Jean-Jacques Rousseau, sa vie et ses ouvrages/11

Jean-Jacques Rousseau, sa vie et ses ouvrages
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 1142-1197).
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XI.

ROUSSEAU ET L’ÉMILE.


I. — L’ÉDUCATION DOMESTIQUE ET L’ENFANT SELON ROUSSEAU.


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I.

L’éducation naturelle, c’est-à-dire l’éducation du sauvage, qui serait la meilleure, est impossible dans la société actuelle, Rousseau le reconnaît ; l’éducation publique, selon Platon, qui serait fort bonne, est impraticable aussi. Que reste-t-il donc à faire ? Une éducation qui suive la nature de loin, ne pouvant pas la suivre de près, qui s’en rapproche autant qu’il est possible, une éducation enfin qui du bourgeois refasse un homme. C’est là, ne l’oublions pas, la façon dédaigneuse dont Rousseau exprime le problème qu’il veut résoudre dans l’Émile.

Cette expression dédaigneuse ne nous empêche pas de reconnaître ici le procédé habituel de Rousseau, qui est de commencer par le paradoxe pour arriver au lieu-commun. Ainsi, à prendre les premières pages de l’Émile, il n’y a de bon que l’éducation de la nature ou l’éducation de la République de Platon, et il faut, pour élever un enfant, commencer par détruire la société ou par la refondre ; mais, comme cela est impossible, l’auteur se calme et se rabat à chercher comment on peut le mieux s’y prendre pour corriger dans l’homme « le vice et l’erreur, qui, étrangers à sa constitution, s’y introduisent du dehors et l’altèrent insensiblement[1]. » Et peu importe ici que Rousseau croie à la bonté primitive de l’homme, car que le mal vienne à l’homme de sa nature propre ou de la société, il faut toujours tâcher de l’en corriger, c’est-à-dire combattre le vice et l’erreur. Or c’est là le but de tous les systèmes d’éducation.

Il faut, dit Rousseau, élever l’homme pour la condition humaine. « Qu’on destine mon élève à l’épée, à l’église, au barreau, peu m’importe ; avant la vocation des parens, la nature l’appelle à la vie humaine ; vivre est le métier que je veux lui apprendre. En sortant de mes mains, il ne sera, j’en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre : il sera premièrement homme. Tout ce qu’un homme doit être, il saura l’être au besoin tout aussi bien que qui que ce soit, et la fortune aura beau le faire changer de place, il sera toujours à la sienne… Vu la mobilité des choses humaines, vu l’esprit inquiet et remuant de ce siècle, qui bouleverse tout à chaque génération, peut-on concevoir une méthode plus insensée que d’élever un enfant comme n’ayant jamais à sortir de sa chambre, comme devant être sans cesse entouré de ses gens ? Si le malheureux fait un seul pas sur la terre, s’il descend d’un seul degré, il est perdu. Ce n’est pas lui apprendre à supporter la peine, c’est l’exercer à la sentir[2]. »

Ces réflexions sur les inconvéniens d’une éducation molle et renfermée étaient fort de saison au XVIIIe siècle ; elles n’ont rien perdu de leur à-propos dans la société du XIXe siècle. Un des plus grands éloges qu’on puisse faire d’un homme, selon moi, c’est de dire qu’il sait se tirer d’affaire ; non pas se tirer d’affaire par un discours habile dans une assemblée, par une conversation spirituelle et aimable dans un salon, par une bonne plaidoirie dans un procès, par une juste appréciation des chances de gain ou de perte dans une spéculation industrielle ; non pas se tirer d’affaire seulement par l’intelligence et par l’esprit, "mais par l’adresse aussi de ses mains, s’il le faut ; non pas seulement se tirer d’affaire dans les grandes choses, mais aussi dans les petites ; n’avoir pas besoin de mettre sans cesse les bras des autres au bout de ses bras, n’être embarrassé ni de sa personne ni de son bagage, avoir l’esprit d’expédient et d’activité, n’être ni gauche ni mou, savoir vivre enfin autrement qu’avec une sonnette sous la main et un domestique au bout de la sonnette. Grande science que celle de savoir se tirer d’affaire, ou plutôt bonne habitude que ne procure pas le moins du monde l’éducation molle et renfermée que la tendresse irréfléchie des parens donne aux enfans ! Je ne parle pas ici des inconvéniens d’une éducation trop lettrée ; les lettres ne sont pas en cause, car l’éducation molle et inerte que je critique n’admet pas plus l’activité de l’esprit que celle du corps, elle écarte tout effort et toute peine ; elle n’élève pas les enfans pour être des lettrés, elle les élève pour être des oisifs. Heureusement l’état militaire sauve un grand nombre des fils de bonne maison des dangers de cette inaptitude dédaigneuse. Ils désapprennent dans la profession des armes l’oisiveté du corps, sinon celle de l’esprit, et comme il n’y a pas d’activité du corps qui n’amène avec elle une sorte d’activité de l’intelligence, les divers exercices de l’état militaire aident à des degrés différens au développement de l’esprit. Le paysan qui a été soldat revient dans son village plus habile et plus adroit qu’il n’en était parti. Je ne mets pas la parade et la manœuvre au nombre des études intellectuelles ; elles valent mieux cependant, même pour l’esprit, que la vie oisive du citadin. Quant à la guerre, c’est un grand art dans Condé et dans Turenne ; mais c’est aussi pour chaque sous-lieutenant de notre armée une excellente éducation du corps et de l’esprit, parce que les qualités de notre double nature y sont également en jeu. Il faut à la guerre un corps agile et dispos, des membres alertes ; un esprit prompt et vif ne gâte rien. Je ne suis pas suspect de partialité envers l’état militaire ; mais, tout examiné, je suis disposé à croire que de toutes les professions, c’est celle qui tire le mieux parti des intelligences médiocres, c’est-à-dire du grand nombre, et c’est celle en même temps qui, par la guerre, développe le mieux les grandes intelligences ; elle sert à la fois à l’élite et au grand nombre.

Il n’y a de bonne éducation que celle qui développe dans une juste proportion les qualités de l’esprit et les qualités du corps. Nec litteras didicit nec natare, disaient les Romains pour désigner un homme mal élevé et qui n’était bon à rien[3]. Cet équilibre entre les qualités du corps et celles de l’esprit faisait le fond de la pédagogie antique. Les anciens ne voulaient-pas qu’un poète ou un savant fût nécessairement un maladroit, et ils ne voulaient pas davantage qu’un homme habile dans les exercices du corps fût nécessairement un ignorant. C’est dans l’éducation moderne seulement qu’on s’est habitué à séparer le développement du corps du développement de l’esprit. Veut-on faire un lettré ? on fait un homme de cabinet qui ne sait se servir de ses yeux que pour lire et de ses doigts que pour écrire. Veut-on faire un homme robuste et fort ? on fait un ignorant, si bien que dans l’opinion ordinaire qui dit un homme robuste dit un nigaud d’esprit, et qui dit un savant dit un nigaud de corps. Le pire, c’est d’être à la fois nigaud d’esprit et nigaud de corps, ignorant et valétudinaire, comme l’étaient ceux dont les Romains disaient qu’ils n’étaient ni lettrés ni nageurs, comme le sont les enfans élevés trop mollement et qui ne savent se servir ni de leur esprit ni de leur corps.

Rousseau, qui, pour élever un enfant, voulait commencer par refondre la société, ne devait pas hésiter à proposer de refondre tout au moins la famille : il commence donc l’éducation de l’enfant par celle du père et de la mère. Au père il conseille d’élever lui-même son enfant, à la mère il propose de le nourrir. Un mot sur ces deux points.

L’auteur de l’Émile n’est point assurément le premier qui ait prescrit à la mère de nourrir elle-même son enfant. Bien d’autres l’avaient dit avant lui, et le bénédictin Cayot[4] est loin d’avoir noté sur ce point tous les plagiats de Rousseau. « Il faut, dit Plutarque dans son traité sur l’éducation des enfans, que les mères nourrissent elles-mêmes leurs enfans et qu’elles leur donnent le sein, parce que, les ayant nourris, elles les aimeront mieux que ne peuvent faire des nourrices mercenaires. » Au XVIe siècle, un poète à la fois latin et français, Scévole de Sainte-Marthe, dans son poème de la Nourriture des Enfans (Pœdotrophia), avait déjà rappelé les mères à leur devoir. — Eh quoi ! disait le poète en vers touchans :

Ipsae etiam alpinis villosæ in cautibus ursæ,
Ipsæ etiam tigres et quidquid ubique ferarum est,
Debita servandis concedunt ubera natis !
Tu, quam miti aniino natura benigna creavit,
Exsuperes feritate feras nec te tua tangant
Pignora, nec querulos puerili e gutture planctus,
Nec lacrymas misereris, opemque insueta recuses,
Quam præstare tuum est et quæ te pendet ab unâ ?
Dulcia quis primi captabit gaudia risus,
Et primas voces et blaesæ murmura linguæ ?
Tune fruenda aliis potes ista relinquere demens ?
Tantique esse putas teretis servare mamillæ
Integrum decus et juvenili in pectore florem ?

Pendant que le poète du XVIe siècle[5] conjurait les mères de s’acquitter d’un devoir qui devient un plaisir, le grand chirurgien Ambroise Paré leur donnait le même conseil au nom de son art et au nom plus puissant encore des affections naturelles : « L’empereur Marc-Aurèle, disait Ambroise Paré, soutient que les femmes doivent nourrir et allaiter leurs enfans, afin qu’elles soient mères entières et non imparfaites, car la femme est moitié mère pour enfanter et moitié pour la nourriture de son fruit, de manière que la femme se peut appeler mère entière lorsqu’elle a enfanté et nourri son enfant de ses propres mamelles, car les nourrices n’aiment les enfans d’autrui que d’un amour supposé et pour un loyer ; mais les mères les aiment par grande amitié et grande affection naturelle[6]. » Au XVIIIe siècle enfin, en 1760, deux ans avant la publication de L’Émile, un habile médecin de Villers-Coterets, le docteur Dessesartz, dans un Traité de l’Education corporelle des enfans en bas âge, prescrivait hardiment aux femmes de nourrir leurs enfans ; « Je sais bien, disait-il, que regretter l’exécution de cette loi précieuse de la nature, avancer que les mères sont obligées par la loi naturelle et par la religion de nourrir leurs enfans, quand elles n’ont point d’incommodités réelles qui les en empêchent, c’est s’afficher pour un homme extraordinaire et ridicule, c’est avancer un paradoxe inhumain qui ne tend qu’à prolonger l’ennui, les peines et les douleurs qui les ont déjà si cruellement tourmentées pendant leur grossesse[7]. » On voit que nous sommes tout près des idées de Rousseau et tout près aussi de son ton bourru et impérieux contre les femmes du monde, non que je veuille dire par toutes ces citations que Rousseau, pour conseiller aux femmes de nourrir leurs enfans, ait eu besoin d’en emprunter le précepte à Plutarque, à Scévole de Sainte-Marthe, à Ambroise Paré ou à son contemporain Dessesartz. Cependant le médecin Dessesartz, dans la préface de la seconde édition de son ouvrage publiée en 1799, nous révèle une circonstance singulière : « Piron, dit-il, ayant eu connaissance du clan d’éducation que Jean-Jacques Rousseau s’était tracé pour son Émile et qui ne commençait qu’au moment où celui-ci sortait des mains de sa nourrice, exhorta le philosophe à faire remonter ses conseils jusqu’à l’instant où l’enfant sortait du sein de sa mère. Rousseau s’excusa sur ce que les soins qu’exigeait le nouveau-né regardaient plutôt les médecins, les accoucheurs et les sages-femmes que les philosophes, et sur ce qu’il ne s’en était jamais occupé. L’auteur de la Métromanie lui remit alors mon ouvrage qu’il venait de lire, lui promettant qu’il y trouverait tout ce qui était nécessaire pour compléter son plan. Rousseau prit le livre. — J’ai su ces détails par une lettre que Piron me fit écrire en me demandant un nouvel exemplaire[8]. »

Rousseau n’est donc pas le premier qui ait dit aux mères de nourrir leurs enfans ; mais il le leur dit mieux que les autres, et c’est par-là qu’il fut aussi mieux écouté que les autres. Il revenait sans cesse sur ce point comme sur le point capital de la réforme qu’il avait entreprise de la famille. Je dois remarquer en effet que Rousseau songe bien moins à l’allaitement qu’à l’effet moral d’un devoir rempli et d’un sentiment naturel exercé et accru par l’usage. Il ne veut pas seulement que les mères soient des nourrices, il veut surtout qu’elles soient mères de famille. « Voulez-vous rendre chacun à ses premiers devoirs, commencez par les mères, vous serez étonnés des changemens que vous produirez… L’attrait de la vie domestique est le meilleur contre-poison des mauvaises mœurs. Le tracas des enfans qu’on croit importun devient agréable, il rend le père et la mère plus nécessaires, plus chers l’un à l’autre ; il resserre entre eux le lien conjugal. Quand la famille est vivante et animée, les soins domestiques sont la plus chère occupation de la femme et le plus doux amusement du mari. Ainsi de ce seul abus corrigé résulterait bientôt une réforme générale, bientôt la nature aurait repris tous ses droits. Qu’une fois les femmes redeviennent mères, bientôt les hommes redeviendront maris et pères[9]. »

Ce n’est pas seulement dans l’Émile et sous la forme didactique qu’il prêche aux mères l’accomplissement d’un devoir dont il attend la résurrection de l’esprit de famille, et que l’esprit du monde avait presque entièrement étouffé au XVIIIe siècle ; dans sa correspondance, et quand il écrit à quelques-unes de ses dévotes inconnues qui le poursuivaient de leurs lettres, afin d’avoir une réponse à montrer, il est encore plus vif et plus pressant sur ce point, dont il ne se départ jamais. Ainsi en 1770 une dame lui écrit pour le prier de lui enseigner un remède à l’ennui qu’elle se sent dans l’âme, « à ce vide interne qui, selon Rousseau, ne se fait sentir qu’aux cœurs faits pour être remplis, » et qui allait bientôt faire école dans la littérature avec le Werther de Goethe et plus tard avec le René de M. de Chateaubriand. Rousseau lui répond avec une sagacité admirable qu’elle ne peut guérir de l’ennui qu’elle éprouve qu’en cultivant et en développant son sens moral. « Mais que faire, me direz-vous, pour cultiver ce sens moral ? Voilà, madame, à quoi j’en voulais venir : le goût de la vertu ne se prend point par des préceptes ; il est l’effet d’une vie simple et saine : on parvient bientôt à aimer ce qu’on fait, quand on ne fait que ce qui est bien. Mais pour prendre cette habitude, qu’on ne commence à goûter qu’après l’avoir prise, il faut un motif ; je vous en offre un que votre état me suggère : nourrissez votre enfant. J’entends les clameurs, les objections ; tout haut, les embarras, point de lait, un mari qu’on importune ; tout bas, une femme qui se gêne, l’ennui de la vie domestique, les soins ignobles, l’abstinence des plaisirs. Des plaisirs ? Je vous en promets et qui rempliront vraiment votre âme… L’habitude la plus douce qui puisse exister est celle de la vie domestique qui nous tient plus près de nous qu’aucune autre… J’ai beau chercher où l’on peut trouver le vrai bonheur, s’il en est sur la terre, ma raison ne me le montre que là. Les comtesses ne vont pas d’ordinaire l’y chercher, je le sais : elles ne se font pas nourrices et gouvernantes, mais il faut aussi qu’elles sachent se passer d’être heureuses ; il faut que, substituant leurs bruyans plaisirs au vrai bonheur, elles usent leur vie dans un travail de forçat pour échapper à l’ennui qui les étouffe aussitôt qu’elles respirent, et il faut que celles que la nature doua de ce divin sens moral, qui charme quand on s’y livre et qui pèse quand on l’élude, se résolvent à sentir incessamment gémir et soupirer leur cœur, tandis que leurs sens s’amusent… Jeune femme, voulez-vous travailler à vous rendre heureuse ? commencez d’abord par nourrir votre enfant : ne mettez pas votre fille dans un couvent, élevez-la vous-même. Votre mari est jeune, il est d’un bon naturel ; voilà ce qu’il nous faut. Vous ne me dites point comment il est avec vous : n’importe, fût-il livré à tous les goûts de son âge et de son temps, vous l’en arracherez par les vôtres, sans lui rien dire ; vos enfans vous aideront à le retenir par des liens aussi forts et plus constans que ceux de l’amour : vous passerez la vie la plus simple, il est vrai, mais aussi la plus douce et la plus heureuse dont j’aie l’idée. Mais, encore une fois, si celle d’un ménage bourgeois vous dégoûte et si l’opinion vous subjugue, guérissez-vous de la soif du bonheur qui vous tourmente, car vous ne l’étancherez jamais[10]. »

J’ai cité cette belle lettre, d’abord parce qu’elle est peu connue, et ensuite parce qu’elle pose la question comme l’entendait Rousseau. L’allaitement en effet n’est pas la partie la plus importante des soins d’éducation que Rousseau veut que la mère donne à l’enfant. Soyez nourrice, si vous pouvez, c’est-à-dire si vous avez la force et la santé nécessaires pour bien nourrir votre enfant ; lorsque vous n’avez pas vous-même de quoi donner un bon fait à votre enfant, donnez-lui le lait d’une étrangère, et ne le faites pas jeûner sous prétexte de le nourrir ; mais avant tout soyez mère, c’est-à-dire occupez-vous de votre enfant[11]. Il y a dans la mère deux choses, le fait de la nourrice et l’affection de la mère. Rousseau ne demande l’un que pour avoir l’autre. L’allaitement n’est que le moindre côté du devoir maternel. Il y a beaucoup de femmes qui sont bonnes nourrices et médiocres mères ; elles ont les mamelles pleines et le cœur sec. Il y a par contre beaucoup de femmes qui sont mauvaises nourrices et très bonnes mères, c’est-à-dire qui aiment le berceau de leur enfant, ses premiers pas, ses premiers ris et ses premiers bégaiemens, qui ne cèdent à la nourrice que l’allaitement et qui gardent les autres soins, non pas soins ignobles, puisqu’ils sont le signe d’un doux et grand devoir accompli avec patience. Et c’est par l’accomplissement de ce devoir que la famille se régénère et se reforme ; c’est par là qu’auprès d’une femme qui sait être mère le mari apprend aussi à être père.

Croire qu’on satisfait au précepte de Rousseau en donnant seulement le sein à son enfant, grande erreur qui fut la transaction que le siècle fit avec les maximes de Rousseau. Comme il devint de mode, après l’Émile, de nourrir ses enfans, toutes les femmes se firent nourrices ; mais elles ne se firent pas toutes mères, parce que la chose était plus laborieuse et plus grave. Elles concilièrent le monde avec la mode, qui, après tout, ne demande jamais que l’apparence des vertus qu’elle impose. Les belles dames furent à la fois nourrices et femmes du monde. Mme de Genlis, dans Adèle et Théodore, roman d’éducation qui veut imiter et réfuter l’Émile, nous fait une peinture fort piquante de ces nourrices, « qui allaient aux bals et qui y dansaient, qu’on rencontrait sans cesse aux spectacles ou faisant des visites, bien parées, avec des paniers et des corps. Croyez-vous, dit avec raison Mme de Genlis, que les enfans de ces élégantes nourrices n’eussent pas été beaucoup plus heureux dans le fond d’une chaumière, avec une bonne paysanne assidue à son ménage ?… Je me souviens que pendant un hiver je dînais souvent dans une maison où je rencontrais toujours une jeune femme qui nourrissait son enfant. Elle arrivait coiffée en cheveux, mise à peindre, et à peine était-elle assise, qu’elle avait déjà trouvé le secret de parler deux ou trois fois de son enfant. Nous entendions les cris aigus d’un petit au maillot qu’on apportait dans une bercelonnette bien ornée, et sa mère, devant sept ou huit hommes, lui donnait à téter. Je voyais ces hommes rire entre eux et parler bas, et tout cela ne me paraissait qu’indécent et importun[12]. »

Voilà les succès que la mode fit à Rousseau ; mais ces succès, tout frivoles qu’ils étaient, ne doivent cependant pas être dédaignés : ils en indiquaient et en précédaient de plus sérieux et de plus durables. Je n’attribue pas seulement à Rousseau et à ses préceptes sur la nourriture des enfans la régénération de l’esprit de famille dans notre pays. Les douloureuses épreuves de la révolution, le malheur, le trouble des fortunes, le bouleversement des rangs, et, même de nos jours, les vicissitudes politiques qui, tous les quinze ou vingt ans, font des loisirs forcés tantôt à une partie de la société, tantôt à une autre, loisirs qui ramènent à la vie domestique et à ses soins paisibles et heureux ceux qui s’en étaient écartés pour un moment, et qui y confirment ceux qui y étaient restés attachés ; tout cela, je l’avoue, a plus fait pour la régénération de l’esprit de famille que les conseils éloquens de Rousseau. Il ne faut pas croire cependant que ces conseils n’aient eu aucune part à cet heureux changeaient. L’éloquence de Rousseau a rendu à la vie domestique le service de l’honorer, de l’accréditer, de la mettre à la mode, et le service n’est pas médiocre dans un pays où la vanité décide des choses même les plus graves, où personne ne veut être singulier, même en ayant raison, et où tout le monde aime mieux se priver d’être heureux que de s’exposer à être ridicule. La nécessité a beaucoup aidé à la restauration de l’esprit de famille chez nous ; mais la mode venue de Rousseau avait préparé cette révolution morale.

