Jean-Jacques Rousseau (Lemaître)/Septième conférence

Calmann-Lévy, éditeurs (p. 213-248).

SEPTIÈME CONFÉRENCE

ÉMILE.


Nous avons vu que, en 1758 probablement, Rousseau, ayant terminé la Nouvelle Héloïse, se mit à écrire Émile ou de l’Éducation.

Qu’il l’ait écrit, on peut penser que cela était à peu près inévitable.

On s’occupait de plus en plus, depuis une soixantaine d’années, des choses de l’éducation. Pour ne citer que les principaux livres écrits sur ce sujet, il y avait eu l’Éducation des filles de Fénelon ; Télémaque (1699) ; le Traité des Études du bon Rollin ; les Pensées sur l’éducation, de Locke (traduction française, 1728) ; les Avis d’une mère à son fils et les Avis d’une mère à sa fille de madame de Lambert (1734). Les mères philosophes, comme madame d’Épinay et madame de Chenonceaux, consultaient continuellement Jean-Jacques sur ces questions.

Dans les Mémoires de madame d’Épinay, il y a un chapitre amusant où cette dame visite, avec Duclos, le précepteur de son fils, le doux et paresseux M. Linant, et où l’on voit, par les propos de Duclos, que les plus raisonnables « hardiesses » de l’Émile étaient, comme on dit, « dans l’air ».

— Monsieur, dit Duclos au précepteur, peu de latin, très peu de latin ; point de grec, surtout… De quoi cela l’avancerait-il, votre grec ?… Il ne s’agit pas ici d’en faire un Anglais, un Romain, un Égyptien, un Grec, un Spartiate,… mais un homme à peu près bon à tout. — Mais, monsieur, objecte le pauvre Linant, ce n’est pas là une éducation ordinaire… Il faut réformer et refondre, pour ainsi dire, un caractère… — Qui diable vous parle de cela ? reprend Duclos… Gardez-vous-en bien, il ne faut pas vouloir changer le caractère d’un enfant ; sans compter qu’on n’y réussit jamais, le plus grand succès qu’on puisse s’en promettre, c’est d’en faire un hypocrite… Non, monsieur, non ; il faut tirer tout le parti possible du caractère que la nature lui a donné ; voilà tout ce qu’on vous demande, etc.

Une autre fois, dans le temps que Rousseau habite l’Ermitage, madame d’Épinay a avec lui un entretien où nous voyons déjà poindre l’idée de l’Émile (Mémoires de madame d’Épinay, tome III, lettre à Grimm.)

Joignez à cela, dans la Nouvelle Héloïse (Partie V, lettre 3), à propos des enfants de Julie, une quarantaine de pages, qui sont presque une première version du premier volume de l’Émile mise dans la bouche de monsieur et de madame de Wolmar, — version moins systématique et plus vraie. On y trouve déjà, toutefois, des axiomes tels que ceux-ci :

Tous les caractères sont bons et sains en eux-mêmes, selon M. de Wolmar. Il n’y a point, dit-il, d’erreur dans la nature ; tous les vices qu’on impute au naturel sont l’effet des mauvaises formes qu’il a reçues. Il n’y a point de scélérat dont les penchants mieux dirigés n’eussent produit de grandes vertus, etc.

Rousseau lui-même avait été précepteur (chez M. de Mably, à Lyon, pendant une année environ). Il aimait enseigner. Depuis que la gloire lui était venue, il était, aux yeux de tous les agités, le professeur public de vertu, le réformateur de la société. Or la société peut être réformée surtout par l’éducation. Rousseau devait donc faire son traité de l’éducation ; il n’y pouvait guère échapper. Et il devait nécessairement concevoir l’éducation comme l’art de respecter chez l’enfant la nature, de la laisser se développer à l’aise, en se contentant de la défendre contre la pernicieuse influence des conventions sociales. Il y était obligé par ses premiers livres.

Et il y était obligé aussi par sa propre expérience. Lui-même s’était développé tout seul, non pas, il est vrai, tout à fait en dehors de la société, mais un peu en marge et, dans tous les cas, en dehors de la famille et en dehors du collège. Il n’avait reçu l’enseignement ni des parents, ni des maîtres, sauf pendant les deux années passées chez le pasteur Lambercier, et d’ailleurs en jeux et en promenades beaucoup plus qu’en leçons. Depuis l’âge de dix ans, il n’avait lu que ce qui lui plaisait. Il n’avait reçu de leçons que des choses. Ses propres sottises l’avaient formé, lui avaient appris la morale et la vie. Et de cette éducation sans famille, ni collège, ni précepteur, était sortie cette merveille de sagesse, de vertu, de sensibilité : lui, Jean-Jacques. C’est donc cette éducation-là qu’il donnera à son disciple imaginaire ; mais, ces leçons des choses que Rousseau enfant et adolescent a reçues du hasard, c’est lui-même qui les ménagera méthodiquement à son élève. On verra, pour ainsi dire, Jean-Jacques à cinquante ans précepteur de Jean-Jacques à dix ans, à quinze ans, à vingt ans ; et ce sera très beau ; et tout portera ; et Jean-Jacques aura l’infini plaisir, là encore, d’être toujours en scène, et à tous les âges, et de ne jamais sortir de lui-même.

Entrons maintenant dans l’analyse de l’Émile.

(Je ne dois pas omettre que vers la trentième page du livre I, Jean-Jacques a le courage de faire allusion à ses propres enfants.)

Celui, dit-il, qui ne peut remplir les devoirs de père, n’a point le droit de le devenir. (Il avait écrit le contraire, en 1751, dans sa lettre à madame de Francueil.) Il n’y a ni pauvreté, ni travaux, ni respect humain qui le dispensent de nourrir ses enfants et de les élever lui-même. Lecteur, vous pouvez m’en croire. Je prédis à quiconque a des entrailles et néglige de si saints devoirs, qu’il versera longtemps sur sa faute des larmes amères, et n’en sera jamais consolé.

Et là-dessus on peut également dire, selon qu’on lui est ennemi ou indulgent, que c’est grande impudence à lui d’écrire un traité de l’éducation après avoir abandonné ses cinq enfants, — ou qu’il l’écrit dans une pensée d’expiation.

Commençons. — L’objet de l’éducation est de former non un citoyen, ni l’homme de telle ou telle profession, — mais un homme. (Je ne sais pas s’il ne serait pas plus simple et plus sûr de former d’abord l’homme d’un pays, d’une religion, d’une profession, et si « l’homme » tout court ne viendrait pas par surcroît : mais passons.)

