Jean-Jacques Rousseau, sa vie et ses ouvrages/06

Jean-Jacques Rousseau, sa vie et ses ouvrages
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 2 (p. 1112-1133).
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VI.

LA NOUVELLE HÉLOÏSE.

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La Nouvelle Héloïse eut un grand succès, quand elle parut. « Tout Paris, dit Rousseau dans ses Confessions[1], était dans l’impatience de voir ce roman ; les libraires de la rue Saint-Jacques et celui du Palais-Royal étaient assiégés de gens qui en demandaient des nouvelles. Il parut enfin, et son succès, contre l’ordinaire, répondit à l’empressement avec lequel il avait été attendu… Les sentimens furent partagés chez les gens de lettres, mais dans le monde il n’y eut qu’un avis, et les femmes surtout s’enivrèrent du livre et de l’auteur, au point qu’il y en avait peu, même dans les hauts rangs, dont je n’eusse fait la conquête, si je l’avais entrepris. J’ai de cela des preuves que je ne veux pas écrire, et qui, sans avoir eu besoin de l’expérience, autorisent mon opinion. » Cette étrange fatuité de Rousseau est un signe curieux du succès de la Nouvelle Héloïse dans le monde d’élite, c’est-à-dire dans le monde où se fait le succès des livres ; voici maintenant pour le succès populaire : dans les premiers jours de la publication, on louait le livre en lecture à raison de douze sols par heure.

Rousseau ne s’est donc pas flatté sur la vogue de son roman. À consulter la Correspondance de Voltaire, déjà ennemi de Rousseau en 1761, on voit quel bruit la Nouvelle Héloïse faisait à Paris et combien ce bruit était importun à Voltaire. » Mes anges sont-ils absorbés dans la lecture du roman de Jean-Jacques ou de celui de la Popelinière ? » écrit-il le 11 février 1751 à M. d’Argental en affectant de mettre sur la même ligne le roman de Jean-Jacques Rousseau et celui que venait de publier le fermier général la Popelinière. — « La Nouvelle Héloïse et Daïra m’ont fait relire Zaïde. » écrit-il la même année à M. Damilaville, continuant toujours à confondre le roman de Jean-Jacques et celui de M. de la Popelinière[2]. — « Je sais, écrit-il enfin à Mme du Deffand, qu’il y a des personnes assez déterminées pour soutenir ce malheureux fatras, intitulé roman ; mais quelque courage ou quelques bontés qu’elles aient, elles n’en auront jamais assez pour le relire. Je voudrais que Mme de La Fayette revînt au monde et qu’on lui montrât un roman suisse[3]. » Ces fréquentes mentions de la Nouvelle Héloïse et ces boutades contre le roman de Jean-Jacques montrent que Voltaire savait fort bien le succès qu’avait la Nouvelle Héloïse à Paris.

D’où vient donc que la Nouvelle Héloïse, tant louée, tant admirée au XVIIIe siècle, n’est guère plus lue aujourd’hui que par ceux qui veulent étudier Jean-Jacques Rousseau ? Que de gens lisent Paul et Virginie qui n’ont jamais lu et ne liront jamais les autres ouvrages de Bernardin de Saint-Pierre ! Peu de personnes au contraire lisent la Nouvelle Héloïse comme on lit un roman, pour s’amuser et pour s’émouvoir. Il y a eu un temps où la Nouvelle Héloïse a servi la réputation de son auteur ; aujourd’hui c’est la renommée de Jean-Jacques Rousseau qui soutient la Nouvelle Héloïse et qui lui donne des lecteurs. Tel est souvent, après tout, le sort des romans qui ont été le plus goûtés et le plus admirés au moment où ils ont paru ; tel a été le sort de l’Astrée, du Cyrus et de la Clélie. Comme les romans sont le genre d’ouvrages le plus accommodé aux idées et aux sentimens du temps, ils passent avec ces idées et ces sentimens, à moins qu’ils n’aient su y distinguer ceux qui sont vraiment propres au cœur de l’homme, ceux qui ne sont pas d’un temps et d’un moment, mais de tous les temps, et qu’ils ne les aient représentés avec vérité. Les romans ont tous la prétention de représenter le cœur humain : mais le cœur humain a, si j’ose le dire, deux expressions différentes : il a sa physionomie du jour et du moment, il a aussi sa figure éternelle ; et ce qui égare les romanciers, c’est qu’ils prennent souvent la physionomie du jour pour la figure éternelle, la grimace pour le visage, la minute pour l’heure. Il y a des manières d’aimer ou d’exprimer l’amour qui varient selon les goûts et presque selon les modes ; mais il y a aussi, en amour comme pour le reste, des sentimens et des émotions qui sont toujours les mêmes. Je dirai plus : le personnage qui dans tous les romans est destiné à représenter l’amour ou à l’inspirer, la femme, a aussi, comme l’amour, sa physionomie contemporaine et son éternelle nature. Chaque siècle a sa femme qu’il façonne et qu’il pare à sa guise. La belle Oriane de l’Amadis des Gaules ne ressemble pas à la Bergère Astrée dans l’Astrée. Astrée ne ressemble pas à Clélie, et Clélie ne ressemble pas à la Julie de la Nouvelle Héloïse. Plus chacun de ces personnages se rapporte à son siècle, plus il a de vogue et de crédit. Plus une femme est de son temps, de son jour, de sa minute, plus elle plaît et plus elle enchante. Elle est l’idéal du moment : il n’y a de grâce et de beauté que la sienne ; mais, par un juste retour des choses d’ici-bas, plus ces héroïnes du roman et du monde ont ravi leur temps, moins elles ravissent la postérité. Comme la femme du jour et de l’heure effaçait en elles la femme naturelle et vraie, celle qui plaît toujours, la postérité reste froide et dédaigneuse devant ces portraits de l’an passé, devant ces poupées d’hier. La postérité d’ailleurs a aussi ses poupées qu’elle adore et qu’elle croit les plus fidèles images de la femme. Les poupées se remplacent ainsi l’une l’autre pour l’amusement de ces grands enfans qui s’appellent siècles ou générations. Les bons romanciers et les bons poètes dramatiques sont ceux qui, sachant écarter les poupées du jour, vont droit à la femme et la mettent dans leurs romans ou dans leurs drames avec sa vérité gracieuse et touchante. La belle Mandane et l’adorable Clélie sont des poupées, et tout aimables qu’elles étaient de leur temps, elles ont passé ; la Chimène et la Pauline de Corneille, l’Andromaque et la Phèdre de Racine, la princesse de Clèves de Mme de La Fayette, sont des femmes, et voilà pourquoi elles n’ont pas passé. Mettez beaucoup de la femme dans la poupée, la poupée a des chances pour vivre ; mettez beaucoup de la poupée dans la femme, la femme ne vivra pas. Il y a au théâtre et dans les romans des héroïnes qui ont beaucoup de vrai, voyez l’Alzire et l’Idamé de Voltaire : mais comme elles ont encore plus de faux, comme elles ont trop pris l’air et l’allure de leur temps, comme elles sont trop devenues des poupées philosophiques et déclamatoires, elles ne nous plaisent plus. La poupée a tué la femme, tandis que Zaïre, qui n’a pris que le moins qu’elle a pu des minauderies du siècle, Zaïre vit encore et nous charme. La femme l’a emporté sur la poupée.

