Jean-Jacques Rousseau, sa vie et ses ouvrages/12

Jean-Jacques Rousseau, sa vie et ses ouvrages
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 413-437).
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XII.

L’ÉDUCATION DE LA FEMME DANS L’ÉMILE.


Séparateur


Le corps, l’esprit et l’âme de l’élève de Rousseau sont formés : il est homme ; il faut maintenant lui trouver une compagne. Ici vient Sophie, — et Rousseau, qui fait plutôt un ouvrage d’éducation qu’un roman, ayant à parler de Sophie ou de la femme, ne manque pas cette occasion de traiter de l’éducation de la femme, comme il a traité de l’éducation de l’homme. Nous devons examiner rapidement quelles sont ses idées sur ce sujet, si souvent traité avant lui et après lui.

Je ne veux pas ici comparer les idées de Rousseau avec celles des différens auteurs qui ont écrit sur l’éducation des filles : ce serait le sujet d’un livre ; mais je profiterai de la publication récente que M. Lavallée vient de faire des lettres de Mme de Maintenon sur l’éducation pour comparer rapidement les principes de Rousseau sur l’éducation des femmes avec ceux de Mme de Maintenon. Il n’y a pas assurément dans le monde deux esprits plus différens que Jean-Jacques Rousseau et Mme de Maintenon ; l’un semble la chimère même ou plutôt le paradoxe, l’autre est la raison même. Cependant ils tiennent l’un à l’autre plus qu’on ne pourrait le croire, car il y a dans Mme de Maintenon, en dépit du préjugé public à son égard, un goût de la perfection, et par conséquent du progrès et de l’innovation, qui touche à la chimère, du côté où la chimère touche à l’idéal. C’est une grande erreur de se représenter Mme de Maintenon comme un esprit ferme jusqu’à être étroit, méthodique jusqu’à être routinier, qui n’eut jamais ni ardeur, ni enthousiasme, ni engouement, et qui méprisait ou craignait toutes les nouveautés. Mme de Maintenon était un esprit ardent, désireux du bien, croyant à l’empire de la raison[1] ; mais cette ardeur de zèle et ces élans vers le bien étaient réglés à la fois par le bon sens, qui était le propre de son génie, et par la défiance de soi-même qu’inspire le christianisme.

La fondation de Saint-Cyr ne fut pas seulement une grande et magnifique charité inspirée à Louis XIV par Mme de Maintenon. Ce fut plus : ce fut une grande innovation. Saint-Cyr en effet n’est pas un couvent, c’est un grand établissement consacré à l’éducation laïque des demoiselles nobles, c’est une sécularisation hardie et intelligente de l’éducation des femmes. En fondant Saint-Cyr, Mme de Maintenon voulait élever non des religieuses, mais des mères de famille, des femmes destinées à vivre dans le monde ; elle avait seulement le projet de les y faire vivre avec plus d’esprit, plus d’instruction et plus de vertu en même temps que n’en comporte le monde. Une fois donc que Mme de Maintenon n’a plus à nos yeux cet air sec et dur que la tradition lui a prêté, une fois qu’elle est un peu novatrice, nous pouvons, sans inconvénient et sans inconvenance, comparer ses idées sur l’éducation des filles avec celles de Rousseau.

Mme de Maintenon aussi bien n’est pas le seul novateur de son temps en ce qui touche l’éducation des filles. En 1681, c’est-à-dire cinq ans avant la fondation de Saint-Cyr, Fénelon, dans son Traité de l’Education des Filles[2], montrait combien il est important de bien élever les filles : « Ne sont-ce pas, dit-il, les femmes qui ruinent ou qui soutiennent les maisons, qui règlent tout le détail des choses domestiques, et qui par conséquent décident de ce qui touche le plus à tout le genre humain ? » Il faut donc, dans l’intérêt des familles et dans l’intérêt de l’état, « qui n’est que l’assemblage de toutes les familles, » que les femmes soient bien élevées. Suffit-il pour bien élever une fille de la mettre au couvent ? Les bons couvens assurément valent mieux que les familles licencieuses ou frivoles, mais l’éducation qu’une bonne mère donne à sa fille en la gardant auprès d’elle vaut mieux que l’éducation des meilleurs couvens. « J’estime fort l’éducation des bons couvens, dit Fénelon ; mais je compte encore plus sur celle d’une bonne mère, quand elle est libre de s’y appliquer… Si un couvent n’est pas régulier, dit-il encore, les filles y verront la vanité en honneur, ce qui est le plus subtil de tous les poisons pour une jeune personne ; elles y entendront parler du monde comme d’une espèce d’enchantement, et rien ne fait une plus pernicieuse impression que cette image trompeuse du siècle qu’on regarde de loin avec admiration, et qui en exagère les plaisirs sans en montrer au contraire les mécomptes et les amertumes… Si au contraire un couvent est dans la ferveur et dans la régularité de son institut, une jeune fille de condition y croît dans une profonde ignorance du siècle. C’est sans doute une heureuse ignorance, si elle doit durer toujours ; mais si cette fille sort de ce couvent et passe à un certain âge dans la maison paternelle où le monde aborde, rien n’est plus à craindre que cette surprise et ce grand ébranlement d’une imagination vive… Elle sort du couvent comme une personne qu’on aurait nourrie dans les ténèbres d’une profonde caverne et qu’on ferait passer tout d’un coup au grand jour. Rien n’est plus éblouissant que ce passage imprévu et que cet éclat auquel on n’a jamais été accoutumé. Il vaut beaucoup mieux qu’une fille s’habitue peu à peu au monde auprès d’une mère pieuse et discrète, qui ne lui en montre que ce qu’il lui convient d’en voir, qui lui en découvre les défauts dans les occasions, et qui lui donne l’exemple de n’en user qu’avec modération pour le seul besoin[3]. »

Cette idée, — qu’il est nécessaire d’élever les filles pour la famille et non pour le couvent, — est l’idée qui a présidé à la fondation de Saint-Cyr. Mme de Maintenon et Louis XIV surtout, « qui ne voulait pas souffrir de nouveaux établissemens, » c’est-à-dire la fondation de nouveaux couvens[4], évitèrent avec grand soin dans les commencemens tout ce qui pouvait donner à Saint-Cyr l’air et le caractère d’un couvent. Ainsi point de vœux absolus, « de peur qu’une communauté engagée par des vœux solennels et complètement séquestrée du monde ne donnât aux demoiselles des manières et une éducation religieuses. » Le père de La Chaise était du même avis. « Des jeunes filles, disait-il, seront mieux élevées par des personnes tenant au monde. L’objet de la fondation n’est pas de multiplier les couvens, qui se multiplient assez d’eux-mêmes, mais de donner à l’état des femmes bien élevées. Il y a assez de bonnes religieuses et pas assez de bonnes mères de famille. L’éducation perfectionnée à Saint-Cyr produira de grandes vertus, et les grandes vertus, au lieu d’être enfermées dans les cloîtres, devraient servir à sanctifier le monde. » La préface d’Esther, qui semble n’avoir trait qu’à l’instruction littéraire qu’on voulait donner aux jeunes filles de Saint-Cyr, montre aussi quel était le but où visait Mme de Maintenon, c’est-à-dire de rendre les demoiselles de Saint-Cyr « capables de servir Dieu dans les différens états où il lui plaira de les appeler, » par conséquent d’en faire, non des religieuses, mais des chrétiennes mères de famille. Enfin un ouvrage publié en 1687, un an après la fondation de Saint-Cyr, et dédié à Mme de Maintenon, l’Instruction chrétienne pour l’éducation des jeunes filles, témoigne aussi de l’esprit laïque qui animait tous ceux qui s’occupaient alors de l’éducation des filles et de la répugnance qu’on avait pour l’instruction des couvons. « Il ne faut pas, dit l’auteur de l’Instruction chrétienne, qui préfère, comme Fénelon, l’éducation domestique à l’éducation des cloîtres, il ne faut pas tenir les filles toujours liées et toujours captives, comme on fait en Italie et en Espagne ; ce serait les traiter en esclaves et leur donner plus d’envie de goûter du monde, dont on les éloigne si fort… Les mères peuvent faire voir le monde à leurs filles, mais le monde chrétien, le monde civil et poli, afin qu’elles prennent cette bonne grâce, cet air de liberté et de politesse, cet air honnête et civil qui distingue celles qui voient le monde d’avec celles qui ne l’ont jamais vu… Prenez garde, dit encore l’auteur, que les filles ne prennent un air galant et enjoué ; mais il est bon qu’elles aient de la bonne grâce, un port dégagé et un maintien naturel qui ne se compose et ne se déconcerte point[5]. »

