Jean-Jacques Rousseau, sa vie et ses ouvrages/07
VII.
SÉJOUR DE ROUSSEAU À L’ERMITAGE. — AMOUR POUR Mme D’HOUDETOT. — ROUSSEAU AVEC Mme D’ÉPINAY.
La Nouvelle Héloïse fut commencée à l’Ermitage ; mais Rousseau n’eut pas le temps de l’y finir : il quitta brusquement la retraite que Mme d’Épinay lui avait donnée, rompit avec elle, avec Grimm, avec Diderot, et alla s’établir à Montmorency, chez M. le duc de Luxembourg, changeant ainsi tout à coup d’amis, passant d’un milieu dans un autre, des philosophes chez les grands seigneurs, pour les quitter et les maudire bientôt tous, égaré par les noirs accès de sa maladie.
Il y a dans le récit du séjour de Rousseau à l’Ermitage trois points principaux : 1o l’amour de Rousseau pour Mme d’Houdetot ; 2o le départ de l’Ermitage et la rupture, avec Mme d’Épinay ; 3o la rupture avec Grimm et avec Diderot.
C’est à La Chevrette, chez Mme d’Épinay, que Rousseau rencontra Mme d’Houdetot. Elle était bienveillante et aimable. Voyant Rousseau timide et embarrassé dans le monde, elle causa avec lui : cela le charma. Mme d’Houdetot, étant à Eaubonne et sachant Rousseau à l’Ermitage, vint l’y voir. « Cette visite, dit Rousseau, eut un peu l’air d’un début de roman. Elle s’égara dans la route, son carrosse s’embourba dans le fond du vallon. Elle voulut descendre et faire le reste du trajet à pied. Sa mignonne chaussure fut bientôt percée ; elle enfonçait dans la crotte ; ses gens eurent toutes les peines du monde à la dégager, et enfin elle arriva à l’Ermitage en bottes, et perçant l’air d’éclats de rire auxquels je mêlai les miens en la voyant arriver. Il fallut changer de tout, Thérèse y pourvut, et je l’engageai d’oublier sa dignité pour faire une collation rustique dont elle se trouva fort bien. Il était tard, elle resta peu ; mais l’entrevue fut si gaie, qu’elle y prit goût et parut disposée à revenir. Elle n’exécuta pourtant ce projet que l’année suivante. À cette seconde visite, elle était à cheval et en homme. Quoique je n’aime guère ces sortes de mascarades, je fus pris à l’air romanesque de celle-là, et pour cette fois ce fut de l’amour. Comme il fut le premier et l’unique en toute ma vie…, qu’il me soit permis d’entrer dans quelques détails sur cet article[1]. » Avant de noter quelques-uns de ces détails, qu’il me soit permis à mon tour de faire une remarque. Rousseau dit que sa passion pour Mme d’Houdetot fut son premier et son unique amour. N’a-t-il donc pas aimé Mme de Warens ? N’a-t-il pas aimé à Lyon, en 1741, Mlle Serre ? N’y a-t-il pas même dans sa correspondance une lettre d’amour adressée à Mlle Serre ? Un des commentateurs de Rousseau trouve cette lettre très passionnée, je la trouve banale et vulgaire : « Votre charmante image me suit partout, dit-il ; je ne puis m’en défaire, même en m’y livrant[2] ; elle me poursuit jusque pendant mon sommeil ; elle agite mon cœur et mes esprits ; elle consume mon tempérament[3]. » Quel style ! Otez je ne sais quelle grossièreté qui est trop souvent la marque de l’amour dans Rousseau, quelle banalité ! Et comme je comprends bien que Rousseau, se mettant à aimer Mme d’Houdetot, ait oublié cette lettre de 1741, dont moi-même je n’aurais pas parlé, si, en la lisant, je n’y avais trouvé une preuve de plus du singulier phénomène qui caractérise le talent de Jean-Jacques Rousseau, ce talent qui, longtemps ignoré de l’auteur lui-même, éclata tout à coup et brilla pendant plus de vingt ans, puis sembla peu à peu s’ensevelir dans la souffrance et l’égarement de la maladie[4]. La lettre à Mlle Serre précède l’éruption du génie de Rousseau.
Mme d’Houdetot, qui inspira à Rousseau une passion si ardente, était-elle belle ou était-elle jolie ? Ni l’un, ni l’autre. Rousseau dit lui-même qu’elle n’était pas belle : « Son visage était marqué de petite vérole, son teint manquait de finesse, elle avait la vue basse et les yeux un peu ronds ; mais elle avait l’air jeune avec tout cela, et sa physionomie, à la fois vive et douce, était caressante. Elle avait l’esprit très naturel et très agréable, la gaieté, l’étourderie et la naïveté s’y mariaient heureusement ; elle abondait en saillies charmantes qu’elle ne recherchait point, et qui parlaient quelquefois malgré elle. Pour son caractère, il était angélique, la douceur d’âme en faisait le fond[5]. » Voilà un portrait qui se sent de l’amour que Rousseau a eu pour Mme d’Houdetot. J’ai voulu, pour mieux connaître Mme d’Houdetot, consulter les témoignages des femmes de son temps, de son monde, et particulièrement celui de Mme d’Épinay, sa belle-soeur. Mme d’Épinay dit partout beaucoup de bien de Mme d’Houdetot. Il y a plus : Mlle d’Ette, cette commensale malicieuse de Mme d’Épinay, qui médisait tant qu’elle pouvait des personnes qui la recevaient, et qui peignait d’une manière si piquante tous les vices ou tous les défauts dont elle profitait, Mlle d’Ette, la préceptrice et l’espionne du mal dans toute cette société riche, spirituelle et frivole, Mlle d’Ette est elle-même favorable à Mme d’Houdetot. « Vous savez, dit Mlle d’Ette, que la comtesse d’Houdetot est devenue très aimable ; son esprit s’est formé. Elle est bien un peu étourdie, mais elle est si naturellement honnête, que c’est un agrément de plus pour une femme aussi jeune. Il ne tiendrait qu’à nous de la croire coquette, mais Emilie (Mme d’Épinay) nous assure qu’il n’en est rien[6]. » Voyons maintenant ce que Mme d’Épinay dit elle-même de Mme d’Houdetot : « La comtesse d’Houdetot est venue hier me dire adieu. Que c’est une jolie âme, naïve, sensible et honnête ! Elle est ivre de joie du départ de son mari, et vraiment elle est si intéressante, que tout le monde en est heureux pour elle[7]… » Et ailleurs : « … La comtesse d’Houdetot est venue hier souper avec nous. Le marquis de Saint-Lambert était avec elle ; il venait m’apprendre son départ pour l’armée. Mme d’Houdetot en est désespérée ; elle ne s’attendait pas à cette séparation. Elle ne se possède pas, et laisse voir sa douleur avec une franchise au fond très estimable, mais cependant embarrassante pour ceux qui s’intéressent à elle… Mon Dieu ! que j’ai d’impatience de voir dix ans de plus sur la tête de cette femme ! Si elle pouvait acquérir un peu de modération, ce serait un ange. »
Voilà certes un portrait où il n’y a pas de malveillance, et il y en a même si peu, que Mme d’Épinay ne parle pas de la figure de Mme d’Houdetot. Ce n’était pas en effet par la figure qu’elle plaisait, Rousseau nous l’a déjà dit : c’était par sa grâce et par son amabilité[8]. Il y a encore aujourd’hui dans le monde des personnes qui ont vu Mme d’Houdetot à Eaubonne avec M. de Saint-Lambert et avec M. d’Houdetot, avec son amant et avec son mari. J’ai recueilli ça et là leurs témoignages[9], et je les rassemble comme ils sont restés dans ma mémoire, sans chercher à les grouper, n’ayant d’autre intention que d’achever le portrait de Mme d’Houdetot, et de faire mieux connaître celle qui inspira à Rousseau une passion d’autant plus vive, qu’il ne parvint jamais à la faire partager et qu’il en fit seul les frais, ce qui s’arrangeait du reste fort bien avec son genre de passion ou d’imagination.
Ce qui faisait vraiment le charme de Mme d’Houdetot, c’est qu’elle avait, comme le dit si bien Mme d’Épinay, une jolie âme, c’est-à-dire, une âme gracieuse et naïve, honnête, comme le dit encore Mme d’Épinay, non pas de cette honnêteté qui fait aimer ou suivre le devoir, mais de cette honnêteté qui consiste à ne déguiser aucun de ses sentimens, de cette honnêteté qui faisait que Mme d’Houdetot était ivre de joie du départ de son mari et désespérée du départ de son amant. À ce genre d’honnêteté, ôtez la naïveté qu’y mettait Mme d’Houdetot ; ôtez l’excuse que faisaient la facilité des mœurs du siècle, les usages singuliers du monde, l’insouciance des maris ou l’embarras même qu’ils avaient d’aimer leurs femmes ; ôtez ces excuses, et cette honnêteté touchera à l’effronterie du vice. Il n’en était rien, et si je ne craignais de tomber dans le paradoxe, je dirais volontiers que la morale alors était plus corrompue que les mœurs, ce qui arrive souvent, tandis qu’il y a des temps au contraire où les mœurs sont plus corrompues que la morale. Au XVIIe siècle et sous Louis XIV, la morale était chrétienne et les mœurs étaient souvent païennes. Au XVIIIe siècle, vers 1750, l’idée de la loi était effacée dans les âmes ; mais le libertinage des principes était plus grand que le libertinage de la conduite. Dans cette singulière et aimable société du XVIIIe siècle, les devoirs étaient transposés et intervertis plutôt que détruits. Mme d’Houdetot resta toujours fidèle à M. de Saint-Lambert, et M. d’Houdetot, qui, au moment où il épousa Mme d’Houdetot, aimait éperdûment une dame qu’il ne pouvait épouser, resta fidèle aussi à cette affection. La personne qu’aimait M. d’Houdetot ne mourut qu’en 1793, c’est-à-dire quarante-huit ans après le mariage de M. d’Houdetot, et pendant tout ce temps il l’aima constamment, de même que, pendant tout ce temps aussi, Mme d’Houdetot aima Saint-Lambert, de telle sorte que M. d’Houdetot disait fort spirituellement : « Nous avions, Mme d’Houdetot et moi, la vocation de la fidélité ; seulement il y a eu un malentendu. »
M. d’Houdetot, sa femme et M. de Saint-Lambert sont morts tous trois dans un âge très avancé. Ceux qui les ont vus dans leur retraite d’Eaubonne remarquaient que l’amant avait souvent de l’humeur et grondait beaucoup dans sa vieillesse, tandis que le mari était plein d’attentions pour sa femme, si bien qu’à voir les soins de l’un et les boutades de l’autre, un étranger se serait trompé, et aurait pris l’amant pour le mari.