Dans la Julie de la Nouvelle Héloïse, la poupée du temps, c’est-à-dire la femme telle que Jean-Jacques Rousseau l’a imaginée et représentée, est morte ; la femme naturelle et vraie vit encore et nous charme.

Rousseau, dans la Nouvelle Héloïse, a la prétention de peindre la femme, et son siècle a semblé croire qu’il y avait réussi. J’ose dire cependant que, de toutes les choses humaines que Rousseau ignore, la femme est ce qu’il ignore le plus. Entendons-nous : il y a au sein des familles heureuses un être pur et charmant qui semble y attirer par sa pureté les bénédictions du ciel, et par son charme les hommages du monde ; ce sont nos filles, ce sont nos sœurs, aimées à la fois et dirigées, respectées et averties, à qui la tradition du foyer domestique enseigne par la bouche d’une mère les vertus qui embellissent les plus belles et les grâces qui siéent aux plus sages. L’innocence de la vierge, la pudeur de l’épouse, la gravité de la mère, voilà les trois phases par lesquelles la femme passe de la vie de la terre à la vie du ciel, s’élevant toujours à mesure qu’elle accomplit ces devoirs domestiques, qui sont sa force et son honneur, et qui font qu’elle est le cœur, sinon la tête de sa famille. Tel est l’idéal de la femme dans la famille : non pas que je veuille dire que cet idéal se rencontre dans toutes les familles ; mais il y en a des traits partout répandus ça et là, et quand nous voulons nous représenter la femme sous sa forme la plus gracieuse et la plus pure, c’est cette image charmante que nous évoquons d’autant plus aisément que les traits en sont près de nous.

La femme ne s’est jamais représentée à Rousseau sous cette forme à la fois familière et noble. Il connaît la femme amoureuse et passionnée, qui veut régler ses passions philosophiquement ; il connaît Mme de Warens, triste idéal ; mais il ignore ce que c’est que la jeune fille élevée par sa mère, la femme qui aime et honore son époux, la mère qui élève ses enfans, celle enfin à qui Dieu, par une bénédiction particulière, a donné des devoirs qui sont en même temps des affections, tempérant ainsi ce que le devoir a de sévère par ce que l’affection a de doux, et soutenant ce que l’affection a de vif, et par conséquent de mobile, par ce que le devoir a de ferme et d’immuable. Voyez toutes les femmes que Rousseau a mises dans ses romans, Julie, Claire, Sophie ; elles manquent de pureté, même quand elles sont vertueuses ou quand elles le redeviennent : et comme elles manquent de cette douce pureté qui n’appartient qu’aux filles élevées par leurs mères, et non par les livres, elles manquent en même temps de délicatesse et même d’élégance. Elles ne sont pas de bonne compagnie, si j’ose le dire, parce qu’elles ne sont pas de bonne famille. Il y a quelque chose de grossier et de hardi dans leurs sentimens, qui se ressent de la société de l’homme ou des livres. Elles ont beau couvrir cela de je ne sais quel vernis sentimental, la grossièreté perce. Voyez comme Julie écrit à son amant, quand Saint-Preux est à Paris : « … Sais-tu goûter un amour tranquille et tendre qui parle au cœur sans émouvoir les sens, et tes regrets sont-ils aujourd’hui plus sages que tes désirs l’étaient autrefois ? Le ton de ta première lettre me fait trembler. Je redoute ces emportemens trompeurs d’autant plus dangereux que l’imagination qui les excite n’a point de bornes, et je crains que tu n’outrages ta Julie à force de l’aimer : oh ! tu ne sens pas, non, ton cœur peu délicat ne sent pas combien l’amour s’offense d’un vain hommage…[4]. » Je ne peux pas continuer de citer ce que Julie continue de dire pendant une page tout entière encore, sans embarras, sans pudeur, et je ne parle même plus, Dieu me pardonne, de la pudeur des femmes ; je parle de la pudeur des hommes. Où donc Julie a-t-elle appris cet affreux mélange du langage de l’hygiène avec le langage de l’amour ? Hélas ! je le sais bien : c’est chez Mme de Warens. Julie est la fille de Mme de Warens au lieu d’être la fille d’une mère de famille. Sans cesse le secret de sa fatale éducation lui échappe, et, même quand elle parle de la pudeur, son style l’offense : « Deux mois d’expérience, dit-elle à Saint-Preux dans une de ses premières lettres, m’ont appris que mon cœur trop tendre, a besoin d’amour, mais que mes sens n’ont aucun besoin d’amant[5]. »