L’habitude que les femmes ont prise de nourrir leurs enfans ou de les soigner les a amenées aussi peu à peu à vouloir les élever dans leurs premières années, et cela encore a été un grand bien pour les mères et pour les enfans : pour les mères, que les premières leçons qu’elles ont à donner aux enfans ont fait réfléchir sur elles-mêmes. Que de femmes, j’en suis sûr, n’ont commencé à réfléchir que le jour où elles ont eu un enfant à élever ! Que de ménages où il n’est entré une idée morale, une idée à la fois douce et sérieuse, que le jour où un enfant est arrivé ! Jusque-là, les plaisirs du mariage en cachaient les devoirs. Pour les enfans, l’avantage n’est pas moins grand, car ils ont près d’eux dans leur mère l’institutrice qui sait le mieux les comprendre et qui sait aussi le mieux se faire comprendre par eux. Quelles leçons plus douces et plus aisées que celles qui sont mêlées aux plus tendres soins, et que ces soins même n’interrompent point ! Comme la mère s’achemine facilement du cœur de son enfant à son esprit ! Avec un instituteur ou une institutrice étrangers, tout est nouveau, tout est inconnu. L’apprentissage que l’enfant a à faire de son maître est déjà une grosse étude. Avec la mère, cet apprentissage est tout fait ; rien ne déconcerte l’enfant, rien ne le dépayse. Ajoutez la conformité vraisemblable des natures rendue plus grande par la conformité des habitudes, le génie imitateur des enfans, qui se forme sur les exemples qu’il a sous les yeux, et qui n’en a pas qui lui soient plus proches que ceux de sa mère. Les docteurs chrétiens, sachant cette vocation naturelle que les mères ont pour élever les petits enfans, n’ont pas manqué de leur en faire un devoir et un mérite auprès de Dieu : non qu’ils veuillent faire des mères des professeurs d’arts et de sciences ; ils se défient fort de l’enseignement des femmes. « Mes sœurs, dit saint Chrysostôme, ne vous ingérez point de procurer la gloire de Dieu et le salut du prochain par des instructions publiques. La femme s’est mêlée une seule fois d’enseigner l’homme, et elle a perdu tout le monde. Ne vous laissez pas abattre néanmoins par ce reproche : Dieu vous a donné une occasion de vous sauver, c’est l’éducation de vos fils que vous devez considérer comme autant d’aides qu’il vous procure pour arriver au salut… Oui, Dieu, pour consoler la femme, lui a donné d’élever les enfans qu’elle a enfantés. L’enfantement, dites-vous, est une nécessité de la nature. Il est vrai ; mais l’éducation est une œuvre de volonté, et c’est par là que la femme répare la faute primitive. L’enfantement tient du châtiment, l’éducation tient de la rédemption[13]. »

Du devoir qu’ont les mères de nourrir leurs enfans, Rousseau passe à celui qu’ont les pères de les élever. « Comme la véritable nourrice est la mère, le véritable précepteur, dit-il, est le père. Qu’ils s’accordent dans l’ordre de leurs fonctions ainsi que dans leur système ; que des mains de l’une l’enfant passe dans celles de l’autre. Il sera mieux élevé par un père judicieux et borné que par le plus habile maître du monde, car le zèle suppléera mieux au talent que le talent au zèle. — Mais les affaires, les fonctions, les devoirs… Ah ! les devoirs ! sans doute le dernier est celui de père ? Ne nous étonnons pas qu’un homme dont la femme a dédaigné de nourrir le fruit de leur union dédaigne de l’élever. Il n’y a point de tableau plus charmant que celui de la famille ; mais un seul trait manqué défigure tous les autres. Si la mère a trop peu de santé pour être nourrice, le père aura trop d’affaires pour être précepteur[14]. »

Rousseau veut-il donc que le père soit véritablement le précepteur et le professeur de son fils ? Oui, comme il veut que la mère en soit la nourrice et dans la même mesure. Ce qu’il blâme, ce sont ces familles où les enfans sont envoyés en nourrice quand ils naissent, envoyés au collège quand ils reviennent de nourrice, appliqués à une profession quand ils reviennent du collège, et toujours hors de la maison paternelle. Y a-t-il là vraiment une famille ? Il y a un nom commun, mais le nom est le seul lien ; dans tout le reste, les enfans sont étrangers au père et à la mère, les frères étrangers aux frères, à moins qu’ils ne soient camarades d’école. Il y avait au temps de Rousseau des familles de ce genre ; il n’y en a plus guère de nos jours, grâce à Dieu, non que les pères se fassent les maîtres d’étude et les répétiteurs de leurs fils ; ils n’en ont pas le temps, et j’ajoute qu’ils n’en ont pas besoin pour être vraiment les précepteurs de leurs fils. Un père peut être le précepteur de son fils, même quand son fils est au collège, s’il le voit souvent, s’il l’assiste de ses conseils, de ses encouragemens, s’il entre dans ses chagrins d’enfance, s’il prend part à ses succès, si enfin, de même que la mère peut céder l’allaitement à la nourrice en se réservant tout le reste, le père cède l’instruction au collège en se réservant l’éducation. Je sais que l’instruction et l’éducation se tiennent de près ; cependant de nos jours surtout l’éducation vient en grande partie des conseils et encore plus des exemples de la famille. L’influence de la famille est toute-puissante, soit en bien, soit en mal, et un de nos plus habiles proviseurs me disait un jour qu’il savait, sans le vouloir, quel était l’intérieur des familles de tous les élèves de son collège, en voyant comme les élèves lui revenaient après un ou deux jours de sortie, ou meilleurs et plus dociles à cause du bon milieu dans lequel ils avaient vécu, ou plus frivoles et plus impatiens du joug à cause des exemples de frivolité et de plaisir qu’ils avaient reçus. L’influence du père est donc grande sur son fils, sans que ce père ait besoin de se faire le précepteur quotidien de son fils ; mais il ne doit pas oublier qu’il doit sans cesse l’assister, l’exhorter, le diriger et ne jamais l’abandonner à lui-même. Voilà de quelle manière il s’acquittera du devoir que lui impose Rousseau, voilà comment les liens de la famille se resserreront chaque jour davantage par les soins que la mère donne aux enfans en bas-âge et par l’éducation morale que le père donne à ses fils.

N’hésitons pas à le dire cependant : beaucoup de pères se font justice en n’élevant pas leurs enfans. L’enfant ne peut profiter de l’éducation qui vient de la famille que si la famille elle-même a une règle et si l’ordre moral y est respecté et pratiqué. Juvénal, témoin du désordre moral des familles romaines, disait aux pères de son temps de respecter leurs enfans et de leur épargner la vue du mal.

Nil dictu fœdum visuque hæc limina tangat,
Intra quæ puer est : procul hinc, procul inde puellæ
Lenonum et cantus pernoctantis parasiti !
Maxima debetur puero reverentia : si quid
Turpe paras, ne tu pueri contempseris annos,
Sed peccaturo obsistat tibi filius infans.

Quels admirables vers, et presque dignes d’être chrétiens, tant ils se rapprochent de la doctrine chrétienne ! Eusèbe raconte en effet que le père d’Origène allait souvent découvrir le sein de son fils lorsqu’il dormait et qu’il était encore enfant, pour le baiser avec beaucoup de respect et de révérence, le regardant comme la demeure et le tabernacle de l’esprit. « Devez-vous avoir moins de respect pour vos enfans, qui ont pareillement été remplis de la grâce de Jésus-Christ et consacrés au culte de Dieu par le baptême ? dit l’auteur d’un Traite de l’Education chrétienne des enfans publié en 1670. Veillez donc soigneusement à leur conservation….. Chérissez-les, nourrissez-les comme les membres de Jésus-Christ, et soyez persuadés que votre maison doit être toute sainte ; puisqu’elle renferme ces enfans qu’il a sanctifiés[15]. » Ainsi donc il y a dans la maison de chacun de nous, que nous soyons païens ou que nous soyons chrétiens, il y a une sorte d’ange gardien qui protège nos foyers domestiques et qui les préserve du mal, un ange devant qui nous devons nous interdire toute parole et toute action déshonnête, de peur de profaner sa pureté, et l’ange est cet enfant qui dort dans son berceau. Prenez garde, dit la mère attentive à protéger son sommeil ; ne faites pas de bruit, l’enfant dort ! Prenez bien plus garde encore, disent Juvénal et les docteurs chrétiens, attentifs à respecter son innocence ; ne faites point, ne dites point de mal : l’enfant veille, l’enfant vous voit et vous entend ! Et qui donc, s’il est père, ne s’arrêterait au moment de faire une méchante action ou de dire une méchante parole, à l’idée que cette jeune âme, qui est jusqu’ici le miroir de l’innocence et de la beauté, va s’empreindre et se souiller du mal qu’elle aura vu ou qu’elle aura entendu ? Qui donc, s’il est père, trouvant le berceau de son enfant entre le mal et lui, ne reculerait pas devant ce faible obstacle comme devant une barrière toute-puissante ? Ah ! oui, il est bon qu’il y ait dans la famille des enfans qui la règlent, qui la sanctifient, qui en resserrent et en épurent les liens ; mais quand les enfans ne font pas dans la maison tout le bien qu’ils doivent y faire, quand l’insouciance morale des parens ne respecte pas ces images du bien que Dieu avait proposées à leurs respects, quand les enfans ne sont plus la grâce de Dieu dans une maison, il faut qu’ils en sortent, car ils en seraient la condamnation vivante, ils en seraient le reproche quotidien.

Sans vouloir aller jusqu’à cette pieuse sévérité de la doctrine chrétienne, on peut croire que lorsque les parens se décident à se séparer de leurs fils, lorsque surtout, comme de nos jours, ils veulent que leurs enfans reçoivent une éducation très religieuse, et ce sont souvent les plus frivoles qui ont le plus cette prétention, on peut croire que dans cette résolution il y a deux sentimens, un excellent et un médiocre, qu’il est bon de noter en passant. Le sentiment médiocre, c’est d’aimer mieux éloigner de soi ses enfans que de régler sa vie ; c’est de s’affranchir du frein moral que la présence des enfans met à la liberté des parens ; le sentiment excellent, c’est de vouloir protéger ses enfans contre l’influence de ses propres faiblesses, c’est de vouloir qu’ils vivent mieux que nous ne vivons nous-mêmes.

J’ai examiné ce qui dans Rousseau tient aux devoirs des parens dans l’éducation ; voyons maintenant ce qui concerne l’enfant lui-même dans ses premières années, et comment Rousseau comprend cet être mystérieux et gracieux qui s’appelle un enfant, et où il y a tant et si peu de l’homme.


II.

Nous vivons avec les enfans et nous ne les comprenons pas, parce que nous sommes toujours tentés de nous substituer à eux et de les interpréter d’après nous-mêmes. Quand l’enfant étend la main vers quelque chose, ce n’est pas qu’il commande aux choses de s’approcher, c’est qu’il ne connaît pas encore la distance, et voilà pourquoi il étend la main vers ce qui est loin comme vers ce qui est près. Que font les parens ? Ils interprètent le geste comme un vœu d’avoir la chose, et ils la donnent à l’enfant. Où est le mal, direz-vous ? Il est grand, selon Rousseau : vous troublez l’éducation naturelle qui se faisait, et vous y substituez l’éducation artificielle. En ne laissant pas l’enfant à sa propre faiblesse, vous ôtez à la nature le procédé qu’elle avait pris pour développer insensiblement la force de l’enfant ; vous mettez à la place votre procédé, qui est moins bon et qui donne à l’enfance des désirs plus grands que sa force, désirs qu’il satisfait à l’aide de la complaisance d’autrui. La contradiction entre la nature et la société se manifeste dès ces premiers momens. L’éducation de l’homme s’arrête ; celle du bourgeois commence.

Voyez en effet quelle interversion des choses : la faiblesse de l’enfant le rend naturellement dépendant de tous ceux qui l’entourent, et cette dépendance produit un bon sentiment ; elle engage l’enfant à l’obéissance. L’idée de sa faiblesse et l’idée de la force du père et de la mère composent déjà à l’enfant un petit monde moral qui lui suffit, qui est vrai, et qui lui enseignera peu à peu le grand monde moral ; nous troublons cet ordre admirable. Au lieu de confirmer l’enfant dans l’idée de sa dépendance, nous la lui ôtons par nos complaisances ; nous nous empressons de le servir, et sa faiblesse même lui devient par notre indulgence un moyen de pouvoir et d’autorité. Comme il ne peut rien faire, il fait tout faire, et il s’habitue à la fois à l’inaction et au commandement. Ne servez pas trop l’enfant. Les enfans les plus servis sont les plus mal élevés, et cela du petit au grand. Si les meilleurs rois sont ceux qui dans leur jeunesse ont été malheureux, cela tient à ce que l’adversité, en contrariant l’homme, lui enseigne à ne compter que sur lui-même. Henri IV doit sa grandeur aux épreuves de sa jeunesse, et Louis XIV a beaucoup profité de la fronde ; ce fut sa meilleure éducation. Nos complaisances maladroites font de nos enfans de petits tyrans qui nous amusent quand ils ont deux ou trois ans, nous tourmentent quand ils en ont sept, et nous désespèrent quand ils en ont vingt. Si ces tyrans encore étaient heureux ! car nous avons beau donner beaucoup aux enfans, il vient un moment où le refus commence, et c’est à ce moment aussi que commence la passion qui est propre à tous les despotes, je veux dire la passion de l’impossible, qui arrive la dernière pour punir toutes les autres. De désirs en désirs, les enfans et les despotes arrivent vite aux bornes de la possibilité humaine, c’est-à-dire au refus, que le refus soit dans les hommes ou dans les choses. Il ne faut pas contrarier inutilement les enfans, disent les mères ; il ne faut pas résister inutilement au despote, disent les flatteurs. Oui, mais il faut encore bien moins leur complaire inutilement, et comme il y aura toujours un moment où il faudra dire non, autant vaut le dire plus tôt que plus tard. L’enfant veut un gâteau, vous le donnez ; il en veut deux, trois, quatre, vous refusez, et il pleure ; il n’aurait pas pleuré davantage au premier gâteau refusé. Voilà l’histoire des tyrans au maillot. Prenez celle des empereurs romains, elle est la même. Rassasiés de tout, ils veulent l’impossible, car il n’y a plus que l’impossible qu’ils aient à désirer, — l’impossible dans le luxe, l’impossible dans la volupté, l’impossible dans la cruauté ; mais qu’ils arrivent vite à l’impuissance des arts, à l’impuissance des sens, à l’impuissance des bourreaux, à l’impuissance même de la servitude romaine, quoiqu’il semble que là l’impossible ne soit pas une chimère, et que la servilité puisse aller aussi loin que la tyrannie ! Elle s’arrête pourtant, et ce jour-là le despote meurt égorgé et insulté. Il eût vécu et il eût régné, s’il avait pu dès les premiers momens rencontrer un refus.

Et ne dites pas, pour vous excuser de trop servir les enfans, qu’il faut bien deviner et prévenir leur volonté, puisqu’ils ne peuvent pas l’expliquer par la parole. Êtes-vous donc de ceux qui croient que les enfans ne parlent pas quand ils n’ont point encore l’usage de la parole ? Ils ont un langage plus expressif que le nôtre : c’est le langage d’action. L’action était tout dans l’éloquence antique, disait Démosthène. Or cette action si chère à l’éloquence antique et qui se compose surtout de l’accent et du geste, voilà le langage des enfans. Ils y excellent, et nous devrions le rapprendre à leur école. « Cette langue n’est pas articulée, dit fort bien Rousseau, mais elle est accentuée, sonore, intelligible. L’usage des nôtres nous l’a fait négliger au point de l’oublier tout à fait… Les nourrices sont nos maîtres dans cette langue ; elles entendent tout ce que disent leurs nourrissons ; elles leur répondent, elles ont avec eux des dialogues très bien suivis, et quoiqu’elles prononcent des mots, ces mots sont parfaitement inutiles ; ce n’est point le sens du mot qu’ils entendent, mais l’accent dont il est accompagné[16]. Au langage de la voix se joint celui du geste, non moins énergique. Ce geste n’est pas dans les faibles mains des enfans, il est sur leur visage. Il est étonnant combien ces physionomies mal formées ont déjà d’expression : leurs traits changent d’un instant à l’autre avec une inconcevable rapidité. Vous y voyez le sourire, le désir, l’effroi naître et passer comme autant d’éclairs ; à chaque fois vous croyez voir un autre visage[17]. »

Puisque les enfans ont un langage fort intelligible pour exprimer leurs pensées dans tout ce qui leur est nécessaire, ne vous pressez pas d’interpréter l’enfant, ne lui prêtez pas vos pensées et vos sentimens, ne lui suggérez point ce qui n’est pas de son âge, ne hâtez pas son développement ; laissez faire la nature, et laissez-lui sa marche et ses procédés, n’y substituez pas les vôtres. Dans le bas âge, la meilleure éducation, selon Rousseau, est celle qui élève le moins, celle qui contrarie le moins la nature.

Rousseau a raison quand il veut que les enfans restent enfans ; mais qu’est-ce que les enfans ? Que sont-ils capables de comprendre ? Quel est leur monde ? Y a-t-il pour eux un monde moral, ou n’y a-t-il que le monde physique ? Grande question que Rousseau tranche sans hésiter en renfermant les enfans dans le monde physique et en leur interdisant le monde moral jusqu’à un certain âge. « Tant que l’enfant, dit-il, n’est frappé que des choses sensibles, faites que toutes ses idées s’arrêtent aux sensations, faites que de toutes parts il n’aperçoive autour de lui que le monde physique ; sans quoi, soyez sûr qu’il ne vous écoutera point du tout, ou qu’il se fera du monde moral dont vous lui parlez des notions fantastiques que vous n’effacerez de sa vie[18]. »

Nous retrouvons ici encore la prédilection que Rousseau a pour l’éducation naturelle et la peur qu’il a du développement des facultés intellectuelles de l’homme. Il veut retarder l’instant où l’enfant se mettra à réfléchir, parce que l’homme qui réfléchit est un animal qui se déprave ; il veut donc que l’enfant reste le plus longtemps possible dans le monde physique, où il n’y a que des sensations, et qu’il n’entre que fort tard dans le monde moral, c’est-à-dire dans le monde des réflexions. Est-ce possible ? Voilà ma première objection.

