l’ait toujours tue. Vous qui ne l’ignorez pas, apprenez à respecter les lieux où vous êtes ; ils sont plantés par les mains de la vertu. » — Quelle « santé », ce Wolmar !

Wolmar en donne d’autres témoignages. Un jour, il leur annonce qu’il va s’absenter une semaine, et qu’il lui plaît qu’ils restent ensemble.

Pendant son absence, au cours d’une promenade en barque, les deux amants subissent une assez forte tentation, dont ils triomphent, naturellement. A part cela, ils passent leur temps à déplorer ensemble l’incrédulité de Wolmar, homme parfait, mais athée. Et ce souci commun de l’âme de Wolmar est encore un lien de plus de Julie avec son ancien amant, et qui pourrait devenir dangereux si, à ce moment-là, ils avaient des corps…

Ici, Rousseau se trouve, pour la quatrième fois, assez embarrassé. Que va-t-il faire maintenant de son trio ?… Voici : il va le renforcer en quatuor ; créer une situation morale encore plus compliquée, et dont il puisse extraire encore des attendrissements et encore des discours. La « piquante » Claire, qui avait épousé un monsieur d’Orbe, est devenue veuve. Elle revient à Clarens. C’est d’abord toute une journée d’effusions et de transports à quatre.

Cependant, — pour changer un peu, — Saint-Preux est parti pour Rome, où l’appelle mylord Édouard. Wolmar, ayant vu Saint-Preux désespéré au moment de partir, lui donne de loin ces conseils délicats : «…Faites votre sœur de celle qui fut votre amante… Pensez le jour à ce que vous allez faire à Rome : vous songerez moins la nuit à ce qui s’est fait à Vevey. »

Mais Saint-Preux est bientôt de retour. La piquante Claire, à force d’avoir été la confidente et la complice des amours de Julie, s’est brûlée à la flamme. Julie s’aperçoit que Claire aime Saint-Preux. Elle veut les marier, car elle sent elle-même que « ça ne peut pas durer comme ça ». Elle en fait d’abord la proposition à Claire, qui fait des façons, qui « ne veut pas d’un cœur usé par une autre passion ». — Puis, elle tâte Saint-Preux ; elle craint, dit-elle, que, s’il n’épouse pas Claire, il ne se rabatte sur les bonnes de la maison. Saint-Preux se dérobe, alléguant qu’il n’est pas encore assez sûr de lui : « La blessure guérit, mais la marque reste. »

Vous avez remarqué que, dans toute la seconde moitié du roman (six cents pages), tous les personnages sont dans une situation fausse, et cela par leur volonté : Julie entre son mari, son ancien amant, et son amie finalement amoureuse de cet amant ; Saint-Preux entre son ancienne maîtresse, le mari d’icelle, et son amie devenue amoureuse de Saint-Preux ; Wolmar entre sa femme, l’ancien amant de sa femme, et l’ancienne complice de sa femme ; Claire, enfin, entre son amie et l’ancien amant de cette amie, duquel elle est amoureuse… Et ils vivent tous quatre, serrés les uns contre les autres, dans la plus étroite intimité.

Oh ! je sais bien que tout arrive dans le monde des sentiments, et que la psychologie n’est pas une science exacte. Mais, tout de même, tandis qu’ils se promènent, mangent, conversent et s’attendrissent à journée faite, inévitablement les mêmes images précises, concrètes, s’éveillent sous leurs fronts ; et chacun d’eux sait que ces images s’éveillent aussi dans l’esprit des trois autres. Je ne parle pas de l’excellent Wolmar, qui recule les limites connues de l’excentricité philosophique : mais il est bien à craindre que Saint-Preux, rappelé, ne redevint d’abord l’amant de Julie, ou qu’il ne fût l’amant de Claire, ou qu’il ne descendit aux servantes, comme le redoute la prévoyante Julie, — et peut-être tout cela successivement, — si ces gens-là étaient dans l’humanité moyenne. Mais justement ils n’y sont point (et Rousseau a voulu que ce fût leur marque à tous dans ce troisième volume) ; justement ils s’en distinguent avec éclat ; justement, dans leurs souffrances mêmes, ils jouissent de se sentir exceptionnels et d’être follement romanesques, et « tiennent infiniment, partie orgueil, partie raffinement d’imagination, à n’être pas comme les autres » (Faguet).