Sophie n’est pas plus délicate que Julie. Elle songe aussi à la santé d’Émile, son mari ; c’est pour cela qu’elle se refuse à ses empressemens, surtout elle le lui dit, ce qui est affreux, et Rousseau comprend si peu la sainteté du voile qui couvre le lit nuptial, que dans ces étranges entretiens entre Émile et Sophie, pendant les premiers jours de leur mariage, Rousseau se fait le confesseur et le médecin des plaisirs des deux jeunes époux. Il n’y a que quelques pages de la République de Platon, quand le philosophe règle effrontément l’union des guerriers et des femmes de sa république, il n’y a, dis-je, que ces pages qui approchent de la grossièreté de celles de Rousseau, et dans Émile comme dans la République, la grossièreté procède de l’esprit de système et de la prétention qu’ont les deux philosophes de substituer les lois insolentes de ce qu’ils appellent la raison aux lois chastes et mystérieuses de la nature.

Le manque de pudeur et de délicatesse n’est pas le seul trait que Julie tienne de Mme de Warens. Elle en a d’autres qui ne la rendent guère plus aimable, ou plutôt qui ne la rendent pas plus femme. Ainsi, de même que Mme de Warens était supérieure à Rousseau, qu’elle était à la fois sa préceptrice et sa maîtresse, Julie est supérieure à Saint-Preux. Elle est plus sage, comme l’entend Rousseau, de cette sagesse qui se fait des vertus à sa guise et qui en exclut les vertus les plus douces de la femme : elle est plus systématique, plus raisonneuse, plus prêcheuse, comme le dit Saint-Preux. Ordinairement, dans les romans, c’est l’homme qui fait l’éducation de la femme ; ici, comme aux Charmettes, c’est la femme qui fait l’éducation de l’homme, qui lui enseigne la morale et la philosophie qu’il doit suivre. Julie n’est pas seulement l’amante de Saint-Preux, c’est sa directrice et sa casuiste. Il y a plus : Julie traite un peu Saint-Preux comme son domestique ; elle lui donne de l’argent pour son voyage, et Saint-Preux le reçoit, ce qui est encore une ressemblance entre Saint-Preux et Rousseau, entre Julie et Mme de Warens. Quiconque n’a pas lu les Confessions ne peut rien comprendre à la Nouvelle Héloïse. Tous les personnages et surtout les deux principaux, Saint-Preux et Julie, procèdent directement de Rousseau et de son histoire. Prenez l’histoire de Julie ; c’est l’histoire de Rousseau refaite et corrigée par son imagination ; c’est sa vie telle qu’il aurait voulu l’avoir menée et telle qu’il l’inventait pour la donner à son héroïne, ne pouvant pas la recommencer pour lui-même. Pécher, mais réparer son péché par le repentir, et se croire même plus grand par le repentir que par la vertu, telle est l’idée fondamentale de l’histoire de Julie : c’est aussi l’idée qui semble dominer Rousseau pendant toute sa vie. Un sentiment amer de son abaissement moral et social, un effort perpétuel pour s’en racheter, un repentir audacieux qui lui faisait afficher ses fautes pour montrer d’où il était remonté, tel est Rousseau dans toute sa vie. Telle est aussi son héroïne, qu’il propose hardiment à l’imitation de toutes les femmes, si bien qu’à en croire les Confessions de Rousseau ou l’histoire de Julie, la meilleure route vers le bien, c’est de commencer par le mal. J’aime beaucoup l’enfant prodigue lorsqu’il rentre dans la maison de son père pour s’humilier ; mais, s’il y rentrait pour se faire précepteur de morale et prêcheur d’innocence, je me défierais de ce repentir effronté qui veut ravir le prix de la vertu, et je me prendrais à dire avec Bossuet : « Ne parlons pas toujours du pécheur qui fait pénitence ni du prodigue qui retourne dans la maison paternelle… Cet ame fidèle et obéissant qui est toujours demeuré auprès de son père avec toutes les soumissions d’un bon fils mérite bien aussi qu’on loue sa persévérance[6] ! »