L’enfant est entouré par le monde moral comme par le monde physique, et il ne peut pas plus rester étranger à l’un qu’à l’autre. Étant homme et destiné à vivre dans le monde moral aussi bien que dans le monde physique, l’enfant acquiert peu à peu la connaissance de ces deux mondes, et si en commençant il vit plus dans l’un que dans l’autre, il voit cependant le monde moral s’ouvrir peu à peu pour lui. Rousseau craint qu’il n’y entre par la mauvaise porte, c’est-à-dire par la Porte des préjugés et des conventions sociales. Il faut tâcher assurément qu’il n’y entre pas par cette mauvaise porte, mais par la bonne, et ce doit être là l’œuvre de l’éducation. Cependant vouloir lui fermer tout à fait ce monde qu’il voit partout, vouloir le confiner dans le monde physique, des deux connaissances qu’il doit acquérir progressivement lui interdire la plus importante, l’empêcher de marcher de peur qu’il ne tombe et lui ôter le libre développement de son âme après avoir plaidé si énergiquement pour qu’il ait le libre développement de ses membres, c’est une étrange prétention ; c’est de plus une impossibilité, et je n’en veux d’autre preuve que les précautions que Rousseau est obligé de prendre pour cacher à son élève ce monde moral que la nature veut lui révéler peu à peu, mais que le philosophe ne veut lui révéler qu’à l’heure qu’il a marquée.

Voici par exemple un homme qui se met en colère devant Émile ; la colère est une passion, les passions appartiennent au monde moral. Or Émile doit ignorer tout cela. Que faire ? Un pédagogue vulgaire, et qui n’aurait point pour maxime de dérober le monde moral à la connaissance de son élève, profiterait peut-être de cette occasion pour dire à Émile que la colère est un péché capital que Dieu condamne et qu’il faut bien prendre garde de tomber dans la même faute que cet homme. Une passion, un péché, une faute. Dieu, toutes choses qu’Émile doit ignorer encore profondément ! Mais pourtant sa curiosité s’est éveillée : si vous n’y prenez garde, il va chercher ce qu’avait cet homme ; il va réfléchir, il va entrer dans le monde moral. Que faire dans ce cas ? « Eh ! nous dit Rousseau, point de beaux discours, rien du tout, pas un seul mot. Laissez venir l’enfant. Étonné du spectacle, il ne manquera pas de vous questionner. La réponse est simple : elle se tire des objets mêmes qui frappent ses sens. Il voit un visage enflammé, des yeux étincelans, un geste menaçant, il entend des cris, tous signes que le corps n’est pas dans son assiette. Dites-lui posément, sans affectation, sans mystère : Ce pauvre homme est malade ; il a un accès de fièvre[19]. » Bon ! voilà l’enfant préservé pour cette fois de la connaissance du bien et du mal moral et ramené par un stratagème salutaire à la connaissance du mal physique ; mais prenez garde : dans cette comédie que vous jouez autour de l’enfant, il faut que tout le monde sache bien son rôle ; qu’il y ait un seul acteur maladroit ou distrait, tout est perdu. Rousseau le reconnaît : « Un éclat de rire indiscret peut gâter le travail de six mois et faire un tort irréparable pour toute la vie… Je me représente mon petit Émile, au fort d’une rixe entre deux voisines, s’avançant vers la plus furieuse et lui disant d’un ton de commisération : — Ma bonne, vous êtes malade ; j’en suis bien fâché ! — À coup sûr cette saillie ne restera pas sans effet sur les spectateurs et peut-être sur les actrices. Sans rire, sans le gronder, sans le louer, je l’emmène de gré ou de force avant qu’il puisse apercevoir cet effet ou du moins avant qu’il y pense, et je me hâte de le distraire sur d’autres objets qui le lui fassent bien vite oublier. » Quels soins, quelles précautions pour remplacer la vérité ! Et notez que si l’enfant s’aperçoit un seul instant qu’on l’a trompé, tout est perdu, ou bien, ce qui est pis encore, l’enfant, sans le dire et même sans s’en rendre un compte exact, prend un rôle dans la comédie qu’on joue autour de lui ; il consent à être trompé, parce que l’appareil compliqué qu’on emploie pour le tromper l’amuse et flatte sa vanité. Je dirais volontiers qu’il se fait prince encore de ce côté, c’est-à-dire qu’il se prête de bonne grâce aux efforts qu’on fait pour le mettre en scène.

Les précautions que prend Rousseau pour faire croire à son élève que la colère est la fièvre me font souvenir d’une petite histoire que me contait il y a plusieurs années un médecin de mes amis. Il avait été appelé pour donner des soins à un jeune prince. C’était au mois de janvier. Il trouve l’enfant qui avait devant lui une grande corbeille de dragées qu’il remuait à pleines mains. Ne pensant qu’au mal que l’enfant pouvait se faire en mangeant ces dragées, le médecin lui demanda ce qu’il faisait là. « Je joue avec des haricots, répond l’enfant. — Ah ! très bien ! » dit le médecin, songeant tout bas qu’il était fort heureux que l’enfant n’eût pas été curieux de mettre dans sa bouche un de ces haricots, car alors tout était perdu : il entrait dans le monde moral par la gourmandise. À quoi cela tenait-il ? À un mouvement de curiosité de l’enfant, au sourire d’un domestique, à l’avertissement d’un petit camarade. Quel attirail pour faire vivre ainsi les enfans dans la fiction ! quelles machines ! quelle mise en scène perpétuelle ! Dans l’éducation comme ailleurs, j’admire toujours combien il faut de mensonges pour étouffer la vérité, et combien il faut peu de vérité pour détruire beaucoup de mensonges.

On vient de voir s’il est possible de cacher le monde moral aux enfans. Voyons maintenant s’il est bon de le faire. Ici, au lieu de discuter contre Rousseau, j’aime mieux lui opposer un ouvrage fort justement estimé de Mme Necker-Saussure intitulé l’Education progressive, Rousseau croit qu’il faut retarder le plus possible l’entrée de l’enfant dans le monde moral ; Mme Necker-Saussure croit au contraire qu’il faut l’y faire entrer de bonne heure et dès que la nature elle-même l’y amène, car la question n’est pas, de savoir, comme le pense Rousseau, si l’enfant peut entrer dans le monde moral avant un certain âge ; la question est de savoir s’il y entrera avec nous ou sans nous, avec un guide ou sans guide, selon une règle ou au hasard. Quoi que nous fassions ou quoi que nous ne fassions pas, le monde moral est tellement le milieu nécessaire de l’homme, que l’enfant s’y trouvera placé presque sans le savoir. Il vaut donc mieux l’y introduire nous-mêmes. Tel est le système de Mme Necker-Saussure dans son Education progressive, système fort opposé, comme on le voit, à celui de Rousseau ; mais cette opposition même se rattache à des différences fondamentales de doctrine entre Rousseau et Mme Necker.

Rousseau croit que l’homme est bon primitivement et que la société seule l’a gâté ; Mme Necker croit, selon la religion chrétienne, que l’homme est né disposé au mal, et que la nature humaine, pervertie par le péché originel, a besoin d’être redressée par la règle religieuse et morale. De là suit que Rousseau croit que la meilleure éducation est celle qui, ne faisant rien ou presque rien et laissant l’homme se développer lui-même, le laisse le plus près possible de la nature, c’est-à-dire du bien primitif. Point d’instruction religieuse, point d’instruction morale, sinon le plus tard possible. Quand l’enfant aura quinze ans, quand il sera près d’entrer dans la société, alors vous lui parlerez de la religion et de la morale. Encore vous ne lui en parlerez à cet âge que parce que, si vous ne lui en parliez pas, d’autres lui en parleraient. Mme Necker-Saussure au contraire, croyant à la corruptibilité originelle de la nature humaine, pense que l’éducation morale et religieuse ne peut pas commencer trop tôt. Elle attaque sans hésiter le système d’éducation négative de Rousseau, dont le premier inconvénient à ses yeux comme aux miens est d’être impossible. Vous avez beau faire en effet, l’enfant ne restera pas isolé ; il ne vivra pas dans une Thébaïde sans aucun commerce avec les hommes. Rousseau fait vivre son Émile dans un milieu imaginaire ou dans je ne sais quel château solitaire où le maître est seul avec l’enfant, où le précepteur conduit et dirige tout, où les domestiques même parlent et se taisent comme il veut. À ce compte et pour maîtriser ainsi la force des choses, il faut être grand seigneur ou deux ou trois fois millionnaire. Émile est donc une exception qui ne peut pas faire loi. Prenons les enfans du monde ordinaire ; ils ont des camarades, ils ont des parens ; ces parens ont des domestiques, et tout ce monde-là par le aux enfans et les instruit au bien ou au mal, même sans le vouloir. L’isolement moral des enfans est donc une chimère. De plus, les enfans, outre les suggestions inévitables du dehors, ont des penchans naturels, et ces penchans sont souvent mauvais. Les laisserez-vous se développer librement ? ne chercherez-vous pas à les réprimer ? L’âme de l’enfant n’est pas aussi indifférente et aussi inactive que veut le croire Rousseau ; elle n’attend pas un certain âge pour vivre et pour agir. Le corps grandit, l’âme aussi, et Dieu n’a pas doué la nature morale de l’homme de moins de vitalité et de moins de sève que la nature physique. L’homme croît dans tous les sens. Ne devancez pas l’ordre de la nature : le précepte est excellent ; mais suivez cet ordre, avancez quand elle avance, agissez quand elle agit. L’éducation et la nature doivent marcher du même pas. Il ne faut pas que l’éducation en soit encore aux commencemens quand la nature en est déjà au progrès. Trop de retard est aussi mauvais que trop de hâte. Quand le maître va trop lentement, de même que lorsqu’il va trop vite, l’élève finit par aller tout seul.

La meilleure preuve que la nature ne veut pas que l’enfant reste étranger au monde moral, c’est qu’il y a chez l’enfant dès ses premières années des sentimens qui l’introduisent dans le monde moral, — Par exemple la sympathie, que Mme Necker-Saussure cite avec raison comme un des sentimens qui ont le plus de part dans l’éducation des enfans. La sympathie est un instinct qui, chez les enfans comme chez les hommes, tient à la fois du moral et du physique, et je dirais volontiers que, selon les divers degrés de l’éducation, la sympathie tient plus du physique que du moral, ou du moral que du physique ; mais chez tous les hommes elle garde de sa double nature. Chez les enfans, elle est toute-puissante, et il est visible que ce sentiment est un des moyens que la nature emploie pour l’éducation des enfans. L’enfant a besoin de s’accorder avec nous ; il est triste quand nous sommes tristes, gai quand nous sommes de bonne humeur. Ce n’est pas seulement chez l’enfant la faculté de l’imitation qui fait qu’il se règle ainsi sur nous. Il nous imite, il est vrai, mais il nous ressent, si je puis ainsi parler, encore plus qu’il ne nous imite. Si la mère pleure, l’enfant pleure aussi. Est-ce un simple besoin d’imitation ? Non, il ressent le chagrin de sa mère sans en savoir la cause. Mme Necker-Saussure croit, et je crois avec elle, que l’enfant a des affections avant d’avoir des idées, et que le cœur s’éveille dans l’homme avant l’intelligence. S’il en est ainsi, que penser d’une éducation qui négligerait dans l’enfant tout ce qui est sentiment pour s’attacher uniquement à ce qui est sensation, qui des deux parts de l’homme oublierait systématiquement la meilleure, et qui laisserait volontairement en friche ce coin de terre promise que nous avons tous en nous pour ne cultiver qu’un sol médiocre et grossier ? Je reviendrai plus tard, dites-vous, vers ce coin de l’Éden. — Oui ! mais l’Éden alors sera peut-être couvert de ronces, et cette terre vigoureuse, laissée à sa fécondité naturelle, aura pris la mauvaise végétation pour la bonne ; vous aurez à extirper l’ivraie avant de pouvoir semer le froment.

La sensibilité des enfans, et je dirais volontiers l’aimable docilité de leur cœur, est une grande prise que nous avons sur eux ; il ne faut pas la négliger, il ne faut pas non plus en abuser, car cette sensibilité a sa portée ; elle n’est que celle d’un enfant, et par conséquent courte et limitée. Nous nous trompons souvent sur ce point. Ayant reconnu que les enfans ont de la sympathie et qu’ils ressentent ce que nous ressentons, nous en concluons à tort qu’ils ont toute la sensibilité d’un homme, et qu’on peut se servir de cette sensibilité comme d’un ressort dans l’éducation ; mais en nous servant trop du ressort, nous le forçons. Que de parens qui, lorsque l’enfant a mal fait, lui disent d’un air affligé : Vous me faites de la peine, mon enfant ! Et comme la première fois le moyen a réussi parce que l’enfant a vu que sa mère en lui parlant avait l’air sérieux et triste, et qu’il a ressenti l’émotion qu’il croyait voir à sa mère, les parens triomphent et disent qu’avec les enfans bien nés (et quels parens n’ont pas des enfans bien nés ?) il suffit de s’adresser à la sensibilité pour empêcher ou corriger le mal. Qu’ils y prennent garde ; quand ils disent à l’enfant, chaque fois qu’il fait une faute : Vous m’affligez, — l’enfant s’aperçoit que cette affliction est une manière de le gronder, et que ses parens prennent cet air grave et triste quand ils le veulent. Alors sa sympathie s’arrête, il ne ressent plus un chagrin dont on veut lui faire un châtiment. Il aurait pleuré si vous l’aviez grondé, parce qu’alors ce lui aurait été un chagrin d’être grondé. Il ne pleure plus de votre tristesse, qui lui semble préméditée, ou, ce qu’il y a de pis, de même que vous prenez un air affligé, il prendra aussi un air triste et se tirera d’affaire avec quelques larmes. Dans le premier cas, sa sensibilité s’est émoussée à force d’être excitée, et ce sera désormais une prise de moins que vous aurez sur lui ; dans le second, sa sensibilité se sera tournée en affectation et en simagrées, ce qui est une des maladies que prend le plus aisément la sensibilité.

Ce ne sont pas là les seuls inconvéniens de la sensibilité prise comme moyen d’éducation morale. La sensibilité et la sympathie sont de leur nature des facultés capricieuses et mobiles ; elles dépendent du temps, du moment, de l’individu, de je ne sais combien de circonstances. Pourquoi étais-je sensible hier à telle ou telle émotion ? Pourquoi ne le suis-je plus aujourd’hui ? Pourquoi ai-je de la sympathie pour les douleurs et pour les joies de Paul et point pour celles de Pierre ? Je ne sais. La sensibilité, à cause de la mobilité même de sa nature, ne peut point être une base solide pour la morale : elle est trop vacillante et trop personnelle. La morale doit toujours garder son caractère de règle et de loi ; elle blâme ou elle approuve les actions, selon qu’elles sont mauvaises ou bonnes, et non pas selon qu’elles font peine ou plaisir, tandis que le propre de la sensibilité est de juger les choses selon qu’elles plaisent ou qu’elles déplaisent. Quand le père ou la mère dit à l’enfant : Ne faites point cela, parce que c’est mal, ou bien parce que je ne le veux pas, j’entends et j’approuve ce langage. Dans le premier cas, ils parlent au nom de la morale, et dans le second, au nom de leur autorité, deux choses que l’enfant n’a point à discuter, et dont le père et la mère n’auront à lui rendre compte que plus tard. Quant au contraire ils disent à l’enfant, à propos de ce qu’il fait ou de ce qu’il dit : Vous me faites de la peine ou vous me faites du plaisir, l’enfant, qui s’aperçoit bien vite qu’il y a d’autres choses que ses actions, bonnes ou mauvaises, qui font plaisir ou peine à ses parens, n’attribue plus aux paroles du père et de la mère l’autorité toute particulière qu’elles doivent avoir ; il ne s’habitue pas à l’idée d’une règle inflexible comme est la loi morale, ou d’un pouvoir sacré comme est le pouvoir domestique ; il s’habitue à croire qu’il n’y a dans le monde moral que des émotions de joie ou de peine, et non des préceptes et des devoirs. Les enfans élevés à l’aide de la sensibilité n’ont point l’idée du devoir.

Il ne faut donc pas trop user de la sensibilité ; il ne faut pas non plus la négliger. Il faut la cultiver comme les autres facultés morales de l’enfant, sans lui donner ni trop de soins, ni pas assez, et en suivant la marche de la nature elle-même. Il y a d’ailleurs, et c’est là une juste et touchante observation de Mme Necker-Saussure, il y a dans les événemens ordinaires de la vie de quoi développer suffisamment la sensibilité de l’enfant. Les coups que la mort et la fortune frappent dans la famille, voilà d’inévitables occasions qui excitent la sensibilité de l’enfant sans la forcer. Voilà les momens où il ressent les chagrins du père et de la mère, où il tâche de les consoler par ses caresses, parce qu’il comprend que ses parens souffrent véritablement, et que, sans savoir la cause de leurs souffrances, il en voit et il en sent l’effet. Même dans ces tristes occasions, ne cherchez pas à trop vous consoler en partageant votre douleur avec vos enfans ; épargnez-leur encore l’apprentissage de la douleur humaine ; laissez-leur la douleur enfantine. C’est par leur douce et gracieuse présence qu’ils doivent vous consoler ; ce n’est point par leurs larmes. Surtout contentez-vous de ces inévitables initiations à la douleur que Dieu ménage aux enfans de toutes les familles, aux enfans des rois comme à ceux des pauvres, et n’allez pas, pour exciter la sensibilité des enfans, inventer des épreuves morales. Ne cherchez point à développer plus vite et plus fort que ne le veut la nature ou la sensibilité — l’activité ou la moralité de l’enfant par des scènes inventées à plaisir. Le XVIIIe siècle aimait fort ces petits drames d’éducation qui se jouent autour de l’enfant, où tout le monde prend un rôle, le jardinier, le valet de chambre, le précepteur, et où l’enfant en a un lui-même sans le savoir (et Dieu veuille qu’il ne le sache jamais !). Il y a de ces scènes dans l’Émile, il y en a encore plus dans Adèle et Théodore, de Mme de Genlis, qui les défend comme utiles dans l’éducation. « Vous ne sauriez croire, dit la mère d’Adèle et de Théodore, écrivant à une de ses amies, vous ne sauriez croire combien cette manière de donner des leçons est amusante ; au lieu de ces froids sermons, si ennuyeux à répéter et à entendre, et qui fatiguent également les instituteurs et les élèves, nous avons le plaisir d’inventer de jolis plans que nous mettons en action, et de faire jouer les principaux acteurs, sans qu’ils aient la peine d’apprendre leurs rôles. Et je vous assure que ces petites comédies, qui durent souvent dix ou douze jours, ont pour nous un intérêt et nous procurent un plaisir dont vous ne pouvez vous faire une idée[20]. » Je ne sais pas si ces scènes amusent les parens. qui les jouent, mais elles risquent d’énerver les enfans, s’ils les prennent pour vraies, et de fausser pour longtemps leur jugement, s’ils s’aperçoivent que ce sont de petites comédies.

Rien n’est beau que le vrai ; le vrai seul est aimable.

Cette maxime est de mise dans l’éducation encore plus que dans la littérature, et si je cherchais à déterminer quel est l’avantage particulier de la vérité dans l’éducation, je dirais qu’elle calme et qu’elle affermit les esprits parce qu’elle est simple, tandis que la fiction et le drame les agitent, parce que la fiction et le drame sont compliqués de leur nature.