Dans l’ordre naturel, dit Rousseau, les hommes étant tous égaux, leur vocation commune est l’état d’homme ; et quiconque est bien élevé pour celui-là ne peut mal remplir ceux qui s’y rapportent… Vivre est le métier que je veux apprendre à mon élève. En sortant de mes mains, il ne sera, j’en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre ; il sera premièrement homme : tout ce qu’un homme doit être, il saura l’être au besoin aussi bien que qui que ce soit ; et la fortune aura beau le faire changer de place, il sera toujours à la sienne… Celui d’entre nous qui sait le mieux supporter les biens et les maux de cette vie est à mon gré le mieux élevé, d’où il suit que la véritable éducation consiste moins en préceptes qu’en exercices.

Mais cet objet de l’éducation, comment le réaliser ?

Dans l’article : Économie politique écrit pour l’Encyclopédie (en 1745, je crois), Rousseau pensait que l’objet de l’éducation est de former des citoyens, et il réclamait l’éducation en commun, et l’éducation par l’État. Mais il paraît qu’il a réfléchi. Dans une société corrompue, l’éducation publique ne peut être que corruptrice. Rousseau décrira donc l’éducation d’un seul enfant par un seul maître. Chose assez vaine, et d’où il n’y aura pas grandes conclusions à tirer, — l’auteur, d’une part, imaginant un cas exceptionnel, et l’éducation, d’autre part, devant évidemment être applicable à des ensembles d’individus nombreux, réels et divers. — Ici, encore, passons, et voyons l’éducation idéale selon Rousseau.

Il y faut d’abord certaines conditions : 1º pour l’élève ; 2º pour le maître.

L’élève que Rousseau choisit, Émile, est né sous un climat tempéré. Il est vigoureux et sain ; riche (« parce que nous serons sûrs au moins d’avoir fait un homme de plus, au lieu qu’un pauvre peut toujours devenir homme de lui-même ») ; noble (parce qu’Émile n’aura pas le préjugé de la naissance et que ce sera toujours « une victime arrachée à ce préjugé ») ; orphelin (Émile a encore son père et sa mère ; mais il est orphelin en ce sens que ses parents remettent tous leurs droits aux mains de son précepteur).

Sa mère doit le nourrir elle-même. Si sa santé ne le lui permet absolument pas, Rousseau donne ses conseils sur le choix de la nourrice, sur son alimentation, etc. Pas d’emmaillotement ; beaucoup d’eau froide. L’enfant doit habiter la campagne : « Les hommes ne sont pas faits pour être entassés en fourmilières, mais épars sur la terre qu’ils doivent cultiver… Les villes sont les gouffres de l’espèce humaine. »

« Pour qu’un enfant pût être bien élevé, a dit Jean-Jacques dans le passage des Mémoires de madame d’Épinay que je rappelais tout à l’heure, il faudrait commencer par refondre la société. » Or, on ne le peut pas. Donc, pour empêcher que la société ne corrompe en lui la nature, il n’y a qu’un moyen : c’est de l’isoler de la société, — et même de ses parents, nécessairement imbus de préjugés sociaux, — et de le confier totalement à un précepteur, avec qui il devra passer sa vie.

Ceci nous amène aux conditions requises pour le précepteur ou « gouverneur ».

Un gouverneur ! s’écrie Rousseau. Oh ! quelle âme sublime !… En vérité, pour faire un homme, il faut être père ou plus qu’homme soi-même.

Le gouverneur doit être jeune, pour devenir, à l’occasion « le compagnon de son élève ». Il ne sera pas appointé. Ce sera un ami des parents, célibataire et de loisir, qui, par goût, se chargera de l’éducation de l’enfant, et consacrera à cette tâche la meilleure partie de son existence.

Pour moi, je lis ces choses-là avec un peu d’inquiétude. On ne peut pas dire ici : « C’est sans doute un système idéal d’éducation, mais duquel on peut rapprocher, dans une certaine mesure, l’éducation de tous les enfants. » On ne peut pas le dire, puisque ce système implique, — essentiellement et pour commencer, — l’isolement et la richesse. — C’est donc un rêve pur. Mais quel rêve ? Celui d’une éducation plus qu’aristocratique. De telles conditions y sont requises qu’il n’y aurait, dans tout le royaume de France, que quelques centaines d’enfants qui pussent recevoir une éducation de cette sorte. Applicable seulement à une si petite minorité, cette éducation, si elle réussit, donnera une espèce de « surhommes », — de surhommes sensibles et pleurards selon la conception de Rousseau, mais guéris du mensonge social et fidèles à la nature, — et dont le petit groupe, produisant d’autres surhommes, arrivera peut-être lentement à réformer la société elle-même. — Est-ce là la pensée de Rousseau ? Je ne sais pas. Lui non plus. Même, on s’aperçoit dans la suite que ces conditions posées avec tant de rigueur et de solennité (isolement complet, gouverneur volontaire et perpétuel), ne sont pas indispensables aux parties les plus sensées de son plan. Mais quoi ! Il rêve, et cela l’amuse.

Donc, l’enfant ainsi isolé, il s’agit de laisser la nature agir sur lui, et seulement d’en protéger le développement contre les influences funestes.

Mais la nature, qu’est cela ? — Nous l’avons souvent demandé à Rousseau. Cette fois enfin il nous répond ; et c’est, je crois, la seule fois dans toute son œuvre.

Mais peut-être, dit-il lui-même, ce mot de nature a-t-il un sens trop vague ; il faut tâcher de le fixer… Nous naissons sensibles, et, dès notre naissance, nous sommes affectés de diverses manières par les objets qui nous environnent. Sitôt que nous avons pour ainsi dire la conscience de nos sensations, nous sommes disposés à rechercher ou à fuir les objets qui les produisent, d’abord selon qu’elles nous sont agréables ou déplaisantes, puis selon la convenance ou disconvenance que nous trouvons entre nous et ces objets, et enfin selon le jugement que nous en portons sur l’idée de bonheur ou de perfection que la raison nous donne. Ces dispositions s’étendent et s’affermissent à mesure que nous devenons plus sensibles et plus éclairés ; mais, contraintes par nos habitudes, elles s’altèrent plus ou moins par nos opinions. Avant cette altération, elles sont ce que j’appelle en nous la nature.

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Je ne vous donne pas cela pour une merveille de clarté et de précision, mais enfin on en peut extraire ceci : « La nature, c’est la disposition à rechercher ce qui nous est agréable, ce qui nous convient, et, ce que nous croyons être le bonheur ou la perfection, et à fuir le contraire de tout cela. »

Mais alors, pourquoi, après avoir dit (première ligne de l’Émile) : « Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses », Rousseau ajoute-t-il : « Tout dégénère entre les mains de l’homme », entendez : de l’homme vivant en société ? Il est pourtant bien clair que l’homme est naturellement social ; que la vie en société s’explique elle-même (pour reprendre la définition de Jean-Jacques) par une « disposition à rechercher le bonheur » et qu’elle est donc, elle aussi, naturelle.