Mme d’Houdetot avait l’esprit simple et délicat, juste, et vif, sans empressement de se montrer. Toujours entourée d’hommes de lettres et d’hommes du monde, la conversation, chez elle, était spirituelle et intéressante ; elle n’y prenait part qu’avec réserve et à propos, pour la ranimer ou pour la résumer, et elle le faisait toujours par un mot juste et fin qui, lorsqu’il venait comme conclusion, ne laissait plus rien à dire. Ceux qui l’ont vue, même dans sa vieillesse, ont gardé le souvenir de quelques-uns de ces mots doux et justes dont elle avait le secret. – Un jour, me disait M. Hochet, on causait chez elle des femmes, de leurs qualités, de leurs défauts, et comme c’était sous le directoire, le temps faisait qu’on médisait plus qu’on ne louait, Mme d’Houdetot finit la conversation, qu’elle n’avait pas contrariée, en nous disant : « Sans les femmes, la vie de l’homme serait sans assistance au commencement, sans plaisir au milieu, et sans consolation à la fin. » C’était là son genre d’esprit, élégant et même réfléchi par habitude de la bonne compagnie, et pourtant toujours naturel.
Elle faisait de jolis vers qu’elle disait à ses amis, mais qu’elle n’a jamais voulu faire imprimer, fuyant la célébrité littéraire, quoique entourée d’auteurs. Ces vers lui arrivaient naturellement pour exprimer les émotions de sa vie, qui fut douce et heureuse, ce qui laisse croire qu’il y a toujours dans notre destinée un peu de notre âme et de notre caractère. Ses chagrins étaient les départs de Saint-Lambert pour l’armée ; de là ces vers souvent cités, mais vraiment charmans :
L’amant que j’adore,
Prêt à me quitter,
D’un moment encore
Voudrait profiter.
Félicité vaine
Qu’on ne peut saisir,
Trop près de la peine
Pour être un plaisir !
Quand vint la révolution, les dangers du temps n’empêchèrent pas Mme d’Houdetot de songer à ses amis. Elle vint d’Eaubonne au Val, près Saint-Germain-en-Laye, voir Mme la duchesse de Poix et la comtesse de Noailles, qui s’y étaient réfugiées et y vivaient fort solitaires. Elle resta trois jours au Val, avec une insouciance du péril que ne partageaient pas ses hôtesses, et qui tenait à une sorte de difficulté qu’avait son âme de croire au mal et au malheur. En partant, elle leur donna ces vers, qui n’ont point encore été publiés :
Malgré tant de malheurs, dans une paix profonde
Je passe encore ici les momens les plus doux ;
Je puis auprès de vous oublier tout le monde :
Ce qu’il a de meilleur, je le retrouve en vous.
Ces grâces, ces vertus, dont vous êtes l’exemple,
Je les ai vu s’évanouir ;
Mais votre retraite est un temple
Où je viens encore en jouir.
Telle une colonne superbe,
Monument des jours de splendeur,
Ne peut nous dérober sous l’herbe
Le souvenir de sa candeur.
Dans votre asile solitaire,
Heureuses de nous rassembler,
Cherchons au moins à nous distraire,
Ne pouvant plus nous consoler.
La vieillesse elle-même, quoique Mme d’Houdetot en ressentit les inconvéniens, ne la corrigea point de cet optimisme, ou plutôt de cette disposition au bonheur qu’elle prenait dans la douceur de son âme. Voici comme elle parle de la vieillesse dans des vers fort spirituels, qui sont les derniers que je citerai :
Oh ! le bon temps que la vieillesse !
Ce qui fut plaisir est tristesse,
Ce qui fut rond devient pointu ;
L’esprit même est cogne-fêtu[10].
On entend mal, on ne voit guère ;
On a cent moyens de déplaire.
Ce qui charma nous semble laid ;
On voit le monde comme il est.
Qui nous cherchait nous abandonne :
Le bon sens, la froide vertu
Chez nous n’attirent plus personne.
On se plaint d’avoir trop vécu.
Mais dans ma retraite profonde,
Qu’un seul ami me reste au monde :
Je croirai n’avoir rien perdu.
Rassemblez tous les traits que je viens d’indiquer, faites-en un ensemble, et animez-le par la jeunesse : voilà Mme d’Houdetot telle que Jean-Jacques Rousseau l’a aimée.
Il y a deux récits de l’amour de Rousseau pour Mme d’Houdetot : le récit des Confessions et le récit des Mémoires de Mme d’Épinay. Ces deux récits ne s’éloignent pas beaucoup l’un de l’autre dans le commencement. Voyons d’abord le récit de Rousseau : c’est le roman.
Saint-Lambert était parti pour l’armée, et Mme d’Houdetot était seule et triste. Elle aimait à parler de son affection pour Saint-Lambert ; elle en parla à Rousseau. À ce moment, Rousseau faisait la Nouvelle Héloïse, et, comme il le dit lui-même, » il était ivre d’amour sans objet. » Voyant Mme d’Houdetot et l’entendant parler d’amour, quoique pour un autre, elle devint peu à peu l’objet de ses chimères amoureuses. Il vit sa Julie en Mme d’Houdetot, et il vit Mme d’Houdetot telle qu’il rêvait Julie. Mme d’Houdetot prêta une figure et un corps à Julie ; Julie prêta sa beauté imaginaire à cette figure et à ce corps. « Elle me parlait de Saint-Lambert en amante passionnée. Force contagieuse de l’amour ! en l’écoutant, en me sentant près d’elle, j’étais saisi d’un frémissement délicieux que je n’avais jamais éprouvé auprès de personne. Elle parlait, et je me sentais ému ; je croyais ne faire que m’intéresser à ses sentimens, quand j’en prenais de semblables ; j’avalais à longs traits la coupe empoisonnée dont je ne sentais encore que la douceur. Enfin, sans que je m’en aperçusse et sans qu’elle s’en aperçût, elle m’inspira pour elle-même tout ce qu’elle exprimait pour son amant. Hélas ! ce fut bien tard, ce fut bien cruellement brûler d’une passion non moins vive que malheureuse pour une femme dont le cœur était plein d’un autre amour. Malgré les mouvemens extraordinaires que j’avais éprouvés auprès d’elle, je ne m’aperçus pas d’abord de ce qui m’était arrivé. Ce ne fut qu’après son départ que, voulant penser à Julie, je fus frappé de ne pouvoir plus penser qu’à Mme d’Houdetot ; alors mes yeux se dessillèrent[11]… »
Il fut d’abord effrayé. Il appela, dit-il, à son aide, pour triompher de son amour, ses mœurs, ses sentimens, ses principes, la honte, l’infidélité, le crime, l’abus d’un dépôt confié par l’amitié, de ridicule enfin de brûler à son âge de la passion la plus extravagante pour un objet dont le cœur préoccupé ne pouvait lui rendre aucun retour ni lui laisser aucun espoir. » Tout fut inutile : bientôt même sa conscience se rassura par un sophisme, comme se rassurent en général les consciences complaisantes : que craindre d’un amour qui n’est point partagé ? où est le danger ? « Quel scrupule, pensai-je, puis-je me faire d’une folie nuisible à moi seul ? Suis-je donc un jeune cavalier fort à craindre pour Mme d’Houdetot ? Ne dirait-on pas, à mes présomptueux remords, que ma galanterie, mon air, ma parure vont la séduire ? Eh ! pauvre Jean-Jacques, aime à ton aise en sûreté de conscience, et ne crains pas que tes soupirs nuisent à Saint-Lambert ! » Ainsi rassuré, il s’abandonna à son amour. Cependant, comme l’amour excite le caractère plus qu’il ne le corrige, quoique aimant, il fut déliant, inquiet, ombrageux, comme il était de sa nature de l’être. Si par hasard Mme d’Houdetot, à qui il avait avoué sa passion, voulait se moquer de lui ! si elle ne pensait qu’à se divertir d’un barbon amoureux et de ses douceurs surannées ! si elle en avait fait confidence à Saint-Lambert et s’ils s’entendaient tous les deux pour lui faire tourner la tête et le persifler ! — Là-dessus, voilà sa tête qui se monte, ses soupçons éclatent. Mme d’Houdetot voulut d’abord en rire. « Ce furent alors de ma part, dit Rousseau, des transports de rage ; elle changea de ton. J’exigeai des preuves qu’elle ne se moquait pas de moi ; elle vit qu’il n’y avait nul autre moyen de me rassurer… Elle ne me refusa rien de ce que la plus tendre amitié pouvait accorder, elle ne m’accorda rien qui pût la rendre infidèle, et j’eus l’humiliation de voir que l’embrasement dont ses légères faveurs allumaient mes sens n’en porta jamais aux siens la moindre étincelle. »
J’ai quelque répugnance à citer ce passage : il y a en effet dans tous les amours de Rousseau, soit les siens, soit ceux de ses héros, un coin d’histoire naturelle qui me rebute ; mais j’avais besoin de le citer pour plusieurs raisons. 1o Il est impossible de se tenir plus près de la vérité et de faire en même temps plus de roman que ne le fait Rousseau dans cette scène. Quand Rousseau laissa éclater ses soupçons, il fit sur Mme d’Houdetot l’effet d’un malade ou d’un maniaque ; mais comme aucun romancier ne fait volontiers de son héros un malade, comme tout auteur de mémoires et de confessions s’érige toujours en personnage héroïque ou intéressant, Rousseau n’a pas manqué de se donner des transports de rage. La rage sied en amour, et, de nos jours surtout, la passion recourt de bonne grâce à la frénésie, que beaucoup de gens confondent avec l’énergie. Était-ce en effet dans Rousseau rage de n’être point aimé ? Cela m’attendrirait. Non, c’était crainte d’être moqué ; c’était orgueil, ce qui est beaucoup moins intéressant. Quoi qu’il en soit, Mme d’Houdetot eut peur de cette frénésie, ou plutôt elle en eut pitié, et Rousseau ne s’y trompa pas, car il avoue qu’il en abusa, et qu’il se fit rassurer par des marques de tendre amitié, ne pouvant pas avoir plus. Mme d’Houdetot, avec le caractère doux que nous lui avons vu, craignant les orages et les secousses, prit le parti d’apaiser et de soigner ce maniaque amoureux. Elle ne le trompa point, elle ne trompa point davantage Saint-Lambert ; mais elle accorda à Rousseau ce qu’il fallait pour que s’entretint cette passion occupée d’elle-même, qui s’employait à la fois à peindre Julie et à transfigurer Mme d’Houdetot, et qui, par une singularité propre à Rousseau, échauffait sa tête, son imagination, ses sens même, sans jamais prendre l’âme, ce qui rendait cet amour éloquent et peu dangereux. C’est peut-être ce que Mme d’Houdetot avait compris, et ce qui la rendait indulgente.