Assurément nous sommes loin de la sévérité de la vieille éducation, plus loin encore de la vieille ignorance, et j’ai recueilli ces divers témoignages pour montrer quel était alors le nouvel esprit qui s’introduisait dans l’éducation des filles. Fénelon, le père La Chaise, l’auteur anonyme de l’Instruction chrétienne pour l’éducation des filles, Mme de Maintenon, Louis XIV, l’église et la cour pensent de même sur ce point. Il faut instruire les filles, il faut les élever pour la famille et pour le monde, où elles doivent vivre ; il faut les tirer de l’ignorance où on les tenait, soit que cette ignorance fût seulement l’effet de la négligence, soit qu’elle fût l’effet d’un système, car cette ignorance est funeste. « Les personnes instruites et occupées à des choses sérieuses, dit Fénelon, n’ont d’ordinaire qu’une curiosité médiocre ; ce qu’elles savent leur donne du mépris pour beaucoup de choses qu’elles ignorent… Au contraire les filles mal instruites et inappliquées ont une imagination toujours errante[6]. » Comme les éducations frivoles ressemblent trait pour trait aux éducations ignorantes, avec la prétention de plus, elles produisent les mêmes effets ; elles laissent de même s’égarer l’imagination. Si l’ignorance ne faisait jamais que des ignorantes et la frivolité que des frivoles, il n’y aurait que demi-mal ; mais qui sait quelle fausse et fatale éducation peuvent se donner à elles-mêmes ces têtes qu’on laisse vides de toute bonne occupation ? Il suffit d’une lecture mauvaise ou mal entendue pour enivrer ces cervelles vides. Je lisais, il y a déjà plusieurs années, ces paroles tirées des Mémoires d’une femme qui, ayant une nature perverse, la pervertit encore par une éducation qui n’était que frivole, et qu’elle rendait romanesque. « J’écrivais, je lisais avec ardeur, dit Mme Lafarge ; j’habituais mon intelligence à poétiser les plus minutieux détails de la vie, et je la préservais avec une sollicitude infinie de tout contact vulgaire ou trivial. J’ajoutai à ce tort de parer la réalité pour la rendre aimable à mon imagination celui plus grand encore de sentir l’amour du beau, de remplir plus facilement l’excès du devoir que les devoirs mêmes, de préférer en tout l’impossible au possible[7]. » L’affreuse condamnée qui écrivait ces lignes se faisait évidemment et à dessein romanesque et visionnaire pour paraître moins empoisonneuse. Il n’en est pas moins vrai qu’elle explique comment les éducations frivoles se tournent aisément en éducations romanesques, et qu’elle confirme par son dédain de la réalité ce que dit Fénelon de ces filles qui, s’étant nourries des chimères de leur imagination inoccupée, ne veulent pas descendre aux détails du ménage.

Quand Fénelon et Mme de Maintenon rejetaient pour les filles l’éducation du cloître, ce n’était pas pour leur donner une éducation d’académie. Aucun des grands esprits du XVIIe siècle n’aime les femmes savantes. Molière les joue en plein théâtre. Mme de Maintenon, avertie par l’expérience, corrige sévèrement à Saint-Cyr l’abus de l’esprit, après en avoir d’abord favorisé le goût. Fénelon craint le bel esprit chez les femmes, et surtout l’application du bel esprit à la théologie. « J’aime bien mieux, dit-il, que votre fille soit instruite des comptes de votre maître d’hôtel que des disputes des théologiens sur la grâce… Tout est perdu si elle s’entête du bel esprit et si elle se dégoûte des soins domestiques[8]. »

Quelle est donc l’éducation que le XVIIe siècle voulait donner aux femmes ? Une éducation conforme à leur vocation dans la vie. Or quelle est cette vocation ? quels sont les emplois de la femme dans la famille ? « Elle est, dit Fénelon, chargée de l’éducation de ses enfans, des garçons jusqu’à un certain âge, des filles jusqu’à ce qu’elles se marient ou se fassent religieuses, de la conduite des domestiques, de leurs mœurs, de leur service, du détail de la dépense, des moyens de faire tout avec économie et honorablement La plupart des femmes négligent l’économie comme un emploi bas qui ne convient qu’à des paysans ou à des fermiers, tout au plus à un maître d’hôtel ou à quelque femme de charge ; surtout les femmes nourries dans la mollesse, l’abondance et l’oisiveté, sont indolentes et dédaigneuses pour tout ce détail : elles ne font pas grande différence entre la vie champêtre et celle des sauvages du Canada. Si vous leur parlez de vente de blé, de culture de terres, des différentes natures de revenus, elles croient que vous les voulez réduire à des occupations indignes d’elles. » Qu’on ne pense pas que ce soit seulement par le goût qu’il a des anciens que Fénelon parle ainsi. Les pères de l’église prêchent la science du ménage comme faisait Xénophon. Ils ne veulent pas mettre la femme dans le cloître, ils ouvrent même volontiers la porte du gynécée ; mais ils retiennent la femme dans l’enceinte de ses devoirs domestiques, et ils se gardent bien de la livrer au monde. Les pères de l’église, et saint Clément en particulier dans son Pédagogue, se plaisent à répéter contre la femme du monde les railleries et les malédictions de la comédie grecque. « Le soin de leur famille et de leur domestique n’embarrasse guère ces sortes de femmes, dit le Pédagogue ; elles ne sont attentives qu’à vicier la bourse de leurs époux pour satisfaire à leurs folles dépenses. »

Pourquoi transcrire ici toutes ces citations ? Est-ce pour prouver la conformité de la sagesse antique et de la sagesse chrétienne sur l’attachement que la femme doit avoir aux soins de la famille et du ménage ? Est-ce par hasard que je trouve que toutes ces maximes d’économie et d’activité domestique seraient fort de mise dans la société de nos jours, si la société de nos jours voulait y donner quelque attention ? Est ce que j’ai la prétention de remettre en honneur la vieille et simple règle de Fénelon, qui veut que les femmes soient élevées d’une manière conforme à leur vocation dans le monde ? À Dieu ne plaise ! Je suis trop de mon temps pour ignorer que je prêche des convertis, la pire espèce de pécheurs. Notre société ne conteste pas l’excellence des vieilles maximes, seulement elle ne les suit pas, non par présomption ou parce qu’elle préfère des maximes contraires, mais par mollesse et par insouciance. Il y a encore de bonnes mères de famille et de bonnes ménagères ; qui en doute ? Mais celles-là mêmes élèvent soigneusement leurs filles à faire tout ce qu’elles ne feront plus une fois qu’elles seront mariées, et à ne pas faire ce qu’elles auront à faire une fois qu’elles auront un ménage et une famille. L’éducation du couvent (je parle des anciens) était mauvaise, parce qu’elle ne préparait pas à la famille. L’éducation du monde ne prépare pas mieux à la famille. Nos filles sont bien heureuses d’avoir beaucoup de bon sens et de finesse : cela les sauve des dangers de l’éducation qu’elles reçoivent. Sans ce bon sens et cette finesse, elles pourraient croire qu’elles n’auront jamais autre chose à faire dans le monde qu’à être belles et aimables, ce qui est le charme des honnêtes femmes, mais ce qui ne peut pas être leur occupation.

La prédication de cette grande science de l’économie, que Fénelon veut enseigner aux femmes, a de nos jours surtout un grand défaut : elle a l’air de s’opposer au luxe, qui est devenu une maxime d’état. Il faut de nos jours gagner et dépenser beaucoup, et cela au nom même des principes de l’économie politique, fort contraire en cela à l’ancienne économie domestique. Je n’ai rien à dire contre ces nouvelles régles, sinon qu’en transformant les hommes et les familles en grandes machines de circulation pour la richesse, il doit arriver nécessairement que les hommes et les familles, dans ce mouvement de circulation, seront soumis à une instabilité singulière. Je ne dis pas qu’il y a de nos jours plus de pauvres et moins de riches qu’autrefois ; je crois seulement que l’on est plus souvent riche et plus souvent pauvre qu’autrefois, que les familles sont sujettes à plus de révolutions, et que de cette manière, loin que l’instabilité dans l’état soit compensée par la stabilité dans les familles, les deux instabilités s’ajoutent l’une à l’autre.