Rien n’est si bon aux enfans que le calme et la simplicité. « Un habile médecin allemand était frappé, en arrivant en France, dit Mme Necker, de voir à quel point on y cherchait à exciter la vivacité des enfans. — Il m’a paru, dit-il, que les mères jouaient trop avec leurs enfans dans la première époque de leur vie, et qu’elles excitaient trop tôt leur vivacité. En Allemagne, on entend souvent les mères recommander à leurs enfans de se tenir tranquilles…. Je crois en effet, continue Mme Necker, que bien souvent nous agitons trop les enfans. Il ne faut pas les laisser s’ennuyer, je l’accorde : l’ennui est une léthargie de l’âme ; mais ce qui ramène sans cesse une telle maladie, c’est l’excès des distractions que nous croyons devoir donner aux nouveau-nés[21]. » L’excès de la distraction pour les enfans nouveau-nés, l’excès de l’amusement pour les enfans et pour les jeunes gens introduit de fausses idées dans l’esprit de l’homme, et c’est là le principal reproche que je fais à la méthode qu’ont les parens de trop amuser. les enfans. Ils commencent par s’en amuser beaucoup eux-mêmes, quand les enfans sont tout petits ; ils finissent par se plaindre que les enfans, à mesure qu’ils grandissent, ne soient plus amusables qu’à grands frais. Le mal va plus loin que cette plainte. La vie humaine est un cercle de devoirs et de travaux, non de plaisirs. Or qu’arrive-t-il quand vous habituez l’homme de si bonne heure à tant s’amuser ? Vous lui faites une enfance qui est le contre-pied de la vie, et qui par conséquent n’en est pas l’apprentissage ; vous l’accoutumez à demander à la vie plus qu’elle ne peut lui donner, et vous lui préparez les plus cruels désappointemens. Les enfans ont une qualité charmante, c’est leur sérénité, et leur sérénité tient à ce qu’ils n’ont que des impressions et des distractions mesurées à leur force, tant qu’ils sont laissés à eux-mêmes. Les hommes à leur tour ont une qualité admirable, c’est leur patience, et la patience de l’homme tient à l’expérience qu’il fait chaque jour de la vie ; il sait ce qu’elle donne et ce qu’elle refuse. Quand vous donnez à l’enfant l’habitude de la distraction, je veux dire de la distraction qui lui vient de l’empressement des autres et non de son activité enfantine, vous ôtez à l’enfant sa sérénité, que vous remplacez fort mal par la joie turbulente et affairée que vous lui procurez. L’enfant qui n’a pas eu de sérénité risque fort d’être un homme qui n’aura pas de patience, et cela par la même raison. Il demandera à la vie les amusemens qu’on a donnés à son enfance, et comme il ne les trouvera pas, comme il rencontrera les devoirs et les travaux au lieu des plaisirs, il s’impatientera contre la condition humaine ou plutôt contre la société, qui ne l’amusera pas assez. Les enfans amusés sont en général des jeunes gens tristes et mécontens.

L’art de l’éducation de l’enfance est donc d’étudier attentivement quelle est la nature de l’enfant, de ne rien lui refuser de ce qui est à sa portée naturelle, soit dans le monde moral, soit dans le monde physique, mais de ne point ajouter à la portée de ses mains, de ses idées et de ses affections par un empressement indiscret. Ne supprimez rien de ce qu’il y a dans l’enfant, n’y ajoutez rien, n’y substituez rien. Point d’inertie et d’inaction, sous prétexte d’aider à l’éducation naturelle ; point de développement systématique et prématuré, sous prétexte d’avancer l’éducation morale de l’enfant.

Pourquoi Mme Necker-Saussure a-t-elle mieux compris l’enfant que ne l’a fait Rousseau ? C’est qu’elle a vu qu’il y avait dans l’enfant deux choses : une création et une ébauche, quelque chose d’achevé et quelque chose de commencé, une perfection qui en prépare une autre, un enfant et un homme. Dieu, qui a composé la vie humaine de plusieurs pièces, a voulu, il est vrai, que toutes ces pièces se rapportassent l’une à l’autre ; mais il a voulu aussi que chacune de ces pièces fût complète en soi, si bien que chaque âge de la vie a ce qu’il lui faut pour le but de sa saison et ce qu’il lui faut aussi pour amener la saison prochaine. Admirable combinaison de buts et de moyens qui se manifeste à tous les degrés de la création ! Tout est but et tout est moyen ; tout est absolu et tout est relatif. Prenez l’homme, et considérez-le en lui-même : c’est une création complète, une œuvre qui a en elle son but et ses moyens ; il est, par son âme immortelle, une personne indépendante, soit dans le temps, soit dans l’éternité. Prenez l’humanité ; l’homme n’est plus que l’élément d’un grand tout, et l’humanité elle-même n’est dans le monde qu’une des parties de la création. Les générations s’enfantent et se préparent les unes les autres, et quand je considère cette loi de la continuité humaine, je me prends à croire que mon père n’a existé que pour que j’existasse, et que je n’existe moi-même que pour que mon fils existe à son tour. Que suis-je donc ? Un germe sorti d’autres germes, et d’où sortiront à leur tour d’autres germes. Suis-je pour eux ? suis-je pour moi ? Je suis pour eux et je suis pour moi ; je suis en même temps un tout et une partie, un monde et l’élément d’un monde.

Ce qu’est l’homme à l’égard des générations humaines, chaque âge l’est à l’égard de la vie tout entière. Chaque âge est un tout organisé pour vivre, et qui a en soi ce qu’il lui faut pour atteindre son but. Cela est visible et admirable dans l’enfant. L’enfant est une créature ignorante ; mais cette créature a en elle tout ce qu’il faut pour s’instruire, et ses organes sont si bien disposés pour cet effet, que nous ne retrouvons pas après l’enfance la délicatesse et la vivacité d’organes que nous avions alors. Nous apprenons moins vite dans la jeunesse et dans l’âge mûr que dans l’enfance, parce que nous avons moins besoin d’apprendre. L’enfant est une créature faible et dépendante ; mais cette créature a ce qu’il faut pour obtenir le secours qui lui est nécessaire. Elle a le don d’inspirer la pitié et l’affection ; tout enfin dans l’enfance est disposé pour faire vivre l’enfant et pour le faire croître. De ce côté, rien ne manque à l’enfant ; il est complet. Essayez de concevoir l’enfant autrement que l’a fait la nature : tantôt vous lui donnerez moins qu’il n’a, ce que fait Rousseau, qui lui refuse la nature morale ; tantôt vous lui donnerez plus qu’il n’a, en le traitant comme s’il avait une intelligence déjà mûre et une raison déjà formée. Vous en faites enfin, ou bien un animal gracieux et vif, ou bien un homme, trop ou trop peu. L’enfant au contraire est un être parfait comme enfant, et il a au plus haut degré toutes les facultés et toutes les grâces qui conviennent à son âge.

Nous voyons bien toutes les facultés de l’enfant, nous avons même l’idée de sa perfection ; mais cette perfection nous trompe, ou plutôt elle nous cause une illusion singulière. Comme nous sommes toujours disposés à voir l’homme dans l’enfant, nous jugeons de l’un sur l’autre, et nous croyons que ces qualités merveilleuses que nous découvrons dans l’enfant, cette délicatesse d’organes, cette grâce de mouvemens, cette singulière facilité à apprendre, que tout cela se conservera dans l’homme en s’accroissant chaque jour davantage, et de là l’habitude que les parens ont de se promettre un brillant avenir pour leurs enfans. Quels hommes ce seront, se disent-ils, étant de si gracieux enfans ! Grande erreur que n’expliquent pas seulement les préjugés de l’amour paternel et maternel ! Les parens se trompent moins qu’on ne le croit quand ils trouvent que leurs enfans sont vifs, aimables, ingénieux, intelligens. Ils sont tout cela en effet, mais ils le sont comme enfans. Le tort est de croire qu’ils le seront comme hommes, et de conclure de l’enfance à la jeunesse ou à l’âge mûr. Si l’homme devait toujours grandir, il finirait par toucher au ciel. Il en est de la taille de son esprit comme de celle de son corps ; elle s’arrête quand elle a atteint sa stature. Il grandit ; donc il grandira toujours ! fort sotte manière de raisonner, dont tout le monde se moquerait s’il s’agissait du corps de l’homme, et que tout le monde adopte plus ou moins, quand il s’agit de l’esprit. L’enfant arrive vite à la perfection de son âge et s’y arrête ; c’est nous qui, dans nos prédilections paternelles, prenons cette perfection de l’enfant pour un progrès qui doit continuer. Il n’en est rien. S’il y avait autant d’hommes distingués qu’il y a d’enfans ingénieux, le monde n’y suffirait pas. Dieu y a mis ordre, si je puis ainsi parler ; il a donné à l’enfant d’arriver promptement à tout ce qu’il doit être comme enfant. Alors commence à se faire le jeune homme, mais déjà la marche est moins rapide et les progrès sont moins grands, et cependant, quoique le jeune homme retarde déjà sur l’enfant, qu’est-ce que ce retard sur celui qui se fait de la jeunesse à l’âge mûr ? Nous serions encore trop heureux si la maturité donnait dans tous les hommes tout ce que promet la jeunesse. Que de désappointemens encore ! Combien d’hommes s’arrêtent à vingt-cinq ans et restent toujours des jeunes gens qui promettent, de même que beaucoup de jeunes gens sont déjà restés et resteront toujours des enfans de belle espérance ! Que d’étapes dans la vie humaine, et qu’il y a peu d’hommes qui les font toutes ! Il n’y a de grands hommes que ceux qui grandissent toujours, qui ajoutent les progrès de la jeunesse à ceux de l’enfance, les progrès de l’âge mûr à ceux de la jeunesse, et qui, comme des chênes vigoureux, ne se couronnent que dans leur extrême vieillesse. Mais aussi combien parmi les hommes il y a peu de ces sèves vivaces à qui chaque année donne une nouvelle feuille et chaque âge une nouvelle force !

J’ai aimé à comparer l’éducation que Rousseau veut donner à Émile enfant avec l’éducation que Mlle Necker-Saussure veut donner au petit enfant, et à signaler la supériorité de l’une sur l’autre. Cette supériorité, selon moi, tient à ce que Mme Necker voit l’enfant tel qu’il est, tout entier, avec sa double nature morale et physique, et croit que l’éducation doit s’appliquer également dès les premiers momens à ces deux natures de l’homme, tandis que Rousseau, accommodant l’enfant à son système, croit que les deux natures de l’homme sont séparées, qu’il faut retarder le développement de l’une et aider au développement de l’autre. De cette façon, son élève dans le commencement n’est que la moitié de l’homme, c’est-à-dire l’homme animal, et Rousseau attend que la seconde moitié de l’homme, l’homme moral, soit près d’éclore pour s’en occuper. « Grande erreur, dit avec raison Mme Necker-Saussure, de croire que la nature procède dans cet ordre systématique ! Avec elle, on ne saisit de commencement nulle part ; on ne la surprend point à créer, et toujours il semble qu’elle développe[22]. »

Nous en avons fini avec l’enfant comme le conçoit Rousseau, c’est-à-dire avec l’homme animal ; voyons maintenant l’homme moral, c’est-à-dire l’instruction morale et religieuse d’Émile, ou la profession de foi du vicaire savoyard.


II. — L’INSTRUCTION ET L’EDUCATION MORALE.


I.


La conduite de la vie dépend de l’instruction de l’esprit presque autant que de l’éducation du cœur. Avant donc de s’occuper particulièrement de l’éducation morale d’Émile, avant de lui révéler les idées religieuses qui devront lui servir de règles et d’appuis, Rousseau s’occupe de la manière d’instruire Émile et de former son esprit. Il ne cherche pas si Émile doit être appliqué aux lettres plutôt qu’aux sciences, aux sciences plutôt qu’aux lettres, toutes questions dont Rousseau ferait grand fi : il explique seulement de quelle façon il veut s’y prendre pour développer l’esprit de son élève. Cette méthode d’instruction a ses avantages et ses inconvéniens, qui méritent d’être examinés.

De même que l’enfant a sa sensibilité, sa moralité et son activité, mais que tout cela est d’un enfant et non d’un homme, de même il a aussi de la mémoire, de l’intelligence et du raisonnement, mais tout cela aussi dans la mesure d’un enfant et non d’un homme : voilà le principe qu’il ne faut jamais oublier. De ce côté, la faculté la plus intéressante à étudier dans les enfans est la mémoire, parce que nous y pouvons voir plus clairement qu’ailleurs la méthode naturelle d’instruction que suivent les enfans. Rousseau croit que « les enfans, n’étant pas capables de jugement, n’ont point de véritable mémoire. Ils retiennent des sons, des figures, des sensations, rarement des idées, plus rarement leurs liaisons[23]. » Les enfans n’ont pas la mémoire des hommes, mais ils ont la mémoire des enfans, celle qu’il leur faut, celle qui les initie le plus vite possible aux connaissances qui leur sont le plus nécessaires, celle qui leur apprend la langue et récriture, celle qui les met en communication avec le monde qui les entoure.

Rousseau ne semble pas d’avis de faire apprendre plusieurs langues aux enfans. « L’enfant, dit-il, ne peut apprendre à parler qu’une langue. Il en apprend plusieurs, me dit-on : je le nie. J’ai vu de ces petits prodiges qui croyaient parler cinq ou six langues. Je les ai entendus successivement parler allemand en termes latins, en termes français, en termes italiens ; ils se servaient à la vérité de cinq ou six dictionnaires, mais ils ne parlaient toujours qu’allemand[24]. » Rousseau a mille fois raison. À prendre la langue comme l’expression de l’intelligence propre à chaque homme et à chaque peuple, on n’a jamais qu’une langue, celle de sa nature et de sa nation, eût-on vingt idiomes différens à sa disposition. Cependant il y a dans les langues deux choses à considérer, l’étude grammaticale et l’étude littéraire d’une part, la pratique de l’autre. Les enfans n’apprennent les langues que par la pratique. Donnez-leur une seule langue à apprendre ou donnez-leur-en plusieurs, c’est pour eux à peu près la même chose. Leur mémoire suffira à plusieurs comme à une seule ; mais ne croyez pas qu’il y ait autre chose que la mémoire qui soit en jeu dans l’apprentissage qu’ils font d’une ou de plusieurs langues. Il n’y a là pour eux aucune étude littéraire, et ce serait une grande erreur que de croire que l’intelligence s’accroît à mesure que s’accroît le nombre des mots dont elle peut se servir. La meilleure preuve que cet apprentissage des langues est une pure affaire de mémoire, c’est que les enfans ne sont pas dispensés de rapprendre plus tard les langues qu’ils se sont habitués à parler dans leur enfance, pour peu qu’ils veuillent en savoir la grammaire et la littérature ; ils ne gardent de la pratique de leur enfance qu’une plus prompte et plus facile connaissance du dictionnaire de la langue : c’est quelque chose assurément, mais ce n’est pas tout ; car des trois parties fondamentales de toute langue, la grammaire, le dictionnaire et la littérature, le dictionnaire est la moins importante et celle qui est le moins une science. Cette nécessité de rapprendre par l’intelligence ce qu’on avait appris par la mémoire n’existe pas seulement pour les langues : elle existe pour toutes choses, et Rousseau a raison de dire « qu’il faut que les enfans rapprennent, étant grands, les choses dont ils ont appris les mots dans l’enfance[25]. »

Si l’apprentissage de plusieurs langues dans l’enfance ne fortifie pas l’esprit des enfans, l’affaiblit-il ? Ne fait-il pas prévaloir de trop bonne heure les mots sur les choses ? Mme Necker-Saussure fait à ce sujet une juste et curieuse observation. Elle commence par faire remarquer que les enfans apprennent les langues avec une extrême facilité, et que jamais les idiomes divers ne se mêlent dans leurs petits discours. « Il n’y a surtout aucun risque de confusion, dit-elle, quand la même personne s’adresse toujours à l’enfant dans la même langue. Alors, l’idée de cette personne se liant dans son souvenir à celle d’une certaine manière de parler, il emploie cette manière en lui répondant. » Mme Necker ajoute : « C’est là sans doute un moyen commode de faciliter à l’enfant une acquisition importante ; mais je ne crois pas qu’il puisse en résulter un bien grand développement d’intelligence, du moins n’est-il pas comparable à celui que fait obtenir l’étude régulière d’une langue. Il est douteux que la connaissance purement pratique d’un idiome contribué beaucoup à former l’esprit. Aussi l’on ne voit pas que les habitans des pays frontières, qui savent toujours deux langues à la fois, aient l’esprit plus délié que les autres hommes ; et chez ces peuples du Nord, où les enfans apprennent dès le berceau à s’exprimer dans plusieurs idiomes, les génies transcendans ne semblent pas plus abondans qu’ailleurs, quoiqu’il règne généralement une facilité de compréhension très remarquable. Il y aurait à cet égard des faits intéressans à observer. L’union de la pensée et de la parole est si intime, que les effets de leur première association ne sauraient être indifférens. L’influence d’une éducation polyglotte serait en conséquence utile à étudier[26]. »

Mme Necker pose la question comme elle doit, selon moi, être posée. L’apprentissage de plusieurs langues dans l’enfance est une commodité que l’enfance ménage à la jeunesse ; mais il ne faut prendre cette acquisition que pour ce qu’elle vaut. Avoir plusieurs mots dans la bouche, ce n’est pas avoir plusieurs idées dans l’intelligence. Cela est vrai même pour les gens qui ne parlent qu’une seule langue avec abondance, et vrai aussi pour ceux qui en parlent plusieurs. L’homme qui sait plusieurs langues, c’est-à-dire qui en sait la grammaire et la littérature, vaut, selon un vieil adage, plusieurs hommes ; mais l’homme qui parle seulement plusieurs langues, et qui n’en sait que le dictionnaire, cet homme-là ne vaut que ce que vaut son intelligence. Je serais même tenté de dire qu’au lieu de croire augmenter l’intelligence par les instrumens multipliés que vous lui donnez, il faut fortifier autant que possible l’intelligence pour la rendre capable de suffire à ces nombreux instrumens. Il ne faut pas être un esprit médiocre pour supporter de parler plusieurs langues ; autrement on n’est qu’un sot polyglotte qui a plus de moyens que tout autre de prouver sa sottise.

Rousseau ne veut pas non plus qu’on enseigne l’histoire aux enfans. Les enfans, selon lui, ne sont point capables de goûter l’histoire, parce que a la véritable connaissance des événemens n’est point séparable de celle de leurs causes, de celle de leurs effets, et que l’historique tient de si près au moral, que l’on ne peut pas connaître l’un sans l’autre[27]. » Cette histoire des causes et des effets est l’histoire faite pour les hommes ; mais il y a aussi une histoire faite pour les enfans, ou plutôt une histoire qu’ils se font eux-mêmes, et de même que leur mémoire, quoique incapable de jugement, est pourtant une mémoire qui leur sert beaucoup, de même l’histoire qu’ils se font, quoiqu’elle ne rapporte pas les effets à leur cause, n’en est pas moins expressive et animée. Il est bien entendu que je ne parle pas ici de ces histoires où l’auteur, sous prétexte de se proportionner à l’esprit des enfans, se fait niais et plat de propos délibéré ; je parle de l’histoire telle que les enfans se la représentent. Si vous leur racontez Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, soyez sûrs qu’ils ne comprendront pas la grandeur et la beauté de la vie patriarcale comme vous la comprenez ; ils s’en feront cependant une image, et ils n’oublieront aucun des traits principaux de l’histoire que vous leur racontez. Je sais bien qu’ils seront forcés plus tard de rapprendre cette histoire, mais y a-t-il là de quoi nous étonner ? N’est-ce pas notre sort, pendant notre vie, de rapprendre sans cesse ce que nous avons appris ? Je croyais connaître Tacite ; je viens de le relire, je l’ai mieux entendu, j’y ai pénétré plus profondément. Nous passons notre vie à apprendre ce que nous savons. Chaque âge fait la science à sa taille. Les enfans ont aussi une histoire, une philosophie, une théologie à leur taille. Ces diverses sciences n’entrent pas toutes faites dans l’esprit des enfans, elles s’y font au contraire peu à peu, s’y développent, y grandissent, et passent de l’enfance à l’âge mûr avec l’intelligence même de l’enfant. L’histoire n’est d’abord qu’une image et un tableau, et l’enfant ne s’inquiète pas si c’est conte ou vérité. Plus tard, le triage se fait dans son esprit entre les événemens et les fictions, et une de ses premières questions, quand vous lui racontez quelque chose, est de demander si c’est vrai. Plus tard enfin il s’inquiète des causes et des effets, et il mêle la philosophie à l’histoire. Voilà les diverses phases de l’histoire telle qu’elle se fait dans l’esprit de l’enfant et dans l’esprit de l’homme. Il en est ainsi de toutes nos connaissances. Rousseau les interdit à l’enfance, parce qu’il ne les conçoit qu’à leur plus haut degré ; il oublie que l’enfant, quand il les apprend, les proportionne à son intelligence. Singulière histoire ! direz-vous. Petite assurément, mais qui contient la grande, comme l’esprit de l’enfant contient l’esprit de l’homme.