« J’ai tort, continue Rousseau voulant peindre l’ardeur de son amour, j’ai tort de dire que l’amour que je ressentais n’était point partagé ; il l’était en quelque sorte. Il était égal des deux côtés, quoiqu’il ne fût pas réciproque. Nous étions ivres d’amour l’un et l’autre, elle pour son amant, moi pour elle. Nos soupirs, nos délicieuses larmes se confondaient. Tendres confidens l’un de l’autre, nos sentimens avaient tant de rapports, qu’il était impossible qu’ils ne se mêlassent pas en quelque chose, et toutefois, au milieu de cette dangereuse ivresse, jamais elle ne s’est oubliée un moment ; et moi je proteste, je jure que si, quelquefois égaré par mes sens, j’ai tenté de la rendre infidèle, jamais je ne l’ai véritablement désiré. » Me permettra-t-on ici de rappeler un souvenir de mes entretiens à la Sorbonne avec les jeunes gens de nos écoles, parce que ce souvenir se rapporte exactement à l’émotion que je ressens encore aujourd’hui en transcrivant ces paroles ? Je lisais ce passage devant mon jeune auditoire, passant ça et là quelques notes et quelques phrases, quand m’interrompant : « Je ne veux pas aller plus loin, dis-je à mes auditeurs, non par pruderie, mais parce que je sens dans toute cette scène je ne sais quoi de faux et de grotesque que dissimule mal la déclamation. Que me parlez-vous de l’ivresse de Mme d’Houdetot et de ses dangers, puisque cette ivresse n’était pas pour vous, puisqu’elle était pour Saint-Lambert absent, puisqu’elle n’avait que des souvenirs et point d’émotions ? Cessez donc de calomnier en quelque sorte Mme d’Houdetot on nous vantant sa sagesse et sa force, comme s’il y avait eu pour elle du mérite à être sage où elle n’était point tentée, du mérite à être forte où il n’y avait pas de périls ! Mais vous, philosophe, quel rôle aviez-vous dans ces tête-à-tête ? Vous avez déjà joué le malade pour vous faire traiter tendrement en ami, ou tout au moins vous avez continué à paraître défiant quand déjà au fond vous ne l’étiez plus, afin d’obtenir des preuves que Mme d’Houdetot ne se moquait pas de vous, et maintenant que faites-vous ? Vous faites pire : vous la poussez vers les plus tendres souvenirs, vers les plus amoureuses pensées, espérant que ses souvenirs deviendront des émotions, et que vous en profiterez. Quoi ! vous n’avez devant vous qu’un marbre qu’un autre seul peut animer, vous le savez, et pourtant vous essayez d’échauffer ce marbre, vous essayez d’en faire une femme ! Et quelle femme ce serait, si elle allait ressentir vos suggestions ! » Mes jeunes gens pensaient comme moi, et je n’en étais pas étonné. Ils sentaient avec l’âme qu’on a à leur âge et que gardent toujours les honnêtes gens, ils sentaient que cet amour moitié romanesque et moitié brutal de Rousseau ne méritait pas le nom d’amour. Triste condition en effet de l’amour tel que l’a peint Rousseau : il veut en faire une passion au lieu d’un plaisir. Mais cette passion que Rousseau ressent pour Mme d’Houdetot, passion non partagée et qui semble fort à son aise pour être toute platonique, comme il la rend grossière en dépeignant l’agitation de ses sens ! C’est l’amour platonique de Priape. Voyez en effet ce qu’il dit de ses courses de Montmorency à Eaubonne, où demeurait Mme d’Houdetot, de ses palpitations, de ses mouvemens convulsifs, de ses éblouissemens[12] en chemin à l’idée du baiser qui l’attendait à son arrivée ; et le grotesque ou le dégoût étant, grâce à Dieu, la punition ordinaire de la grossièreté, voici de quelle manière étrange Rousseau finit la description de cet amour pour Mme d’Houdetot qu’il a voulu rendre intéressant : « Cet état et surtout sa durée, pendant trois mois d’irritation continuelle et de privation, me jeta dans un épuisement dont je n’ai pu me tirer de plusieurs années, et finit par me donner une descente que j’emporterai ou qui m’emportera au tombeau. Telle a été la seule jouissance amoureuse de l’homme du tempérament le plus combustible, mais le plus timide en aucun temps que peut-être la nature ait jamais produit[13]. »
Que dire de cet amour qui finit par une hernie et de l’homme qui le raconte et qui croit nous toucher par ce détail d’hôpital ? Il y a de tout dans l’amour de Rousseau, de l’enthousiaste et du séducteur, du satyre et du malade : il n’y manque que l’amour vrai, ample, et par conséquent décent. Comment de plus, dans ces étranges confidences, ne pas remarquer la folie de cette incroyable vanité qui fut la grande maladie de Rousseau et qui est devenue la maladie épidémique de notre siècle, de cette vanité qui fait que chaque homme veut avoir tout et être tout, changeant de prétentions selon les goûts mobiles du temps, et, dans chaque prétention, visant à l’excès, qui semble la perfection ? « Si un mortel, dit Pindare, jouit d’un bonheur sans mélange, si ses richesses sont suffisantes et s’il y joint la gloire, qu’il n’aspire pas à devenir dieu ! » Conseil bien simple en apparence et le plus difficile à suivre, si nous consultons l’expérience. C’était, au temps de Pindare, un grand bien qu’une vie paisible, riche et glorieuse, et ce l’est encore, je pense ; mais quoi ? si j’ai la paix, la fortune et la gloire, pourquoi n’aurais-je pas les autres biens de l’humanité ? Si j’ai le génie, pourquoi n’aurais-je pas le pouvoir ? Si j’ai le pouvoir, pourquoi n’aurais-je pas le plaisir ? Et si j’ai le plaisir, pourquoi n’aurais-je pas, pour le trouver et le sentir plus vite et mieux que les autres, une inépuisable sensibilité ? Que dis-je ? être sensible, c’est trop peu au siècle où tout le monde veut l’être ; il faut être combustible, car il faut primer en tout ; il faut être en tout, en bien ou en mal, le plus grand effort de la nature : il faut être dieu !
Quant à moi, je fais peu de cas, je dois l’avouer, de la glorification que Rousseau fait de la combustibilité de son tempérament. Est-ce de ma part dédain des sens ? est-ce audace de spiritualisme ? Eh mon Dieu non ! Si je fuis fi de cette combustibilité, c’est que je la trouve fort commune ; c’est que le chapitre d’histoire naturelle que Rousseau intercale si malheureusement dans le récit de son amour pour Mme d’Houdetot est un lieu commun, si je puis parler ainsi, au lieu d’être un paradoxe ; c’est que ce chapitre a plus ou moins sa place dans toutes les confessions des jeunes gens, et que ce que Rousseau prend pour une originalité et une supériorité de tempérament n’est au contraire qu’une banalité.
Est-ce à dire pourtant que dans le récit que fait Rousseau de son amour pour Mme d’Houdetot, il n’y ait rien qui soit gracieux et intéressant ? Je me souviens que, dans ma jeunesse, les dévots de Rousseau vantaient beaucoup la scène du bosquet d’Eaubonne. Voyons cette scène que Rousseau a deux fois racontée, une fois dans ses Confessions et l’autre dans sa Correspondance, « Un soir, dit Rousseau dans les Confessions, après avoir soupe tête à tête, nous allâmes nous promener au jardin par un très beau clair de lune. Au fond de ce jardin était un assez grand taillis, par où nous fûmes chercher un joli bosquet, orné d’une cascade dont je lui avais donné l’idée et qu’elle avait fait exécuter. Souvenir immortel d’innocence et de jouissance ! Ce fut dans ce bosquet qu’assis avec elle, sur un banc de gazon, sous un acacia tout chargé de fleurs, je trouvai, pour rendre les mouvemens de mon cœur, un langage vraiment digne d’eux. Ce fut la première, l’unique fois de ma vie ; mais je fus sublime, si l’on peut nommer ainsi tout ce que l’amour le plus tendre et le plus ardent peut porter d’aimable et de séduisant dans un cœur d’homme. Que d’enivrantes larmes je versai sur ses genoux ! Que je lui en fis verser malgré elle ! Enfin, dans un transport involontaire, elle s’écria : « Non, jamais homme ne fut si aimable et jamais amant n’aima comme vous ! Mais votre ami Saint-Lambert nous écoute, et mon cœur ne saurait aimer deux fois. » Je me tus en soupirant ; je l’embrassai… Quel embrassement ! mais ce fut tout. Il y avait six mois qu’elle vivait seule, c’est-à-dire loin de son amant et de son mari ; il y en avait trois que je la voyais presque tous les jours, et toujours l’amour en tiers entre elle et moi ! Nous avions soupé tête à tête ; nous étions seuls, dans un bosquet, au clair de la lune, et après deux heures de l’entretien le plus vif et le plus tendre, elle sortit au milieu de la nuit, de ce bosquet et des bras de son ami, aussi intacte, aussi pure de corps et de cœur qu’elle y était entrée. » Cette scène n’est pas tout à fait racontée de même dans la Correspondance. « Rappelle-toi, dit Rousseau à Mme d’Houdetot dans une ces lettres qui semblent composées pour un roman, rappelle-toi ces temps de félicité qui pour mon tourment ne sortiront jamais de ma mémoire. Cette flamme invisible dont je reçus une seconde vie, plus précieuse que la première, rendait à mon âme, ainsi qu’à mes sens, toute la vigueur de la jeunesse. L’ardeur de mes sentimens m’élevait jusqu’à toi. Combien de fois ton cœur, plein d’un autre amour, fut-il ému des transports du mien ! Combien de fois m’as-tu dit dans le bosquet de la cascade : « Vous êtes l’amant le plus tendre dont j’eusse l’idée ; non, jamais homme n’aima comme vous ! » Quel triomphe pour moi que cet aveu dans ta bouche ! Assurément, il n’était pas suspect[14]. » Entre cette version et celle des Confessions, la différence est notable. Dans les Confessions, c’est une seule fois, un soir, dans un bosquet charmant, que Rousseau a été sublime en peignant son amour, et que Mme d’Houdetot, a été émue jusqu’à avoir besoin de se souvenir de Saint-Lambert, et jusqu’à dire qu’elle ne pouvait aimer deux fois, tant elle était près de le faire. Ici, ce qui est fort différent, c’est dans plusieurs soirées que Mme d’Houdetot a dit à Rousseau qu’il était l’amant le plus tendre dont elle eût l’idée, car Rousseau n’était pour elle que l’idée d’un amant, et cet aveu, qui était fort impartial dans la bouche de Mme d’Houdetot, est un triomphe pour Rousseau, qui a l’air de se contenter de cette admiration purement littéraire. On dirait qu’il lui suffit de bien exprimer l’amour, sans se soucier beaucoup de le ressentir ou de l’inspirer. La scène des Confessions, scène unique et où Rousseau a rassemblé en une seule fois toutes ses émotions et toutes les sympathies de Mme d’Houdetot pour rendre le tableau plus vif et plus touchant, la scène des Confessions ressemble un peu à celle des rochers de Meillerie dans la Nouvelle Héloïse ; elle ne m’inquiète pourtant pas pour Mme d’Houdetot, dût-elle même se renouveler plusieurs fois ; car Mme d’Houdetot n’aime pas Rousseau. En effet, à prendre le récit de la Correspondance, la scène s’est renouvelée plusieurs fois, et par conséquent fort tempérée. Ce que Rousseau arrange en scène de drame n’était qu’une conversation prolongée et reprise, un sujet d’entretien, un exercice d’éloquence pour Rousseau et une distraction pour Mme d’Houdetot pendant l’absence de Saint-Lambert.