L’éducation de Saint-Cyr semble réglée sur le Traité de Fénelon, ou du moins c’est le même esprit qui anime l’ouvrage de Fénelon et la grande institution de Mme de Maintenon. Comme Fénelon, Mme de Maintenon veut que les filles soient élevées pour leur emploi dans le monde. « Faites-leur voir, dit-elle aux dames de Saint-Cyr en leur parlant de leurs élèves, faites-leur voir que la vraie piété est de remplir ses devoirs ; qu’elles apprennent celui des femmes, celui des mères, les obligations envers les domestiques[9]… » Elle veut surtout qu’elles soient bien persuadées d’avance que tous ces devoirs de femme, de mère, de ménagère, sont pénibles et durs, afin qu’elles n’aient pas de désappointemens et de découragement, quand il les faudra remplir. Les filles s’imaginent souvent qu’avoir un mari et un ménage, c’est avoir dans le mari un serviteur empressé et dans le ménage une occasion de commandement. Il n’en est rien : le mari est souvent bourru ou ennuyé ; il faut adoucir le bourru, il faut distraire l’ennuyé. Le ménage est un tracas et une fatigue ; il faut sans cesse surveiller, ordonner, réprimander, presser. Le commandement n’est pas une charge qui soit douce dans le monde, pas plus quand il s’agit d’un ménage à conduire que quand il s’agit d’un état à gouverner. Il y faut une attention et une activité perpétuelles. Point de mollesse, point de relâchement. Qu’on ne croie pas que les choses du ménage aillent toutes séides et qu’une maison, une fois arrangée, n’ait plus besoin que d’être remontée tous les quinze jours ou tous les mois comme une bonne horloge. Dans une maison, si bien organisée qu’elle soit, les ressorts étant des hommes, il y a sans cesse à corriger et à remettre en ordre. Les machines humaines ne peuvent jamais être laissées à elles-mêmes. Si donc vous voulez être bien servi, prenez la peine de bien commander. Agissez beaucoup, comme il convient à une maîtresse de ménage, c’est-à-dire agissez en surveillant et en ordonnant. Mme de Maintenon recommande sans cesse à ses filles le courage ; elle appelle ainsi l’activité domestique. Elle ne veut pas de femmes indolentes et délicates. Que faire de cela dans la famille ? Et de même qu’elle recommande le courage, c’est-à-dire l’activité domestique, elle gourmande la lâcheté. « J’appelle lâcheté, ma chère fille, écrit-elle à une maîtresse de classe, cette recherche continuelle des commodités qui ferait établir des machines qui apportassent toutes les choses dont on a besoin, sans étendre le bras pour les aller prendre, cette frayeur des moindres incommodités comme du vent, du froid, de la fumée, de la poussière, des puanteurs, qui fait faire des plaintes et des grimaces comme si tout était perdu,… cette indifférence que ce qu’on a fait soit bien fait, cette peur d’être grondée qui est la seule chose qui occupe,… ces portes et ces fenêtres mal fermées pour ne pas s’en donner la peine,… cette impossibilité de s’acquitter d’une commission exactement, parce qu’on s’en remet sur la première personne qu’on trouve, sans se soucier jamais du fait,… cette impatience de ne pouvoir attendre en paix… — J’étais en bon train, ma chère fille ; mais je n’ai pu continuer ma lettre. Adieu, je vous donne le bonsoir[10]. »

J’ai copié cette lettre parce qu’elle est pleine du goût du ménage et tout à fait conforme aux maximes de Fénelon sur l’économie domestique. Notez-le bien, l’ordre et la vigilance que Mme de Maintenon veut inspirer à ses filles n’est pas l’ordre minutieux du couvent, c’est l’ordre qui convient au ménage et à la vie de famille. Il est curieux de voir avec quel soin Mme de Maintenon préserve ses filles de toutes les petitesses d’esprit qui sont fréquentes dans les couvens. Elle ne veut ni fausse modestie ni pruderie ridicule. Elle a de ce côté une liberté d’esprit et une fermeté de bon sens vraiment admirables. « On m’a dit, écrit-elle à Mme du Tourp, maîtresse générale des classes en 1694, qu’une des petites fut scandalisée au parloir de ce que son père avait parlé de sa culotte ; c’est un mot en usage. Quelles finesses y entendent-elles ? Est-ce l’arrangement des lettres qui fait un mot immodeste ? Auront-elles de la peine à entendre les mots de curé, de cupidité, de curieux, etc. ? Cela est pitoyable. D’autres ne disent qu’à l’oreille qu’une femme est grosse. Veulent-elles être plus modestes que notre Seigneur, qui parle de grossesse, d’enfantement, etc. ? Une petite demoiselle s’arrêta avec moi quand je voulus lui faire dire combien il y a de sacremens, ne voulant pas nommer le mariage : elle se mit à rire, et me dit qu’on ne le nommait point dans le couvent dont elle sortait. — Quoi ! un sacrement institué par Jésus-Christ, qu’il a honoré de sa présence, dont ses apôtres détaillent les obligations et qu’il faut apprendre à nos filles, ne pourra pas être nommé ! Voilà ce qui tourne en ridicule l’éducation des couvens ! Il y a bien plus d’immodestie à toutes ces façons-là qu’il n’y en a à parler de ce qui est innocent et dont tous les livres de piété sont remplis. Quand elles auront passé par le mariage, elles verront qu’il n’y a pas de quoi rire. Il faut les accoutumer à en parler très-sérieusement, et même tristement, car je crois que c’est l’état où on éprouve le plus de tribulations, même dans les meilleurs[11]. »

Ce que Mme de Maintenon veut surtout qu’on apprenne aux filles, c’est donc ce qu’on appellerait, dans le jargon de nos jours, le sérieux de la vie, et elle a raison, car c’est là en vérité la maîtresse science. Sa maxime favorite est : « Il faut rendre les femmes capables de soutenir tout le bien et tout le mal qu’il plaira à Dieu de leur envoyer. » Point de petites pratiques de dévotion, point de piété mesquine. » Quand une fille instruite dira et pratiquera de perdre vêpres pour tenir compagnie à son mari malade, tout le monde l’approuvera. Quand elles auront pour principes qu’il faut honorer son père et sa mère, quelque mauvais qu’ils soient, on ne se moquera point ; quand une fille dira qu’une femme fait mieux de bien élever ses enfans et d’instruire ses domestiques que de passer la matinée à l’église, on s’accommodera très bien de cette religion ; elle la fera aimer et respecter. Prêchez sincèrement, ma chère fille, cette dévotion pratiquée selon l’état où Dieu nous a appelés[12]. »

Que deviennent, après ces conseils de sagesse, les reproches de bigoterie que le préjugé fait à Mme de Maintenon ? Personne n’a mieux su et n’a mieux dit ce que l’esprit du monde doit emprunter à l’esprit de la religion, et ce que l’esprit de la religion peut recevoir de l’esprit du monde : elle veut que les femmes soient des chrétiennes ; mais elle veut aussi que ces chrétiennes soient des épouses, des mères et des ménagères qui remplissent scrupuleusement tous les devoirs de leur état, sans mollesse et sans indolence, sans petitesse et sans fausse pruderie. En même temps qu’elle élève les filles pour la famille, elle veut aussi les élever pour la bonne compagnie, car le goût de la bonne compagnie et de la conversation aimable et sérieuse, qui en fait le charme, était un des traits particuliers du caractère de Mme de Maintenon. Elle voulait même faire de Saint-Cyr une sorte de séminaire de la bonne compagnie, pensant que les jeunes filles nobles qui en auraient pris le goût dans leur éducation le porteraient et le répandraient ensuite partout où elles iraient. De là les soins infinis qu’elle donne à leur éducation ; elle veut qu’elles aient l’esprit poli et non raffiné, instruit et non savant ; elle veut même aussi, Dieu me pardonne, qu’elles aient une belle taille et de bonnes manières. Elle se facile tout rouge quand elle s’aperçoit que la taille d’une demoiselle se gâte, et cela faute de lui donner le corset qu’il lui faut. Elle écrit à Mme de Berval, maîtresse générale, « qu’il faut donner des corps aussi souvent qu’il en est besoin pour conserver la taille. Songez, dit-elle, au tort que vous faites à une fille qui devient bossue par votre faute, et par là hors d’état de trouver ni mari, ni couvent, ni dame qui veuille s’en charger ! N’épargnez rien pour leur âme, pour leur santé et pour leur taille. Nourrissez-les durement, accoutumez-les à toute sorte de fatigues : elles sont pauvres, et apparemment elles le seront toujours ; élevez-les donc dans l’état où il a plu à Dieu de les mettre, mais n’oubliez rien pour sauver leur âme, pour fortifier leur santé et pour conserver leur taille[13]. »

Ces paroles, qui pour nous ont presque l’air d’une plaisanterie, ne sont que l’expression vive et familière du goût que Mme de Maintenon avait pour les allures et la contenance de la bonne compagnie. Prenant pareil soin de l’extérieur, elle se gardait bien de négliger l’intérieur. Si la bonne compagnie n’aime pas les bossues, elle aime encore moins les sottes, et les défauts de l’esprit la choquent plus que les défauts du corps ; elle peut s’accoutumer aux uns, elle ne peut pas supporter les autres, car ils la détruisent. Que faire donc pour donner aux filles de Saint-Cyr cet esprit à la fois aimable et sérieux qui est le propre de la bonne compagnie ? « Il faut, dit admirablement Mme de Maintenon, réjouir leur éducation et diversifier leur instruction ! » Quelle excellente pédagogie dans ces deux mots ! Les éducations tristes et mornes n’ont point de prise sur l’âme ; les instructions monotones n’ont point de prise sur l’esprit. Il faut de la gaîté et de l’entrain dans le gouvernement de la jeunesse, afin que la jeunesse, se sentant égayée dans le cercle de la règle, ne soit point tentée de chercher la joie hors du devoir. Il faut aussi de la variété et de la liberté dans l’esprit pour instruire la jeunesse, afin que, la variété des leçons répondant à la diversité des vocations, chaque élève puisse trouver dans l’enseignement du maître ce qui convient à son esprit, et qu’aucune intelligence ne reste stérile.