Si Rousseau a essayé de mettre sa vie, telle qu’il aurait voulu l’avoir menée, dans l’histoire de Julie, il a mis son caractère et beaucoup aussi de son histoire dans Saint-Preux ; il dit lui-même dans ses Confessions qu’il s’est représenté dans Saint-Preux. Je sais bien que dans presque tous les romans les romanciers aimant à se peindre eux-mêmes, tantôt en pied, tantôt en buste ; les anciens peintres aimaient à se mettre eux-mêmes dans un coin de leur tableau. Ainsi font les romanciers : ils écrivent devant leur miroir ; ils s’y voient, ils y voient leur vie, tout cela en beau. Qui se regarde en effet au miroir, si ce n’est pour se voir en beau ? Ce n’est pas là seulement l’effet de la vanité, c’est un sentiment meilleur et plus simple. Nous avons tous, qui que nous soyons et de quelque manière que nous ayons vécu, l’idée d’un moi meilleur que nous et qui aurait pu être notre moi, l’idée d’une vie plus heureuse et plus sage que la nôtre, et qui aurait pu être notre vie. C’est ce moi charmant et imaginaire que nous aimons à mettre dans nos héros de roman ; c’est cette vie meilleure aussi que la nôtre que nous mettons dans leur histoire ; cela nous console des faiblesses de notre caractère et des malheurs de notre vie de créer des héros qui soient sages et heureux, à défaut de nous-mêmes. Voilà, disons-nous, ce que nous aurions été, si le sort l’avait voulu. Ce sentiment, meilleur que la vanité et aussi naturel au cœur de l’homme, est celui qui a poussé Rousseau à se peindre dans son roman. Il ne s’est pas toujours peint en beau, dira-t-on : oui, à prendre Saint-Preux pour le représentant de Rousseau, — Rousseau, à nos yeux, ne s’est pas toujours peint en beau ; mais il croyait peindre Julie en beau quand il la peignait d’après Mme de Warens embellie et rajeunie, et il croyait lui-même se peindre en beau en prêtant à Saint-Preux ses sentimens et ses aventures. Rien ne montre mieux ce défaut d’élévation et de délicatesse qui est la plaie de Rousseau, et qu’il a essayé en vain de remplacer par je ne sais quel enthousiasme déclamatoire pour la vertu, que la bonne foi qu’il a mise à créer ses héros d’après lui-même, prêtant à Julie les sentimens de Mme de Warens et les siens à Saint-Preux, sans croire en cela leur faire tort, et ne doutant pas un instant qu’ils ne fussent beaux et intéressans, puisqu’ils lui ressemblaient.

L’illusion de Rousseau, après tout, est naturelle ; mais comment le XVIIIe siècle put-il s’y tromper ? Comment Julie et Saint-Preux purent-ils passer pour des héros de tendresse pure et délicate ? Comment pouvait-on trouver l’expression de l’amour élevé et généreux dans Julie et dans Saint-Preux ? Cette erreur du XVIIIe siècle, qui excuse et autorise l’erreur de Rousseau, s’explique par l’état des idées et des mœurs pendant la première moitié du XVIIIe siècle.

Je ne prends pas toujours les romans pour la fidèle expression des mœurs du temps : ils expriment souvent l’imagination de la société plus que ses mœurs, ils disent plutôt ce que la société aimerait à faire que ce qu’elle fait, ils répondent aux goûts et aux penchans du monde plutôt qu’à sa conduite ; mais ils n’en sont pas moins l’expression d’un certain état moral de la société. Il est dans la nature de l’homme de pensée plus de mal qu’il n’en fait, et il ne faut pas qu’il se rassure trop sur le danger de ses mauvaises pensées par l’innocence de ses actions ; car il est d’autant plus prompt à mal faire, qu’il s’est habitué à mal penser, et nous connaissons tous une société qui a manqué de périr dans une sorte d’orgie sociale, parce qu’elle avait encouragé dans ses livres le goût de l’orgie morale. Les romans licencieux des commencemens du XVIIIe siècle, et surtout ceux de Crébillon fils, quoique parfois fort spirituels, ne sont pas pour moi l’expression des mœurs et de la conduite du XVIIIe siècle ; pourtant ces romans licencieux exprimaient l’état moral de l’imagination. Ils corrompaient dans les âmes l’image que nous y gardons tous de l’amour honnête et pur ; ils y substituaient l’image de l’amour licencieux. C’est ce déplorable penchant des esprits que le roman de Rousseau vint contrarier et redresser. Ce qui dans la Nouvelle Héloïse nous semble encore grossier était déjà un commencement de pureté, et ces amours, que nous voudrions voir plus délicats, l’étaient presque trop auprès des amours de Crébillon fils. Tout dépend du point de départ. À qui part des petites maisons de la régence, les Charmettes sont déjà un lieu de purification, et les bosquets de Clarens sont un sanctuaire. Le XVIIIe siècle, fatigué de la monotonie de ses romans libertins, sut gré à Jean-Jacques Rousseau de lui offrir d’autres tableaux sur lesquels l’œil pouvait s’arrêter sans que le front rougît. Comme Rousseau ne peignait pas l’amour de la même manière que ses devanciers, on crut qu’il le peignait meilleur et plus pur. Je dirai même que, comme la grossièreté qui se sent, pour nous, dans les personnages de l’Héloïse n’était pas la même que celle des personnages des romans du temps, comme elle ne tournait pas à la débauche, le changement parut une amélioration, et c’est ainsi que les héros de l’Héloïse, Julie et Saint-Preux, passèrent presque pour platoniques, parce qu’ils n’étaient plus libertins ; en même temps, comme ils gardaient quelque chose de sensuel, le siècle n’était pas trop dépaysé. Il reconnaissait la tendresse à ce signe, le seul que ses romans lui enseignassent depuis longtemps, et il jouissait de voir l’amour s’épurer sans trop changer. Ajoutez que, pour aider à cette honnête illusion du siècle, Julie et Saint-Preux confondaient sans cesse dans leurs discours l’amour avec la vertu ; qu’ils semblaient enthousiastes de l’honneur, de la sagesse ; qu’ils en parlaient sans cesse, au lieu de parler du plaisir, comme faisaient leurs devanciers. Le siècle les prit au mot, et ce que nous regardons comme une déclamation et comme un sophisme passait alors pour une protestation en faveur de la vertu. On s’éprit d’admiration pour ces héros qui faisaient de la morale sans renoncer aux douceurs de l’amour, qui se piquaient même de prendre leur vertu dans leur amour, et d’être d’autant plus honnêtes qu’ils étaient plus passionnés. La société aimait à se trouver purifiée sans se convertir : elle se prêtait de bonne grâce à un repentir qui n’était pas une mortification.