Rousseau a horreur des livres dans l’éducation. Cependant il faut bien lire ou tout au moins savoir lire et écrire : quelle méthode prendrons-nous pour apprendre à lire et à écrire à Émile ? Ici écoutons le philosophe. Il y a, si je ne me trompe, un singulier mélange d’erreur et de vérité dans ses réflexions : « On se fait, dit-il, une grande affaire de chercher les meilleures méthodes d’apprendre à lire ; on invente des bureaux, des cartes ; on fait de la chambre d’un enfant un atelier d’imprimerie. Locke veut qu’il apprenne à lire avec des dés. Ne voilà-t-il pas une invention bien trouvée ? Quelle pitié ! Un moyen plus sûr que tous ceux-là, et celui qu’on oublie toujours, est le désir d’apprendre. Donnez à l’enfant ce désir, puis laissez là vos bureaux et vos dés ; toute méthode lui sera bonne[28]. » Tout dépend donc du désir d’apprendre, et l’intelligence ne se met en mouvement que par le désir de savoir ; mais comment faire naître le désir ? Alors vient cette mise en scène dont Rousseau fait un si fréquent usage dans l’éducation de son élève. Émile reçoit quelquefois de son père, de sa mère, de ses parens, de ses amis, des billets d’invitation pour un dîner, pour une promenade, pour une partie sur l’eau, pour voir quelque fête publique. Il faut lire ces billets. Lisez-les-moi, mon ami, dit Émile. — Je n’ai pas le temps ! Ou bien : Non ! vous m’avez refusé hier quelque chose ; c’est à mon tour aujourd’hui. — Ah ! si je savais lire ! Il commence ; autre billet qui vient et qu’il déchiffre à moitié. Il s’agit d’aller demain manger de la crème…, on ne sait où ni avec qui, Combien on fait d’efforts pour lire le reste ! Voilà la manière de donner à Émile le désir de savoir lire. Examinons-la un instant.

Défions-nous, j’y consens, comme le veut Rousseau, des méthodes abrégées d’enseignement et des recettes ingénieuses à l’aide desquelles on apprend tout en peu de temps. Ces inventions sont toutes fondées sur le principe absurde de faire apprendre les choses sans y penser. J’aimerais autant inventer un moyen d’exercer le corps sans le remuer. Comme c’est la pensée qu’il s’agit de développer par l’instruction, c’est elle qui doit agir. C’est la peine et le travail qui instruisent, et l’homme profite toujours moins de ce qu’il apprend que de la manière dont il l’apprend. Le travail a deux effets dont l’un est bien plus grand que l’autre : il crée une œuvre, mais il crée surtout un ouvrier, et c’est là sa plus grande efficacité. Gardons-nous donc bien de supprimer la peine dans l’étude ; nous en supprimerions la plus grande utilité. « Boileau se vantait, dit Rousseau, d’avoir appris à Racine à rimer difficilement. Parmi tant d’admirables méthodes pour abréger l’étude des sciences, nous aurions grand besoin que quelqu’un nous en donnât une pour les apprendre avec efforts[29]. »

Faire du travail un jeu ou du jeu faire un travail, c’est du même coup défigurer le travail et le jeu : le travail alors devient frivolité, ou le jeu devient ennui ; mais c’est surtout troubler l’ordre établi par la loi divine et ôter au travail le caractère grave et sacré que Dieu lui a donné. Le travail est pour l’homme un châtiment, mais un de ces châtimens médicinaux dont parle saint Augustin dans la Cité de Dieu, c’est-à-dire un châtiment qui corrige et qui purifie ceux qu’il frappe. Le travail est même un tel bien, quoiqu’il soit un châtiment, que saint Augustin croit qu’Adam dans le paradis terrestre, avant sa faute et sa punition, a travaillé par plaisir et par goût. Il reste dans le travail, tout pénible qu’il est d’abord, un peu de cette joie qui l’aurait accompagné dans le paradis terrestre.

Jusqu’ici je suis tout à fait de l’avis de Rousseau : le travail est bon à l’homme, l’effort est utile à l’esprit, et vouloir apprendre les choses sans y penser n’est qu’un moyen compliqué de rester ignorant ; mais je ne suis plus de l’avis de Rousseau, quand il prétend qu’il faut donner à l’enfant le désir du travail et ne jamais lui en imposer la nécessité. Rousseau oublie ici que le travail est un devoir. Il n’y a pas de mal assurément que le travail soit un goût, pourvu qu’il soit bien entendu que le travail n’a pas seulement le goût pour cause et pour principe. La distinction est importante : on n’est pas coupable de n’avoir pas tel ou tel goût, mais c’est une faute que d’admettre ou d’éluder un devoir, et voilà ce qu’il faut que l’enfant apprenne de bonne heure. L’apprentissage du devoir est une partie essentielle du travail et la partie qu’il faut le moins négliger dans l’éducation. Dites que le travail est utile, oui ! Dites qu’il est agréable, oui, j’y consens ! Mais dites surtout que le travail est obligé et qu’il est la loi imposée à tout le monde, car c’est la vérité fondamentale de la vie. Quand le travail en effet n’est pas une nécessité matérielle comme pour le grand nombre, il est une nécessité morale. Le riche doit travailler pour ne pas mourir des vices de l’oisiveté, comme le pauvre pour ne pas mourir de faim.

Je m’arrangerai, dit Rousseau, pour donner à mon élève le désir d’apprendre : qui vous dit que la paresse de l’élève ne sera pas plus ingénieuse encore pour désirer ne pas apprendre ? Si c’est une lutte d’habileté, je parie d’avance pour la paresse ; elle sera plus industrieuse à se défendre que le maître à la combattre. Voyez dans le conte de Voltaire, Jeannot et Colin, le programme de l’éducation du jeune marquis de la Jeannotière. — Point de latin, « car il est clair qu’on parle beaucoup mieux sa langue, quand on ne partage pas son application entre elle et des langues étrangères. » — Point de géographie : « à quoi cela servirait-il ? Quand M. le marquis ira dans ses terres, les postillons ne sauront-ils pas les chemins ? » — Point d’histoire : « toutes les histoires anciennes ne sont que des fables convenues, et pour les modernes, c’est un chaos qu’on ne peut débrouiller. » — Point de géométrie : « si M. le marquis a besoin d’un géomètre pour lever le plan de ses terres, il les fera arpenter pour son argent….. Enfin, après avoir examiné le fort et le faible des sciences, il fut décidé que M. le marquis apprendrait à danser. » Ne prenez pas cette scène charmante pour une comédie : c’est le tableau vif et piquant de la victoire de la paresse sur les désirs d’apprendre qu’on veut lui donner. Voici, dit un précepteur ingénieux, une bonne raison pour savoir. — Oui, mais voici, répond la paresse plus ingénieuse encore, une meilleure raison pour ne pas savoir. Qui décidera, puisque, selon Rousseau, il faut que le désir vienne à l’élève ? Revenons-en au devoir ; là, il n’y a pas de détours possibles. Quand je dis à l’élève : Travaillez, le travail est une loi, — il ne peut pas me répondre que cette loi n’est pas de son goût ; la loi n’a pas la prétention d’être du goût des gens : elle est leur règle, et non leur plaisir. Mais quand je dis à l’élève d’avoir le désir du travail, s’il me répond qu’il ne l’a pas, le voilà quitte avec moi.

Préoccupé de l’idée de mettre l’homme aux prises avec les choses et non avec les livres, il y a un livre pourtant que Rousseau excepte de la condamnation et qu’il regarde comme un excellent traité d’éducation naturelle. « Ce livre, dit Rousseau, sera le premier que lira mon Émile ; seul il composera durant longtemps toute sa bibliothèque… Il servira d’épreuve durant nos progrès à l’état de notre jugement, et tant que notre goût ne sera pas gâté, sa lecture nous plaira toujours. Quel est donc ce merveilleux livre ? Est-ce Aristote ? est-ce Pline ? est-ce Buffon ? Non, c’est Robinson Crusoé[30] ! » Ce qui frappe et ce qui enchante Rousseau dans Robinson, c’est de voir un homme retrouvant peu à peu par son travail et par son industrie les arts de la civilisation les plus nécessaires à l’homme. Robinson, pour se vêtir, se loger, se nourrir, se défendre, se fait tour à tour tailleur, maçon, menuisier, potier, vannier, forgeron, armurier, que sais-je ? Son esprit et ses mains sont sans cesse en jeu, et cet apprentissage de tous les arts utiles semble à Rousseau une admirable méthode d’éducation. « Dans ce livre, dit-il, tous les besoins naturels de l’homme se montrent d’une manière sensible à l’esprit d’un enfant, et les moyens de pourvoir à ces mêmes besoins s’y développent successivement avec la même facilité. » Rousseau a raison : nous nous intéressons à tous les efforts, à tous les essais de Robinson, et quand il tâche de faire cuire de la poterie, nous suivons avec une grande attention les progrès de la cuisson ; mais à côté de cette éducation naturelle qu’admire Rousseau, à côté de cette industrieuse reprise des arts utiles à l’homme, il y a une éducation morale dont je suis les progrès avec bien plus d’attention encore : c’est celle de Robinson lui-même. N’oublions pas en effet que Robinson, comme l’a fait l’auteur, n’est pas seulement un homme isolé qui va retrouver peu à peu l’art de bâtir, de forger et de tisser ; c’est un marin mécréant qui vit dans un profond oubli des choses divines, et qui va aussi retrouver peu à peu Dieu et la religion. Rousseau estime singulièrement l’habileté que Robinson met à refaire le monde industrieux dans lequel nous sommes habitués à vivre Robinson ne s’en tient pas là, grâce à Dieu ; il refait aussi le monde moral, et c’est par là que l’exemple qu’il donne est complet, puisque nous n’assistons pas seulement au développement des besoins et de l’industrie de l’homme, mais au développement de ses sentimens et de ses idées. De cette manière, tout l’homme est dans Robinson, c’est-à-dire non pas seulement un corps à nourrir et à vêtir, mais une âme à soutenir et à épurer. La lutte de Robinson contre son dénûment physique est curieuse et intéressante ; la lutte contre son dénûment moral est plus belle et plus touchante.

La conversion de Robinson se fait de cette manière simple et naturelle qui est le grand art de l’auteur du roman, et de même qu’il n’y a ni singularité ni invraisemblance dans la façon dont Robinson trouve des expédiens pour pourvoir à ses besoins, il n’y a rien non plus de merveilleux ni de théâtral dans son retour à Dieu, qui se fait peu à peu et par le mouvement naturel des pensées de Robinson. Il y a certes plus d’apparat dans la profession de foi du vicaire savoyard, et Émile est initié à la religion avec plus de pompe que Robinson n’est ramené à la connaissance et au respect de Dieu. Ce n’est pas que Robinson n’ait cru un instant qu’il était l’objet d’un miracle ; il a trouvé près de son rocher des épis de blé et de riz qu’il ne se souvenait pas d’avoir semés, et il a pensé que Dieu avait fait croître ce blé miraculeusement pour le faire subsister dans sa misérable solitude ; mais bientôt il se rappelle « qu’il avait secoué dans cet endroit un sac où il y avait eu du grain pour les poulets, et j’avoue, dit-il, que ma pieuse reconnaissance envers Dieu s’évanouit aussitôt que j’eus découvert qu’il n’y avait rien que de naturel dans cet événement. » Quelle vérité ! et que l’auteur a bien retracé ici le mouvement du cœur humain ! Robinson est ému de reconnaissance et de piété quand il croit que Dieu a opéré un prodige en sa faveur ; mais aussitôt que le prodige s’explique par une cause naturelle, la piété cesse et l’indifférence religieuse reprend ses droits. Ce qui est d’une vérité aussi grande et plus profonde, c’est que pour un homme vivant dans la solitude comme Robinson et n’ayant d’entretiens qu’avec ses sentimens et avec ses pensées, un pareil mouvement de cœur, tout fugitif qu’il est, ne peut pas être perdu. « Oui, il y avait du grain dans ce sac que j’ai secoué ; mais je ne l’avais pas vu, mais comment est-il resté douze grains entiers dans ce sac abandonné aux rats ? mais comment sont-ils tombés justement dans un endroit propre à les faire germer, à l’abri des trop grandes pluies et du trop grand soleil ? » Voilà où est la faveur que Dieu a faite à Robinson. Cependant ces pensées ne suffisent pas pour accomplir la conversion de Robinson : ce sont des émotions pieuses plutôt que des résolutions. Ce qui ramène Robinson à la religion, c’est la Bible, comme il sied à un véritable protestant, la Bible qu’il trouve en cherchant du tabac dans un coffre de matelot, la Bible qu’il ouvre machinalement, et où il rencontre ces paroles : « Invoque-moi au jour de ton affliction, je te délivrerai et tu me glorifieras. » Voilà le livre qui vient peupler sa solitude. Depuis ce jour, il n’a plus seulement ses pensées pour s’entretenir : il a la parole sainte, il cause avec Dieu, il le prie, il le bénit des biens qu’il lui a donnés, et le travail moral qui lui fait retrouver Dieu et la religion dans son île déserte n’est pas moins bien décrit que le travail industrieux qui lui fait retrouver les arts nécessaires à la vie. Il y a donc deux éducations dans Robinson Crusoé : une éducation naturelle comme le veut Rousseau, et une éducation morale. Rousseau a eu soin de ne pas dire un mot de cette éducation morale, parce que, dans son système, l’enfant doit rester le plus longtemps possible dans le monde physique, même quand il s’agit de l’instruction ; mais il est si difficile de dérober le monde moral à la connaissance de l’enfant, que dans le livre même de prédilection de Rousseau, dans Robinson Crusoé, le monde moral a la grande part, et que si Émile le lit, il entendra parler de Dieu avant l’heure marquée par le précepteur.


II.

Nous avons vu comment Rousseau veut instruire Émile ; il veut que l’instruction lui vienne par les choses plutôt que par les livres, afin de retarder autant que possible l’éducation morale. Il faut bien pourtant se décider à commencer enfin cette éducation. Il y a quatre grandes influences qui font le caractère moral de l’homme : ses mœurs, le monde qu’il fréquente, la profession qu’il entreprend, la religion qu’il suit. Reprenons rapidement ces quatre points.

J’ai dit, en commençant l’examen de l’Émile, ce qui faisait que j’aimais cet ouvrage de Rousseau, malgré ses défauts, et je lui ai trouvé deux mérites principaux : l’idée qu’il y a une éducation pour chaque âge de la vie, et l’idée que l’homme ne peut point se passer de Dieu et de religion. Il y a dans l’Émile un troisième mérite qui est grand : c’est le respect qu’il a pour les bonnes mœurs, c’est l’éloge et la prédication qu’il n’hésite pas à faire de la chasteté et de l’innocence, et cela au milieu du XVIIIe siècle, en face des romans de Crébillon le fils : non que l’éloge des bonnes mœurs dans un traité d’éducation soit une nouveauté et une invention, tous les traités d’éducation chrétienne recommandent la chasteté et préconisent l’innocence ; mais il semblait que la chasteté était la vertu des cloîtres, et qu’elle ne pouvait pas être prêchée aux mondains. Le mérite de Rousseau, c’est d’avoir rompu avec cette fausse honte et d’avoir hardiment vanté les avantages de la chasteté dans un traité d’éducation fait pour le monde et non pour le couvent. J’ai quelque plaisir à rendre ce témoignage à Rousseau, car je n’ai pas hésité à commenter devant mes étudians de la Sorbonne l’apologie que Rousseau fait de l’innocence des mœurs. Je ne dis pas que je n’aie pas pris pour cela quelques précautions oratoires : l’auditoire n’était guère approprié à la leçon ; mais j’ai commencé par dire avec Horace que je haïssais et repoussais loin de moi le profane vulgaire ; puis, pour que l’auditoire ne se prît pas lui-même pour le profane vulgaire, j’ai dit quels étaient mes profanes, que j’ai cherchés d’abord loin de la Sorbonne et du quartier latin, parmi les roués et les libertins du grand monde, parmi les viveurs de l’Opéra, tous gens dont on peut fort commodément se moquer en Sorbonne, parce qu’ils n’y viennent pas. De ces profanes de la Chaussée-d’Antin et du quartier Saint-George, j’ai passé à des profanes plus voisins, aux mauvaises mœurs de l’estaminet et de la tabagie, aux coureurs de bals masqués, aux étudians qui n’étudient pas et qui consument en sottises grossières l’argent de leurs pauvres et honorables familles ; et sur ce point encore, trouvant l’assentiment de mon auditoire, quoique mes blâmes déjà passassent plus près de lui, sans avoir, grâce à Dieu, à s’y arrêter, j’ai lu sans hésiter cette belle page de Rousseau : « J’ai toujours vu que les jeunes gens corrompus de bonne heure et livrés aux femmes et à la débauche étaient inhumains et cruels ; la fougue du tempérament les rendait impatiens, vindicatifs, furieux ; leur imagination, pleine d’un seul objet, se refusait à tout le reste ; ils ne connaissaient ni pitié ni miséricorde ; ils auraient sacrifié père, mère et l’univers entier au moindre de leurs plaisirs. Au contraire, un jeune homme élevé dans une heureuse simplicité est porté par les premiers mouvemens de la nature vers les passions tendres et affectueuses ; son cœur compatissant s’émeut sur les peines de ses semblables ; il tressaillit d’aise quand il revoit son camarade ; ses bras savent trouver des étreintes caressantes, ses yeux savent verser des larmes d’attendrissement ; il est sensible à la honte de déplaire, au regret d’avoir offensé. Si l’ardeur d’un sang qui s’enflamme le rend vif, emporté, colère, on voit le moment d’après toute la bonté de son cœur dans l’effusion de son repentir ; il pleure, il gémit sur la blessure qu’il a faite, il voudrait au prix de son sang racheter celui qu’il a versé ; tout son emportement s’éteint, toute sa fierté s’humilie devant le sentiment de sa faute. Est-il offensé lui-même ? Au fort de sa fureur une excuse, un mot le désarme ; il pardonne les torts d’autrui d’aussi bon cœur qu’il répare les siens. L’adolescence n’est l’âge ni de la vengeance ni de la haine ; elle est celui de la commisération, de la générosité. Oui, je le soutiens et je ne crains pas d’être démenti par l’expérience, un enfant qui n’est pas mal né, et qui a conservé jusqu’à vingt ans son innocence, est à cet âge le plus généreux, le meilleur, le plus aimant et le plus aimable des hommes. On ne nous a jamais rien dit de semblable, je le crois bien ; nos philosophes n’ont garde de savoir cela[31]. »