Nous retrouvons dans Jean-Jacques Rousseau beaucoup des maximes de Fénelon et de Mme de Maintenon, et quiconque ne ferait attention qu’aux ressemblances entre le cinquième livre de l’Émile et le Traité de Fénelon ou les Lettres de Mme de Maintenon serait tenté de croire à une conformité de principes bien plus grande que celle qui existe au fond. Voyons d’abord ces ressemblances, nous viendrons ensuite aux différences, et nous en expliquerons la cause et la portée.

Comme Fénelon et Mme de Maintenon, Rousseau veut que Sophie se « soit appliquée à tous les détails du ménage. Elle entend la cuisine et l’office, elle sait le prix des denrées, elle en connaît les qualités, elle sait fort bien tenir les comptes, elle sert de maître-d’hôtel à sa mère. Faite pour être elle-même mère de famille un jour, en gouvernant la maison maternelle, elle apprend à gouverner la sienne ; elle peut suppléer aux fonctions des domestiques et le fait toujours volontiers. On ne sait jamais bien commandée que ce qu’on sait exécuter soi-même. C’est la raison de sa mère pour l’occuper ainsi[14]. » Ainsi l’économie domestique et ses détails familiers ne déplaisent pas plus à Rousseau qu’à Mme de Maintenon, et il n’attache pas moins d’importance qu’elle à voir les filles apprendre les soins du ménage. Il veut aussi qu’elles sachent travailler. « Ce que Sophie sait le mieux et qu’on lui a fait apprendre avec le plus de soin, ce sont les travaux de son sexe, même ceux dont on ne s’avise point, comme de tailler et de coudre ses robes. Il n’y a pas un ouvrage à l’aiguille qu’elle ne sache faire et qu’elle ne fasse avec plaisir ; mais le travail qu’elle préfère à tout autre est la dentelle, parce qu’il n’y en a pas un qui donne une attitude plus agréable et où les doigts s’exercent avec plus de grâce et de légèreté[15]. » Ainsi Sophie aime, parmi les travaux de l’aiguille, ceux qui lui seyent le mieux, et Rousseau ne blâme pas cette coquetterie. Les motifs de Mme de Maintenon sont fort différens, quand elle veut qu’on enseigne aux filles le goût de l’ouvrage. « Comptez, dit-elle aux dames de Saint-Cyr, que c’est procurer un trésor aux filles que de leur donner le goût de l’ouvrage, car sans avoir égard à la qualité de pauvres demoiselles qui les mettra peut-être dans la nécessité de travailler pour subsister, je dis que, généralement parlant, rien n’est plus nécessaire aux personnes de notre sexe que d’aimer le travail : il calme les passions, il occupe l’esprit et ne laisse pas le loisir de penser au mal ; il fait même passer le temps agréablement. L’oisiveté, au contraire, conduit à toute sorte de maux[16]. » Ici le travail est recommandé et loué pour sa plus grande cause, qui est la nécessité, et pour son plus grand effet, qui est le calme et l’honnêteté qu’il inspire, non point pour son agrément et l’attitude élégante qu’il donne aux jeunes filles. Je ne m’étonne point de cette différence entre les motifs du travail dans Rousseau et dans Mme de Maintenon. Nulle part, dans Rousseau, le travail n’est sérieux et sincère. Or il faut que le travail soit sérieux et obligatoire pour avoir toute sa vertu morale. Si vous y cherchez l’amusement ou une contenance gracieuse, vous l’y trouverez peut-être, parce que le travail a toute sorte de ressources ; mais, comme vous l’aurez efféminé à plaisir, n’y comptez plus pour avoir de la force : n’y comptez plus que pour la grâce, et pour une grâce qui aboutira bientôt à l’affectation.

Nous avons vu comment Mme de Maintenon à Saint-Cyr gourmandait les filles délicates qui craignaient « la fumée, la poussière, les puanteurs jusqu’à en faire des plaintes et des grimaces, comme si tout était perdu. » Sophie aurait été grondée par Mme de Maintenon, car « elle est d’une délicatesse extrême sur la propreté, et cette délicatesse poussée à l’excès est devenue un de ses défauts : elle laisserait plutôt aller tout le dîner par le feu que de tacher sa manchette ; elle n’a jamais voulu de l’inspection du jardin par la même raison. La terre lui paraît malpropre ; sitôt qu’elle voit du fumier, elle croit en sentir l’odeur. » Rousseau blâme bien un peu Sophie de ce défaut ; mais son blâme est tout près d’un éloge. Si Sophie est trop délicate sur la cuisine et sur le jardinage, c’est qu’elle est très propre. Je sais bien pourquoi Rousseau est si indulgent et Mme de Maintenon si sévère : les personnages de Rousseau sont des personnages de roman, et jamais héros de roman n’est mort ou n’a souffert de la faim pour un dîner jeté au feu afin de ne point tacher ses manchettes. Cette indifférence sied dans le roman ; mais elle n’est point de mise dans les pauvres familles nobles où Mme de Maintenon va chercher les filles de Saint-Cyr. Mme de Maintenon a affaire avec la vérité. Il faut donc que ses pauvres filles nobles ne prennent pas dans leur éducation des habitudes de délicatesse qu’elles ne pourront pas garder dans les ménages modestes et économes qu’elles auront à conduire ; il faut qu’elles soient décidées à tacher leurs manchettes plutôt qu’à faire jeûner leur famille ; il faut qu’elles sacrifient la bonne grâce et le bel air au devoir.

Rousseau ne veut pas plus que Fénelon et Mme de Maintenon d’une éducation solitaire et renfermée qui laisse ignorer le monde. Il veut même que la mère de famille ne se tienne pas trop recluse dans son intérieur ; il lui demande de voir le monde, ou plutôt de le faire voir à sa fille. En effet, montrer le monde à sa fille n’est pas du tout la même chose que le chercher pour soi-même. Si la mère va dans le monde pour son propre compte, au lieu seulement d’y accompagner sa fille, l’instruction que peut donner l’usage du monde est perdue : il ne reste plus que l’usage des plaisirs autorisé par le goût de la mère. Comment alors la fille n’aimerait-elle pas le monde ? Au lieu de juger ces plaisirs et de voir ce qu’ils valent, au lieu de les prendre pour ce qu’ils sont, comment la fille ne croirait-elle pas qu’ils sont le véritable emploi de la vie des femmes ? « Quand je veux qu’une mère introduise sa fille dans le monde, dit Rousseau, c’est en supposant qu’elle le lui fera voir ici qu’il est… Mères, dit-il encore, donnez à vos filles un sens droit et une âme honnête, puis ne leur cachez rien de ce qu’un œil chaste peut regarder : les bals, les festins, les jeux, même le théâtre, tout ce qui, mal vu, fait le charme d’une imprudente jeunesse peut être offert sans risque à des yeux sains. Mieux elles verront ces bruyans plaisirs, plus tôt elles en seront dégoûtées[17]. »

Fénelon et Mme de Maintenon ne vont pas si loin ; ils se bornent a préférer l’éducation de la famille à celle du couvent, afin que les filles soient mieux préparées à la vie qu’elles doivent mener. Il n’y a pas encore cependant sur ce point de différence notable entre leurs principes et ceux de Rousseau. Voulant, comme Rousseau, que la femme soit élevée pour vivre dans le monde et non dans le cloître, il est naturel qu’ils permettent aux filles la connaissance des plaisirs du monde, ne serait-ce que pour qu’elles n’en aient pas un trop grand étonnement après le mariage. Il est naturel aussi, comme les plaisirs du monde sont ce que les fait l’intention de ceux qui les prennent, et qu’à cause de cela les plaisirs ont une portée et un effet différens selon les temps et surtout selon la compagnie, il est naturel aussi que l’interdiction du bal et des spectacles soit plus ou moins sévère. L’usage du monde, l’intention de la mère, sont les motifs qui rendent la fréquentation du bal et du théâtre innocente ou dangereuse selon les temps et selon les gens. Aussi, quoique Rousseau comprenne les bals, les festins et les spectacles dans ce qu’il appelle le monde, et que Fénelon et Mme de Maintenon ne semblent comprendre par ce mot que la famille, cependant, comme c’est la famille où le monde aborde[18], je trouve que sur ce point il y a encore une sorte de ressemblance entre les maximes de Rousseau et celles de Fénelon et de Mme de Maintenon ; mais cette ressemblance n’est qu’extérieure, et plus j’analyse cette conformité de préceptes, plus je vois percer la différence essentielle de principes et de méthode, de but et de route. C’est cette différence qu’il est temps de signaler.