C’est (dit Rousseau, et il est revenu vingt fois sur cette distinction), c’est que le désir de se conserver et d’être heureux, bref l’égoïsme naturel à l’homme est forcément inoffensif quand l’homme vit isolé, dans l’état sauvage. Mais cet innocent égoïsme devient malfaisant lorsque les hommes vivent ensemble : car alors l’égoïsme de chacun se heurte à celui des autres et se transforme en amour-propre, vanité, orgueil, cupidité, haine, envie, etc. Et c’est ainsi que la nature est corrompue par la société.

— Mais, reprendrons-nous, il n’en est pas moins vrai que la société est dans la nature ; que la société est la nature encore. Lorsque les théologiens parlent des suites du péché originel ; lorsque les moralistes parlent des instincts égoïstes et de l’animalité qui est en nous ; et lorsque les uns déclarent la nature mauvaise, et lorsque les autres la jugent fort mêlée, il est bien évident qu’ils ne parlent pas de l’homme préhistorique, vivant (si toutefois il y a jamais vécu) dans un état d’isolement dont nous ne savons rien, mais, de l’homme vivant avec ses semblables, car c’est là seulement que nous pouvons observer la « nature ». Et, là, nous ne pouvons vraiment pas dire que la nature est bonne : mais nous sommes bien obligés de reconnaître qu’elle est plus ou moins bonne ou mauvaise selon les individus, — et que, justement, l’objet de l’éducation est et a toujours été de la combattre sur certains points, de la réformer, de l’épurer.

Mais Rousseau dirait sans doute : Cela m’est égal. J’appelle naturel ce qui est bon, ce qui me ressemble. Je dis que ce qui n’est pas bon n’est pas naturel. La nature est bonne ; la société n’est pas naturelle puisqu’elle n’est pas bonne ; j’éléverai Émile selon la nature. — A quoi l’on n’a plus rien à répondre, puisque tout cela n’est plus que jeu et abus de mots, et que Rousseau appelle les choses comme il lui plaît.

Reprenons l’histoire de l’éducation d’Émile ; nous aurons peut-être quelques surprises.

Pour que l’enfant se développe « selon la nature », c’est bien simple, il ne faut rien lui apprendre, Rousseau appelle cela l’« éducation négative ».

Il faut, d’une part, le laisser libre autant que possible, le laisser jouir du bonheur propre à son âge. Mais il faut aussi, d’autre part, le soumettre directement à la leçon des choses, en sorte qu’il apprenne lui-même, à ses dépens, ce qu’il doit rechercher ou éviter. Les choses sont souvent hostiles. Il est excellent qu’il en pâtisse, qu’il s’habitue tout seul à resserrer sa vie, à distinguer ce qui dépend de lui et ce qui n’en dépend pas, à accepter la nécessité. Ainsi, à l’enfant élevé selon la nature, la première leçon muette est une leçon de résignation.

Ô homme, dit Rousseau, resserre ton existence au-dedans de toi, et tu ne seras pas misérable. Reste à la place que la nature t’assigne dans la chaîne des êtres, rien ne t’en pourra faire sortir ; ne regimbe point contre la dure loi de la nécessité, et n’épuise pas, à vouloir lui résister, des forces que le ciel ne t’a point données pour étendre ou prolonger ton existence, mais seulement pour la conserver comme il lui plaît et autant qu’il lui plaît. Ta liberté, ton pouvoir ne s’étendent qu’aussi loin que tes forces naturelles, et pas au delà ; tout le reste n’est qu’esclavage, illusion, prestige…

Et il démontre, fort éloquemment, que les puissants et les souverains eux-mêmes subissent cette condition sans qu’ils s’en doutent. Et pour conclure :

Le seul qui fait sa volonté est celui qui n’a pas besoin pour la faire de mettre les bras d’un autre au bout des siens… L’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il peut… Voilà ma maxime fondamentale. Il ne s’agit que de l’appliquer à l’enfance.

Par suite :

Maintenez l’enfant dans la seule dépendance des choses… Ne lui commandez jamais rien… Qu’il sache seulement qu’il est faible et que vous êtes fort… Aucune leçon verbale. Aucun châtiment, puisqu’il ne comprendrait pas, n’ayant pas encore de sens moral. « Il ne faut jamais infliger aux enfants le châtiment comme un châtiment, mais il doit toujours leur arriver comme une suite naturelle de leur mauvaise action. »

Le précepteur ne doit intervenir que de deux manières :

1º Pour protéger l’enfant contre lui-même quand il pourrait se blesser, se faire mal. Alors, que le maître dise simplement « non », sans autre explication.

2º Pour faire gagner du temps à l’enfant (qui a toute la vie à apprendre tout seul, ce qui pourrait être long), le précepteur doit le placer ingénieusement dans des circonstances telles, que la nécessité l’instruise ; et peut même préparer, aménager ces circonstances.

Rousseau en donne plusieurs exemples. Il machine, avec la complicité du jardinier, tout un petit drame pour apprendre à Émile que le travail est le fondement de la propriété. — Émile reçoit de temps en temps des billets d’invitation pour un goûter, une partie sur l’eau, etc. Il cherche quelqu’un qui les lui lise ; on se dérobe ; alors l’enfant se décide à apprendre à lire. — Ou bien, Émile ayant le caprice de déranger son maître à toute heure pour qu’il le conduise à la promenade, on laisse un jour l’enfant sortir seul : mais, à peine a-t-il fait quelques pas dans la rue du village, qu’il entend à gauche et à droite des propos désobligeants : « Voisin, le joli monsieur ! Où va-t-il ainsi tout seul ? il va se perdre. — Voisin, ne voyez-vous pas que c’est un petit libertin qu’on a chassé de la maison de son père, etc. » C’est le gouverneur lui-même qui a préparé cette comédie… (Que d’artifices, Seigneur ! où il ne fallait qu’une taloche !)

En dehors des interventions de ce genre, le précepteur laissera agir la nature. — Pas de langues, pas de géographie, pas d’histoire. Pas de livres, pas de lectures jusqu’à dix ans. Émile n’apprendra rien par coeur, pas même les fables de La Fontaine, parce qu’il n’est pas capable de les entendre. Mais on dirigera soigneusement, toujours sans en avoir l’air, l’éducation de ses sens. D’excellentes pages là-dessus. On l’amènera (car il ne s’agit pas de l’y contraindre) à vivre beaucoup en plein air, à exercer beaucoup son corps. Comme nourriture, des légumes, des fruits, le régime végétarien.

En somme, ne vous y trompez pas, cette éducation, où on laisse tant de liberté à l’enfant, est des plus rudes. Il est très fâcheux pour Émile qu’il y ait eu jadis une ville-couvent du nom de Sparte. — Les leçons de sagesse que donnent les choses sont parfois brutales. On n’oblige point Émile à travailler : mais, s’il casse exprès une vitre de sa chambre, on ne la remet pas ; et tant pis pour lui s’il attrape un gros rhume ! La tendresse paraît singulièrement absente de cette pédagogie. On y voudrait un petit reste de faiblesse maternelle. Et l’on se ressouvient que Rousseau ne connut ni sa mère, ni ses enfants.