Mes jeunes gens, à cette lecture, applaudissaient, ou, ce qui vaut mieux, il y avait dans l’auditoire ce léger frémissement qui dénote les consciences honnêtes qui se sentent averties ou redressées. La bonne et salutaire vérité des paroles de Rousseau pénétrait dans tous les cœurs comme un reproche ou comme un encouragement, et je sentais que je n’avais plus à craindre de prendre çà et là dans les docteurs chrétiens et même dans la Bible les conseils qui s’y rencontrent partout sur l’innocence des mœurs. Ce que j’aime en effet à montrer par le rapprochement des moralistes divers, soit ceux qui procèdent du christianisme, soit ceux qui procèdent de la sagesse philosophique, c’est que s’il y a des moralistes différens, il n’y a qu’une morale. Sur la nécessité de la pudeur et de l’innocence dans l’adolescence et dans la jeunesse, saint Bernard par le comme Rousseau, et Salomon dans le livre des Proverbes par le avec plus de force que personne. « Il y a, dit saint Bernard, une fleur d’innocence qui sied surtout à la jeunesse, non que la pudeur ne convienne aussi aux autres âges ; mais elle a, si je puis ainsi parler, plus de grâce et de charme dans la jeunesse. Qu’y a-t-il de plus beau et de meilleur qu’un jeune homme chaste et pur ? » La sagesse inspirée a un langage plus persuasif encore et en même temps plus hardi quand elle veut détourner les jeunes gens de la débauche. Il y a dans ses paroles l’accent du père et du poète, et c’est ce qui en fait la beauté : « Mon fils, prête ton oreille aux conseils de la prudence. Aime la règle et pratique-la de cœur et de bouche. Défie-toi de la ruse des femmes perdues. Les lèvres de la courtisane distillent le miel, et sa parole est plus douce et plus brillante que l’huile ; mais attends un peu, bientôt vient l’amertume de l’absinthe… Ne la suis pas, ses pieds vont à la mort et ses pas descendent vers l’enfer. Elle ne marche pas vers la vie et vers le jour. Sa marche est tortueuse et obscure. Mon fils, écoute-moi ; mon fils, ferme l’oreille à sa voix ; ne mets point le pied sur le seuil de sa maison, ne livre pas ton honneur aux étrangers, ne donne pas ta jeunesse en proie aux méchans. » Ne des alienis honorem tuum et annos tuos crudeli. — Quel verset ! disais-je aux jeunes gens qui m’écoutaient ; l’honneur ! et non-seulement l’honneur tel qu’on l’entend dans le monde honnête, mais l’honneur de la jeunesse, plus pur et plus délicat qu’aucun autre, et qui ressemble à l’innocence ! ne jamais faire une action ou basse ou malhonnête pour avoir un plaisir ! ne jamais souiller ni son nom ni sa signature d’un mensonge ! l’honneur qu’il faut que la jeunesse garde intact à la vieillesse, dont c’est la plus belle couronne ! et à côté de votre honneur, qu’il ne faut pas livrer aux étrangers, les années de votre jeunesse, qu’il ne faut pas non plus donner en proie aux méchans, car c’est votre patrimoine, et votre âge mûr ne récoltera que ce qu’aura semé votre jeunesse. Défendez donc, défendez votre nom et votre temps, ces deux grands dépôts qui vous sont confiés et dont l’avenir vous demandera compte. Mais comment me défendre, comment me sauver ? dites-vous. Écoutez la parole de salut : « Buvez de l’eau de votre citerne et n’allez pas aux puits étrangers, » c’est-à-dire ne quittez pas votre famille, non son séjour, mais son esprit ; aimez la vie domestique, et une fois marié avec la femme que vous avez choisie pour votre compagne, qu’elle vous soit tonjours chère et sacrée, que son amour soit votre joie et votre honneur ! Lætare cum muliere adolescentiæ tuæ. Lorsque Salomon a opposé l’amour conjugal à l’amour libertin, rassuré par ce contraste, il ne craint plus de peindre la courtisane, ses amours et ses dangers. Ce n’est plus en vérité le poète ou le prophète qui va parler ; c’est un vieillard, un père peut-être, le soir appuyé sur sa fenêtre, songeant à sa vie qui s’écoule et regardant les jeunes gens qui passent, de fenestrâ enim domûs meæ per cancellos prospexi. — Et moi-même à ce moment, pourquoi ne le dirais-je pas ? m’appuyant sur ma chaire et regardant ces générations de jeunes gens qui se succèdent chaque année sur les bancs et dont les visages toujours frais m’apprennent comme les feuilles de chaque printemps que j’ai une année de plus, moi-même je continuais la lecture, ne sachant plus, pour ainsi dire, si c’était moi ou la Bible qui parlait, tant j’étais dans les sentimens du livre et tant j’y sentais mon auditoire.

Qu’on me pardonne de m’être laissé aller à ces souvenirs du commentaire que je faisais de Jean-Jacques Rousseau à l’aide de la Bible. Il y a dans ces peintures des livres saints tant de vérité et tant de poésie en même temps, elles sont si bien d’un poète et d’un moraliste, que, persuadé comme je le suis que la principale mission du professeur est d’enseigner à la fois ce qui est bon pour l’esprit et ce qui est bon pour le cœur, je ne pouvais pas résister au plaisir de lire soit dans Rousseau, soit dans la Bible, ce qui s’adressait si bien par l’éloquence et par la poésie à l’âme et au cœur des jeunes gens, et leur donnait l’avertissement le plus approprié à leur âge sous la forme la plus appropriée à leur imagination.

Du soin des mœurs, Rousseau passe à l’entrée dans le monde et à l’entrée dans les affaires ou au choix d’un état. Trousseau se plaint du peu de rapport qu’il y a ordinairement entre l’éducation des jeunes gens et l’état qu’on choisit pour eux. « Quand je vois, dit-il, que dans l’âge de la plus grande activité l’on borne les jeunes gens à des études purement spéculatives, et qu’après, sans la moindre expérience, ils sont tout d’un coup jetés dans le monde et dans les affaires, je trouve qu’on ne choque pas moins la raison que la nature, et je ne suis plus surpris que si peu de gens sachent se conduire. Par quel bizarre tour d’esprit nous apprend-on tant de choses inutiles, tandis que l’art d’agir est compté pour rien ? On prétend nous former pour la société, et l’on nous instruit comme si chacun de nous devait passer sa vie à penser seul dans sa cellule ou à traiter des sujets en l’air avec des indifférens[32]. » Je reconnais volontiers avec Rousseau que l’art d’agir est le plus important ; mais comment peut-on l’enseigner, puisqu’il ne s’apprend qu’en agissant, et que c’est le propre de l’action, quand elle est efficace, de se rapporter si exactement à son œuvre ou à son but, qu’elle ne peut convenir à aucun autre, et que par conséquent il n’y a point de règle générale dans l’art d’agir ? On n’agit pas pour ceci comme pour cela, avec celui-ci comme avec celui-là. Tout varie dans l’art d’agir, selon l’œuvre, selon les instrumens, selon le temps, selon les hommes. Il n’y a donc point d’enseignement possible de l’art d’agir. Cela veut-il dire que, comme l’art d’agir ne peut pas s’enseigner, il ne faut pas l’apprendre ? C’est tout le contraire : il faut choisir un état qui ait ses degrés, et où l’on commence par obéir avant de commander. J’aime les états dont l’apprentissage est long, et qui ne mettent pas du premier coup l’homme au milieu des affaires, les états où l’exemple des autres et des supérieurs sert d’expérience. Beaucoup d’états, grâce à Dieu, en sont là ; le commerce, par exemple, a tous ses degrés, quand le commerce et l’industrie sont bien pratiqués, c’est-à-dire quand on comprend qu’il faut être apprenti avant d’être patron, et commis avant d’être maître.

Les bonnes mœurs, le choix du monde et d’un état importent essentiellement à la conduite morale de l’homme ; mais de toutes les influences morales, celle de la religion est, selon Rousseau, la plus importante et la plus durable. Je suis tout à fait de cet avis, et je ne m’arrête point à l’objection que font volontiers les indifférens de nos jours, qui, voyant le peu de part que la religion a dans la conduite des hommes de notre temps, même dans ceux qui prétendent avoir la foi, n’hésitent pas à douter de l’influence morale de la religion en ce monde. Les indifférens peuvent nier aisément l’influence de la religion, mais ils ne peuvent pas s’en séparer, car la morale générale du monde s’est tellement imprégnée depuis dix-huit cents ans de la morale chrétienne, que ceux même qui n’ont pas la foi suivent sans le savoir la loi chrétienne. Je ne consentirais à prendre l’objection des indifférens comme un argument que s’ils commençaient par retrancher de leur morale tout ce qu’elle doit sans s’en douter à la morale chrétienne : alors ils pourraient avec quelque fondement nier l’influence morale de la religion en ce monde ; mais comme ce triage est impossible à faire, nous pouvons croire avec Rousseau que de toutes les influences morales l’influence de la religion est la plus importante ; seulement nous n’en conclurons pas avec lui que, comme cette influence est la plus forte, elle doit venir la dernière, et qu’il ne faut enseigner la religion aux hommes que lorsque leur esprit est capable de la comprendre tout entière.

« Les idées de création, dit Rousseau, d’annihilation, d’ubiquité, d’éternité, de toute-puissance, celle des attributs divins, toutes ces idées qu’il appartient à si peu d’hommes de voir aussi confuses et aussi obscures qu’elles le sont, et qui n’ont rien d’obscur pour le peuple parce qu’il n’y comprend rien du tout, comment se présenteront-elles dans toute leur force, c’est-à-dire dans leur obscurité, à de jeunes esprits encore tout occupés aux premières opérations des sens et qui ne conçoivent que ce qu’ils touchent[33] ? » Tout cela est la théologie, qui est, je l’avoue, fort au-dessus de l’esprit de l’enfant ; mais n’y a-t-il donc que de la théologie dans la religion ? et n’est-ce pas le caractère divin de l’enseignement religieux de pouvoir être à la fois le plus élevé et le plus simple du monde ? Sinite parvulos ad me venire, disait Jésus-Christ ; il ne rebutait pas les petits et les faibles. Il y a une religion pour tout le monde, et dans cette vaste échelle qui monte de la terre au ciel, chaque intelligence a son degré, et même où l’esprit, manque, la religion trouve sa prise dans le cœur, parce qu’elle répond à toutes les facultés de l’homme et qu’elle se fait toute à tous. On peut donc être religieux sans être théologien, et l’enfant peut avoir sa religion sans avoir aussitôt toute la science de la religion. Peut-être même ne l’aura-t-il jamais tout entière. Cela veut-il dire qu’il ne doit pas en avoir ce qu’il peut ? Cela veut-il dire qu’il ne peut pas avoir de Dieu parce qu’il ne peut pas le comprendre tout entier ? Et qui donc le peut ? Prenez garde, dit Rousseau, « tout enfant qui croit en Dieu est nécessairement idolâtre, ou du moins anthropomorphite, et quand une fois l’imagination a un Dieu, il est bien rare que l’entendement le conçoive[34]. » Non ! le Dieu de l’enfant ne fait pas tort au Dieu du jeune homme, et le Dieu du jeune homme ne fait pas tort au Dieu de l’homme mûr. L’idée change et se développe avec l’âge ; elle grandit avec l’intelligence. Quand elle prend l’homme enfant, elle se fait petite et se proportionne à sa taille, puis elle s’élève à mesure qu’il s’élève et l’accompagne ainsi pendant tout le cours de la vie. Ce que fait l’enfant, l’humanité l’a fait ; elle a suivi le même chemin ; elle a été d’abord idolâtre, puis déiste, et les déistes, qui sont devenus chrétiens, ont su, quand ils ont adoré à la fois un homme dans un Dieu et un Dieu dans un homme, trouver tour à tour, pour parler le langage de Rousseau, le Dieu nécessaire à l’imagination de l’homme et le Dieu nécessaire à son entendement. Voulez-vous laisser de côté l’acheminement du monde au christianisme ? L’homme a passé de l’idolâtrie au déisme, comme le fait l’enfant, par le développement de son intelligence, sans que l’idolâtrie enfantine de ses premières années ait nui au déisme pieux et éclairé de son âge mûr. « À mesure que les hommes sont devenus plus parfaits, les dieux le sont devenus aussi davantage, dit Fontenelle, que je cite ici volontiers, parce qu’il n’est pas un père de l’église. Les premiers hommes sont fort brutaux, et ils donnent tout à la force ; les dieux seront presque aussi brutaux et seulement un peu plus puissans ; voilà les dieux du temps d’Homère. Les hommes commencent à avoir des idées de la sagesse et de la justice ; les dieux y gagnent, ils commencent à être sages et justes et le sont toujours de plus en plus à proportion que ces idées se perfectionnent parmi les hommes. Voilà les dieux du temps de Cicéron, et ils valaient bien mieux que ceux du temps d’Homère, parce que de bien meilleurs philosophes y avaient mis la main[35]. » Ainsi, dans l’humanité, l’imagination ébauche l’idée religieuse et la raison l’achève, ou plutôt Dieu se révèle à chaque siècle selon l’intelligence du temps. Ce que Dieu fait pour les divers siècles de l’humanité, il le fait aussi pour les divers âges de l’homme, et il est le Dieu de l’enfant comme il est aussi le Dieu de l’homme mûr ; il ne se dérobe à aucun esprit, si petit qu’il soit ; il ne se cache à aucun regard, si faible qu’il soit. L’homme arrive à Dieu par l’imagination, par le cœur, par la raison, par tout ce qu’il y a en lui d’idées et de sentimens, sans que ses idées ni ses sentimens aient jamais besoin d’être aussi hauts et aussi grands que leur objet.

Puisque l’enfant, toute faible qu’est son intelligence, est capable de religion, comment la lui enseigner ? Il est curieux de voir comment Fénelon veut qu’on enseigne la religion aux enfans : il semble en vérité avoir prévu les objections de Rousseau. Il craint si peu que le Dieu des enfans ne soit le Dieu de l’imagination, qu’il prescrit de leur enseigner la religion à l’aide d’images et de récits, « Frappez vivement leur imagination, dit-il ; ne leur proposez rien qui ne soit revêtu d’images sensibles. Représentez Dieu sur un trône avec des yeux plus brillans que les rayons du soleil et plus perçans que les éclairs ; faites-le parler ; donnez-lui des oreilles qui écoutent tout, des mains qui portent l’univers, des bras toujours levés pour punir les méchans, un cœur tendre et paternel pour rendre heureux ceux qui l’aiment. Viendra le temps où vous rendrez toutes ces connaissances plus exactes[36]. » Voilà assurément de l’anthropomorphisme. Fénelon n’en a pas peur, car il comprend le progrès qui se fait dans l’esprit des enfans, et il sait qu’ils peuvent commencer sans danger par l’idolâtrie : cela ne les empêchera pas d’aboutir aux connaissances exactes et élevées de la théologie chrétienne

Si l’on peut et si l’on doit enseigner la religion aux enfans, ce sont les mères qui, selon Fénelon, ont surtout qualité pour le faire, et le choix même qu’il fait des mères pour institutrices montre quelles leçons il entend. Les mères parleront à l’imagination et au cœur de l’enfant plutôt qu’à son entendement ; elles lui apprendront à aimer Dieu et à le prier comme bon et tout-puissant plutôt qu’à le comprendre ; elles enseigneront la religion et non la théologie. Pour être simple et familier, cet enseignement maternel n’en sera pas moins élevé et presque divin. Le penseur et l’humoriste allemand Jean-Paul Richter dit quelque part : « Quand ce qui est sacré chez la mère s’adresse à ce qui est sacré chez l’enfant, les âmes s’entendent et se répondent. » Pensée profonde et vraie sous une expression un peu obscure, comme il arrive souvent en Allemagne ! Nous avons tous en effet le sens du divin, et c’est par là que tous les hommes sont capables de religion et souvent même de superstition ; l’homme a besoin de croire à un être ou à des êtres supérieurs. Quand ce sens divin qui est chez la mère s’adresse au sens divin qui est chez l’enfant, et que l’amour maternel anime et échauffe ce pieux commerce des deux âmes, comment ne s’entendraient-elles pas, et comment l’amour de Dieu ne naîtrait-il pas dans le cœur de l’enfant, s’allumant au foyer des deux plus purs amours de cette terre, l’amour maternel et l’amour filial ?

Au lieu d’amener peu à peu l’enfant à la religion, de le conduire des images aux idées, Rousseau, après avoir laissé longtemps ignorer à son élève le nom et l’idée de Dieu, s’arrange pour lui en faire une révélation solennelle. Il choisit le lieu de la scène : ce n’est point dans un simple et modeste intérieur, c’est sur une montagne élevée, en face des Alpes, au lever du soleil, que Dieu va être révélé à Émile. C’est avec cette pompe majestueuse et apprêtée que le vicaire savoyard initie Émile à la religion. Quelle que soit la magnificence du cadre et la grandeur du tableau, je me laisse aller malgré moi à préférer une de ces scènes de famille qui se rencontrent dans les plus obscures maisons : un enfant agenouillé près de sa mère, répétant d’une voix innocente la prière qu’elle lui enseigne ; Dieu entrant familièrement dans l’âme du fils avec les paroles de la mère, rien qui ne soit de tout le monde et de tous les jours, rien qui sente la mise en scène et le coup de théâtre. Je reconnais volontiers que, dans la profession de foi du vicaire savoyard, l’émotion des grands aspects que Rousseau aime à me montrer se mêle heureusement à l’émotion des sentimens religieux qu’il excite dans mon âme ; cependant l’humble scène que je me figure en lisant Fénelon, cette scène qu’éclairent à la fois le doux visage d’une mère enseignant son enfant et la majesté du Dieu tout-puissant, ce contraste ou cette union de ce qu’il y a de plus humble et de ce qu’il y a de plus grand, parlent plus à mon cœur que toute la pompe éloquente de Rousseau.


III.

Il y a dans la profession de foi du vicaire savoyard deux choses qu’il faut distinguer : d’une part, ce qui tient à Jean-Jacques Rousseau, ce qui exprime ses opinions, ce qui se rapporte à l’histoire de sa vie ; d’autre part, ce qui tient à la question religieuse. La première partie touche au drame, car il y a un drame dans le prologue de la profession de foi ; la seconde partie touche à la philosophie et au christianisme.

Voyons d’abord ce que j’appelle le drame dans le vicaire savoyard, et ce qu’il y a de l’âme et des opinions de Rousseau dans ce personnage. Rousseau ne souffrait pas volontiers qu’on attaquât devant lui l’existence de Dieu. Un jour, dans le salon de Mlle Quinault, les beaux esprits du temps s’évertuaient à railler la religion. Mme d’Épinay, qui raconte la scène, « craignant qu’ils ne voulussent détruire toute religion, demanda grâce pour la religion naturelle. — Pas plus pour celle-là que pour les autres, me dit Saint-Lambert ; qu’est-ce qu’un Dieu qui se fâche et qui s’apaise ? — Mademoiselle Quinault : Mais parlez donc, marquis ! est-ce que vous seriez athée ? — À sa réponse, Rousseau se fâcha et murmura entre ses dents ; on l’en plaisanta. — Rousseau : Si c’est une lâcheté que de souffrir qu’on dise du mal d’un ami absent, c’est un crime que de souffrir qu’on dise du mal de son Dieu, qui est présent, et moi, messieurs, je crois en Dieu[37] ! » Cette profession de foi chez Mlle Quinault me paraît presque plus belle que celle du vicaire en face des Alpes.