Il y a dans la Nouvelle ¨Héloïse deux erreurs qui font les deux parties du roman : la première, c’est que l’amour inspire la vertu ; la seconde, c’est que la sagesse humaine suffit pour donner aussi la vertu. Examinons rapidement le roman en suivant cette division.

Ç’a été de tout temps la prétention de l’amour, et cette prétention lui fait honneur, de ne pas vouloir seulement être un plaisir. Comme l’amour anime et échauffe l’âme, il est tout naturel que l’âme prenne le surcroît de vie qu’elle se sent pour un surcroît de force, et qu’elle se croie plus haute, se sentant exaltée : c’est une erreur. L’amour ne change pas les âmes ; il ne fait pas que les mauvaises deviennent bonnes ; il fait seulement peut-être que les bonnes deviennent meilleures, et cela, par ce surcroît de force que l’amour donne à l’âme. On est en amour ce qu’on est partout ailleurs : doux si on est doux, ardent si on est ardent ; seulement on l’est mieux. On n’est pas autre que soi ; mais on est un peu plus que soi. C’est un état de l’âme où nos facultés, sans changer de nature, changent de degré, et s’élèvent ou s’excitent par une sorte de mouvement Instinctif. C’est même là, pour le dire en passant, ce qui rend les amoureux si séduisans tant qu’ils aiment et tant qu’ils sont aimés. Il y a alors en effet double cause pour qu’ils charment. D’abord ils valent mieux parce qu’ils aiment et que l’amour les inspire, ensuite ils valent mieux parce que tout ce qu’ils disent et tout ce qu’ils font est pris en bonne part ; mais ôtez l’amour, tout change : quelle langueur d’esprit ! quelle banalité de langage ! Quoi ! c’est là l’homme que j’aimais et qui m’aimait ! — Non, ce n’est plus le même homme, car il ne vous aime plus ; il n’est plus ce qu’il était. Ce n’est pas votre amour seulement qui lui faisait crédit, c’est son amour aussi qui lui prêtait beaucoup, et qui aujourd’hui, étant parti, ne lui prête plus rien et le laisse à sa pauvreté naturelle. Les amans qui ne le sont plus sont souvent étonnés d’avoir pu s’aimer, ils rougissent de leur choix, et en cela ils sont injustes l’un envers l’autre. Ils se voient aujourd’hui tels qu’ils sont, froids et mécontens : ils se voyaient autrefois tels qu’ils étaient, aimables et heureux, grâce à l’amour ; mais ces grâces d’état et du moment ne sont pas des vertus. Les amans le croient pourtant, et presque tous se tiennent pour bons, parce qu’ils sont tendres. Quant à Saint-Preux, dont l’amour échauffe le cerveau plus que le cœur, il est tout près de se prendre pour un héros ou pour un saint, parce qu’il est amoureux. « Où sont-ils, s’écrie-t-il dans une lettre à Julie, où sont-ils, ces hommes grossiers qui ne prennent les transports de l’amour que pour une fièvre des sens, pour un désir de la nature avilie ? Qu’ils viennent, qu’ils observent, qu’ils sentent ce qui se passe au fond de mon cœur ; qu’ils voient un amant malheureux, éloigné de ce qu’il aime, incertain de le revoir jamais, sans espoir de recouvrer sa félicité perdue, mais pourtant animé de ces feux immortels qu’il prît dans tes yeux, et qu’ont nourris tes sentimens sublimes ; prêt à braver la fortune, à souffrir ses revers, à se voir même privé de toi, et à faire des vertus que tu lui as inspirées le digne ornement de cette empreinte adorable qui ne s’effacera jamais de son âme. Ah ! Julie, qu’aurais-je été sans toi ? La froide raison m’eût éclairé peut-être. Tiède admirateur du bien, je l’aurais du moins aimé dans autrui. Je ferai plus, je saurai le pratiquer avec zèle ; et pénétré de tes sages leçons, je ferai dire un jour à ceux qui nous auront connus : Oh ! quels hommes nous serions tous, si le monde était plein de Julies et de cœurs qui les sussent aimer ! »

Eh ! mon Dieu, le monde est plein de Julies et de cœurs qui les savent aimer ; mais le malheur, c’est que les vertus que les Julies et les Saint-Preux se sentent dans l’âme ne sont que pour eux deux, et que rien ne s’en répand en dehors. Les amans ne sont dévoués, généreux, désintéressés ! vertueux enfin, que l’un pour l’autre ; ils ne le sont pas pour le reste du monde. Leur vertu est un secret entre eux, et un secret même qui n’a qu’un temps. Le prochain n’en sait rien, et n’en profite pas. Or, il n’y a de vertus que celles qui le sont un peu pour tout le monde. Les vertus qui ont un objet si particulier et un cercle si étroit sont des sentimens et non pas des vertus. Tel est l’amour. Il inspire le dévouement ; mais envers qui ? Envers ce qu’on aime, c’est-à-dire presque envers soi-même. On sauve sa maîtresse du péril parce qu’on l’aime ; mais on ne se dévoue pas pour sa patrie ou pour sa religion parce qu’on aime sa maîtresse. Julie et Saint-Preux prennent pour une vertu le dévouement qu’ils ont l’un pour l’autre, et ce dévouement dont ils font tant de bruit est tout simplement cet égoïsme à deux, qui est le propre de l’amour, et qui en fait le charme[7].