Cet homme est plein d’imprévu ! Bien qu’il n’ait nulle part formulé expressément cette sottise : « le droit au bonheur », il est certain pourtant que, dans tous ses livres, son objet est le bonheur des hommes. Ici, son objet est le bonheur d’Émile. Et voilà que, chemin faisant, ce bonheur devient simplement la moindre souffrance. L’art d’être heureux est l’art de supporter, l’art de resserrer sa vie. C’est la patience, la résignation, même la passivité ; une sorte de stoïcisme ou plus exactement de fakirisme que Rousseau a toujours porté en lui : admirable philosophie de malade, de solitaire replié sur soi ; mais, en tout cas, philosophie d’homme fait, et bien triste et bien désenchantée pour un jeune enfant.

Rousseau mène ainsi son élève jusqu’à douze ans. Arrivé là, il contemple son œuvre avec admiration. Émile est bien portant, vigoureux, franc, loyal. Il a du bon sens, de la fierté, de la volonté. Rousseau le voit ainsi parce qu’il le veut, et parce qu’il lui a plu que la « nature » fût « bonne » chez Émile. Autrement ce beau système d’éducation eût pu tout aussi bien donner un polisson ou un crétin.

Car enfin, ce qui réussit si bien pour Émile réussit fort mal pour Victor et Victorine, dans Bouvard et Pécuchet. Et pourtant les deux bonshommes de Flaubert possèdent leur Rousseau. Même ils en font des résumés :

Pour qu’une punition soit bonne, il faut qu’elle soit la conséquence naturelle de la faute. L’enfant a brisé un carreau, on n’en remettra pas : qu’il souffre du froid ; si, n’ayant plus faim, il demande d’un plat, cédez-lui : une indigestion le fera vite se repentir. Il est paresseux, qu’il reste sans travail : l’ennui de soi-même l’y ramènera.

Mais Victor ne souffre point du froid ; son tempérament peut endurer les excès, et la fainéantise lui convient admirablement.

Alors ?…

Au livre III, de douze à quinze ans, se fait l’éducation de l’intelligence et de la réflexion, — toujours par les choses mêmes, par l’expérience directe, sans livres, — avec le moindre effort possible pour l’élève.

On lui apprend notamment l’astronomie, la géographie, la physique, la chimie : ou plutôt on s’arrange de façon que les circonstances et le besoin les lui apprennent. On feint de s’égarer dans une promenade, pour qu’il essaye de s’orienter ; et ainsi on lui glisse l’astronomie en douceur. — Il y a toute une histoire compliquée et vraiment grotesque, où le gouverneur s’entend secrètement avec un joueur de gobelets pour apprendre la physique à Émile tout en corrigeant sa vanité. Ainsi, par grand respect de la nature, on lui enseigne les choses sans les lui enseigner tout en les lui enseignant par de subtils détours.

On met aux mains d’Émile Robinson Crusoë, et on lui fait réaliser ce roman autant qu’il se peut. On lui persuade (fort bon, cela) d’apprendre un métier manuel, — un métier honnête, bien entendu, — « non celui de brodeur, par conséquent, ou de doreur, ou de tailleur, ou de musicien, ou de comédien, ou de faiseur de livres », — mais celui de menuisier.

Nous voilà au Livre IV, où Émile fait l’éducation de sa sensibilité, et où son précepteur le forme aux sentiments sympathiques et sociaux.

Émile a quinze ans ; âge dangereux. (Rousseau, insiste beaucoup sur cette période délicate de la vie d’Émile. Peut-être y a-t-il là un ressouvenir de sa propre adolescence.) Émile est encore ignorant. Il faut prolonger cette ignorance. Mais si c’est impossible ?… Rousseau hésite… Puis il se reprend, et se fait fort de maintenir l’innocence d’Émile jusqu’à vingt ans.

Par quels moyens ? Rousseau songe un moment à montrer à Émile un hôpital d’« avariés »… Mais le mieux, pour garder Émile pur (et ce souci est beau, et il n’y a pas de quoi sourire), c’est encore d’éluder sa sensualité par sa sensibilité, et de faire dériver celle-ci vers les sentiments affectueux : reconnaissance, amitié, pitié, amour du peuple, amour de l’humanité. Ici se placent des propos éloquents et généreux :

C’est le peuple qui compose le genre humain ; ce qui n’est pas peuple est si peu de chose que ce n’est pas la peine de le compter… Fût-il plus malheureux que le pauvre même, le riche n’est point à plaindre, parce que ses maux sont tous son ouvrage, et qu’il ne tient qu’à lui d’être heureux. Mais la peine du misérable lui vient des choses, de la rigueur du sort qui s’appesantit sur lui. Il n’y a point d’habitude qui lui puisse ôter le sentiment physique de la fatigue, de l’épuisement, de la faim ; le bon esprit ni la sagesse ne servent de rien pour l’exempter des maux de son état… Respectez votre espèce ; songez qu’elle est composée essentiellement de la collection des peuples ; que, quand tous les rois et tous les philosophes en seraient ôtés, il n’y paraîtrait guère, et que les choses n’en iraient pas plus mal. En un mot, apprenez à votre élève à aimer tous les hommes, et même ceux qui les déprisent ; faites en sorte qu’il ne se place dans aucune classe, mais qu’il se retrouve dans toutes ; parlez-lui du genre humain avec attendrissement, avec pitié même, mais jamais avec mépris. Homme, ne déshonore point l’homme.

Cependant, le moment est venu de faire connaître les hommes à Émile : d’abord par l’histoire, et surtout par Plutarque.

Et le moment est venu aussi de lui faire connaître Dieu. C’est ici que son gouverneur lui rapporte la Profession de foi du Vicaire Savoyard.

Ici, le gouverneur enseigne enfin, il n’y a pas à dire… Jamais Émile, livré à la seule nature, n’aurait trouvé de lui-même une si belle démonstration d’un Dieu personnel, de l’immortalité de l’âme et de la vie future. Alors, pourquoi ne lui avoir pas enseigné cela plutôt ? cela, et quelques autres choses bonnes à connaître ? Que de temps de gagné !

Rousseau répond :

A quinze ans, Émile ne savait point s’il avait une âme, et peut-être à dix-huit ans n’est-il pas encore temps qu’il l’apprenne. En tout cas, si on lui avait dit ces choses-là plus tôt, il ne les aurait pas comprises.

Qui sait ? Il en aurait compris ce qu’il aurait pu. Le même Rousseau écrit au livre II des Confessions :

Quand j’ai dit qu’il ne fallait point parler aux enfants de religion si l’on voulait qu’un jour ils en eussent, et qu’ils étaient incapables de connaître Dieu, même à notre manière, j’ai tiré mon sentiment de mes observations, non de ma propre expérience ; je savais qu’elle ne concluait rien pour les autres. Trouvez des Jean-Jacques à six ans, et parlez-leur de Dieu à sept, je vous réponds que vous ne courez aucun risque.