Rousseau passe pour un philosophe sauvage et dur, et il a pris quelquefois ce rôle par calcul ou par caprice. Néanmoins dans le cinquième livre de l’Émile et dans tout ce qui touche à l’éducation de la femme, si vous ôtez ça et là quelques boutades de mauvaise humeur, Rousseau est beaucoup moins sévère et en même temps beaucoup moins élevé que Fénelon et Mme de Maintenon. « La femme, dit Rousseau, est faite spécialement pour plaire à l’homme. Si l’homme doit lui plaire à son tour, c’est d’une nécessité moins directe : son mérite est dans sa puissance ; il plaît par cela seul qu’il est fort. Ce n’est pas ici la loi de l’amour, j’en conviens, mais c’est celle de la nature, antérieure à l’amour même[19]. »

Que veulent dire ces étranges paroles qui nous font sortir de la société pour nous transporter dans cet état de nature où Rousseau veut toujours trouver le type véritable de l’homme, et où il ne trouve jamais que son image dégradée ou incomplète ? Quelle est cette histoire naturelle substituée à l’histoire morale ? Ici l’homme s’appelle le mâle, et la femme la femelle. Ici la nature, comme le dit Rousseau, précède l’amour ou l’opprime ; mais quelle est donc cette nature antérieure à l’amour ? Est-ce que l’amour n’est pas dans la nature même de l’homme ? est-ce que Dieu ne l’a pas fail aimant comme il l’a fait fort ? est-ce qu’il ne lui a pas donné les sens de l’âme et non pas seulement ceux du corps ? est-ce qu’il n’a pas voulu qu’il aimât et qu’il fût aimé, c’est-à-dire qu’il choisit et qu’il fût choisi ? Il y a dans l’homme l’être brutal et l’être moral, mais l’un n’a pas précédé l’autre, et l’être moral doit dominer l’être brutal. Quand c’est le contraire, je ne reconnais plus l’homme : c’est la violence du sauvage dégradé, la frénésie du libertin, ou l’emportement du soldat un jour d’assaut ; ce n’est plus l’homme.

Je sais bien que Rousseau, pour relever la femme telle qu’il la prend dans cette histoire naturelle qu’il invente, lui donne la pudeur, dont il fait une qualité naturelle. « Dieu, dit-il, a donné la raison à l’homme pour gouverner ses passions ; il a donné à la femme la pudeur pour contenir ses désirs. » Je consens à ce que la pudeur soit naturelle à la femme, mais elle est naturelle à la portion morale de son être. La pudeur est une qualité de l’âme, ce n’est pas seulement un instinct, et précisément parce que la pudeur n’est pas un instinct, mais une qualité morale, elle peut d’une part se perdre, comme peuvent se perdre toutes nos bonnes qualités ; d’une autre part, elle peut s’augmenter et se perfectionner par les inspirations d’une conscience ou d’une loi plus délicate, comme a fait la pudeur chrétienne. Je sais bien que Rousseau n’étudie la pudeur physique que pour arriver à la pudeur morale ; mais quel horrible chemin il fail, et de plus inutile ! car comment distinguer la pudeur physique de la pudeur morale ? Comment dire ce qui est de l’une et ce qui est de l’autre, puisque, la pudeur étant la qualité essentielle de l’âme des femmes, il est naturel que l’âme imprime au corps les mouvemens de la pudeur qu’elle ressent ? La pudeur du corps est le signe et l’effet de la pudeur de l’âme ; c’est pour cela qu’elle est belle et gracieuse.

Rousseau fait aussi un instinct naturel du charme que la femme exerce sur l’homme, au lieu d’en faire une des qualités de son âme et de la notre. « C’est, dit-il, une troisième conséquence de la constitution des sexes que le plus fort soit le maître en apparence, et dépende en effet du plus faible. » Et comme le philosophe craint avec raison que cette force qui cède l’empire à la faiblesse ne dénote trop clairement que nous sommes sortis ici, quoi qu’il en dise, de l’histoire naturelle pour entrer dans l’histoire morale, c’est-à-dire dans l’étude des rapports délicats et charmans que l’âme de la femme a avec l’âme de l’homme, Rousseau se hâte d’ajouter que si le fort dépend en effet du plus faible, « ce n’est point par un frivole usage de galanterie, ni par une orgueilleuse générosité de protecteur, mais par une invariable loi de la nature. » Il explique alors, en termes dont je ne puis répéter que les meilleurs, que l’homme, dans sa victoire, a besoin de douter « si c’est la faiblesse qui cède à la force ou si c’est la volonté qui se rend. » Or, je le demande, à quoi tient ce doute qui est si doux à l’homme, sinon à la nature même de son âme ? Ce doute-là ne fait rien du tout au corps, tant partout la nature morale reparaît dans l’homme et dans la femme ! Aussi je ne comprends pas bien comment Rousseau fait si grand fi, dans cet endroit, des frivoles usages de la galanterie ; puisqu’il explique en même temps comment l’homme, même dans l’histoire naturelle, aime mieux solliciter que se battre et obtenir que vaincre. C’est là de la galanterie, celle des forêts peut-être, mais qui, sauf les formes et le costume, ressemble trait pour trait à la galanterie des salons.

En prenant la femme dans ce prétendu état de nature qu’il a supposé, Rousseau lui a ôté l’égalité qu’elle peut avoir en face de l’homme. — C’est par l’âme, en effet, que la femme est l’égale de l’homme ; par le corps, elle lui est inférieure, puisqu’elle est moins forte, et c’est là, pour le dire en passant, ce qui rend l’état de nature tout à fait chimérique et tristement chimérique ; il ne connaît dans l’homme que l’être brutal ; il oublie l’être moral. Or, encore un coup, la nature de l’homme étant double, n’en prendre que la moitié, c’est la défigurer étrangement. De plus ici, c’est nier l’égalité de la femme, qui ne se soutient devant l’homme que par les prises qu’elle a sur son âme. Cela est si vrai que le plus ou moins de dignité de la femme dans la société dépend du plus ou moins de culture de l’homme. Chez les sauvages, la femme est esclave ; dans les classes grossières, elle est maltraitée ; dans les classes élevées, elle est honorée. Rousseau, qui a pris la femme dans l’état de nature, et par conséquent dans un état d’infériorité, essaie de lui rendre son rang en lui attribuant je ne sais combien de facultés physiques qu’il transforme peu à peu en qualités morales, la pudeur comme frein contre elle-même, le charme et la grâce comme garantie, et comme ascendant envers l’homme ; mais l’effort et l’embarras du paradoxe se sentent dans cette reconstruction qu’il fait de la femme, après avoir commencé par la détruire en supprimant dans l’homme la nature morale.

Fénelon et Mme de Maintenon sont bien plus à leur aise pour conserver à la femme son égalité en face de l’homme : ils commencent en effet par ne pas la lui ôter ; ils ne font point d’histoire naturelle, ils prennent la femme avec sa nature morale, en face de la nature morale de l’homme, et ce qu’ils ajoutent des idées chrétiennes à ces idées d’égalité morale ne fait qu’ajouter encore à l’égalité de la femme, car les femmes sont nos sœurs en Jésus-Christ, qui les a, comme nous, rachetées de son sang et destinées à la vie éternelle. L’égalité de la femme a toujours été une vérité de l’ordre moral ; dans le christianisme, cette vérité est de plus un droit consacré par l’histoire de l’église. Les femmes n’ont pas eu moins de martyres que les hommes, et le ciel n’a pas moins de saints que de saintes, parce que la société des bienheureux est la plus parfaite expression de la société humaine.