L’excellence morale de l’amour, c’est-à-dire, après tout, la doctrine de l’amour chevaleresque, sans qu’aucune des prétentions de cette doctrine soit justifiée par l’histoire de Julie, voilà ce qui remplit la première partie du roman. J’ai même tort de comparer l’amour tel que le prêche la Nouvelle Héloïse avec l’amour chevaleresque. Que disait en effet la doctrine chevaleresque aux jeunes chevaliers ? Voulez-vous être aimés ? soyez braves, soyez hardis, soyez généreux ; défendez les faibles, venez en aide aux malheureux. C’est au prix de ces vertus que vous obtiendrez l’amour des dames. Dans cette doctrine, l’amour était la récompense et peut-être aussi l’encouragement de la vertu ; mais il n’était pas lui-même une vertu, comme il a la prétention de l’être dans la Nouvelle Héloïse. Il inspirait le courage, l’effort, sur soi-même, le mépris de la mort, toutes vertus qui profitent au monde, tandis que, dans la Nouvelle Héloïse, l’amour, pour être une vertu, n’a besoin que d’aimer, devoir facile et commode. Les emportemens de la passion passent, dans la doctrine du roman, pour des qualités ; les aveux et les épanchemens irréfléchis de l’amour sont les signes d’une belle âme et sont près d’être regardés comme de bonnes actions. Et ne croyez pas que cette doctrine amoureuse n’ait point eu ses mauvais effets : elle a justifié la passion à ses propres yeux[8] ; les amans se sont crus honnêtes dès qu’ils se sont sentis amoureux, oubliant, que les lois de l’honnêteté et de l’honneur sont souvent contraires à l’amour, ou plutôt, se faisant dans leur amour même une honnêteté et un honneur sentimental qui les dispense complaisamment de l’honnête morale, et qui la leur fait dédaigner. Cette doctrine n’a pas seulement produit ses mauvais effets dans les âmes d’élite, comme Rousseau nous représente Julie et Saint-Preux ; elle s’est répandue dans la foule, et elle est devenue plus dangereuse à mesure qu’elle est devenue plus banale. Les courtauds de boutique et les bacheliers d’école ont érigé les passions ou les instincts de leur âge en généreux sentimens, en saints enthousiasmes ; ils se sont crus innocens dans la débauche parce qu’ils y étaient ardens. Les grisettes, à leur tour, se sont crues des héroïnes de tendresse, jusqu’à ce qu’un beau jour cette duperie ou ce charlatanisme sentimental ait eu le sort qu’ont tous les sentimens faux, qui finissent toujours par aboutir aux émotions grossières ou aux calculs sordides, au plaisir ou à l’intérêt. Les Platons du comptoir et de la mansarde se sont changés sans trop de peine en Épicures : Epicuri de grege porci.

La première partie de la Nouvelle Héloïse pourrait plutôt servir à montrer les dangers de la sensibilité romanesque qu’à en glorifier les mérites, et je prendrais volontiers pour devise de cette partie du roman ces paroles de la dernière lettre de Julie : « Avec du sentiment et des lumières, j’ai voulu me gouverner, et je me suis mal conduite. »

La seconde partie de l’Héloïse est plus intéressante, plus vraie, plus élevée, quoiqu’elle soit fondée aussi sur une erreur que Rousseau semble embrasser, savoir : que la sagesse humaine peut suffire à corriger les passions de l’homme et à donner la vertu. Il soutient cette doctrine par ses réflexions, mais en même temps il la combat, si je ne me trompe, par l’expérience et même par les sentimens de son héroïne. C’est cette expérience, — que Rousseau laisse au compte des événemens de son histoire plutôt qu’il ne la proclame hardiment, — qui fait l’intérêt de cette seconde partie de la Nouvelle Héloïse, et qui doit même faire vivre le roman.

Julie, pour obéir à son père, a renoncé à son amant, et a épousé M. de Volmar. M. de Volmar est un galant homme, mais c’est un de ces philosophes qui croient que la sagesse philosophique peut suffire à diriger le cœur de l’homme. Il a foi aux vertus humaines, à celles qui prennent leur principe dans l’homme, c’est-à-dire dans l’orgueil, car, dans la seconde comme dans la première partie de la Nouvelle Héloïse, la morale procède toujours de l’homme. Seulement, dans la première partie, elle procède de l’amour, et dans la seconde de la sagesse ; mais c’est la même chose : c’est toujours l’homme et par conséquent la même faiblesse.

M. de Volmar sait que Saint-Preux a aimé Julie et qu’il était aimé d’elle. Cependant il appelle Saint-Preux dans sa maison, il veut que Julie continue à le voir : il est de ceux qui croient que l’amour est un bon sentiment : il ne veut donc pas le détruire dans l’âme de Julie et de Saint-Preux ; il veut l’épurer et le conduire. « J’ai compris, dit-il à Saint-Preux et à Julie dans une conversation où il est plutôt un précepteur qu’un mari, j’ai compris qu’il régnait entre vous des liens qu’il ne fallait pas rompre ; que votre mutuel attachement tenait à tant de choses louables qu’il fallait plutôt le régler que l’anéantir, et qu’aucun des deux ne pouvait oublier l’autre sans perdre beaucoup de son prix… Je sais bien que ma conduite a l’air bizarre et choque toutes les maximes communes, mais les maximes deviennent moins générales à mesure qu’on lit mieux dans les cœurs, et le mari de Julie ne doit pas se conduire comme un autre homme. » - « Mes enfans, nous dit-il d’un ton d’autant plus touchant qu’il partait d’un homme tranquille, soyez ce que vous êtes et nous serons tous contens : le danger n’est que dans l’opinion : n’ayez pas peur de vous et vous n’aurez rien à craindre[9]. »