Oui, nous savons que Jean-Jacques était un enfant de génie. Mais Émile, ce cher Émile, est-il donc un petit idiot ?

Mais laissons la Profession de foi du Vicaire Savoyard, que je traiterai à part, et continuons de suivre Émile dans son développement.

Émile est de plus en plus tourmenté par la crise de la dix-huitième année. Comment « étendre chez lui, jusqu’à vingt ans, l’ignorance des désirs et la pureté des sens » ?

« Couchez dans sa chambre ; qu’il ne se mette au lit qu’accablé de sommeil, et qu’il en sorte à l’instant qu’il s’éveille. » Puis, il faut l’emmener hors des villes, l’exercer à des travaux pénibles, l’envoyer à la chasse, et lui parler éloquemment.

« Lui parler éloquemment ? » Cela rappelle Bouvard et Pécuchet s’évertuant à moraliser Victor : « Fénelon recommande de temps à autre une « conversation innocente ». Impossible d’en imaginer une seule… Bouvard et Pécuchet firent lire à leurs élèves des historiettes tendant à inspirer l’amour de la vertu. Elles assommèrent Victor… » Etc. — Peut-être bien qu’en ces matières et dans la plupart des cas rien ne vaut ni ne remplace le commandement catégorique d’une foi religieuse. Mais c’est ce que la « nature » ne fournit pas : au contraire.

Reprenons. Si Émile continue d’être tourmenté, il n’y a plus qu’une ressource : son gouverneur partira avec lui, à la recherche d’une compagne, et fera durer la recherche.

De même qu’on avait combiné d’avance de petits drames pour apprendre à Émile enfant ce que c’est que la propriété, ou pour lui ôter l’envie de sortir sans son gouverneur, ou pour lui enseigner à la fois la physique et la modestie, — ainsi le mariage de l’heureux jeune homme sera l’effet d’une machination longuement préparée par son maître.

Voici. Le gouverneur connaît depuis longtemps la jeune fille qui convient à son élève et qu’il lui destine ; il connaît ses parents, il sait où elle demeure. Mais il la décrit d’abord à Émile comme un objet imaginaire, dont la pensée combattra l’impression des objets réels. Il dit négligemment : « Pour lui donner un nom, mettons qu’elle s’appelle Sophie ». Et il part avec son élève à la recherche de la jeune personne qui ressemblera le mieux à cette Sophie de ses rêves.

Émile et son précepteur vont donc à Paris. Émile voit le monde, la société. Élevé comme il l’a été, la société et le monde n’ont plus de danger pour lui. Il les voit comme ils sont, méprisables et ridicules. Il est de plus en plus sensible à la vie simple et rurale. Et nous rencontrons ici le «  couplet » de la « maison blanche avec des contrevents verts » et l’apostrophe à Paris :

Adieu donc, Paris, ville célèbre, ville de bruit, de fumée et de boue, où les femmes ne croient plus à l’honneur ni les hommes à la vertu. Adieu, Paris. Nous cherchons l’amour, le bonheur, l’innocence ; nous ne serons jamais assez loin de toi !

Et, n’ayant pas trouvé à Paris même la plus faible représentation de la Sophie idéale, ils s’en vont la chercher à la campagne.

Et maintenant, en attendant qu’Émile la rejoigne, transportons-nous auprès de la vraie Sophie, chez ses bons parents, dans sa jolie maison rustique.

Rousseau nous dit quelle a été l’éducation de cette jeune personne et quelle doit être l’éducation des filles. C’est l’éducation la plus strictement traditionnelle, la plus différente qu’il se puisse de l’éducation d’Émile.

La « nature » nous signifie assez qu’elle n’est pas « féministe ». Rousseau ne l’est pas non plus ; il ne l’est pas du tout, pas même un peu. — Et l’on peut s’étonner que sa turlutaine d’égalité ne lui ait pas soufflé l’idée d’égaliser les deux sexes. Il semblait que pas une chimère ne dût manquer à sa collection. Il a pourtant « raté » celle-là. Rousseau n’est pas féministe. Il est même anti-féministe. C’est sans doute parce qu’il a beaucoup aimé les femmes. Il pense ou sent, sur ce point, comme Michelet, comme Sainte-Beuve, comme tous ceux qui, très touchés du féminin, auraient voulu, non pas atténuer, mais au contraire entretenir et même accentuer les différences entre les deux sexes.

Rousseau pousse si loin ce sentiment (déjà exprimé dans la Lettre sur les spectacles et ailleurs) qu’il ne retient pour les filles absolument aucun des procédés qu’il applique à l’éducation des garçons ; comme si les deux sexes n’avaient intellectuellement rien de commun, et comme si rien de ce qui convient à l’un ne pouvait convenir à l’autre.

Tandis que le gouverneur d’Émile lui accordait toute la liberté possible et voulait qu’il ne fût jamais puni que par les choses, et tandis qu’il excitait son élève à penser par lui-même et à se mettre au-dessus du jugement des hommes, — deux Muses sévères, la Contrainte, et le Respect de l’Opinion, président à l’éducation des filles :

Les filles doivent être gênées de bonne heure… La dépendance est un état naturel aux femmes, les filles se sentent faites pour obéir… (On peut les punir, elles.) — …Il résulte de cette contrainte habituelle une docilité dont les femmes ont besoin toute leur vie, puisqu’elles ne cessent jamais d’être assujetties ou à un homme, ou aux jugements des hommes, et qu’il ne leur est jamais permis de se mettre au-dessus de ces jugements. — Il n’importe pas seulement que la femme soit fidèle, mais qu’elle soit jugée telle par son mari, par ses proches, par tout le monde… L’apparence même est au nombre des devoirs des femmes… La femme, en faisant bien, ne fait que la moitié de sa tâche, et ce qu’on pense d’elle ne lui importe pas moins que ce qu’elle est en effet… Toute l’éducation des femmes est relative aux hommes.

Pour le surplus, la femme doit plaire. Elle doit soigner sa toilette, pratiquer les arts d’agrément… — Pour la religion : — « Toute fille doit avoir la religion de sa mère, toute femme celle de son mari. » — « Puisque l’autorité doit régler la religion des femmes, il ne s’agit pas tant de leur expliquer les raisons qu’on a de croire, que de leur exposer nettement ce qu’on croit. » — Pour la culture de leur esprit : — Pas de livres abstraits, pas de sciences… « Leurs études doivent se rapporter toutes à la pratique… Toutes leurs réflexions, en ce qui ne tient pas immédiatement à leurs devoirs, doivent tendre à l’étude des hommes ou aux connaissances agréables qui n’ont que le goût pour objet. » etc.