Chose singulière, et qui n’est pas cependant tout à fait inattendue pour le moraliste : en partant de l’histoire naturelle et de ce que j’appelle la brutalité, Rousseau arrive à la frivolité de la femme du monde, tandis que Fénelon et Mme de Maintenon, en prenant la femme selon la véritable nature humaine, et en y ajoutant la loi chrétienne, arrivent à la gravité douce et pure de la mère de famille. Comment se fait, chez Rousseau, la métamorphose de la femme naturelle en la femme du monde ? Rousseau ne trouve dans la femme naturelle qu’une seule chose, le don de plaire. La femme est faite pour plaire à l’homme ; voilà, selon Rousseau, sa véritable vocation, et les conséquences qu’il fait sortir de cette vocation unique sont curieuses à signaler, moins encore pour leurs effets qu’à cause de leur principe et de leur influence. Expliquons notre pensée par une citation. « La première et la plus importante qualité d’une femme, dit Rousseau, est la douceur : faite pour obéir à un être aussi imparfait que l’homme, souvent si plein de vices et toujours si plein de défauts, elle doit apprendre de bonne heure à souffrir même l’injustice et à supporter les torts d’un mari sans se plaindre… L’aigreur et l’opiniâtreté des femmes ne font jamais qu’augmenter leurs maux et les mauvais procédés de leurs maris. Ils sentent que ce n’est pas avec ces armes-là qu’elles doivent les vaincre. Le ciel ne les fit point insinuantes et persuasives pour devenir acariâtres ; il ne les fit point faibles pour être impérieuses ; il ne leur donna point une voix si douce pour dire des injures ; il ne leur fit point des traits si délicats pour les défigurer par la colère[20]. » À Dieu ne plaise que je critique de pareils préceptes ! Ils sont excellens, et la loi chrétienne elle-même n’en donnerait pas d’autres, mais elle les donnerait autrement. D’où vient en effet que Rousseau exhorte les femmes à la douceur et les dissuade de l’aigreur et de la querelle ? C’est que de cette manière elles manquent à leur vocation naturelle, qui est de plaire, et voilà pourquoi Rousseau leur rappelle en termes si galans tous les moyens qu’elles ont de plaire, cette parole insinuante, cette douce voix et ces traits gracieux et délicats. Oui, la femme doit plaire, qui en doute ? mais ce don de plaire qu’elle tient de la nature n’est pas, quoi qu’en dise Rousseau, sa seule et véritable vocation. Dans l’état de nature et à Constantinople, dans le sérail, il est possible que la vocation de la femme soit seulement de plaire ; mais cette vocation même fait son esclavage. Le don de plaire à l’homme est un des moyens que Dieu a donnés à la femme pour remplir sa vocation ; ce n’est pas sa vocation même : la chose est fort différente. La vocation de la femme, à prendre la véritable nature humaine et la loi de Dieu, est d’être la compagne de l’homme dans la bonne et dans la mauvaise fortune, de l’aider à supporter les maux attachés à la vie humaine et d’être la mère de ses enfans. En tout cela, elle doit plaire ; ce don est un des moyens de l’union de l’homme et de la femme ; il n’en est point le principe et la cause, qui est plus haut. Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; voilà pourquoi Dieu lui a donné une compagne et une compagne qui lui plaît, parce que Dieu met volontiers le beau dans le bon et la grâce près de la vertu, quand il veut créer quelque chose de grand et de durable.

Rousseau, qui prescrit la douceur aux femmes afin qu’elles plaisent toujours, ne leur défend pas d’être un peu coquettes, et cela encore afin de plaire. J’ai même tort de dire qu’il ne défend pas la coquetterie, il la recommanda. « Une sorte de coquetterie est permise aux filles à marier. » Et ailleurs : « Je soutiens qu’en tenant la coquetterie dans ses limites, on la rend modeste et vraie, on en fait une loi de l’honnêteté[21]. » Moraliste ordinairement sévère et même un peu bourru, voilà Rousseau devenu bien indulgent. Ne vous en étonnez pas, il faut que la femme plaise ; c’est là sa vocation, c’est là le principe unique du rang qu’elle tient dans ce monde. Qu’elle se garde bien surtout, voulant plaire, de prendre trop au sérieux ses devoirs de mère de famille et de ménagère ou ses devoirs de chrétienne ! « À force d’outrer tous les devoirs, dit Rousseau, le christianisme les rend impraticables et vains ; à force d’interdire aux femmes le chant, la danse et tous les amusemens du monde, il les rend maussades, grondeuses, insupportables dans leurs maisons… On a tant fait pour empêcher les femmes d’être aimables, qu’on a rendu les maris indifférens. Cela ne devrait pas être, j’entends fort bien ; mais, moi, je dis que cela devait être, puisqu’enfin les chrétiens sont des hommes. Pour moi, je voudrais qu’une jeune Anglaise cultivât avec autant de soin les talens agréables pour plaire au mari qu’elle aura qu’une jeune Albanaise les cultive pour le harem d’Ispahan[22]. » Quelle étrange boutade, qui aboutit pour conclusion à la femme du serail ou à la femme du monde, en laissant de côté la mère de famille ! Mais regardez au fond de cette boutade. Il y a là encore l’idée que la femme n’est faite que pour plaire à l’homme, et qu’elle n’a pas d’autre raison d’être ici-bas : raison insolente et fausse. Cette obligation de plaire aux hommes dont Rousseau fait le fondement de la condition des femmes, comment ne voit-il pas qu’elles peuvent l’accomplir de diverses manières, et que la manière qu’il indique est la plus frivole et la plus trompeuse ? On dirait, à l’entendre, que la femme ne peut plaire à son mari que par sa beauté ou par ses talens, par son chant ou par sa danse. Elle peut plaire aussi par là, mais je la plains si elle ne plaît que par là. Je ne veux point opposer ici à Rousseau les préceptes des docteurs chrétiens, il les tient pour suspects quand il s’agit de l’art de plaire ; je lui oppose les conseils d’une femme du monde, de Mme de Lambert, qui enseignait à sa fille, non pas la sagesse chrétienne, mais l’art de se conduire dans le monde, et qui lui disait : « Il ne faut pas négliger les talens ou les agrémens, puisque les femmes sont destinées à plaire ; mais il faut bien plus penser à se donner un mérite solide qu’à s’occuper de choses frivoles. Rien n’est plus court que le règne de la beauté ; rien n’est plus triste que la suite de la vie des femmes qui n’ont su qu’être belles… Les grâces sans mérite ne plaisent pas longtemps, et le mérite sans grâces peut se faire estimer sans toucher. Il faut donc que les femmes aient un mérite aimable, et qu’elles joignent les grâces aux vertus[23]. »

Voilà la femme du monde, non pas du monde frivole ou voluptueux que Rousseau semble avoir en vue, mais du monde à la fois élégant et honnête, où les bonnes qualités de la femme ne sont pas moins de mise que ses grâces ou ses talens. Je ne suis pas de ceux qui croient que le ménage n’a pas besoin de grâces et d’agrémens : c’est un superflu très nécessaire, et j’ajoute très naturel entre personnes qui s’aiment ; mais le ménage a besoin aussi des vertus de la femme. Le ménage n’est pas une fête perpétuelle : il est de la vie humaine, par conséquent il a ses malheurs et ses chagrins. Comment la femme, dans ces jours de tristesse, consolera-t-elle son mari ? Est-ce par ses talens ou par ses vertus, et surtout par les vertus qui sont propres à la femme, la douceur affectueuse, la résignation sans indifférence, l’intelligence des plaies de l’âme et de leurs remèdes ? La danse et la musique ne sont pas de tous les jours et surtout de tous les momens de l’âme, l’homme ne demande pas toujours à la femme de lui plaire : il lui demande souvent aussi de le soutenir et de le calmer ; cette assistance, c’est à l’âme de la femme, à ses bonnes qualités qu’il la demande, et non à ses talens. Chagrins et plaisirs, consolations et jouissances, que de choses dans le ménage qui viennent de l’âme et qui ne dépendent que d’elle ! Les premiers sourires d’un exilant, ses premiers bégaiemens, ses premiers pas sous l’œil enchanté de la mère, valent pour un père de famille toutes les musiques et toutes les danses du monde. Le ménage n’est ni le salon ni le sérail, et dans les singulières paroles que j’ai citées, Rousseau en vérité ne semble avoir songé qu’à la femme du monde ou du sérail. D’où vient à Rousseau cet oubli soudain de la douceur du ménage, lui qui en a si bien vanté le charme et la dignité ? d’où cela lui vient-il, sinon de ce principe qu’il met en tête de ses préceptes sur l’éducation de la femme : que la femme est faite pour plaire ? Ne nous y trompons pas, si la femme n’a que cette vocation frivole et misérable, le serail et le salon ont raison contre le ménage ; mais alors aussi, en recommandant aux femmes de plaire, Rousseau devait leur recommander de ne pas vieillir.