Nous connaissons cette sagesse-là et ses œuvres : il y a des personnes de fort bonne foi qui croient naïvement qu’il y a un moyen de tirer les trois vertus théologales des sept péchés capitaux, de faire le bien avec le mal, et de l’ordre avec le désordre, ou, pour se servir d’une image plus éclatante, mais qui n’exprime pas une pensée plus rassurante, de conspirer avec la foudre comme le paratonnerre. Vaines tentatives de la sagesse humaine, soit dans l’état, soit dans la famille ! On ne fait pas de l’ordre avec du désordre ; les démolisseurs ne peuvent pas devenir des constructeurs, et les gens habiles à faire des ruines sont incapables de faire des monumens. Si le paratonnerre conspire avec la foudre, c’est pour conduire le feu destructeur dans le puits où il s’éteint ; ce n’est pas là une association, c’est une compression. Il n’y a rien à tirer du mal que le pire, rien à tirer de l’anarchie d’un jour que l’anarchie de la semaine, et de l’anarchie de la semaine que l’anarchie du mois et bientôt de l’année. Le mal se combat et se réprime, mais il ne peut être ni employé, ni dirigé à volonté. M. de Volmar croit que l’amour de Julie et de Saint-Preux peut être conservé sans danger, et qu’avec de bons conseils et beaucoup de sagesse il pourra en faire une vertu. Il croit enfin que c’est un feu qui peut servir encore à échauffer l’âme sans la brûler. Il répudie la sage et profonde maxime de l’Evangile : que celui qui aime le péril y périra, — et il conseille aux deux amans d’aimer hardiment le péril, leur promettant qu’ils n’y périront pas ; mais M. de Volmar a beau employer les épreuves les plus ingénieuses afin de transformer insensiblement l’amour de Julie avec Saint-Preux en une tendre et paisible amitié : ce sage mécanisme ne réussit pas, et Julie, plus clairvoyante que M. de Volmar, sent sa faiblesse. Elle tâche, il est vrai, étant philosophe aussi, de s’expliquer cette faiblesse ; elle interroge son cœur pour se rassurer, et son cœur, qui sait, comme un ami complaisant, quel est le conseil qu’on lui demande, son cœur lui fait la réponse qu’elle espérait : « Plus je veux sonder, dit-elle, l’état présent de mon âme, plus j’y trouve de quoi me rassurer. Mon cœur est pur, ma conscience est tranquille ; je ne sens ni trouble ni crainte… Ce n’est pas que certains souvenirs involontaires ne me donnent quelquefois un attendrissement dont il vaudrait mieux être exempte ; mais, bien loin que ces souvenirs soient causés par la vue de celui qui les a causés, ils me semblent plus rares depuis son retour, et quelque doux qu’il me soit de le voir, je ne sais par quelle bizarrerie il m’est plus doux de penser à lui. En un mot, je trouve que je n’ai pas encore besoin du secours de la vertu pour être paisible en sa présence… Mais, mon ange, est-ce assez que mon cœur me rassure, quand la raison doit m’alarmer ? J’ai perdu le droit de compter sur moi. Qui me répondra que ma confiance n’est pas encore une illusion du vice ? Comment me lier à des sentimens qui m’ont tant de fois abusée ? Le crime ne commence-t-il pas toujours par l’orgueil qui fait mépriser la tentation ? Et braver des périls où l’on a succombé, n’est-ce pas vouloir succomber encore ? » J’aime ces dernières phrases ; j’aime que Julie sente le trouble de son cœur, et qu’au moment même où elle se dit paisible, elle s’effraie de sa faiblesse ; voilà enfin les véritables mouvemens du cœur humain, voilà les véritables sentimens d’une honnête femme, c’est-à-dire d’une femme sincère avec elle-même. Julie ressemble en ce moment à la Pauline de Corneille, qui, quoiqu’elle soit sûre de sa vertu, ne veut pas s’exposer à revoir dans Sévère l’amant qu’elle a aimé. Elle ne craint pas d’être vaincue ; mais elle craint le combat


…Et ces troubles puissans

dit-elle,

Que fait déjà chez moi la révolte des sens.


Ces attendrissemens qu’éprouve Julie et qui l’alarment, voilà ce que le langage scrupuleux et austère du XVIIIe siècle appelait la révolte des sens. Loin de s’assurer en sa propre vertu, loin de braver le péril, Pauline a toutes les délicatesses d’une âme inquiète et défiante d’elle-même. En vain son père, qui ne songe qu’à obtenir la faveur de Sévère, qui est le favori de l’empereur, presse Pauline de voir Sévère ; Pauline s’y refuse. — Mon père, dit-elle avec une humilité de conscience qui me répond de sa vertu bien mieux que ne ferait l’orgueil,

Mon père, je suis femme et connais ma faiblesse ;
Je sens déjà mon cœur qui pour lui s’intéresse ;

Et poussera sans doute en dépit de ma foi
Quelque soupir indigne et de vous et de moi.
Je ne le verrai point…