Le récit de la Correspondance fait partie des lettres que Rousseau avait écrites à Mme d’Houdetot et qu’il lui redemanda après leur rupture, quand Mme d’Houdetot voulut qu’il lui rendît les siennes. « Elle me dit qu’elle les avait brûlées, dit Rousseau dans ses Confessions ; j’en osai douter et j’en doute encore. Non ! on ne met point au feu de pareilles lettres. On a trouvé brûlantes celles de la Julie ; eh Dieu ! qu’aurait-on donc dit de celles-là ! Non, non, jamais celle qui peut inspirer une pareille passion n’aura le courage d’en brûler les preuves ; mais je ne crains pas non plus qu’elle en ait abusé : je ne l’en crois pas capable, et de plus j’y avais mis bon ordre. La folle, mais vive crainte d’être persiflé m’avait fait commencer cette correspondance sur un ton qui mit mes lettres à l’abri des communications. Je portai jusqu’à la tutoyer la familiarité que j’y pris dans mon ivresse. Mais quel tutoyement ! elle n’en devait sûrement pas être offensée ; » Si ces lettres, où Rousseau tutoyait Mme d’Houdetot par défiance, dit-il, et afin qu’elles ne fussent pas montrées, mais un peu aussi, selon moi, par fantaisie littéraire et pour s’exercer aux lettres de la Nouvelle Héloïse, si ces lettres ont été brûlées par Mme d’Houdetot, d’où vient donc celle qui est dans la Correspondance et d’où j’ai tiré le second récit de la scène du bosquet ? D’un brouillon de Jean-Jacques Rousseau. Oui, Jean-Jacques Rousseau faisait des brouillons de ces lettres brûlantes qu’il écrivait à Mme d’Houdetot. Rousseau ne peut pas croire que Mme d’Houdetot ait pu brûler ces lettres si bien composées. L’étonnement est naïf et dénote l’auteur. Les dévots de Rousseau non plus n’ont pas voulu croire que ces lettres aient été brûlées, et nous voyons, dans les Anecdotes de Mme la vicomtesse d’Allard, que Mme Broutain, qui demeurait dans le voisinage d’Eaubonne, voulant connaître la vérité sur le sort de ces lettres, interrogea un jour sur ce sujet Mme d’Houdetot, qui lui répondit qu’effectivement elle les avait brûlées, à l’exception d’une seule qu’elle n’eut pas le courage de détruire, parce que c’était un chef-d’œuvre d’éloquence et de passion, et qu’elle l’avait remise à M. de Saint-Lambert. Mme Broutain saisit la première occasion pour s’informer auprès du poète du sort de cette lettre : elle s’était égarée dans un déménagement, il ne savait pas ce qu’elle était devenue, — telles furent ses réponses. » Faites donc des lettres brûlantes pour qu’elles s’égarent dans un déménagement ! Quant à moi, la version que je tiens de M. Hochet sur ces lettres est un peu moins désolante pour la vanité des sentimens humains. Je lui parlais un jour de la scène du bosquet. « Je connais bien ce bosquet d’Eaubonne, et j’y ai bien souvent causé avec Mme d’Houdetot vieille, mais toujours aimable, et avec M. de Saint-Lambert, vieux aussi et un peu grondeur. Un jour je parlai de ces lettres, et Mme d’Houdetot me répondit fort simplement qu’elle les avait brûlées, excepté quatre qu’elle avait remises à M. de Saint-Lambert ; je me tournai vivement vers celui-ci en lui demandant ce qu’il en avait fait ? — Brûlées aussi, me répondit le vieux philosophe avec un sourire et une grimace. Je me tus malgré ma curiosité, qui me poussait à lui demander s’il les avait lues et si elles étaient bien ardentes ; car il était facile de voir que tout le bruit que Rousseau avait fait de son amour pour Mme d’Houdetot et des belles lettres qu’il lui avait adressées leur semblait ridicule et leur était désagréable, en quoi je les approuvais fort. Les gens qui sont vraiment du monde n’aiment pas à passer dans le roman. » Voilà ce qu’il y a déjà plus de quarante ans racontaient à M. Hochet Mme d’Houdetot et M. de Saint-Lambert, vieux tous deux, et quarante ans après Rousseau, dans le même bosquet où Rousseau met la scène de son amour. Pour enseigner la vanité des choses humaines, le bosquet d’Eaubonne ce jour-là valait la vue des ruines de Rome.
Nous avons vu comment Rousseau raconte son amour pour Mme d’Houdetot ; c’est un roman, et quoique nous ayons souvent contredit le roman, cependant il est impossible que ce récit, où Rousseau, fasciné par son imagination, donne souvent ses rêves pour ses souvenirs, n’ait pas fait quelque effet sur nous. Voyons maintenant dans les Mémoires de Mme d’Épinay ce que fut cette fantaisie amoureuse que Rousseau eut pour Mme d’Houdetot, comment Mme d’Houdetot elle-même la prenait, ce qu’en pensait Mme d’Épinay, et achevons de réduire à sa juste expression cet amour dont Rousseau fait un roman qui n’est guère plus vrai que la Nouvelle Héloïse.
« Pourquoi donc, dit Grimm dans une lettre à Mme d’Épinay, ne me parlez-vous plus des amours de Rousseau ? est-ce que vous n’en avez plus de nouvelles depuis l’arrivée du marquis[15] ? vous avez de bons yeux ; mandez-moi, je vous prie, ce que vous pensez de la comtesse dans cette occasion. Il me semble que vous ne lui supposez aucun tort. Je suis porté à la juger comme vous ; mais encore faut-il savoir à qui l’on a affaire. Il y a quelque temps qu’elle mandait à Saint-Lambert que Rousseau était fou. Il faut que cela soit bien fort, disait-il, puisqu’elle s’en aperçoit[16]. » Ainsi, d’après les témoignages de Saint-Lambert, Rousseau put pendant quelque temps être fou auprès de Mme d’Houdetot sans que Mme d’Houdetot s’en aperçût. Elle avait les yeux ailleurs. Elle n’a vu la folie de Rousseau que lorsque cette folie est arrivée à son plus haut point.
Mme d’Épinay répondit à Grimm : « Certainement, si je l’avais voulu, je serais très fort au courant des amours de Rousseau, ou du moins au courant du bavardage de Thérèse. Elle est même venue plusieurs fois pour me porter ses plaintes, mais je l’ai toujours fait taire. » Ne pouvant pas se faire écouter de Mme d’Lpinay, Thérèse allait bavarder avec les hôtes oisifs de La Chevrette, et fournir des sujets d’entretien à leur médisance. Mme d’Épinay était même souvent obligée de rappeler à ces médisans qu’ils devaient ménager sa belle-sœur, surtout quand elle ne méritait pas qu’on la déchirât « En effet, sur quel fondement ? Sur le rapport d’une fille jalouse, bête, bavarde et menteuse, qui accuse une femme qui nous est connue pour étourdie, confiante, inconsidérée à la vérité, mais franche, honnête et très honnête, sincère et bonne au suprême degré de la bonté. J’aime mille fois mieux croire que Rousseau s’est tourné la tête tout seul, sans être aidé de personne, que de supposer que Mme d’Houdetot s’est réveillée un beau matin coquette et corrompue leurs promenade solitaires n’avaient sûrement pas d’autre but, de la part de la comtesse, que de métaphysiquer sur la morale, la vertu, l’amour, l’amitié et tout ce qui s’ensuit. Si l’ermite avait un but plus physique, je n’en sais rien, mais la comtesse n’en aura rien vu : s’il l’a expliqué de manière à n’en pouvoir douter, elle sera tombée des nues[17]. » Le témoignage de Mme d’Épinay se rapporte ici d’une manière curieuse à celui de Saint-Lambert comme Saint-Lambert, Mme d’Épinay croit que pendant longtemps Mme d’Houdetot, préoccupée ailleurs, n’a pas vu la folie de Rousseau, et lorsqu’elle s’en est aperçue, elle est tombée des nues. Plus loin, Mme d’Épinay ajoute : « Eh bien ! j’avais raison, lorsque je soutenais que les amours de Rousseau n’étaient qu’un bavardage. Il n’y a pas un mot de vrai dans tous les propos de Thérèse. Que je me sais de gré de n’avoir jamais voulu y prêter l’oreille ! Le marquis de Croismare a fait une promenade tête-à-tête avec la comtesse, qui n’a fait que l’entretenir, à mots couverts plus clairs que le jour, de sa passion pour le marquis de Saint-Lambert. M. de Croismare l’a mise fort à son aise, et au bout d’un quart d’heure elle lui a confié que Rousseau avait pensé se brouiller avec elle, dès l’instant qu’elle lui avait parlé sans détour de ses sentimens pour Saint-Lambert. Il a épuisé toute son éloquence pour lui faire naître des scrupules sur cette liaison, qu’il nomme criminelle ; elle est très loin de l’envisager ainsi. Quoi qu’il en soit, voilà, ce me semble, l’énigme expliquée des fréquentes conférences de Rousseau et de la comtesse[18]. » Et voilà aussi le roman de Rousseau réduit à sa juste expression. Mme d’Houdetot, pleine de son amour pour Saint-Lambert, en parlait volontiers à tout le monde ; elle en a parlé à Rousseau, qu’elle a pris pour confident. Le confident a voulu devenir un amant, et il a commencé par prêcher à Mme d’Houdetot de renoncer à Saint-Lambert au nom de la vertu. Mme d’Houdetot a résisté ; peu à peu le moraliste s’est changé en amoureux passionné, et même il a avoué son amour : c’est à peine si Mme d’Houdetot s’en est aperçue. Ce n’est qu’à la fin qu’elle a compris que Rousseau l’aimait ; sans se fâcher, elle a tâché de le guérir de cet amour, elle n’en a même point alors parlé à Saint-Lambert par discrétion ou par insouciance. C’est une lettre anonyme qui instruisit Saint-Lambert des fréquentes visites de Rousseau à Eaubonne.