Je viens de montrer jusqu’où un faux principe pouvait conduire Rousseau ; mais on sait comment l’auteur l’Émile sait habilement se sauver du paradoxe par l’inconséquence. Le paradoxe chez lui n’est qu’une enseigne faite pour attirer le public blasé et curieux. Une fois le public attiré, Rousseau se hâte de revenir à la raison, en tâchant d’y conduire avec lui son public. Je trouve ici une application curieuse de ce procédé. Voulant prendre la femme dans l’état de nature et ne lui reconnaissant d’autre vocation que celle de plaire, il a bientôt vu où le conduirait son principe et quelle femme il aurait. Aussi, pour échapper à cette fatale conséquence, il a donné à la femme, même dans l’état de nature, la pudeur, en tâchant, il est vrai, de faire de la pudeur un instinct physique plutôt qu’une bonne qualité morale. Seulement, comme il importe peu aux bons sentimens de savoir à quel titre ils entrent dans l’âme humaine, et qu’une fois entrés, ils font leur effet salutaire, Rousseau, à l’aide de cette bonne qualité morale qu’il avait introduite comme par contrebande dans sa femme naturelle, Rousseau a pu reconstruire peu à peu la femme ; il avait une base. Il trouvait encore un autre avantage à donner la pudeur à la femme, l’avantage de contredire la plupart des philosophes de son siècle, qui traitaient la pudeur de convention et d’habitude sociale. « Je vois, dit-il, où tendent les maximes de la philosophie moderne en tournant en dérision la pudeur du sexe et sa fausseté prétendue, et je vois que l’effet de cette philosophie serait d’ôter aux femmes de notre siècle le peu d’honneur qui leur est resté. »

Si la femme a la pudeur, nous pouvons être tranquilles, elle restera femme, et elle visera à être une honnête femme, non pas à être un honnête homme, ce qui est la plus insupportable et la plus odieuse prétention dans une femme. « Dans le mépris des vertus de son sexe, Ninon de Lenclos, dit Rousseau, avait conservé, dit-on, celles du nôtre. On vante sa franchise, sa droiture, la sûreté de son commerce, sa fidélité dans l’amitié ; enfin, pour achever le tableau de sa gloire, on dit qu’elle s’était faite homme. À la bonne heure ; mais, avec toute sa haute réputation, je n’aurais pas plus voulu de cet homme-là pour mon ami que pour ma maîtresse. » Et Rousseau ajoute en note : « Je sais que les femmes qui ont ouvertement pris leur parti sur un certain point prétendent bien se faire valoir de cette franchise, et jurent qu’à cela près il n’y a rien d’estimable qu’on ne trouve en elles ; mais je sais bien aussi qu’elles n’ont jamais persuade cela qu’à des sots. Le plus grand frein de leur sexe ôté, que reste-t-il qui les retienne ? Et de quel honneur feront-elles cas après avoir renoncé à celui qui leur est propre ? Ayant mis une fois leurs passions à l’aise, elles n’ont plus aucun intérêt d’y résister ; nec foemina, amissâ pudicitiâ, alia abnuerit. Jamais auteur connut-il mieux le cœur humain dans les deux sexes que celui qui a dit cela[24] ? » Voyez comme ici nous retrouvons Rousseau et ce bon sens admirable qu’il montrait, comme tous les grands écrivains, aussitôt qu’il avait rompu avec le paradoxe. Oui, c’est un des mystères les plus curieux et les plus sacrés du cœur humain que ce soit toujours le plus délicat de nos scrupules qui soit le plus puissant à protéger et à garder tous les autres. Qu’est-ce que la pudeur chez les femmes et l’honneur chez les hommes ? Quel est cet instinct de l’âme (car n’en déplaise à Rousseau, il faut mettre la pudeur dans l’âme), à la fois si timide et si fort, qu’un rien effarouche et que rien ne peut vaincre, qui fait la rougeur de la jeune fille et qui fait aussi le courage des vierges martyres ? Quel est ce sentiment dans l’âme de l’homme qui s’appelle l’honneur et qui veille avec inquiétude sur nos actions, sur nos paroles, sur celles qu’on nous adresse, sur les regards même qu’on tourne vers nous ? Quel est ce sentiment si vulnérable et si invincible ? Quelle est enfin la mystérieuse alliance de ces deux sentimens, la pudeur dans la femme et l’honneur dans l’homme, puisqu’il n’y a pas de femme qui veuille d’un homme sans honneur ni d’homme qui veuille d’une femme sans pudeur, et puisque même, par une confiance où le raisonnement n’entre pour rien, l’homme confie son honneur à la pudeur de la femme et l’en fait gardienne, avec cette singulière obligation, que si la gardienne trahit le dépôt, elle a le crime, mais que l’homme a la honte, et que dans le code de l’honneur la honte est presque pire que le crime ? Pourquoi en même temps ces vertus délicates et ombrageuses sont-elles, dans l’homme et dans la femme, le plus fort rempart de toutes les autres ? Pourquoi Dieu a-t-il voulu que nos devoirs, ceux que la raison justifie et que la loi prescrit, soient sous la surveillance et la protection de deux scrupules si vifs et si soudains, qu’ils semblent avoir la promptitude irrésistible de l’instinct ? Le devoir ne se suffit-il pas à lui-même ? Oui, dans les âmes d’élite, où la conscience est toujours éveillée ; mais dans les âmes ordinaires, il faut en face des passions des sentinelles toujours vigilantes, toujours armées, aussi prêtes à la résistance que les passions sont prêtes à l’attaque. La loi, la raison, le devoir, sont une excellente garnison, mais une garnison qui a besoin d’être avertie. C’est la pudeur et l’honneur qui sont chargés de donner l’alarme, et c’est pour cela que Dieu leur a donné l’ouïe, la vue et le toucher si sensibles, non pour le dehors seulement, mais pour le dedans. Estimons donc ces vertus délicates et tenons-les pour les plus sûres. De même que nous faisons cas de la sensibilité, parce qu’elle nous fait sentir le bien et le mal dans le monde physique et nous avertit de chercher l’un et de fuir l’autre, de même, et à plus forte raison, devons-nous faire cas de ces qualités délicates qui, dans le monde moral, nous avertissent, avant la raison, du bien et du mal et nous font rechercher l’un et éviter l’autre. Gardons-nous de l’indifférence dans les sentimens et du cynisme dans les paroles, de tout ce qui émousse cette sensibilité morale dont les deux plus beaux attributs sont la pudeur et l’honneur. La femme qui reste chaste et honnête est toujours capable de toutes les vertus de son sexe, et il a suffi à Rousseau de conserver la pudeur à la femme pour lui rendre, à l’aide de cette seule qualité, sa véritable vocation. Cette seule idée juste a compensé tous ses paradoxes, de même que dans la femme qu’il refaisait, cette seule vertu a compensé et rétabli toutes les autres.

Nous avons vu comment Rousseau traite de l’éducation de la femme en général. Voyons maintenant comment il peint Sophie et la met en scène. Ici nous touchons au roman qui est contenu dans l’Émile.

Ce n’est point à Paris ni dans une grande ville qu’Émile doit trouver Sophie, c’est à la campagne : non que Sophie soit une bergère d’idylle ou une paysanne, elle m’a bien l’air d’être une fille de château, comme Émile est aussi un jeune gentilhomme ; mais elle a été, comme Émile, élevée à la campagne, loin de Paris. Les amours d’Émile et de Sophie doivent être, tels que Rousseau les conçoit et les annonce, des amours ingénus et qui se rapprochent de la pastorale, sauf la condition des personnages. Il n’en est rien malheureusement, et ces amours, encadrés plus ou moins à propos dans un traité d’éducation, sont, d’une part, guindés comme des exemples, et d’autre part ils manquent de pureté et de délicatesse, ce qui est le défaut de tous les amours de Rousseau, soit dans ses romans, soit dans ses Confessions[25]. Émile et Sophie ne s’aiment pas pour leur propre compte, si je puis ainsi dire ; ils s’aiment pour servir d’exemples et de leçons ; ils ne vivent pas, ils enseignent à vivre. À chaque scène, il me semble les entendre dire aux spectateurs qu’ils ont et qu’ils savent avoir, non pas : voilà comme nous nous aimons, — mais : voilà comme on doit aimer. Cette perpétuelle admonestation ôte à l’amour d’Émile et de Sophie une grande partie de son charme. Comme les scènes qu’invente Rousseau doivent toujours avoir un sens instructif, elles ont aussi quelque chose de gauche ; la préparation s’y fait sentir. Ainsi, comme Rousseau fait apprendre à Émile le métier de menuisier, Sophie vient avec sa mère voir Émile travaillant dans l’atelier. « Émile les voit, jette ses outils et s’élance avec un cri de joie. Après s’être livré à ses premiers transports, il les fait asseoir et reprend son travail ; mais Sophie ne peut rester assise : elle se lève avec vivacité, parcourt l’atelier, examine les outils, touche le poli des planches, ramasse des copeaux par terre, regarde à nos mains, et dit qu’elle aime ce métier, parce qu’il est propre. La folâtre essaie même d’imiter Émile ; de sa blanche et débile main, elle pousse un rabot sur la planche : le rabot glisse et ne mord point. Je crois voir l’Amour dans les airs rire et battre des ailes ; je crois l’entendre pousser des cris d’allégresse et dire : Hercule est vengé[26] ! »

Est-ce là une scène d’atelier ou d’opéra ? Vous jouez, Sophie, en prenant ce lourd rabot, qui n’est pas fait pour votre main ; mais Émile joue aussi en le prenant. Seulement son jeu est plus grave que le vôtre, sans être plus sérieux, car il est menuisier, non point par nécessité, mais par système d’éducation. Que le précepteur ne s’adresse donc point à Sophie d’un ton emphatique, qu’il ne lui dise point : « Femme, honore ton chef ! c’est lui qui travaille pour toi ; voilà l’homme[27] ! » Non ! ce n’est point là l’homme, c’est l’acteur ; non, ce n’est point là l’ouvrier travaillant pour sa femme et ses enfans et qui par là sanctifie sa sueur. Ce n’est point non plus la femme entrant dans l’atelier et encourageant l’homme au travail par sa gaieté et par ses grâces. Il y a, j’en suis persuadé, de douces et gracieuses idylles dans l’atelier et dans le ménage des jeunes et bons ouvriers, et nulle partie travail, si nécessaire qu’il soit, n’ôte à l’âme humaine, quand elle est honnête, la grâce et la joie qui sont en elle ; mais l’atelier de Rousseau est un atelier de comédie, et voilà pourquoi il y met sans scrupule l’Amour dans les airs qui rit et qui croit Hercule vengé d’avoir filé pour Omphale, parce qu’il voit Sophie raboter pour Émile.