Rousseau, dans ce livre V, parle souvent comme un Chrysale supérieur. C’est là encore un réveil de son âme traditionnelle et ancestrale, comme dans la troisième partie de la Julie. Mais je crois aussi qu’il le fait un peu exprès pour ennuyer ses belles amies. Oh ! que ses belles amies l’agacent par ressouvenir ! Oh ! qu’il en a assez de ces femmes émancipées, de ces femmes philosophes et athées et qui croient avoir l’esprit libre ! Il raille, dans une page fort belle, ce type prétendu distingué et respectable de la femme qui manque à la pudeur et au devoir féminin, mais qui a, dit-on, les vertus d’un honnête homme. Il ne croit pas à ces vertus : « Le grand frein de leur sexe ôté, dit Rousseau, que reste-t-il qui les retienne ? et de quel honneur peuvent-elles faire cas, après avoir renoncé à celui qui leur est propre ? » Et tant pis pour madame d’Épinay, et pour madame d’Houdetot, et même pour madame de Luxembourg !

Mais venons à Sophie elle-même.

Son portrait est long, mais agréable. En voici un petit extrait :

…Sophie n’est pas belle, mais auprès d’elles les hommes oublient les belles femmes, et les belles femmes sont mécontentes d’elles-mêmes. A peine est-elle jolie au premier aspect ; mais plus on la voit, et plus elle s’embellit ; elle gagne où d’autres perdent ; et ce qu’elle gagne elle ne le perd plus… Sans éblouir elle intéresse, elle charme, et l’on ne saurait dire pourquoi… Sophie aime la parure et s’y connaît… mais elle hait les riches habillements… Sophie a des talents naturels… Sophie est extrêmement propre. Cependant cette propreté ne dégénère pas en vaine affectation ni en mollesse… Jamais il n’entra dans son appartement que de l’eau simple ; elle ne connaît d’autres parfums que celui des fleurs ; et jamais son mari n’en respirera de plus doux que son haleine. Enfin l’attention qu’elle donne à l’extérieur ne lui fait pas oublier qu’elle doit sa vie et son temps à des soins plus nobles ; elle ignore ou dédaigne cette excessive propreté du corps qui souille l’âme ; Sophie est bien plus que propre : elle est pure.

Délicieux en somme, avec ses lenteurs, tout ce portrait physique et moral de Sophie. Je le résume ainsi : un ensemble de qualités moyennes d’où se dégage un charme supérieur… Je ne vois Sophie qu’avec des jupes rayées de rose, et beaucoup, beaucoup de linge frais, et des yeux facilement humides.

Sa mère était pauvre, mais « de condition ». Son père était riche ; il est à demi ruiné : mais il possède encore la jolie maison aux contrevents verts, un beau jardin, des prés, des champs. Tous deux sont bons et respectables. Sophie est élevée selon les principes exposés ci-dessus. On la gronde et on la punit parfaitement, puisqu’elle n’est qu’une fille. Son père lui tient les discours les plus tendres et les plus sensés du monde. Il y a là tout un tableau d’intérieur charmant et cordial, un joli coin de roman bourgeois, — et qui était neuf alors.

Quelques indélicatesses de touche viennent le gâter un peu. Sophie languit. Elle est malade d’être fille. L’auteur nous parle trop des « sens » et des « désirs » de Sophie, et même de son « tempérament combustible ». Et nous savons bien que les jeunes filles peuvent avoir des sens et des désirs, mais nous aimons à les supposer comme engourdis, et il ne nous est pas très agréable qu’on nous en parle sans détour.

On s’inquiète, on interroge Sophie, et elle laisse échapper son secret. On lui a donné à lire le roman de Fénelon, et elle aime Télémaque ! Et c’est cela qui la consume.

Or voici que Télémaque et Mentor, c’est-à-dire Émile et son gouverneur, surpris et mouillés par un orage, viennent demander l’hospitalité aux parents de Sophie. Tout cela a été combiné entre le gouverneur et le père. Les voyageurs séchés, on se met à table. On cause ; le père de Sophie est amené à raconter ses malheurs, et les consolations qu’il a trouvées dans son épouse :

Émile, ému, attendri, cesse de manger pour écouter. Enfin, à l’endroit où le plus honnête des hommes s’étend avec plus de plaisir sur l’attachement de la plus digne des femmes, le jeune voyageur, hors de lui, serre une main du mari qu’il a saisie, et de l’autre prend aussi la main de la femme, sur laquelle il se penche avec transport en l’arrosant de ses pleurs…

(Tableau à la Diderot et à la Greuze. Vous connaissez, et nous avons défini, à propos de la Nouvelle Héloïse, ce genre de sensibilité.)

…Sophie, le voyant pleurer, est prête de mêler ses larmes aux siennes… La mère voit sa contrainte, et l’en délivre en l’envoyant faire une commission.

Ici, écoutez bien, nous approchons d’un coup de théâtre :

Une minute après, la jeune fille rentre, mais si mal remise que son désordre est visible à tous les yeux. La mère lui dit avec douceur : — Sophie, remettez-vous… A ce nom de Sophie (vous vous rappelez que c’est ainsi qu’il nommait sa chimère), à ce nom de Sophie, vous eussiez vu tressaillir Émile. Frappé d’un nom si cher, il se réveille en sursaut, et jette un regard avide sur celle qui le porte, etc.

Vous pensez peut-être qu’arrivé là, le gouverneur du jeune homme va le laisser enfin tranquille. Oh ! que non pas ! Le gouverneur juge à propos, vu la « combustibilité » de leur tempérament, qu’Émile s’installe à deux lieues de Sophie, et qu’ils ne se voient que deux ou trois fois par semaine. Puis, un jour, il tient à Émile un discours, fort beau en vérité, admirable même et du plus pur stoïcisme, où il l’exhorte à quitter Sophie pendant deux ans, afin d’assurer par une épreuve leur futur bonheur. Et il persuade Émile, et Émile persuade Sophie, parmi des « torrents de pleurs ».

Émile voyage donc « pour étudier les gouvernements et les mœurs ». Il rapporte de ses voyages un résumé du Contrat social — et cette pensée, entre autres, qui est peut-être vraie, mais qui semble peu démontrable : « La France serait bien plus puissante, si Paris était anéanti ».

Et l’on marie enfin Émile et Sophie. Et vous croyez que, cette fois, le rôle du précepteur est terminé, et que c’est aux jeunes gens de « gouverner » eux-mêmes leur bonheur conjugal ? Non ; et l’œil de l’inlassable précepteur est encore dans leur alcôve. L’impudeur naturelle de Jean-Jacques abonde d’autant plus en conseils aux jeunes mariés, qu’il n’a pas été marié, lui ; que son initiation par madame de Warens fut passive et cynique, et qu’il n’a pas eu à initier Thérèse, et que, de par sa vie privée, il ne paraît guère mieux qualifié pour l’éducation des époux que pour l’éducation des enfants. Mais passons ! Ou plutôt disons que, là encore, il rêve sa vie, qu’il se donne le spectacle de ce qu’il n’a pu faire, et qu’il s’étend peut-être sur les jeunes amours d’Émile et de Sophie par un sentiment amer de regret et de revanche.