Partout dans la correspondance de Rousseau, je trouve des témoignages de sa foi en Dieu, et il ne serait pas difficile de recueillir çà et là dans ses lettres les pensées éparses de la profession de foy du vicaire. « J’ai de la religion, mon ami, écrit-il en 1758 à M. Vernes, et bien m’en prend ; je ne crois pas qu’homme au monde en ait autant besoin que moi. J’ai passé ma vie parmi les incrédules sans me laisser ébranler, les aimant, les estimant beaucoup sans pouvoir souffrir leur doctrine… Mon ami, je crois en Dieu, et Dieu ne serait pas juste, si mon âme n’était pas immortelle. Voilà, ce me semble, ce que la religion a d’essentiel et d’utile ; laissons le reste aux disputeurs. — Je vous l’ai dit bien des fois, nul homme au monde ne respecte plus que moi l’Évangile, dit-il encore à M. Vernes dans une autre lettre écrite aussi en 1758 ; c’est à mon gré le plus sublime de tous les livres. Quand tous les autres m’ennuient, je reprends toujours celui-là avec un nouveau plaisir ; et quand toutes les consolations humaines m’ont manqué, jamais je n’ai recouru vainement aux siennes. »

La profession de foi du vicaire savoyard n’est donc pas dans Rousseau une fiction romanesque ; il y exprime sa pensée et son sentiment ; mais il n’a pas pris son vicaire et l’élève qu’il lui donne dans l’histoire de sa vie seulement et de ses sentimens ; il les a pris aussi dans son imagination. Il a fait pour eux comme pour Saint-Preux et comme pour Julie, où il a mis beaucoup de sa personne, en substituant souvent ce qu’il aurait voulu être à ce qu’il avait été. Ce disciple qu’il met près du vicaire pour en faire le confident et le converti de la profession de foi a eu toutes les erreurs de Rousseau ; il en a aussi les qualités. Le vicaire, quoique Rousseau en fasse un sage ou un apôtre, tient aussi des défauts de Rousseau, et on dirait que l’auteur s’est partagé lui-même entre ces deux personnages, voulant être à la fois l’apôtre et le prosélyte des vérités qu’il va annoncer. « J’apprenais à le respecter chaque jour davantage, dit le disciple parlant du vicaire, et tant de bontés m’ayant tout à fait gagné le cœur, j’attendais avec une curieuse inquiétude le moment d’apprendre sur quel principe il fondait la paix de sa vie uniforme. » Mais le maître ne trouvait pas le disciple encore assez préparé de cœur à goûter la vérité. « Ce qu’il y avait en moi de plus difficile à détruire, dit le disciple ou plutôt Rousseau avec un retour évident sur son caractère, était une orgueilleuse misanthropie, une certaine aigreur contre les riches et les heureux du monde, comme s’ils J’eussent été à mes dépens, et que leur prétendu bonheur eût été usurpé sur le mien. » Peu à peu le bon prêtre apprend au jeune homme à mieux comprendre le mystère de la vie humaine. « L’homme qui fait le plus de cas de la vie est celui qui sait le moins en jouir, et celui qui aspire le plus avidement au bonheur est toujours le plus misérable. — Ah ! (s’écrie alors le disciple) s’il faut se refuser à tout, que nous a donc servi de naître ? et s’il faut mépriser le bonheur même, qui est-ce qui sait être heureux ? — C’est moi, répondit un jour le prêtre d’un ton dont je fus frappé. — Heureux, vous, si peu fortuné, si pauvre ! Exilé, persécuté, vous êtes heureux ! et qu’avez-vous fait pour l’être ? — Mon enfant, reprit-il, je vous le dirai volontiers. »

La profession de foi est la révélation de ce grand secret du bon prêtre. Pauvre et persécuté, il s’est fait une âme qui croit en Dieu et en sa propre immortalité ; voilà d’où lui vient son bonheur. Ajoutez-y la pratique des devoirs du prêtre qu’il remplit avec un zèle scrupuleux. Il ne faut pas seulement en effet que l’âme soit convaincue, il faut aussi que la vie soit occupée aux choses même dont l’âme est pénétrée. Cette harmonie fait le bonheur du vicaire. Il a douté, il a vacillé, mais enfin il a ressaisi d’une main ferme la foi en Dieu et en l’immortalité de l’âme[38], de douteur devenu croyant, de croyant devenu pieux, mais croyant et pieux à sa manière.

Le vicaire savoyard n’est pas le seul prêtre que nous connaissions, éprouvé par le doute et par le malheur, revenu à Dieu et à la religion, et qui trouve dans l’humble exercice de ses pieuses fonctions la seule paix et le seul bonheur que puissent goûter les âmes troublées. Le Jocelyn de M. de Lamartine est de la famille du vicaire savoyard. Comme le vicaire, il a souffert, il a douté, il a aimé, il a été aimé, il a vu le monde et ses orages, et après cette vie de trouble et de passion, revenu à Dieu et à l’église, il cherche la paix dans l’accomplissement de ses fonctions, il l’y trouve :

Et j’instruis les enfans du village, et les heures
Que je passe avec eux sont pour moi les meilleures
Je me dis que je vais donner à leur esprit
L’immortel aliment dont l’ange se nourrit,
La vérité, de l’homme incomplet héritage,
Qui descend jusqu’à nous de nuage en nuage.
Flambeau d’un jour plus pur….[39].

Remarquons-le bien, ce qui fait la paix de Jocelyn et du vicaire savoyard, ce n’est pas seulement la résignation de leur âme, c’est leur vie occupée au bien, c’est l’exercice de la charité pastorale, les malades consolés, les enfans enseignés, Dieu invoqué dans le sacrifice de la messe avec une foi tremblante encore des atteintes du doute. Les grandes idées qu’ils ont retrouvées les élèvent ; mais leurs humbles fonctions les soutiennent, et ce qu’ils font vient en aide à ce qu’ils pensent. Il n’y a point de résignation sans occupation, et la patience du cœur a besoin de l’activité de l’esprit ou des mains ; Quand vous souffrez, priez et agissez. Ceux qui souffrent ont beau invoquer Dieu ; s’ils n’agissent pas, ils arriveront promptement à l’aigreur et au désespoir, et ils perdront par l’oisiveté ce qu’ils auront gagné par la prière.

Il y a donc dans Jocelyn et dans le vicaire savoyard un philosophe qui médite et un prêtre qui remplit les fonctions de son ministère, l’un soutient l’autre ; mais n’allons pas nous imaginer que les méditations du vicaire savoyard soient des méditations profanes, et que sa profession de foi soit une révélation mystérieuse. Le caractère de la profession de foi est d’être un lieu-commun sublime ; rien de nouveau, rien de singulier, rien qui s’éloigne des vérités que l’homme a de tout temps accueillies comme sa consolation ici-bas. Faut-il énumérer quelques-uns de ces grands lieux-communs qui servent de rendez-vous à tous les esprits et à toutes les âmes qui ne se sont pas corrompues volontairement par le sophisme, — l’existence de Dieu, — l’immortalité de l’âme, et par conséquent son immatérialité, — la puissance de l’esprit sur le corps, — nos passions maîtrisées par la raison, et souvent aussi la maîtrisant, — l’homme esclave par ses vices et libre par ses remords, — l’espoir en la justice divine et en un monde meilleur naissant de la vue même de l’injustice qui règne parmi les hommes, — la conscience enfin, « cet instinct divin, immortelle et céleste voix, guide assuré que Dieu nous a donné pour nous avertir du chemin et pour redresser nos pas, » la conscience, que Rousseau célèbre comme notre lumière divine, et dont il fait presque ce que les théologiens font de la grâce ? a Ge n’est pas assez en effet, dit Rousseau, que ce guide existe ; il faut savoir le reconnaître et le suivre… La conscience se rebute à force d’être éconduite ; elle ne nous parle ? Plus, elle ne nous répond plus, et après de si longs mépris pour elle, il en coûte autant de la rappeler qu’il en coûta de la bannir. » Qui ne reconnaît ici ce que Corneille dit de la grâce dans Polyeucte ?

.......... La grâce
Ne descend pas toujours avec même efficace ;
Après certains momens que perdent nos langueurs.
Elle quitte ces traits qui pénètrent les cœurs ;
Le nôtre s’endurcit, la repousse, l’égaré :
Le bras qui la versait en devient plus avare,
Et cette sainte ardeur qui doit porter au bien
Tombe plus rarement ou n’opère plus rien.

Conformer sa volonté aux inspirations de la, conscience ou de la grâce, voilà le véritable but de la vie humaine, et voilà en même temps la préparation de l’homme à la vie qui lui est réservée au sein même de Dieu. Ce sont là, je l’avoue de grand cœur, les lieux-communs éternels de la morale et de la religion. Rien d’inventé en effet, rien d’étrange et de merveilleux, rien qui prétende être une révélation dans cette première partie de la profession de foi ; mais c’est pour cela même que je l’estime et que je l’admire. Ces lieux-communs que Rousseau a mieux aimé recueillir de la bouche de tous les siècles que de les remplacer par je ne sais quel Alcoran vaniteux sorti de son cerveau, comme ont fait depuis tant de révélateurs de club ou d’école, ces lieux-communs n’ont pas seulement pour eux le témoignage de tous les temps et de tous les lieux ; ils ont à mes yeux une sanction plus sainte encore. Ils viennent consoler l’humanité, toutes les fois que l’humanité se sent abattue et désespérée. Ils ne sont pas seulement le refuge des justes qui sont persécutés sur la terre : il y a des siècles malheureux où le mal semble triompher insolemment du bien, où la conscience du genre humain se trouble et se déconcerte, où la liberté veut dire l’anarchie, où l’ordre veut dire la tyrannie, où la religion veut dire l’hypocrisie, où la sagesse et la philosophie veulent dire l’impiété ; c’est dans ces heures de confusion et d’abâtardissement moral que ces grands et secourables lieux-communs arrivent pour rendre à l’humanité l’espoir et le courage dont l’homme a besoin pour supporter les tristesses et les dégoûts de la vie. Non que ces lieux-communs soient jamais absens de ce monde, ils vivent toujours au fond de l’âme humaine dont ils font la force ; mais quand ils se sentent attaqués et la conscience humaine atteinte avec eux, alors ils s’animent, se redressent, prennent une allure et un accent nouveaux, et disent non plus seulement aux individus, mais aux nations, de laisser passer comme de fugitives images du mal ces triomphes du crime, de ne point s’en soucier plus que de l’orage ou de la maladie d’hier, et de ne désespérer ni de Dieu ni de la vertu.

Voyez ! voici Athènes qui, après la guerre du Péloponèse, semble s’affaisser sous le poids de la corruption et de l’anarchie ; les dieux s’en vont bafoués par Alcibiade et surpassés par Socrate : que va devenir l’âme humaine ? où prend ra-t-elle sa force ? Le Phédon arrive et donne à cette âme troublée l’immortalité pour se raffermir. Lieu-commun ! oui, ou assistance divine ! Rome maîtresse du monde succombe sous ses vices : que vont devenir tous ces généreux esprits qui respiraient l’air de la liberté ? N’y a-t-il plus pour l’homme que la servitude et le plaisir ? Non : en attendant la divine régénération de l’Évangile, voici venir Cicéron qui tombe orateur et se relève philosophe pour léguer à Rome le Songe de Scipion et qui place l’immortalité de l’âme humaine sous la recommandation de cette autre immortalité que les grands noms se font dans la mémoire des hommes. Fiction toute romaine, mais qui soutient les âmes ; lieu-commun encore si vous voulez, ou plutôt assistance divine ! Faut-il se rapprocher des temps modernes ? Voyez la France à la fin du XIVe siècle et au commencement du XVe déchirée par les factions, livrée à l’étranger, sans roi et sans patrie, ravagée, désolée, désespérant d’elle-même et de Dieu ! Qui la soutiendra et qui la relèvera ? Un livre et une femme : L’Imitation de Jésus-Christ et Jeanne d’Arc ; le mysticisme le plus pur et le plus sublime, c’est-à-dire l’abandon à Dieu et le souverain oubli des choses de la terre ; le mysticisme, qui, se changeant en patriotisme dans Jeanne d’Arc, fit d’elle la libératrice et la martyre de la France. Admirable travail de l’âme humaine sur elle-même ! Un peuple allait disparaître de l’histoire, s’ensevelissant dans ses dissensions et dans ses malheurs. Dieu alors lui fait retrouver un de ces lieux-communs qui relèvent toutes les faiblesses, celles des peuples comme celles des individus, l’abandon à Dieu, l’abnégation de la terre. Et à mesure que l’homme abdique la vie terrestre, il se sent plus fort, plus hardi, plus confiant même pour défendre cette terre qu’il reniait quand elle s’appelait le monde, qu’il se prend à aimer quand elle s’appelle la patrie et qu’elle exprime un devoir sacré, si bien qu’il la reconquiert pied à pied, au prix de son sang et de sa vie, et qu’il finit par retrouver une patrie en récompense d’avoir d’abord retrouvé Dieu.

Voyez enfin le XVIIIe siècle : il s’affaissait dans l’incrédulité religieuse et dans l’insouciance morale, énervé par les délices de la civilisation, comme la France du XVe siècle l’était par le malheur. Qu’est-ce qui est venu le tirer de cet engourdissement moral et lui rendre l’inquiétude religieuse, sinon la croyance ? Ce sont encore ces antiques lieux-communs de l’existence de Dieu, de l’immortalité de l’âme, de la conscience et de la liberté, c’est-à-dire la profession de foi du vicaire savoyard. Ne médisons donc pas de ces lieux-communs qui viennent de temps en temps régénérer et raffermir l’âme humaine. Attachons-nous à ces nobles doctrines qui retardent la chute des nations en relevant la faiblesse des individus. À qui ne peut vivre, c’est quelque chose de mourir plus tard. J’entends bien les railleurs qui disent que Sénèque n’a point empêché Néron, quoiqu’il l’eût élevé, et que la profession de foi du vicaire savoyard n’a point empêché les horreurs de 93. Le bien, je le sais, ne germe pas vite dans le monde, et ses moissons sont lentes à venir, mais elles viennent. Le stoïcisme ne s’est point découragé de prêcher, et Rome a eu son

siècle des Antonins. Otez du monde ces philosophes que raillaient les 

beaux esprits de la cour de Néron, que Domitien persécutait et qui n’en continuaient pas moins à avertir et à raffermir les âmes, vous passerez de Domitien à Commode ; vous n’aurez ni Nerva, ni Trajan, ni Adrien, ni Antonin, ni Marc-Aurèle. Qu’y aura gagné le monde ?

Otez des âmes du XVIIIe siècle ce doute dans l’incrédulité que Rousseau y a déposé par sa profession de foi, laissez l’impiété sans contradiction ; croyez-vous que les âmes seront mieux préparées à la réforme morale et religieuse que notre siècle a sans cesse essayée et qu’il a souvent réussi à faire ? Comme il a plu à Dieu de ne point faire de miracles pour rappeler les hommes à la foi chrétienne, comme il a voulu que cette régénération se fit par les voies humaines, par l’ébranlement des consciences, par le regret des erreurs, par le retour progressif à la vérité chrétienne, tout a concouru à ce grand travail : l’horreur de la persécution révolutionnaire, le sang des martyrs chrétiens, les doutes précurseurs du vicaire savoyard, la vénération pour l’Évangile, vénération salutaire qui mène à la foi, quoiqu’elle n’y arrive pas elle-même. À Dieu ne plaise que je fasse un chrétien du vicaire savoyard ! j’ai horreur de ces travestissemens ; mais j’ose dire qu’entre les hommes de son temps, le vicaire a un grand mérite, ils ne sont plus chrétiens ; le vicaire, au contraire, ne l’est pas encore ; il est du côté de l’avenir au lieu d’être du côté du passé. Ah ! si vous prenez la foi chrétienne pour le but que veut atteindre le vicaire, il en est loin, bien loin ; mais si vous prenez l’impiété et l’athéisme pour point de départ, il en est plus loin encore, car il s’en éloigne. Tout est là. Ne mesurez pas les distances, voyez les intentions ; il n’y a de loin de la religion que ceux qui s’en éloignent ; tous ceux qui s’en rapprochent en sont près, à quelque distance qu’ils soient encore du but. Le vicaire est-il de ceux qui s’éloignent ou de ceux qui se rapprochent ? Voilà la question, et cette question nous amène naturellement à la seconde partie de la profession de foi du vicaire, car c’est dans cette seconde partie que Rousseau essaie de déterminer à quelle distance il veut rester du christianisme.

Fénelon disait que les apologistes de la religion devaient s’appliquer d’abord à convertir les athées en déistes, puis les déistes en chrétiens, et enfin les chrétiens en catholiques. Rousseau a suivi cette méthode jusqu’au premier degré. Il a dans la première partie de la profession de foi du vicaire fait de l’athée un déiste. Ira-t-il plus loin ? Le déiste deviendra-t-il chrétien ? Voilà ce qui fait l’intérêt de la seconde partie de la profession.


IV.

Il y a dans cette seconde partie deux points importans que je veux traiter rapidement : — les doutes en faveur du christianisme, — les doutes contre le christianisme.

« Je ne vous ai rien dit jusqu’ici que je ne crusse pouvoir vous être utile et dont je ne fusse entièrement persuadé, dit le vicaire ; l’examen qui me reste à faire est bien différent : je n’y vois qu’embarras, mystère, obscurité ; je n’y porte qu’incertitude et défiance, je ne me détermine qu’en tremblant, et je vous dis plutôt mes doutes que mon avis. Si vos sentimens étaient plus stables, j’hésiterais de vous exposer les miens ; mais dans l’état où vous êtes, vous gagnerez à penser comme moi[40]. » Incertitude et défiance, voilà donc ce que le vicaire nous promet. Il n’est pas difficile de trouver des doctrines plus assurées ; mais le vicaire s’inquiète de sa croyance plus que de sa logique. Les intolérans de l’incrédulité et les intolérans de la religion attaqueront cette réserve. Ceux qui se souviennent de la parole de Jésus-Christ : Sunt plurimœ mansiones in domo patris mei, et qui croient que, même dans le sein du christianisme il y a plusieurs de- grés dans la croyance, sinon dans le dogme, mais qu’il n’y en doit point avoir dans la sincérité, ceux-là me pardonneront de savoir gré au vicaire des pas qu’il fait vers le christianisme. Ces pas sont encore incertains et même défians, comme il le dit ; qu’importe ? Je ne sais rien au monde de plus touchant que cet acheminement à la fois volontaire et involontaire d’une âme vers la foi.

Je commence d’abord par rejeter une idée de Rousseau qui gâte l’intérêt qu’inspire l’état de cette âme inquiète et pieuse qui n’exagère ni ses doutes ni ses croyances. Rousseau prétend que, le culte n’étant qu’une affaire de police, on peut pratiquer celui qu’impose l’état, sans qu’on soit pour cela obligé de croire ce qu’exprime le culte public : doctrine détestable, qui ôte à la conscience humaine sa dignité, c’est-à-dire sa sincérité, et qui autorise l’hypocrisie, sous prétexte d’obéissance aux lois[41] ! Si le vicaire, au lieu de l’homme sincère et pieux que je veux écouter, n’est plus qu’un indifférent qui prend des mains de la loi le culte qu’il plaît à la loi de décréter, qu’ai-je affaire de sa profession de foi ? Et que m’importe l’expression d’une pensée toujours prête à se déguiser et à se cacher ? J’admire le martyr qui proclame sa foi au milieu des tourmens, et une foi ainsi attestée est pour moi la vérité ; mais comment croire à la vérité d’une croyance qui n’a pas le sceau de la sincérité ? Qu’est-ce que cette conscience qui met ses scrupules à chicaner avec Dieu sur le dogme et qui consent à tout avec les hommes sur la forme du dogme ? Le sentiment religieux est celui qui engage le plus la conscience de l’homme, et où la sincérité par conséquent semble d’obligation étroite. Si je ne suis pas sincère en ma foi, où le serai-je ? Si je me déguise sur Dieu, sur quoi ne me déguiserai-je pas ? Je sais bien que vous vous déguisez par dédain : je n’aime pas que le dédain aille jusqu’à l’hypocrisie ; il y perd ce qu’il a de fier et de périlleux ; il y prend ce que l’hypocrisie a de bas et de commode. Ne serait-ce même que par indifférence que vous vous déguiseriez, cela ne vaudrait pas mieux, selon moi. Toutes les indifférences sont mauvaises. L’homme ne vaut que par le prix qu’il met à ses sentimens. L’indifférence a un grand air dont je ne suis pas dupe ; au fond, c’est faiblesse et mesquinerie de cœur. Qu’est-ce que la patrie ? qu’est-ce que la famille ? qu’est-ce que la religion ? dit l’indifférent. — Les noms de conventions sociales qui ne touchent à l’âme de l’homme qu’autant que l’âme veut bien y donner prise. — Essayez d’ôter à l’âme ces prises qu’elle donne sur elle-même, l’âme ne vit plus. Ce que vous appelez les concessions de l’âme, ce sont les causes mêmes de sa vie. Plus il y a de choses à quoi l’homme est indifférent, moins il est homme, et chaque fois qu’il met en doute un de ses sentimens et de ses affections, il s’affaiblit et s’anéantit lui-même.