Bref, ils ressemblent à leur père Jean-Jacques. Jean-Jacques aime, comme eux, et pour eux comme pour lui-même, les situations bizarres… D’abord, parce qu’il en a l’habitude, ayant été souvent amoureux toléré de femmes qui avaient des amants ; puis, parce que nous l’avons toujours vu étrangement exempt de jalousie charnelle (et j’ai essayé de dire pourquoi) ; enfin, parce que ces situations anormales et compliquées donnent lieu à des sentiments rares, qui par là lui semblent sublimes.

Et c’est ainsi qu’il a conduit ses personnages dans une impasse… Arrivé à ce point, il ne sait décidément plus que faire d’eux. Les faire faillir ? Mais alors à quoi bon tout le sublime qui est avant ? — Les laisser vieillir, s’apaiser, se détendre ? Fi ! — « La situation ne comporte pas de dénouement logique » (Faguet).

Julie donc se jette à l’eau pour sauver son petit garçon. Elle y gagne un mal que l’auteur ne spécifie pas, et qui est apparemment une pleurésie. Sur son lit de malade elle s’attendrit, devant son mari, sur son premier amour ; elle débite d’avance l’essentiel de la Profession de foi du Vicaire Savoyard, et elle meurt.

Voilà, je crois bien, comment cette histoire s’est formée et développée dans l’imagination de Jean-Jacques, s’est pour ainsi dire nourrie de Jean-Jacques lui-même, presque au jour le jour, et sans un plan bien arrêté d’avance. Je ne sais pas si j’ai su vous le faire voir.

Je n’ai considéré que l’action même du roman, — « l’histoire ». Elle serait intéressante sans les déclamations, qui nous semblent aujourd’hui bien surannées, du premier volume. L’action est simple ; les situations et les faits y sont produits par les sentiments. — Wolmar paraît bien n’avoir jamais pu exister : mais Claire est assez vivante ; Saint-Preux est un des premiers types du héros romantique, faible, inquiet, plein de désirs et d’impuissance ; et Julie, sermonneuse, mais charmante, offre l’exemple, assez rare dans les romans, d’un personnage qui évolue, puisque c’est une jeune fille passionnée et déraisonnable, lentement transformée par sa fonction d’épouse et de mère. Tout cela, on l’a dit bien souvent. Si la Nouvelle Héloïse se réduisait à l’histoire passionnelle de Julie, de Saint-Preux, de Wolmar et de Claire, la Nouvelle Héloïse aurait quatre cents pages, et serait un livre plus parfait, et d’aspect plus classique en dépit d’une composition peu serrée.

Mais la Nouvelle Héloïse a douze cents pages ; la Nouvelle Héloïse est un énorme livre, éloquent et désordonné, où l’auteur a déversé tout ce qui lui est venu. Outre « l’histoire » elle-même, il y a les discours, descriptions et digressions de toute sorte : le voyage de Saint-Preux dans les montagnes du Valais ; l’épisode du mariage de Fanchon ; la dissertation sur la musique française et la musique italienne ; la discussion sur le duel ; les lettres de Saint-Preux sur les moeurs parisiennes ; la discussion sur le suicide ; la description de la vie qu’on mène chez Wolmar, qui est un véritable traité d’économie domestique (en cent vingt pages et deux parties) ; la discussion sur l’art des jardins ; la description de vendanges ; les considérations sur l’éducation des enfants, sur le caractère des Genevois, sur la prière, sur la liberté ; la profession de foi spiritualiste de Julie à son lit de mort, etc., etc.. (je ne retiens ici que les faits réellement extérieurs à l’action elle-même) — et enfin le récit des Amours de mylord Édouard, où l’on voit une fille galante refuser d’épouser son amant et se racheter par le sacrifice, ce qui est donc encore une histoire de relèvement, — et comme un premier crayon de toutes les « dames aux camélias » qu’on a vues depuis.

Tout cela éloquent, harmonieux, et tout cela sincère et presque ingénu ; et dans tout cela bien des choses que nous remarquons à peine, à moins d’être avertis, mais qui étaient neuves alors : un roman qui n’est pas parisien ; l’amour, le mariage, l’adultère pris au sérieux ; un roman plein de pensées (les personnages y étant tous des raisonneurs) et plein de paysages (les personnages vivant dans la plus belle nature) et plein de lyrisme (les personnages, et surtout l’amant, qui est le plus souvent passif, s’y complaisant à des effusions sur les thèmes de l’absence, du désir, du regret, du souvenir, de la nature indifférente ou consolatrice, etc.).