Qui avait écrit cette lettre anonyme ? – Mme d’Épinay, dit Rousseau dans ses Confessions, et ici nous arrivons à la rupture de Rousseau avec Mme d’Épinay et à son départ de l’Ermitage.
Dans le récit romanesque que Rousseau fait de son amour pour Mme d’Houdetot, Mme d’Épinay joue le rôle d’une rivale dédaignée et furieuse. Il se représente à La Chevrette causant avec Mme d’Houdetot, dans le parc, vis-à-vis l’appartement de Mme d’Épinay, sous ses fenêtres, « d’où, ne cessant de nous examiner et se croyant bravée, elle assouvissait son cœur de rage et d’indignation[19]. » C’est dans un de ces momens de rage que Mme d’Épinay, selon Rousseau, écrivit à M. de Saint-Lambert. L’orgueil de Rousseau s’accommodait de l’idée que Mme d’Épinay était près de l’aimer et qu’elle était jalouse de l’amour qu’il avait pour Mme d’Houdetot. Hélas ! la rivale de Mme d’Houdetot, celle que l’amour de Rousseau pour Mme d’Houdetot rendait furieuse et désespérée, c’était Thérèse, c’était cette fille sotte, bavarde et jalouse, qu’il avait prise à la fois pour servante et pour femme, qu’il oubliait complètement pendant son amour pour Mme d’Houdetot, qu’il ne croyait pas même capable d’être jalouse, et qui l’était, ce qui me semble après tout fort naturel. Rousseau prétend que Mme d’Épinay pressait Thérèse de lui livrer les lettres que Mme d’Houdetot écrivait à Rousseau, et c’est Thérèse au contraire qui guettait ces lettres et qui les portait à Mme d’Épinay pour se plaindre de Rousseau. Ces deux femmes que Rousseau avait si malheureusement associées à son sort, Thérèse et la mère Levasseur, plus bavarde encore et plus menteuse que sa fille Thérèse, allaient sans cesse faire leurs confidences à Mme d’Épinay, qui les repoussait. « J’ai été obligée, dit Mme d’Épinay, de mettre fin à leur confidence, qui devient très scandaleuse. Elles ont trouvé une lettre ; je ne sais trop ce que c’est, n’ayant voulu leur permettre d’entrer dans aucun détail ; j’ai dit à Thérèse : Mon enfant, il faut jeter au feu les lettres qu’on trouve, sans les lire, ou les rendre à qui elles appartiennent[20]. »
Cette morale de bonne compagnie n’était pas à l’usage de Thérèse. Elle avait la curiosité et le bavardage des petites gens ; de plus, sa mère et elle s’étaient aperçues, avec la finesse que les gens d’en bas ont pour découvrir dans les gens d’en haut les défauts qui peuvent leur être profitables, que tout le monde à La Chevrette ne repoussait pas leurs confidences comme Mme d’Épinay, qu’il y avait là des oisifs et des curieux qui n’étaient pas fâchés d’entendre tous ces commérages d’antichambre, dont ils faisaient des médisances de salon. Elles bavardaient donc contre Rousseau et contre Mme d’Houdetot par tempérament, par dépit jaloux, et je ne puis pas en vouloir beaucoup à Thérèse de ce dépit, quoique je la déteste et la méprise fort à cause de sa conduite pendant la vie de Rousseau et après sa mort. Sa jalousie était sa moins mauvaise qualité. N’ayant de la femme que l’instinct et point les vertus, c’est par cet instinct qu’elle avait autrefois résisté à Rousseau, quand Rousseau voulait mettre ses enfans à l’hôpital, et c’est par cet instinct encore qu’elle s’irritait de l’affection que Rousseau laissait éclater pour Mme d’Houdetot. Thérèse et la mère Levasseur bavardaient aussi par intérêt, pour se faire plaindre et même, aussi pour se faire payer. « Ah ! si madame savait ! disait la vieille Levasseur à Mme d’Épinay. On ne nous donne rien ; nous sommes endettées d’un louis. » Mme d’Épinay donnait le louis ; mais la vieille allait encore se plaindre aux autres commensaux de La Chevrette. Elle avait compris que, Rousseau étant un peu regardé par tout ce beau monde comme une bête curieuse et extraordinaire, les détails que ses gardiennes donnaient sur ses allures amusaient ce monde à la fois dupe et moqueur. Il y avait là, pour ainsi dire, deux sociétés en présence l’une de l’autre, — la société des petites gens, besoigneuse et mendiante, et la société du monde, frivole et curieuse. Dans cette rencontre, les petits, comme c’est l’ordinaire, attrapaient les grands. Puis venait Rousseau, qui, tiraillé entre ces deux sociétés, l’une qui était celle que lui faisait son talent, et l’autre qui était celle que lui faisaient ses habitudes et son caractère, allant sans cesse de bas en haut et de haut en bas, sans pouvoir jamais trouver sa vraie place et son vrai milieu, tantôt livré aux chimères de son imagination qui relevaient, et tantôt livré aux tracasseries et aux misères de son intérieur qui l’abaissaient, n’avait d’autre ressource que de jeter dans ses Confessions le vernis du roman sur les riens dont il faisait des scènes dramatiques, comme la scène du bosquet d’Eaubonne, sur les commérages de ses gouvernantes dont il faisait des complots pour les grandir : dupe à la fois de son imagination, qui transformait ses rêves en réalités, et de son orgueil, qui ne consentait pas à être la victime de caquets de cuisine. Essayez par exemple de persuader à Rousseau que la rivale de Mme d’Houdetot, que l’auteur de la lettre anonyme, celle qui l’a écrite ou qui l’a dictée, c’est Thérèse : quelle chute pour son orgueil ! Aussi aime-t-il mieux accuser tout le monde que Thérèse, pour ne pas réduire son roman à la proportion d’une querelle de ménage, et de quel ménage !
C’est ici que commence, à vrai dire, la rupture de Rousseau avec Mme d’Épinay. Comme cette rupture est également racontée dans les Mémoires de Mme d’Épinay, nous pouvons encore ici comparer les deux récits et faire une sorte d’enquête. Je ne fais pas seulement cette enquête pour arriver à la vérité, je la fais surtout pour arriver à bien comprendre le caractère et j’allais presque dire la maladie de Rousseau, bizarre réunion d’orgueil, d’inquiétude, d’illusion et de fausseté. Quand les récits de Rousseau sont contraires à la vérité, ce n’est pas toujours qu’il mente, et ce n’est pas non plus toujours qu’il soit trompé par son imagination. Il y a en lui les deux choses : il croit voir des complots qui n’existent pas, et il a des soupçons qui sont des illusions ; mais, quand ses illusions commencent à se dissiper, son orgueil les continue par une sorte de parti pris : il a commencé par être dupe, il finit par être menteur, et le maniaque se change en calomniateur effronté, le tout avec un tel mélange de maladie et de perversité, qu’il est impossible de l’absoudre tout à fait comme un insensé et de le condamner tout à fait comme un méchant.