Donc, il les prend à part pour leur recommander d’être toujours amants, même dans le mariage. « Obtiens tout de l’amour, dit-il à Émile, sans rien exiger du devoir, et que les moindres faveurs ne soient jamais pour vous des droits, mais des grâces. » Et il précise, et il insiste ; et Émile se récrie, et Sophie honteuse tient son éventail sur ses yeux. Et, quelques jours après, comprenant, à la figure d’Émile, que ses conseils ont été pris trop à la lettre par Sophie, et comprenant aussi que la délicate Sophie veut ménager son époux, il lui fait entendre que le chaste Émile a des réserves, et vingt autres indécences en style noble… De sorte que l’infortuné garçon, — que Rousseau a voulu si libre, si indépendant des hommes, jamais puni, jamais réprimandé, — a finalement son gouverneur pour belle-mère ; et quelle belle mère ! — et qu’on ne sait quand il pourra s’en dépêtrer, et qu’il sera sans doute élève toute sa vie.

(Mais, avec cela, je ne dois pas omettre que le discours du gouverneur contient d’excellents conseils pour le temps où les époux seront calmés, et que cela ressemble à certains chapitres de Michelet, et que Michelet, dans l’Amour, a emprunté beaucoup, beaucoup, au livre V de l’Émile. Michelet me paraît d’ailleurs, malgré la différence des génies, le plus fidèle continuateur de Rousseau au XIXe siècle.)

Voilà ce livre célèbre… Oh ! il renferme des idées excellentes. L’allaitement maternel, l’eau froide, le plein air, c’est très bien. Très bien aussi d’aimer l’enfance et de la vouloir gaie et heureuse. Il est bien encore de croire que faire un homme, ce n’est pas fabriquer une machine, mais développer un être vivant. Les études progressives, proportionnées au développement physique et moral de l’enfant ; l’enseignement expérimental, par la vue et le contact des choses ; le pas donné à l’éducation sur l’instruction ; la réaction contre l’éducation mondaine, et aussi contre l’éducation par les livres et surtout par les manuels (à laquelle est présentement en proie notre société de fonctionnaires), le dessein de former un homme complet et armé pour la vie… tout cela est louable et juste.

Seulement, l’allaitement maternel, l’eau froide, l’air et l’exercice, c’était déjà prescrit par Tronchin ; et, pour le reste, c’était déjà un peu partout, et c’était notamment, et plus qu’en germe, dans Rabelais, dans Montaigne et dans Locke. Et il est bien vrai que Rousseau a mis sa marque éloquente sur ces préceptes connus : mais, il reste, ici encore, que ce qui est bon lui appartient peu, et que ce qui lui appartient paraît d’une absurdité insolente.

Ce qui lui appartient, c’est l’idée antinaturelle d’une prétendue éducation selon la nature, qui exigerait la dépossession des parents et le sacrifice total de la vie du maître à un seul élève ; et c’est l’idée d’une éducation qui, si elle était réalisable, empêcherait chaque génération de profiter du labeur et de la pensée des morts.

L’utilité de l’éducation, sinon son objet même, c’est précisément de dispenser l’enfant de refaire tout le travail des pères : et voilà que Rousseau prétend l’obliger à refaire lui-même ce travail. Mais en même temps, comme il sent que ce serait un peu long, il triche. Nul enseignement ne comporte plus d’artifice que cet enseignement qui croit respecter la nature. Le gouverneur en est réduit à « truquer » les choses et la vie autour de son élève. Il ne l’instruit pas, non ; il ne le punit pas : mais en réalité il le mystifie et il l’asservit. — comme Fénelon le duc de Bourgogne. Or, si l’élève doit arriver finalement à penser comme son gouverneur, ce n’était peut-être pas la peine de prendre tant de détours. Toute cette éducation est mensonge. Le mensonge est l’âme des trois quarts de l’œuvre de Jean-Jacques.

Ou bien, si cette éducation n’est pas l’asservissement entier de l’élève au maître, elle tend à la rupture de toute tradition. Or la tradition économise le temps en transmettant des parents aux enfants des opinions toutes faites. Elle unit ainsi et fait concorder l’effort des générations successives. Enseignez aux enfants les croyances des pères. Ils s’en déferont plus tard s’ils veulent : mais, si la plupart s’y tiennent, quelle force la communauté humaine dont ils font partie ne retire-t-elle pas de cette continuité ! Que deviendrait un peuple, si chaque enfant devait être laissé libre de juger la vie et de se faire tout seul une religion et une morale ? Émile est gentil, très gentil : mais que dirait son maître si Émile, à dix-huit ans, l’envoyait promener avec son déisme et la profession de foi du vicaire savoyard ? Quel vaurien pourrait devenir Émile s’il n’était pas si bien né, ou s’il n’avait pas le plus impérieux, en réalité, des précepteurs ? — Ou anarchiste, ou séïde du maître : voilà la destinée d’un enfant élevé strictement selon Rousseau.

Rien donc n’a pu être appliqué de l’Émile, hormis ce qui était indiqué déjà dans Locke, Montaigne, Rabelais. Mais de la partie originale, de la partie propre à Rousseau, je le répète, on n’a rien pu retenir.

Rien ? je me trompe. On a retenu le pire. Il en est resté cette niaiserie : le respect de la liberté de l’enfant, la crainte d’attenter à sa conscience ; par suite, nul enseignement religieux, — et pourquoi n’ajoute-t-on pas : nul enseignement moral ? — jusqu’à ce qu’il soit capable de choisir lui-même sa religion ou sa philosophie, ou de s’abstenir volontairement de tout choix. Ce qu’on appelle aujourd’hui la neutralité et qui est en fait l’irréligion de l’école est bien en germe dans l’Émile, est certainement impliqué par le système d’éducation de Rousseau ; — et nous commençons, je crois, à en entrevoir les résultats, — résultats qu’on se garde bien d’atténuer en récitant du moins aux adolescents, — comme Rousseau fait pour Émile, — la Profession de foi du Vicaire Savoyard, devenue « cléricale ».

Émile eut un grand succès, moindre pourtant que celui de la Nouvelle Héloïse. Mais Émile, plus austère, passa pour le chef-d’œuvre de l’auteur. Les femmes n’y virent que le roman de Sophie et l’allaitement maternel ; et, à l’Opéra, les belles dames, ces années-là, se firent apporter leurs petits enfants au fond de leur loge, et leur donnèrent à téter pendant les entr’actes. — Quant aux hommes, ils virent dans Émile ce qu’ils voulurent, car il y a de tout.