Et c’est pourquoi, — quelque tendresse qu’on ait pour la Princesse de Clèves ou Manon Lescaut, — il faut bien dire que, tout de même, la Nouvelle Héloïse est d’un autre ordre et qu’elle renouvelle le roman, tant elle le hausse, l’élargit et le diversifie.

Nous ne pouvons plus bien concevoir l’effet que produisit la Julie. Comparez-la seulement aux Égarements du cœur et de l’esprit, ou même à Marianne. La littérature du temps était, avouons-le, un peu desséchée. Le vagabond, le rêveur, le solitaire Rousseau y rouvrit de larges sources neuves.

De la Julie se répandirent dans toute la société d’alors le goût de la nature, de la vie campagnarde (ce qui est fort bien), le culte de la sensibilité (ce qui ne serait pas mal), mais de la sensibilité se croyant une vertu (ce qui est dangereux). On fut plus touché, j’en ai peur, des sophismes du premier volume et des paradoxes psychologiques du troisième que de la morale excellente et traditionnelle qui se rencontrait dans le tome du milieu. Et il arriva bientôt que les formes du roman auparavant en faveur, le roman naïvement romanesque et le roman franchement libertin (qui du moins étaient faciles à distinguer) cédèrent le pas au roman à la fois sérieux et menteur. Et ainsi, au cours des âges suivants, tous les romans où sont affirmés la fatalité et le droit de la passion, tous les romans de mésalliances sociales ou morales, tous ceux où l’amour triomphe, souvent contre la raison, des préjugés ou des convenances de classes, et ceux où le vice parle le langage de la vertu, et ceux où abondent les courtisanes touchantes, et ceux où les personnages se font une morale particulière, supérieure à la morale commune, prennent le sentiment pour la conscience et commettent des actions douteuses avec des discours et des gestes avantageux, tous ces romans où règne ce que j’appellerai « l’illusion sur la moralité des actes », les Indiana, les Lélia, les Jacques et leurs innombrables petits… on peut dire que, directement ou non, — et sans que peut-être ce soit « la faute à Rousseau », — ils découlent de la Nouvelle Héloïse, mère gigogne des sophismes romantiques et des rêves orgueilleux.

Mais, pour ne point finir sur ces mots trop maussades, pour vous faire sentir au bout d’un siècle et demi quel accent nouveau apportait la Julie, je veux vous lire un de ces morceaux que j’appelais « lyriques », une page qui semble un thème tout prêt pour les vers de quelque poète de 1830, — qui d’ailleurs n’auraient pas valu cette prose. (C’est, dans la sixième partie, une lettre de Saint-Preux à madame de Wolmar, dans un moment où il est amoureux à la fois de Julie et de Claire) :

Femmes ! femmes ! objets chers et funestes, que la nature orna pour notre supplice, qui punissez quand on vous brave, qui poursuivez quand on vous craint, dont la haine et l’amour sont également nuisibles, et qu’on ne peut ni rechercher ni fuir impunément ! Beauté, charme, attrait, sympathie, être ou chimère inconcevable, abîme de douleurs et de voluptés ! beauté, plus terrible aux mortels que l’élément où l’on t’a fait naître, malheureux qui se livre à son charme trompeur ! C’est lui qui produit les tempêtes qui tourmentent le genre humain. Ô Julie ! ô Claire ! que vous me vendez cher cette amitié cruelle dont vous osez vous vanter à moi ! J’ai vécu, dans l’orage, et c’est toujours vous qui l’avez excité. Mais quelles agitations diverses vous avez fait éprouver à mon cœur ! Celles du lac de Genève ne ressemblent pas plus aux flots du vaste océan. L’un n’a que des ondes vives et courtes dont le perpétuel tranchant agite, émeut, submerge quelquefois, sans jamais former de long cours. Mais sur la mer, tranquille en apparence, on se sent élevé, porté doucement et loin par un flot lent et presque insensible ; on croit ne pas sortir de la place, et l’on arrive au bout du monde.


  1. Voir aussi la lettre où Saint-Preux raconte à Julie qu’il a été entraîné chez les filles, et la réponse de Julie.