S’étant persuadé que Mme d’Épinay avait écrit la lettre anonyme, Rousseau n’allait plus à La Chevrette. Mme d’Épinay, qui ne le voyait plus depuis quelques jours, lui écrivit : « Je suis en peine de vous, mon ours ; vous m’aviez promis, il y a cinq jours, que je vous verrais le lendemain : vous n’êtes pas venu et vous ne m’avez rien fait dire ; vous n’êtes point accoutumé à me manquer de parole, vous n’avez sûrement pas d’affaires ; si vous aviez du chagrin, mon amitié s’offenserait que vous m’en fassiez mystère. Vous êtes donc malade ? Tirez-moi de mon inquiétude, mon bon ami ; elle est proportionnée aux sentimens que vous me connaissez pour vous[21]. » Cette lettre est affectueuse et bonne ; elle est de plus fort naturelle de la part de quelqu’un qui, habitué à voir Rousseau presque tous les jours, s’étonnait de son absence. Voici la réponse de Rousseau : « Je ne puis rien vous dire encore. J’attends d’être mieux instruit et je le serai tôt ou tard. En attendant, soyez sûre que l’innocence accusée trouvera un défenseur assez ardent pour donner quelque repentir aux calomniateurs, quels qu’ils soient. » - « Je fus si étonnée de cette lettre, dit Mme d’Épinay dans ses Mémoires, elle me parut si inintelligible, que je questionnai Thérèse sur l’état de Rousseau et sur sa tête. Elle me dit qu’il était dans une agitation extrême. Au reçu de ma lettre, il s’était écrié : — N’est-ce pas ajouter l’ironie à l’injure que de vouloir que j’aille me consoler chez elle ? On se moque de moi ; mais patience[22] ! »
Ces lettres injurieuses et violentes qui tout à coup rompaient avec un ami ne sont pas rares dans la vie de Rousseau ; mais celle-ci était la première ; c’était aussi son premier accès de défiance maladive. Bientôt Rousseau déclare à Mme d’Épinay qu’il la soupçonne d’avoir écrit la lettre anonyme à Saint-Lambert, et il termine sa lettre par des paroles qui ne sont plus du malade, mais du méchant. S’il parvient, dit-il, à découvrir que Mme d’Épinay est l’auteur de la lettre anonyme, il deviendra son irréconciliable ennemi. « Vos secrets seuls seront respectés, car je ne serai jamais un homme sans foi. Je n’imagine pas que les perplexités où je suis puissent durer bien longtemps. Je ne tarderai pas à savoir si je me suis trompé. Alors j’aurai peut-être de grands torts à réparer, et je n’aurai jamais rien fait en ma vie de si bon cœur. Mais savez-vous comment je rachèterai mes fautes durant le peu de temps qui me reste à passer près de vous ? En faisant ce que nul autre ne fera que moi, en vous disant franchement ce qu’on pense de vous dans le monde et les brèches que vous avez à réparer à votre réputation. Malgré tous les prétendus amis qui vous entourent, quand vous m’aurez vu partir, vous pourrez dire adieu à la vérité : vous ne trouverez plus personne qui vous la dise. »
Que penserons-nous de ce projet de repentir, qui n’est qu’une occasion de plus d’insulter Mme d’Épinay ? Il y avait de quoi blesser la femme la meilleure et la plus indulgente. Mme d’Épinay fut blessée, et sa réponse exprime ce sentiment. Ici cependant encore elle est plus blessée dans le billet qu’elle rapporte à Grimm, et plus affligée, plus émue dans la lettre des Confessions. Je cite les deux billets en regard :
Lettre dans les Confessions | ----- | « Je n’entendais pas votre lettre de ce matin. Je vous l’ai dit parce que cela était. J’entends celle de ce soir. N’ayez pas peur que j’y réponde jamais ; je suis trop pressée de l’oublier, et quoique vous me fassiez pitié, je n’ai pu me défendre de l’amertume dont elle me remplit l’âme. Moi ! user de ruses, de finesses avec vous : Moi, accusée de la plus noire des infamies ! Adieu ! Je regrette que vous ayez la… Adieu ! je ne sais ce que je dis… Adieu ! je serai bien pressée de vous pardonner. Vous viendrez quand vous voudrez ; vous serez mieux reçu que ne l’exigeraient vos soupçons. Dispensez-moi seulement de vous mettre en peine de ma réputation. Peu m’importe celle qu’on me donne. Ma conduite est bonne, et cela me suffit. Au surplus, j’ignorais absolument ce qui est arrivé aux deux personnes qui me sont aussi chères qu’à vous. » | « Sans doute vous avez des preuves incontestables de ce que vous osez m’écrire, car il ne suffit pas du soupçon pour accuser une amie de dix ans. Vous me faites pitié, Rousseau. Si je ne vous croyais pas fou, ou sur le point de l’être, je vous jure que je ne me donnerais pas la peine de vous répondre, et je ne vous reverrais de ma vie. Vous voyez bien que votre lettre ne peut pas m’offenser ; elle ne saurait me concerner ; elle ne m’approche seulement pas. Il ne vous faudra pas de grands efforts pour vous avouer que vous ne pensez pas un mot de toutes ces infamies. Je suis cependant bien aise de vous dire que cette extravagance ne vous réussira pas avec moi. Si vous êtes d’humeur à changer de ton et à réparer l’injure que vous me faites, vous pouvez venir à cette condition ; mais ce n’est qu’avec elle que je vous recevrai. Gardez-vous de me parler de ma prétendue réputation. Loin de me donner par là une preuve d’amitié, donnez-m’en une du respect et de l’estime que vous me devez, en ne tenant que des propos que je puisse me permettre d’entendre. Sachez au reste que peu m’importe la réputation qu’on me donne ; ma conduite est bonne, et cela me suffit. Je vous délierai, quand il vous plaira, sur mes secrets, pour peu qu’ils vous coûtent à garder. Vous savez mieux que personne que je n’en ai point qui ne me fissent honneur à divulguer. » |
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Ces deux lettres sont différentes. Celle des Confessions est d’une amie affligée ; celle des Mémoires est d’une bienfaitrice offensée. Quelle est la vraie ? Je crois plutôt à la lettre des Confessions, à celle où Mme d’Épinay se récrie si vivement contre l’accusation de Rousseau, et où elle le croit encore plus fou que méchant, plus digne de pitié que de haine, quoiqu’elle lui dise en même temps de quelle amertume il a rempli son âme : j’y retrouve plus l’émotion et l’idée du moment. Dans la lettre des Mémoires, au contraire, Rousseau est traité plus en méchant qu’en fou, et c’est là l’idée que les amis qu’il avait quittés et insultés avaient fini par prendre de lui ; mais cette idée-là n’était pas encore celle qui prévalait en 1757. Déjà on le croyait malade ; on ne le croyait pas encore méchant. Au reste, sans chercher davantage quelle est la vraie de ces deux lettres, ne témoignent-elles pas toutes deux de la sincérité de Mme d’Épinay ? Y a-t-il là rien qui sente la femme jalouse, méchante et perfide que Rousseau s’imaginait en Mme d’Épinay ?
Quel effet firent sur Rousseau les lettres de Mme d’Épinay ? Loin d’en être touché, il prit cette bonté pour de la finesse et de l’habileté ; que sais-je même ? pour l’aveu d’une conscience embarrassée. Rompit-il dès ce moment avec Mme d’Épinay et quitta-t-il l’Ermitage ? Non, et c’est ici que nous allons voir plus clairement que partout ailleurs ce qu’il y avait dans l’âme de Rousseau de faible et de tortueux ; comme l’orgueil s’ajoutait à toutes ces faiblesses pour les couvrir et non pour les corriger, comme sa vanité ne voulait jamais rougir, alors ses faiblesses tournaient en effronteries, ses timidités en mensonges impudens, sans perdre pourtant leur air gauche et embarrassé. Rompre avec Mme d’Épinay sur un soupçon, quoique le soupçon fût injuste, c’était une conduite folle, mais honnête et franche. Ne point soupçonner au hasard et à tort, c’eût été une conduite sage. Rousseau ne tint aucune de ces conduites honnêtes et raisonnables. Il soupçonna, il accusa, et puis il se mit à craindre que Mme d’Épinay, indignement accusée, ne lui fit une réponse qui le forçât à quitter l’Ermitage ; puis Mme d’Épinay lui ayant répondu avec la bonté que nous avons vue, toute blessée qu’elle était, Rousseau prétend qu’il prit sa réponse pour une finesse. « Elle évita, dit-il, par sa réponse de me réduire à l’extrémité de quitter aussitôt l’Ermitage ; mais il fallait ou sortir ou l’aller voir sur-le-champ, fort embarrassé de ma contenance dans l’explication que je prévoyais[23]. » Quelle bizarre complication de vanité et de mensonges ! Eh non ! ce n’est point pour ne pas sortir de l’Ermitage, ce n’est point pour ne pas compromettre le nom de Mme d’Houdetot dans l’éclat de sa rupture avec Mme d’Épinay, ce n’est pas par ces raisons compliquées qu’il sent qu’il faut qu’il aille sur-le-champ voir Mme d’Épinay. C’est, j’ose le dire, par une raison meilleure et plus simple. Il a compris déjà l’erreur et l’injustice de ses soupçons contre Mme d’Épinay, et il va lui en demander pardon. Voilà la cause de sa visite. Oui, il fallait sortir de l’Ermitage ou avouer ses torts. Comme Rousseau alors les reconnaissait, comme il savait déjà qu’il avait bien injustement accusé Mme d’Épinay, il allait à La Chevrette avouer sa faute. Voilà Rousseau dans l’histoire ; mais dans ses Confessions, dans ce roman de son orgueil, comment avouer qu’il a fait une faute, et surtout comment avouer qu’il a demandé pardon ? Il aime mieux se calomnier à la fois lui-même et Mme d’Épinay ; il calomnie Mme d’Épinay en expliquant sa bonté par l’habileté d’une femme rompue au monde, et il se calomnie lui-même par les airs de fausse politique qu’il se donne.
J’avais besoin de faire ces réflexions avant d’arriver à cette explication tant redoutée par Rousseau. Ici encore il y a deux récits de la scène : celui de Rousseau et celui de Mme d’Épinay. Citons-en d’abord les traits principaux. Le lecteur verra aisément quel est des deux récits le plus vraisemblable. Selon Rousseau, dans cette explication qu’il craignait tant, il en fut quitte pour la peur. « À son abord, dit-il, Mme d’Épinay lui sauta au cou en fondant en larmes. Cet accueil inattendu et de la part d’une ancienne amie l’émut extrêmement. Il pleura beaucoup aussi. Je lui dis quelques mots qui n’avaient pas grand sens ; elle m’en dit quelques-uns qui en avaient encore moins, et tout finit là… Mon air embarrassé, continue Rousseau, devait lui donner du courage ; cependant elle ne risqua point l’aventure : il n’y eut pas plus d’explication après le souper qu’avant. Il n’y en eut pas plus le lendemain… Puisqu’elle était seule offensée, au moins dans la forme, il me parut que ce n’était pas à moi de chercher un éclaircissement qu’elle ne cherchait pas elle-même, et je m’en retournai comme j’étais venu[24]. » Quel lecteur, en lisant ce récit artificieux, ne serait tenté de croire que Mme d’Épinay, étant coupable, n’ose pas s’expliquer avec Rousseau ? Qui ne prendrait son silence pour l’embarras que laisse une faute ? Qui surtout ne prendrait ses pleurs pour un aveu ? Quant à ceux de Rousseau, c’est pure émotion et faiblisse de cœur ; ils ne témoignent pas contre lui. Voyons maintenant le récit de Mme d’Épinay : « Rousseau est arrivé l’après-dîner ; nous étions tous à la promenade. Voyant qu’il ne pouvait me parler, il me demanda à me dire un mot. Je restai à quelque distance de la compagnie. Je ne veux point, lui dis-je, par égard pour vous, faire de ceci une scène publique, à moins que vous ne m’y forciez. Remettons notre conversation après la promenade, supposé que vous soyez venu avec les dispositions dans lesquelles je puis me permettre de vous entendre. Sinon, je n’ai rien à vous dire ; vous pouvez repartir… Lorsque nous fûmes rentrés, j’allai dans mon appartement et je dis à Rousseau de me suivre. — Quittez, me dit-il, lorsque nous fûmes seuls, cet air froid et imposant avec lequel vous m’avez reçu ; il me glace : en vérité, c’est me battre à terre. — N’êtes-vous pas trop heureux, lui dis-je, que je veuille bien vous recevoir et vous entendre après un procédé aussi indigne qu’absurde ? — Je ne saurais vous rendre le détail de cette explication : il s’est jeté à mes genoux avec toutes les marques du plus violent désespoir ; il n’a pas hésité à convenir de ses torts ; sa vie, m’a-t-il juré, ne suffira pas à son gré pour les réparer[25]… Le résultat de notre conversation a été de lui promettre d’oublier les torts qu’il venait d’avoir avec moi, si je le voyais à l’avenir s’en souvenir assez pour ne plus faire injure, à tous ses amis[26]. »
Je crois que, dans ce récit fait à Grimm, Mme d’Épinay a cherché à se montrer plus fière et plus majestueuse que ne le lui ont permis sa bonté et l’idée surtout qu’elle avait que Rousseau était un malade encore plus qu’un méchant ; mais je ne doute pas du fond du récit ; je ne doute pas des pleurs de Rousseau et de ses aveux. « J’oubliai bientôt presque entièrement cette querelle, dit Rousseau en unissant le récit de son explication avec Mme d’Épinay, et je crus bêtement qu’elle l’oubliait elle-même, parce qu’elle paraissait ne s’en plus souvenir. » La bête ici, selon moi, ce n’est pas Rousseau, qui se souvient bien plus qu’il ne le dit de la querelle, parce que c’est lui qui a fait l’injure, et qu’on oublie plus aisément les injures qu’on a reçues que celles qu’on a faites ; la bête, et la bonne, est Mme d’Épinay, qui fait de la morale à Rousseau, et qui croit qu’elle le convertira à la reconnaissance.