Laissons donc de côté cette indifférence systématique qui me gâte le vicaire et qui lui ôte sa dignité en lui ôtant sa sincérité, venons aux doutes, à ses doutes sincères et scrupuleux, doutes contre le christianisme et doutes pour le christianisme. Ici l’homme est ouvert ; point de déguisement, point d’indifférence : l’Évangile l’attire et le domine ; mais dans l’Évangile aussi que de choses qui le déconcertent ! Jamais la confession d’une âme sincère et pieuse où le doute est entré et d’où la foi ne veut pas sortir n’a été plus expressive et plus éloquente. « J’avoue que la majesté des Écritures m’étonne ; la sainteté de l’Évangile parle à mon cœur. Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe ; qu’ils sont petits près de celui-là ! Se peut-il qu’un livre à la fois si sublime et si simple soit l’ouvrage des hommes ? Se peut-il que celui dont il fait l’histoire ne soit qu’un homme lui-même ? Est-ce là le ton d’un enthousiaste ou d’un ambitieux sectaire ? Quelle douceur, quelle pureté dans ses mœurs ! quelle grâce touchante dans ses instructions ! quelle élévation dans ses maximes ! quelle profonde sagesse dans ses discours ! quelle présence d’esprit, quelle finesse et quelle justesse dans ses réponses ? quel empire sur ses passions ! Où est l’homme, où est le sage qui sait agir, souffrir et mourir sans faiblesse et sans ostentation ! Quand Platon peint son juste imaginaire, couvert de tout l’opprobre du crime et digne de tous les prix de la vertu, il peint trait pour trait Jésus-Christ. La ressemblance est si frappante, que tous les pères de l’église l’ont sentie et qu’il n’est pas possible de s’y tromper. Quels préjugés, quel aveuglement ne faut-il pas avoir pour comparer le fils de Sophronisque au fils de Marie ! Quelle distance de l’un à l’autre ! Socrate mourant sans douleur, sans ignominie, soutient aisément jusqu’au bout son personnage, et si cette facile mort n’eût honoré sa vie, on douterait si Socrate, avec tout son esprit, fut autre chose qu’un sophiste… La mort de Socrate philosophant tranquillement avec ses amis est la plus douce qu’on puisse désirer ; celle de Jésus expirant dans les tourmens, injurié, raillé, maudit de tout un peuple, est la plus horrible qu’on puisse craindre. Socrate prenant la coupe empoisonnée bénit celui qui la lui présente et qui pleure ; Jésus, au milieu d’un supplice affreux, prie pour ses bourreaux acharnés. Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu[42] ! »

Non-seulement Rousseau a des momens où il se rapproche volontairement du christianisme, mais même, quand il semble vouloir s’en écarter, il y penche par une sorte de disposition naturelle. Je lis à la fin de la première partie de la profession de foi ; « Je médite sur l’ordre de l’univers, non pour l’expliquer par de vains systèmes, mais pour l’admirer sans cesse, pour adorer le sage auteur qui s’y fait sentir. Je converse avec lui, je pénètre toutes mes facultés de sa divine essence, je m’attendris à ses bienfaits, je le bénis de ses dons, mais je ne le prie pas. Que lui demanderais-je ? qu’il changeât pour moi le cours des choses, qu’il fît des miracles en ma faveur ?… » Quelle idée a donc le vicaire de la prière, s’il croit ne pas prier « en conversant avec Dieu, en s’attendrissant à ses bienfaits, en le bénissant de ses dons ? » Bizarre distinction ! Admirez Dieu et adorez-le sans cesse, mais ne le priez pas I Ne dites pas : Sanctificetur nomen tuum. Écriez-vous, si vous voulez : « Source de justice et de vérité, Dieu clément et bon ! dans ma confiance en toi, le suprême vœu de mon cœur est que ta volonté soit faite ; » mais ne priez pas et ne dites pas : Fiat volunias tua, sicut in cœlo et in terra ! — Vous pouvez demander à Dieu de « redresser votre erreur si vous vous égarez, et si cette erreur est dangereuse ; » mais vous ne devez pas lui dire : Et ne nos inducas in tentationem, sed libera nos a malo ! Rousseau, en vérité, a l’air d’entendre la prière comme l’entendent les petites filles, qui demandent à Dieu de leur donner une robe ou un ruban. Jamais les docteurs chrétiens n’ont entendu la prière de cette façon mesquine et frivole. « Nous vous avertissons et nous vous exhortons, mes frères, au nom de notre Seigneur, dit saint Augustin, que vous ne demandiez jamais rien à Dieu des choses mortelles et périssables de ce monde, mais seulement ce qu’il sait être le plus utile pour le salut de votre âme, car certainement vous ne savez ce qui vous est bon[43]. « Entre Rousseau, qui veut que l’homme ne paie pas, mais qu’il s’abandonne à la volonté de Dieu, et saint Augustin, qui veut que l’homme prie, mais qu’il ne demande à Dieu aucun des biens ou des plaisirs d’ici-bas. Dieu sachant mieux que l’homme ce qu’il faut à l’homme, où est la différence ? Ce sont les mêmes argumens et les mêmes motifs, si bien que l’abandon sans prière que Rousseau impose, et la prière avec abandon que prescrit saint Augustin, se ressemblent trait pour trait. C’est ainsi que Rousseau se rapproche de la doctrine chrétienne, même quand il croit ou qu’il veut s’en éloigner.

La péroraison du vicaire savoyard, et surtout la note jointe à cette péroraison, exprime admirablement le sens et l’intention de Rousseau, car c’est là surtout qu’il s’éloigne des philosophes du temps, et qu’il réprouve énergiquement leurs doctrines ; c’est là enfin qu’il montre avec une force singulière que la morale, quoiqu’elle procède de l’âme humaine et n’ait pas besoin d’être révélée, ne peut pourtant point se passer d’une croyance surnaturelle pour fin et pour sanction. « Fuyez ceux qui, sous prétexte d’expliquer la nature, sèment dans les cœurs des hommes de désolantes doctrines, et dont le scepticisme apparent est cent fois plus affirmatif et plus dogmatique que le ton décidé de leurs adversaires. Sous le hautain prétexte qu’eux seuls sont éclairés, vrais, de bonne foi, ils nous soumettent impérieusement à leurs décisions tranchantes, et prétendent nous donner pour les vrais principes des choses les inintelligibles systèmes qu’ils ont bâtis dans leur imagination. Du reste, traversant, détruisant, foulant aux pieds tout ce que les hommes respectent, ils ôtent aux affligés la dernière consolation de leur misère, aux puissans et aux riches le seul frein de leurs passions ; ils arrachent du fond des cœurs le remords du crime, l’espoir de la vertu, et se vantent encore d’être les bienfaiteurs du genre humain…. Les mahométans disent, selon Chardin, qu’après l’examen qui suivra la résurrection universelle, tous les corps iront passer un pont appelé poul Serrho, qui est jeté sur le feu éternel… Les Persans sont fort infatués de ce pont, et lorsque quelqu’un souffre une injure dont, par aucune voie ni dans aucun temps, il ne peut avoir raison, sa dernière consolation est de dire : « Eh bien ! par le Dieu vivant, tu me le paieras au double au dernier jour. Tu ne passeras point le poul Serrho que tu ne me satisfasses auparavant ; je m’attacherai au bord de ta veste et je me jetterai à tes jambes. » J’ai vu beaucoup de gens éminens et de toutes sortes de professions qui, appréhendant qu’on ne criât ainsi haro sur eux au passage de ce pont redoutable, sollicitaient ceux qui se plaignaient d’eux de leur pardonner… Croirai-je que l’idée de ce pont, qui répare tant d’iniquités, n’en prévient jamais ? Que si l’on ôtait aux Persans cette idée, en leur persuadant qu’il n’y a ni poul Serrho, ni rien de semblable, où les opprimés soient vengés de leurs tyrans après la mort, n’est-il pas clair que cela mettrait ceux-ci fort à leur aise, et les délivrerait du soin d’apaiser ces malheureux ?… Philosophe, tes lois morales sont fort belles ; mais montre-m’en, de grâce, la sanction ; cesse un moment de battre la campagne, et dis-moi nettement ce que tu mets à la place du poul Serrho[44] ! »

En relisant ces belles et fortes paroles dans mon cabinet, je me reporte malgré moi à la lecture que j’en faisais à la Sorbonne, aux impressions que mon auditoire en recevait, aux explications qu’il me demandait, aux lettres qu’il m’écrivait, enfin à toute cette communication d’idées et de sentimens qui est la plus grande utilité du professorat, et qui en est aussi le charme et l’honneur. J’ai toujours eu l’habitude de combattre les préjugés que je pense trouver dans mon auditoire, et je n’avais garde d’y manquer le jour où je commentais l’éloge que Rousseau fait du poul Serrho ou de la nécessité des croyances surnaturelles pour servir de sanction à la morale privée et publique. Je représentais donc qu’il y a deux sociétés : l’une qui a des croyances surnaturelles, c’est-à-dire des scrupules, des remords, des expiations, des pénitences, où l’homme relève surtout de sa conscience, et où le pouvoir de la conscience dans le monde est représenté par le culte et par les ministres du culte ; l’autre qui n’a pas de croyances surnaturelles, qui croit que tout finit avec cette vie, et qui ne craint par conséquent de châtimens que ceux de la loi. Je cherchais à personnifier ces deux sociétés entre lesquelles il faut que l’homme choisisse : celle de la conscience et celle du code pénal, et, pour type de l’une, je prenais le prêtre, dont le devoir est de s’adresser aux consciences, et qui souvent même remplace celles qui sont muettes et insensibles ; pour type de l’autre, je prenais le gendarme, qui repousse le mal par la force. Il faut choisir, disais-je, entre le prêtre et le gendarme ! Je vis aussitôt au mouvement de l’auditoire que le mot semblait dur. Bon, me dis-je, j’aurai des lettres demain. Elles ne manquèrent pas, quelques-unes spirituelles, d’autres déclamatoires, presque toutes se ressentant de l’agitation qui régnait encore à ce moment dans les esprits ; c’était en 1851. Je ne reculai pas, et c’est ainsi que la question du poul Serrho ou de la nécessité des croyances surnaturelles fut débattue plus longtemps que je n’avais voulu le faire.

— Prenez garde, disais-je aux adversaires du poul Serrho ou des croyances surnaturelles, plus il y a de scrupules dans une société, moins il y a besoin de gendarmes, et, par contre, tout ce que vous ôtez à la conscience, vous le donnez à la police. Il faut une règle et un ordre dans une société. Toute la question est de savoir d’où viendra cette règle et cet ordre : de la conscience ou de la force ? Je ne déteste pas le gendarme, je l’estime même fort ; mais enfin il représente la force dans la société. Je n’admire pas toujours le prêtre, je puis même le blâmer parfois ; mais enfin il représente la conscience dans la société. Il n’y a des églises et des prêtres que parce que l’homme a autre chose qu’un corps, parce qu’il a des idées morales. Il n’y a une force publique et des gendarmes que parce que les idées morales ne suffisent pas à maintenir l’ordre dans la société. Cette distinction entre la conscience et la force, entre la peur du péché et la peur du châtiment, est vieille comme le monde. Quand Démosthènes gourmandait l’indolence des Athéniens, il leur disait aussi qu’il y avait dans ce monde deux nécessités, celle des hommes libres et celle des esclaves : la nécessité des hommes libres, c’est la nécessité de l’honneur, du courage, de l’amour de la patrie. « Obéissez à cette noble et sainte nécessité, disait l’orateur, sans quoi vous obéirez à la nécessité des esclaves, c’est-à-dire à celle des coups et des mauvais traitemens ; car Philippe vous battra et vous dépouillera comme des esclaves si vous ne vous défendez pas comme des hommes libres. » Ces deux nécessités, celle d’obéir à la conscience et à l’honneur et celle d’obéir à la force, seront toujours dans le monde. Laquelle devons-nous choisir. Prendrons-nous pour règle le scrupule ou le châtiment ? Toute la question est là : d’un côté la conscience ou le prêtre, de l’autre la force ou le gendarme.

Deux cités se partagent le monde et ont chacune leurs formes de gouvernement, la cité de Dieu et la cité des hommes, la cité de l’âme et la cité du corps, la cité qui se gouverne par le scrupule et celle qui se gouverne par la force. Quant à moi, entre ces deux cités, mon choix est fait, quand même devrait dégénérer un jour celle que je choisis. J’aime mieux le gouvernement qui s’adresse à mon âme que celui qui s’adresse à mon corps ; j’aime mieux celui qui veut me persuader, dût-il mal me guider, que celui qui me contraint, dût-il bien me conduire. Avec l’un je me sens homme encore, avec l’autre je ne suis qu’un animal apprivoisé.

Ai-je, en parlant ainsi, persuadé mes contradicteurs ? Je n’en sais rien ; ce dont je suis sûr, c’est que ces libres et familiers entretiens n’ont pas diminué dans mon auditoire le respect de la conscience humaine, le culte de l’ordre moral, le goût du spiritualisme, le penchant vers la religion, et que de cette façon j’ai commenté la profession de foi dans le sens et dans l’esprit même de Rousseau. Je n’ai point prêché la religion, cette autorité ne m’appartenait pas ; j’ai montré seulement comment Rousseau s’approchait du christianisme, tantôt le voulant, tantôt ne le voulant pas, et combien il pouvait aider à nous y ramener. Je ne fais point, encore un coup, de Rousseau un apologiste de la foi chrétienne ; ce serait une fraude dangereuse, car les dévots qui sur ma parole iraient y chercher de nouveaux motifs de croire y trouveraient des motifs de douter ; mais je n’en fais point non plus un ennemi du christianisme : ce serait une plus grave erreur. Prise en son temps, la profession de foi du vicaire savoyard est un événement important dans l’histoire des idées ; elle marque la fin du mouvement qui emportait le XVIIIe siècle vers l’impiété et le commencement du retour aux idées religieuses. Prise dans son sens général et sans plus tenir compte de la date, la profession de foi, je l’avoue, donne peu à la foi chrétienne ; mais ce peu a ce qu’il faut pour devenir beaucoup, si l’âme qui le reçoit se met en état de le vouloir : « Mon fils, dit le vicaire en finissant, tenez votre âme en état de désirer toujours qu’il y ait un Dieu, et vous n’en douterez jamais. » C’est cette disposition salutaire de croire à Dieu, de souhaiter d’être chrétien et de demander à la foi l’appui nécessaire à la morale qu’inspire la profession de foi, et je ne puis mieux exprimer cette disposition qu’en citant cette phrase de saint Augustin dont Rousseau semble s’être inspiré sans la connaître, tant elle résume exactement, selon moi, les intentions du vicaire savoyard : « Restat igitur in hac mortali vitâ, non ut homo impleat justitiam cùm voluerit, sed ut se supplici pietate concertat ad eum cujus dono eam possit implere. — Que reste-t-il donc à l’homme ici-bas ? Il lui reste non pas d’accomplir la justice, même quand il le veut, mais de se tourner avec une piété humble et suppliante vers celui qui peut lui donner la force de l’accomplir[45]. »

SAINT-MARC GIRARDIN.

  1. Troisième dialogue sur Rousseau, juge de Jean-Jacques, p. 131.
  2. Émile, livre Ier.
  3. Locke cite cette maxime romaine et s’en appuie pour défendre le système d’éducation rude et laborieuse qu’il propose. Locke, de l’Éducation des enfans, t. Ier, p. 16.
  4. Cayot, bénédictin, né en 1726, mort en 1779, auteur d’un livre intitulé les Plagiats de Jean-Jacques Rousseau.
  5. Voir sur Scévole de Sainte-Marthe la notice intéressante de M. Feugère, placée à la suite de la vie d’Henri Etienne que vient de couronner l’Académie française.
  6. Ambroise Paré, in-4o, p. 603.
  7. Traité de l’Éducation corporelle des Enfans en bas-âge, p. 151.
  8. Préface de la nouvelle édition, p. IX.
  9. Émile, livre Ier.
  10. Correspondance, t. IV, édit. Furne, 786-787.
  11. Voyez sur ce point les réflexions judicieuses de M. Donné, aujourd’hui recteur de l’académie de Montpellier, dans son excellent livre intitulé Conseils aux mères sur la manière d’élever les enfans nouveau-nés.
  12. Adèle et Théodore, t. 1er, p, 167-168.
  13. Saint Chrysostôme, t. XI, p. 663. Homélies sur l’épitre à Timothée.
  14. Émile, livre Ier.
  15. Traité de l’Éducation chrétienne des enfans selon les maximes de l’Écriture sainte et les instructions des saints Pères de l’Église, 1 vol. ; nouvelle édition, 1678, p. 51.
  16. Je me souviens d’avoir lu dans les Lettres édifiantes qu’en Amérique les missionnaires s’aperçurent au bout de quelque temps que les sauvages qu’ils avaient instruits des vérités de la religion et qu’ils interrogeaient, pour mieux fixer ces vérités dans leur esprit, répondaient non pas à la question que les pères leur faisaient, mais selon l’accent de la question, si bien que si on leur demandait : « Y a-t-il un Dieu ? » avec l’accent négatif, ils disaient aussitôt « non ! » De même, si on disait : « L’homme peut-il être Dieu ? » avec l’accent affirmatif, ils répondaient « oui. » Ces pauvres sauvages, n’entendant pas bien leur langue, mal parlée par les missionnaires, entendaient l’accent et non la parole. Nous avons en effet un autre accent pour dire oui que pour dire non, et cet accent est si sensible, que nous pourrions nous passer du mot. Le son de voix suffirait.
  17. Émile, livre Ier.
  18. Émile, livre II.
  19. Émile, livre II.
  20. Adèle et Théodore, t. II, p. 102.
  21. Education progressive de Mme Necker-Saussure, t. Ier, p. 173-177.
  22. Éducation progressive, t Ier, p. 261.
  23. Émile, livre II.
  24. Ibid.
  25. Émile, livre II.
  26. Éducation progressive, livre II, p. 237-238.
  27. Émile, livre II.
  28. Émile, livre II.
  29. Émile, livre III.
  30. Émile, livre III.
  31. Émile, livre IV.
  32. Émile, livre IV.
  33. Émile, livre IV.
  34. Ibid.
  35. Fontenelle, de l’Origine des Fables, tome III, p. 277.
  36. Fénelon, Éducation des Filles, édition de Toulouse, 1810, tome III, p. 69.
  37. Mémoires de madame d’Épinay, t. II, p. 63.
  38. Livre IV, p. 156.
  39. Jocelyn, IXe époque.
  40. Émile, livre IV.
  41. Nous retrouverons cette doctrine dans le Contrat social. C’est là que Rousseau la développe à loisir, et c’est là que nous l’examinerons.
  42. Livre IV. — Rousseau n’est pas le premier qui ait comparé ainsi Socrate à Jésus-Christ pour faire ressortir tout ce qu’il y a d’humain dans Socrate et de divin dans Jésus-Christ. Je lis dans les Réflexions morales de Nicole sur les épîtres et les évangiles le passage suivant à propos de l’Évangile du dimanche de la Passion : « Qu’on examine tous les hommes que nous pouvons connaître par les livres, et qu’on voie s’il y a rien en eux de ce caractère. Socrate, qui paraît le plus singulier de tous, est un homme tout rempli de petites idées et de petits raisonnemens qui ne regardent que la vie présente, un homme qui prend plaisir à discourir de vérités pour la plupart inutiles et qui ne tendent qu’à éclairer l’esprit à l’égard de quelques objets humains ; mais on ne voit rien ni dans lui ni dans aucun des autres hommes du caractère de Jésus-Christ, de cette élévation au-dessus du monde présent et de toutes les choses de la terre, et de cette application unique à ce qui regarde l’autre vie. » (Nicole, t. XI, p. 159.)
  43. Saint Augustin, sermon sur le psaume 53.
  44. Fin de la profession de foi du vicaire savoyard.
  45. Saint Augustin, ad Simplicium.