Je veux du moins vous faire connaître l’interprétation d’Émile par ce bon Musset-Pathay (le père d’Alfred de Musset) qui publia en 1825 une histoire apologétique de Rousseau. C’est bien simple. Rousseau, avec le coup d’œil du génie ; prévoyant toute la Révolution française, a voulu élever Émile, jeune noble, de façon qu’il pût se tirer d’affaire, quels que fussent les événements. Et c’est pourquoi il lui a appris, notamment, le métier de menuisier. Émile serait donc un traité d’éducation pour les jeunes gentilshommes en vue de la catastrophe révolutionnaire. Évidemment Musset-Pathay pensait au duc d’Orléans (Louis-Philippe), formé autrefois par madame de Genlis selon quelques-uns des préceptes de Jean-Jacques. C’est assez curieux.

Mais l’idée essentielle, originale et absurde de l’Émile se plie si mal à la pratique, que Jean-Jacques, consulté par des mères, des abbés précepteurs, même des princes, fait ce qu’il avait déjà fait à propos du Discours sur les sciences et du Discours sur l’inégalité : il avoue sa propre outrances ou bien il l’atténue, ou même il se contredit. — A madame de T… (6 avril 1771) il conseille nettement d’éloigner et de mettre en pension un enfant indisciplinable, et ne se soucie nullement de laisser faire la nature chez ce jeune vaurien. — A l’abbé M… (28 février 1770) il écrit (et je ne sais trop s’il n’y met pas une ironie sourde de pince-sans-rire, bien que ce sentiment lui soit, en général, très étranger) :

S’il est vrai que vous ayez adopté le plan que j’ai tâché de tracer dans l’Émile, j’admire votre courage : car vous avez trop de lumières pour ne pas voir que, dans un pareil système, il faut tout ou rien, et qu’il vaudrait cent fois mieux reprendre le train des éducations ordinaires et faire un petit talon rouge que de suivre à demi celle-là pour ne faire qu’un homme manqué… Vous ne pouvez ignorer quelle tâche immense vous vous donnez : vous voilà, pendant dix ans au moins, nul pour vous-même, et livré tout entier avec toutes vos facultés à votre élève ; vigilance, patience, fermeté, voilà surtout trois qualités sur lesquelles vous ne sauriez vous relâcher un seul instant sans risquer de tout perdre ; oui, de tout perdre, entièrement tout : un moment d’impatience, de négligence ou d’oubli peut vous ôter le fruit de dix ans de travaux, sans qu’il vous en reste rien du tout, pas même la possibilité de le recouvrer par le travail de dix autres. Certainement, s’il y a quelque chose qui mérite le nom d’héroïque et de grand parmi les hommes, c’est le succès d’une entreprise pareille à la vôtre. Etc.

Cela est fou. De qui Rousseau se moque-t-il ? Si l’éducation d’un seul petit bonhomme veut cette abnégation totale et ce travail herculéen de dix années, l’abbé M… n’a qu’à y renoncer. Peut-on avouer plus clairement qu’Émile n’est que le roman de l’éducation ?

Enfin, dans un journal sur le séjour de Jean-Jacques à Strasbourg en 1765, on lit ceci :

Monsieur Anga lui a rendu visite et lui a dit ; — Vous voyez, monsieur, un homme qui a élevé son fils selon les principes qu’il a eu le bonheur de puiser dans votre Émile. — Tant pis, monsieur, lui répondit Jean-Jacques ; tant pis pour vous et pour votre fils.

Mais Rousseau détruit encore mieux l’Émile par un autre roman dont il n’a écrit que deux chapitres et qui est intitulé : Émile et Sophie ou les Solitaires.

Émile et Sophie sont mariés. Ils ont un fils. Vous pensez que, pétris par Jean-Jacques, ils sont pour jamais sages et heureux. Mais ils viennent à Paris. Ils voient le monde. Ils se dissipent. Un jour Sophie se refuse à son mari. Cela dure plusieurs mois. Pressée de questions, elle finit par dire : « Arrêtez, Émile, et sachez que je ne vous suis plus rien : un autre a souillé votre lit, je suis enceinte, vous ne me toucherez de ma vie. »

Quoi ! cette Sophie si charmante et si bien élevée… Oui, c’est une manie de Rousseau. Il faut que Sophie soit souillée comme Julie, afin de pouvoir remonter à la vertu comme Julie, — et comme Jean-Jacques lui-même, dont je vous ai déjà dit que la vie est une évolution morale, une purification achevée par la démence.

Émile s’enfuit désespéré. Puis il réfléchit, il se rappelle les leçons de stoïcisme de son maître ; il trouve des excuses à Sophie ; il admire même ce qu’elle a gardé de franchise et de vertu dans la faute. Il lui pardonne, mais il s’en ira, loin, avec son fils.

En attendant, il travaille, à quelques lieues de Paris, chez un menuisier, pour fatiguer son corps et épuiser sa peine. Sophie l’y retrouve, n’ose entrer dans l’atelier, mais s’écrie à mi-voix, en regardant l’enfant dont elle est accompagnée : « Non, jamais il ne voudra t’ôter ta mère ; viens, nous n’avons rien à faire ici. »

Et, en effet, Émile renonce à emmener l’enfant et part seul, à pied. Puis il s’engage comme matelot, est pris par un corsaire. Captif en Alger, il se signale par sa patience, sa douceur, son courage, et devient l’esclave du dey, qui a de la considération pour lui.

Ici s’arrête le roman, et nous nous disons : A quoi a servi l’éducation si spéciale d’Émile, puisque, venu à Paris, il s’est mis à y vivre comme tout le monde ? — Elle lui a servi, dira Rousseau, à se ressaisir, à se montrer juste et bon envers Sophie, à se conduire courageusement en Alger. — Mais un homme bien né n’aurait-il pu faire exactement les mêmes choses, quand même il eût été élevé au collège de Navarre et selon les anciennes méthodes. Alors ?…

Mais il y a de vraies beautés dans ce fragment de roman ; mais l’adultère y est pris très au sérieux dans un temps où il n’excitait d’ordinaire que des plaisanteries (au moins chez les hautes classes) ; mais Émile trompé pardonne à sa femme presque dans les termes et par les considérants d’un mari de Dumas fils ; mais, déjà, dans la Nouvelle Héloïse, Jean-Jacques nous avait montré une courtisane encore plus héroïque que la Dame aux camélias ; mais, plusieurs années auparavant, dans une note de la Réponse à Bordes il avait déclaré que la trahison du mari est aussi coupable que celle de la femme, et que femme et mari se doivent une fidélité égale… Car cet homme, qui a écrit à lui tout seul plus de sottises, beaucoup plus, que tous les autres grands classiques ensemble, est aussi celui qui a ouvert à la littérature et au sentiment le plus de voies nouvelles… C’est ainsi.