Ce n’est pas que Mme d’Épinay ne commençât à s’éclairer sur le caractère de Rousseau. Ç’a été le sort de tous les dévots, et encore plus de toutes les dévotes de Rousseau, de finir par le détester ; elles commençaient par le fétichisme, elles aboutissaient à l’antipathie, en voyant que le dieu n’était qu’un homme et moins qu’un homme. Son génie et son éloquence attiraient à lui tous ceux qui croyaient que derrière l’auteur il y avait un homme, tous ceux surtout qui prenaient au mot les prétentions que Rousseau avait à la vertu et à la sensibilité. Ne nous étonnons pas de l’illusion que faisait Rousseau ; elle est fort naturelle : comment croire que dans un auteur il n’y a pas un homme, et l’homme que montre l’auteur ? Comment ne pas se laisser aller du roman au romancier ? Les femmes surtout, et cela fait honneur à leur nature, ayant plus besoin d’idéal que les hommes, sont fort disposées à cette duperie involontaire qui d’une lectrice fait d’abord une complice et ensuite une victime.
Deux choses avaient peu à peu guéri Mme d’Épinay de son enthousiasme pour Rousseau : ses observations et les avertissemens de Grimm. « On ne pouvait guère avoir plus de pénétration que Mme d’Épinay, dit Grimm dans sa Correspondance, un tact plus juste, de meilleures vues avec un esprit de conduite plus ferme et plus adroit. » Ayant à ce degré l’esprit d’observation, Mme d’Épinay, après le premier engouement, vit bien vite ce qu’il y avait de vide et de gonflé, par conséquent de faux dans Rousseau, ou plutôt le contraste malheureux qu’il y avait entre son génie et son caractère. Grimm, amant de Mme d’Épinay, et qui avait aussi l’esprit fin et juste, l’aida par ses avis à découvrir les défauts de Rousseau. Il est curieux de voir, dans les Mémoires de Mme d’Épinay, les progrès de ce désenchantement. « Ce que vous m’avez dit de cet homme, écrit Mme d’Épinay à Grimm, me l’a fait examiner de plus près : je ne sais si c’est prévention, ou si je le vois mieux que je ne le voyais ; mais cet homme n’est pas vrai : lorsqu’il ouvre la bouche et qu’il en sort un propos dont je ne puis me dissimuler la fausseté, il se répand en moi un certain froid que je ne saurais bien rendre, mais qui me coupe la parole si décidément, qu’on me tuerait plutôt que de me faire trouver deux mots à lui dire. Il y a sûrement quelque cause étrangère à sa conduite que je ne connais pas, et qui lui donne à mes yeux cet air faux[27]. »
Je sais qu’observer, c’est déjà ne plus aimer ; je sais de plus qu’un homme observé paraît aisément embarrassé et faux. Cependant il m’est impossible de ne pas remarquer avec quelle sagacité Mme d’Épinay a mis ici le doigt sur la plaie de Rousseau, la fausseté ; et de tous les défauts qui nuisent au commerce de l’amitié, c’est là assurément le plus grand. Nos amis peuvent avoir beaucoup de travers ; mais ce que je leur demande avant tout, c’est d’être vrais ; ce que je veux, c’est qu’en les aimant, j’aime un homme et non un mannequin, c’est que leur parole soit un sentiment et non une phrase, c’est que leur poignée de main soit une bonne étreinte et non un beau geste. Or en Rousseau le geste dominait ; le personnage avait détruit l’individu. Cette façon d’être toujours en scène devient insupportable aussitôt qu’elle est aperçue, et Mme d’Épinay l’apercevait chaque jour davantage dans Rousseau. Ainsi un matin Rousseau vient voir Mme d’Épinay ; il lui annonce qu’il veut aller à Paris : « À Paris ? Oui, à Paris. — Et pourquoi ? — Pour voir Diderot, se jeter à son cou, lui demander pardon de je ne sais quelle lettre trop vive qu’il lui a écrite… Quoiqu’il n’ait pas tort, dit-il, il veut lui aller jurer une amitié éternelle. — Si cette démarche était sincère, elle serait fort belle ; mais il ne faut pas avoir de distractions, lorsque l’on veut en imposer. Rousseau n’est plus à mes yeux qu’un nain moral, monté sur des échasses… J’avais entamé un fort beau discours, très touchant, à ce qu’il me semblait, lorsque tout à coup il m’interrompit pour me demander si je n’avais pas un portefeuille à lui prêter pour emporter sous son bras. Cette demande me parut étrange. — Eh pourquoi donc faire ? lui dis-je. — C’est pour mon roman, me répondit-il un peu embarrassé. Je compris alors le motif de son grand empressement à voir Diderot. — Tenez, lui dis-je sèchement, voilà un portefeuille ; mais il est de trop dans votre voyage, il vous en fait perdre tout le fruit. Il rougit et entra dans une fureur inconcevable : je lui dis les choses les plus fortes sur les sophismes absurdes qu’il me débitait pour justifier une démarche que j’aurais pu trouver toute simple, s’il n’avait pas voulu la colorer d’un motif qui n’était pas le véritable. Je lui dis, entre autres choses, qu’à force de vouloir soutenir le rôle d’homme singulier, qui ne lui était jamais dicté par son cœur, mais seulement par je ne sais quel système de vanité et d’amour-propre, il deviendrait faux par habitude… Ce matin il est entré chez moi à six heures, comme je venais de me lever. Il a longtemps fixé les yeux sur moi, sans me parler ; puis tout à coup je l’ai entendu sangloter. — Mon pauvre ami, lui ai-je dit, vous me faites pitié. — Vous êtes une femme bien singulière ! s’est-il écrié, il faut que vous m’ayez ensorcelé, pour que je souffre patiemment tout ce que vous me dites. Quel art avez-vous donc de dire les vérités les plus dures et les plus offensantes sans qu’on pense vous en savoir mauvais gré ? — Mon ami, ai-je répondu, c’est que vos torts ne sont qu’une erreur de votre esprit, et que votre cœur n’y a pas de part. — Où diable avez-vous pris cela ? reprit-il avec la plus grande violence ; sachez, madame, une fois pour toutes, que je suis vicieux, que je suis né tel, et que… et que vous ne sauriez croire, mordieu ! la peine que j’ai de faire le bien, et combien peu le mal me coûte. Vous riez ? Pour vous prouver à quel point ce que je vous dis est vrai, apprenez que je ne saurais m’empêcher de haïr les gens qui me font du bien. — Mon ami, lui dis-je, je n’en crois pas un mot, car c’est comme si vous me disiez que vous ne pouvez pas vous empêcher d’aimer ceux qui vous font du mal… Nous nous sommes quittés fort bons amis ; il n’a pas pris le portefeuille ; mais par ce qu’il m’a dit, je crains bien qu’il ne me pardonne pas le moment de franchise que je lui ai arraché[28]. »
Mme d’Épinay avait raison. Ce que les gens qui se font un rôle pardonnent le moins, c’est d’être pénétrés, et en même temps leur grimace est si visible au bout de quelque temps, que tout le monde la connaît. C’est la ce qui arrivait à Rousseau et c’est là aussi ce qui le forçait, outre sa manie inquiète, de changer de temps en temps d’amis et de société, c’est-à-dire de théâtre. Dans la société de Mme d’Épinay, de Grimm, de Diderot, tout le monde savait que Rousseau jouait la comédie, un peu par caractère, un peu par manie, à la fois charlatan et dupe, comme on finit toujours par l’être. « Vous avez parlé comme un ange à Rousseau le jour de son départ pour Paris, répond Grimm à Mme d’Épinay ; sa conversation est à imprimer. Si vous lui eussiez toujours parlé sur ce ton-là, vous lui auriez épargné bien des chagrins ; mais je crains que sa folie ne soit trop avancée pour qu’on puisse espérer de le revoir jamais heureux et tranquille. La demande du portefeuille m’a fait sauter jusqu’aux nues. Il faut être bien sot pour être faux et vouloir faire des dupes[29]. » Diderot, de son côté, voyait mieux aussi chaque jour le fond du caractère de Rousseau, et cela à propos même de cette lecture que Rousseau lui faisait de son roman. Rousseau, en effet, sur le sermon que lui avait fait Mme d’Épinay, n’avait renoncé qu’au portefeuille et point à la consultation qu’il voulait avoir de Diderot. « J’ai reçu hier une lettre de Diderot, dit Grimm à Mme d’Épinay, qui peint votre ermite comme si je le voyais. Il est venu s’établir chez Diderot, sans l’avoir prévenu, le tout pour faire avec lui la révision de son ouvrage… Rousseau l’a tenu impitoyablement à l’ouvrage depuis le samedi dix heures du matin jusqu’au lundi onze heures du soir, sans lui donner à peine le temps de boire et de manger. La révision finie, Diderot cause avec lui d’un plan qu’il a dans la tête et prie Rousseau de l’aider à arranger un incident qui n’est pas encore trouvé à sa fantaisie. — Cela est trop difficile, répond froidement l’ermite ; il est tard, je ne suis point accoutumé à veiller. Bonsoir, je pars demain à six heures du matin. Il est temps de dormir. Il se lève, va se coucher, et laisse Diderot pétrifié de son procédé[30]. »