Comme dans ce roman d’Émile et Sophie rien n’est laissé à l’ordre naturel des choses et des sentimens, quand les deux amans s’aiment bien et au moment où Sophie consent à épouser Émile, les deux amans se séparent, et Émile va voyager pendant deux ans avec son précepteur. Pourquoi cela ? Parce qu’Émile et Sophie sont encore trop jeunes, selon Rousseau, pour se marier : l’un a vingt-deux ans, et l’autre dix-huit. Mais pourquoi, s’ils doivent se séparer pour deux ans, avoir pris tant de soins pour les faire amoureux l’un de l’autre ? Parce qu’il faut qu’Émile ait dans le cœur un bon et vif amour qui le préserve du désordre. J’entends : le précepteur a réponse à tout ; mais le roman souffre de cet assujettissement au précepteur : il est froid et guindé. Au bout de deux ans, Émile revient, toujours fidèle et toujours amoureux. Il épouse Sophie, et à ce coup j’espère que le précepteur va se retirer. « Puisque notre jeune gentilhomme est près de se marier, dit Locke à la fin de son Traité de l’Éducation des enfans, il est temps de le laisser auprès de sa maîtresse. » Rousseau n’est point de cet avis. Il règle et gouverne encore les deux amans le jour même de leur mariage, il se fait le directeur et le casuiste de leur lit nuptial, et le philosophe qui a fait un si bel éloge de la pudeur la fait fuir par ses conseils de l’asile même qui a le plus besoin de s’en honorer, et tout cela pour y introduire je ne sais quelle sagesse ou quelle hygiène indécente.

Je ne puis pas, puisque je parle du roman qui est dans l’Émile, oublier tout à fait le sixième livre que Rousseau a ajouté sous le titre d'Émile et Sophie, qui n’est que l’esquisse d’un long roman qu’il n’a pas achevé, et que, pour ma part, je ne regrette point. Qu’est-ce que voulait montrer Rousseau dans ce long et triste récit des malheurs qui viennent accabler Émile ? Voulait-il prouver que l’homme qui a reçu une bonne et forte éducation peut supporter les caprices de l’adversité, que la félicité de l’homme n’est point dans les choses et dans les événemens extérieurs, mais dans son âme même ; que, comme le dit Mentor dans Télémaque, » le plus libre de tous les hommes est celui qui peut être libre dans l’esclavage même…, qui, dégagé de toute crainte et de tout désir, n’est soumis qu’aux dieux et à sa raison ; » qu’étant élevé à être homme, Émile saurait l’être en tout et toujours ? Je reconnais avec Rousseau que le malheur est la grande épreuve de l’homme, et que, voulant savoir si Émile a été bien élevé, il faut voir comment il sait supporter l’adversité. Tout cela est vrai ; je ne puis cependant pas m’accoutumer au genre d’infortune d’Émile. Une femme d’esprit disait que les pires malheurs ne sont pas les grands, mais les vilains malheurs, ceux qui, si vous êtes général d’armée, vous donnent l’air d’un traître, ceux qui, si vous êtes marié et père de famille, font retomber sur vous les fautes de votre femme ou les égaremens de vos fils, ceux enfin qui jettent l’âme non pas seulement dans la tristesse, mais dans l’amertume. Ce sont là les malheurs que Rousseau rassemble à plaisir sur la tête d’Émile. Émile et Sophie sont venus à Paris, et ils se sont laissé pervertir par les mœurs du temps. « Tous mes attachemens s’étaient relâchés, dit Émile à son maître en lui racontant ses malheurs ; toutes mes affections s’étaient attiédies ; j’avais mis un jargon de sentiment et de morale à la place de la réalité. J’étais un homme galant sans tendresse, un stoïcien sans vertus, un sage occupé de folies ; je n’avais plus de votre Émile que votre nom et quelques discours. » Quant à Sophie, « changement cent fois plus inconcevable ! comment celle qui faisait la gloire et le bonheur de ma vie en fit-elle la honte et le désespoir ? » Je ne demande assurément pas aux héros de roman d’être toujours heureux et toujours vertueux, ils ne seraient plus hommes ; mais j’ai droit de demander à Émile et à Sophie plus qu’aux autres hommes : A quoi bon en effet avoir été élevés comme ils l’ont été, s’ils doivent faillir comme tout le monde ? À quoi bon avoir une éducation d’exception pour aboutir à une destinée de lieu-commun ? Mais, dit Rousseau, ils savent supporter leurs malheurs, ils savent se repentir de leurs fautes ; c’est là leur supériorité. Je ne veux pas mettre tout le mérite de leur repentir sur le compte du malheur, qui est aussi un grand maître d’éducation. J’aime mieux remarquer ici le procédé habituel de Rousseau dans la création de ses personnages. Comme il les fait tous à son image, il les fait tous pénitens et repentis, ayant failli, mais revenant à la vertu. Saint-Preux et Julie ont péché ; mais quelle triomphante régénération ! Je ne conteste pas le mérite ; j’y voudrais seulement plus de modestie. Émile et Sophie pèchent aussi afin d’avoir lieu de se repentir, et une fois que Sophie s’est repentie, Émile s’écrie dans son récit : « Ah ! si Sophie a souillé sa vertu, quelle femme osera compter sur la sienne ? Mais de quelle trempe unique doit être une âme qui put revenir de si loin à tout ce qu’elle fut autrefois ! » C’est le mot de Rousseau dans ses Confessions, quand, se supposant devant Dieu, il s’écrie orgueilleusement : « Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères ! Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis, qu’un seul te dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là ! »

Pour examiner l’Émile, j’ai interrompu l’histoire de la vie de Rousseau ; j’y puis revenir maintenant. Le temps pendant lequel fut composé l’Émile est encore un des temps heureux de cette vie. Après l’Émile et le séjour à Montmorency, Rousseau voit commencer l’existence errante et inquiète qu’il a menée jusqu’à sa mort.


SAINT-MARC GIRARDIN.

  1. « Vous savez, dit-elle dans un de ses Entretiens, que j’aime mieux persuader que soumettre, et qu’on me reproche que ma folie est de vouloir faire entendre raison à tout le monde » (Entretiens, éd. Lavallée, p. 11.)
  2. Le Traité de l’Éducation des Filles fut composé en 1681 ; mais il ne fut publié qu’en 1687, un an après la Fondation de Saint-Cyr, quand cette fondation venait de mettre en lumière l’importance de l’éducation des filles.
  3. Lettre à une dame de qualité sur l’éducation de sa fille.
  4. Voir, p. 32, Lettres de Mme de Maintenon, éd. Lavallée.
  5. Instruction chrétienne, etc., p. 156 et 177.
  6. Education des Filles, ch. II.
  7. Mémoires de Mme Lafarge, t. Ier, p. 154.
  8. Fénelon, Lettre à une dame de qualité sur l’éducation de sa fille.
  9. Lettres sur l’Education, p. 94.
  10. Lettres sur l’Education, p. 103.
  11. Lettres sur l’Éducation, p. 126.
  12. Ibid, p. 311.
  13. Lettres sur l’Éducation, p. 198.
  14. Émile livre V.
  15. Ibid.
  16. Entretiens sur l’Education, p. 54.
  17. Émile, liv. V.
  18. Lettre à une dame sur l’éducation, Fénelon.
  19. Émile, livre V. — Sophie, ou la Femme.
  20. Émile, livre V.
  21. Émile, livre V.
  22. Ibid.
  23. Avis d’une mère à sa fille, par Mme la marquise de Lambert, p. 23 et 24.
  24. Émile, livre V.
  25. « Avec le tempérament d’une italienne et la sensibilité d’une Anglaise, Sophie a pour contenir son cœur et ses sens la fierté d’une Espagnole. » Tous ces mots me répugnent. L’antiquité est plus chaste, même quand elle dit :

    In me tota rueus Venus
    Cyprum deseruit. (Horace, liv. Ier.)

  26. Émile, livre V.
  27. Ibid.