C’est surtout pendant la querelle que Rousseau fait à Mme d’Épinay que Grimm multiplie ses avertissemens et ses prédictions sur le caractère de Rousseau, la blâmant d’avoir voulu garder encore les égards de l’amitié avec un homme qu’il ne fallait traiter que comme un fou ou un méchant. Mme d’Épinay défend la conduite qu’elle a tenue, juge à son tour Rousseau, et cette correspondance devient ainsi une sorte d’enquête sur le caractère et l’humeur de Rousseau. « Je vous en prie, dit Grimm à Mme d’Épinay, jouez dans tout ceci le rôle qui vous convient. Vous savez que les fous sont dangereux, surtout quand on biaise avec eux, comme vous avez fait quelquefois avec ce pauvre diable, par des égards malentendus pour ses folies : on en attrape toujours quelques éclaboussures. » Une fois informé de toute l’aventure, voici comment Grimm juge la conduite de Mme d’Épinay, lui reprochant toujours d’avoir été trop bonne et trop indulgente : « L’histoire de Rousseau m’afflige, dit-il ; cet homme finira par être fou. Nous le prévoyons depuis longtemps ; mais ce qu’il faut considérer, c’est que ce sera son séjour à l’Ermitage qui en sera cause. Il est impossible qu’une tête aussi chaude et aussi mal organisée supporte la solitude. Le mal est fait ; vous l’avez voulu, ma pauvre amie, quoique je vous aie toujours dit que vous en auriez du chagrin. Je prends aisément mon parti sur lui : il ne mérite pas qu’on s’y intéresse, parce qu’il ne connaît ni les droits ni les douceurs de l’amitié ; mais je voudrais vous garantir de tous les dangers, et voilà ce que je ne trouve pas facile ; il est certain que cela finira par quelque diable d’aventure qu’on ne peut prévoir… Vous n’êtes pas assez sensible aux injures, je vous l’ai souvent dit : il faut les ressentir et ne s’en point venger ; voilà ma morale. » Mme d’Épinay se défend. — « Si elle n’a pas témoigné plus de ressentiment contre Rousseau après l’injure qu’il lui faisait, c’est qu’elle n’a vraiment, dit-elle, aucun ressentiment contre lui, « attendu qu’il n’a pas eu un instant de soupçon réel contre moi. Cela ne se peut pas, j’en suis sûre, et je suis également certaine qu’il ne se serait pas permis de m’accuser auprès de personne. C’est une fausseté de sa part, à la vérité, mais une fausseté que lui a sans doute suggérée sa folie pour se brouiller, et par conséquent être quitte de la reconnaissance avec moi et partir pour son pays, afin d’y publier que tous ses amis l’ont chassé de celui-ci à force de mauvais procédés ; c’est un moyen presque sûr d’être bien accueilli des hommes que d’avoir à se plaindre de leurs semblables[31]. La folie de celui-ci me fait pitié, et sa fausseté m’inspire le plus profond mépris. Vous voyez que je le traite plus mal que vous ne me le conseillez, car vous croyez bien que je ne saurais marquer de l’amitié à celui que je méprise ; mais je ne saurais davantage marquer du ressentiment à un fou : je m’en tiens donc à l’indifférence[32]. »
Ainsi, tandis que Rousseau prenait Mme d’Épinay pour objet de sa manie soupçonneuse, Mme d’Épinay prenait elle-même pour Rousseau de la pitié et de l’indifférence. Avec ces sentimens des deux côtés, la rupture ne pouvait pas beaucoup tarder ; mais cette rupture avec Mme d’Épinay devait être accompagnée de la rupture que fit Rousseau avec Grimm et avec Diderot, avec tous ses anciens amis. C’est cette rupture maintenant que je dois raconter : je le ferai le plus brièvement que je pourrai. Si pourtant je me laisse aller malgré moi à quelque détail, voici mon excuse. La rupture de Rousseau et de Diderot fut un événement à Paris, et pendant quelque temps cette rupture fut l’unique entretien de la société. Chamfort nous apprend que M. le duc de Castries en témoignait un jour son étonnement : » Mon Dieu ! disait-il, partout où je vais, je n’entends parler que de ce Rousseau et de ce Diderot ! Conçoit-on cela ? Des gens de rien, des gens qui n’ont pas de maison, qui sont logés à un troisième étage ! En vérité, on ne peut pas se faire à ces choses-là. »
Il est donc important pour bien comprendre le XVIIIe siècle d’étudier ces choses-là.
SAINT-MARC GIRARDIN.
- ↑ Confessions, livre IXe.
- ↑ Phrase singulière, et que je ne puis expliquer que par cette autre-ci de Julie à Saint-Preux : « Je crains que tu n’outrages ta Julie à force de l’aimer. » (Deuxième partie, lettre XVe.)
- ↑ Correspondance, p. 182.
- ↑ Rousseau, dans son second Dialogue, dit, en parlant de son discours sur les lettres et les arts en 1749 : « De la vive effervescence qui se fit alors dans son âme (Rousseau dans ses Dialogues, parle de lui-même à la troisième personne) sortirent les étincelles de génie qu’on a vu briller dans ses écrits durant deux ans de délire et de fièvre, mais dont aucun vestige n’avait paru jusqu’alors, et qui vraisemblablement n’auraient plus brillé dans la suite, si, cet accès passé, il eût voulu continuer d’écrire. » Deuxième Dialogue, t. IV, édit. Furne, p. 79.)
- ↑ Confessions, livre IXe.
- ↑ Mémoires de Mme d’Épinay, t. Ier, p. 205.
- ↑ Ibid.., t. II, p. 384.
- ↑ Dans ses Anecdotes pour servir de suite aux Mémoires de Mme d’Épinay, Mme la vicomtesse d’Allard, qui, plus jeune que Mme d’Houdetot, avait pourtant beaucoup vécu dans sa société, dit « que ce sera une consolation pour les femmes laides d’apprendre que Mme d’Houdetot, qui l’était beaucoup, a du à son esprit et surtout à son charmant caractère d’être si parfaitement et si constamment aimée ; elle avait non-seulement la vue basse et les yeux ronds, comme le dit Rousseau, mais elle était extrêmement louche. ce qui empêchait que son âme ne se peignit dans sa physionomie ; son front était très bas, son nez gros ; la petite vérole avait laissé une teinte jaune dans tous ses creux, et les pores étaient marqués de brun : cela donnait un air sale à son teint, qui, je crois, était beau avant cette maladie. » Je crois bien que ce portrait, fait par une jeune femme qui se souvient d’une vieille, sans pitié et sans prévoyance, ne représente pas Mme d’Houdetot telle qu’elle était dans sa jeunesse et telle que Rousseau la vit à l’Ermitage : Mme d’Allard exagère un pou la laideur de Mme d’Houdetot pour mieux faire ressortir son esprit et son charmant caractère ; car c’est la ce dont Mme d’Allard, comme tous ceux qui avaient vécu dans la société de Mme d’Houdetot, avait gardé le plus de souvenir.
- ↑ Parmi ces témoignages, celui qui m’a été le plus utile et qui m’est le plus cher est celui de M. Hochet, mon bon et affectueux parent, un de ces hommes d’esprit que les affaires enlèvent aux lettres, qui honorent les affaires par leur intelligence et par leurs succès, mais qui se retournent toujours avec amour vers les lettres, et font de l’étude le délassement de leurs travaux et l’ornement de leur bonheur.
- ↑ Agité sans rien faire.
- ↑ Confessions, livre IXe.
- ↑ « Un éblouissement m’aveuglait, mes genoux tremblans ne pouvaient me soutenir : j’étais forcé de m’arrêter, de m’asseoir ; toute ma machine était dans un désordre inconcevable ; j’étais près à m’évanouir. Instruit du danger, je tâchais en partant de me distraire et de penser à autre chose. Je n’avais pas fait vingt pas, que les mêmes souvenirs et tous les accidens qui en étaient la suite revenaient m’assaillir, sans qu’il me fût possible de m’en délivrer… J’arrivais à Eaubonne faible, épuisé, rendu, me soutenant à peine. À l’instant que je la voyais, tout était réparé ; je ne sentais plus auprès d’elle que l’importunité d’une vigueur inépuisable et toujours inutile (*). » C’est la clinique de l’amour peut-être, mais ce n’est pas l’amour.
(*)Confessions, livre IXe. - ↑ Confessions, livre IXe.
- ↑ Rousseau, édition Furne, tome IV. Correspondance, p. 263.
- ↑ Saint-Lambert.
- ↑ Mémoires de Mme d’Épinay, III, p. 68.
- ↑ Ibid, p. 71-72.
- ↑ Mémoires de Mme d’Épinay, p. 82.
- ↑ Confessions, livre IXe.
- ↑ Mémoires de Mme d’Épinay, t. III, p. 55.
- ↑ Les lettres de Mme d’Épinay, telles qu’elles sont dans les Mémoires, diffèrent de celles que Rousseau rapporte dans ses Confessions. C’est le même fonds d’idées et de sentimens, ce ne sont pas les mêmes phrases. La seule différence qu’on puisse noter, c’est que les lettres de Mme d’Épinay, dans les Confessions, ont un ton plus affectueux que celles de ses Mémoires, de telle sorte que le récit de Rousseau est encore plus favorable à Mme d"Êpinay que celui qu’elle fait elle-même. Je ne puis m’expliquer cette différence, qui du reste n’a aucune importance, que d’une seule manière : Mme d’Épinay faisait son récit pour Grimm, son amant, alors absent, qui l’avait souvent blâmée de l’affection inconsidérée qu’elle témoignait à Rousseau, lui prédisant qu’elle en serait dupe quelque jour. Elle affaiblissait donc, en écrivant à Grimm, les marques d’amitié qu’elle donnait à Rousseau, afin d’éviter les reproches de Grimm. Le ton affectueux de ses billets à Rousseau, tels qu’ils sont rapportés dans les Confessions, n’en témoigne que mieux de sa bonté et de sa sincérité à l’égard de Rousseau.
- ↑ Mémoires de Mme d’Épinay, t. III, p. 87.
- ↑ Confessions, livre IXe.
- ↑ Confessions, livre IXe.
- ↑ Se recueille ici un morceau de vérité que je retrouve dans le récit des Confessions et qui se rapporta à la phrase de Mme d’Épinay : « Nos silencieux tête-à-tête ne furent remplis que de choses indifférentes ou de linéiques propos honnêtes de ma part, par lesquels, lui témoignant ne pouvoir encore rien prononcer sur le fondement de mes soupçons, je lui protestais avec bien de la vérité que, s’ils se trouvaient mal fondés, ma vie entière serait employée à réparer leur injustice. »
- ↑ Mémoires de Mme d’Épinay, t. III, 92, 93.
- ↑ Mémoires, t. III, p. 35.
- ↑ Mémoires, t. III, p. 60, etc.
- ↑ Ibid., p. 69.
- ↑ Mémoires, p. 75.
- ↑ Observation profonde et juste, qui explique l’intérêt que Rousseau a obtenu par ses Confessions auprès de la postérité.
- ↑ Mémoires, p. 112.