Cette ressemblance entre Julie et Pauline, qui laisse à la Pauline de Corneille sa supériorité morale, fait l’intérêt de la seconde partie du roman de Rousseau. C’est là que commence cette lutte qui est le fond éternel du drame et du roman, la lutte de la passion contre le devoir. Julie en effet a beau faire, elle ne peut pas s’y tromper : ces attendrissemens involontaires, ce plaisir même de penser à Saint-Preux, plus doux que celui de le voir, tout cela est la passion. M. de Volmar, il est vrai, toujours empressé à rassurer sa femme et à se rassurer lui-même, explique par des raisonnemens ingénieux ce qu’il voit encore d’amour dans le cœur de Saint-Preux et de Julie. Il y a surtout une distinction qui lui ôte toute inquiétude : Saint-Preux et Julie s’aiment encore, il est vrai, mais c’est dans le passé, ce n’est pas dans le présent. « Ce n’est pas de Julie de Volmar que Saint-Preux est amoureux, c’est de Julie d’Étanges. Il ne me hait point comme le possesseur de la personne qu’il aime, mais comme le ravisseur de la personne qu’il a aimée. La femme d’un autre n’est point sa maîtresse ; la mère de deux enfans n’est plus son ancienne écolière ; il est vrai qu’elle lui ressemble beaucoup et qu’elle lui en rappelle souvent le souvenir ; il l’aime dans le passé : voilà le vrai mot de l’énigme. Otez-lui la mémoire, il n’a plus d’amour[10]. » Le pauvre sage ! comme le voilà tranquille, grâce à cette distinction entre le passé et le présent ! Il a même soin de s’absenter, afin de laisser seuls Saint-Preux et Julie, et qu’ils s’éprouvent et s’affermissent par l’épreuve. Alors, se laissant aller à la sécurité que leur donne cet habile directeur, les deux anciens amans vont se promener sur le lac de Genève et abordent aux rochers de la Meillerie. C’était à Meillerie que Saint-Preux autrefois, pendant ses amours avec Julie, s’était retiré pour apaiser les soupçons du père de Julie ; c’était ce lieu plein de souvenirs chéris qu’il voulait revoir avec elle. Ils arrivent à ces rochers qui autrefois s’avançaient au-dessus du lac et qui faisaient une sorte de terrasse solitaire, ayant d’un côté les Alpes et leurs cimes inaccessibles, de l’autre les eaux du lac, partout le désert et l’abîme. « Il semblait, dit Saint-Preux, que ce lieu désert dût être l’asile de deux amans échappés seuls au bouleversement de la nature. » Ces rochers de Meillerie, qui étaient devenus une sorte de pèlerinage pour les dévots de Rousseau, ont été impitoyablement brisés par les ingénieurs, pour ouvrir la route du Simplon, qui, en cet endroit, passe aux bords du lac de Genève. Voilà de ces aventures propres à notre siècle. Voyons pourtant cette scène des rochers de Meillerie ; c’est, avec la mort de Julie, la plus belle scène du roman, celle où la passion est vraie et touchante, celle enfin où le sens moral du roman, jusque-là incertain, commence à se montrer, en dépit même des raisonnemens des personnages.

« Quand nous eûmes atteint ce réduit et que je l’eus quelque temps contemplé : — Quoi ! dis-je à Julie en la regardant avec un œil humide, votre cœur ne vous dit-il rien ici, et ne sentez-vous point quelque émotion secrète à l’aspect d’un lieu si plein de vous ? Alors, sans attendre sa réponse, je la conduisis vers le rocher et lui montrai son chiffre gravé en mille endroits, et plusieurs vers de Pétrarque et du Tasse relatifs à la situation où j’étais en les traçant. En les revoyant moi-même après si longtemps, j’éprouvai combien la puissance des objets peut ranimer puissamment les sentimens violens dont on fut agité près d’eux. Je lui dis avec un peu de véhémence : Ô Julie ! éternel charme de mon cœur, voici les lieux où soupira jadis pour toi le plus fidèle amant du monde ; voici le séjour où ta chère image faisait son bonheur et préparait celui qu’il reçut enfin de toi-même… Voici la pierre où je m’asseyais pour contempler de loin ton heureuse demeure. Sur celle-ci fut écrite la lettre qui toucha ton cœur. Ces cailloux tranchans me servaient de burin pour tracer ton chiffre. Ici je passai le torrent glacé pour reprendre une de tes lettres qu’emportait un tourbillon ; là je vins relire et baiser mille fois la dernière que tu m’écrivis. Voilà le bord où d’un œil avide et sombre je mesurais la profondeur de ces abîmes. Enfin ce fut ici qu’avant mon triste départ je vins te pleurer mourante et jurer de ne pas te survivre. Fille trop constamment aimée, ô toi pour qui j’étais né ! faut-il me retrouver avec toi dans les mêmes lieux et regretter le temps que j’y passais à gémir de ton absence ! — J’allais continuer ; mais Julie qui, me voyant approcher du bord, s’était effrayée et m’avait saisi la main, la serra sans mot dire en me regardant avec tendresse et retenant avec peine un soupir ; puis tout à coup, détournant la vue et me tirant par le bras : — Allons-nous-en, mon ami, me dit-elle d’une voix émue, l’air de ce lieu n’est pas bon pour moi. » Ils reprennent la barque et traversent le lac. Là encore Saint-Preux, se laissant aller à ses rêveries, d’abord tendres et douces, bientôt sombres et amères, « est violemment tenté, dit-il, de précipiter Julie dans les flots et d’y finir dans ses bras sa vie et ses longs tourmens. Cette horrible tentation devint à la fin si forte que je fus obligé de quitter brusquement la main de Julie pour passer à la pointe du bateau. Là, mes vives agitations commencèrent à prendre un autre cours ; un sentiment plus doux s’insinua peu à peu dans mon âme. L’attendrissement surmonta le désespoir ; je me mis à verser des torrens de larmes, et cet état, comparé à celui dont je sortais, n’était pas sans quelque plaisir. Je pleurai fortement, longtemps, et je fus soulagé. Quand je me trouvai bien remis, je revins auprès de Julie ; je repris sa main. Elle tenait son mouchoir : je le sentis fort mouillé. Ah ! lui dis-je tout bas, je vois que nos cœurs n’ont jamais cessé de s’entendre. — Il est vrai, dit-elle d’une voix altérée : mais que ce soit la dernière fois qu’ils auront parlé sur ce ton… Voilà, mon ami, le détail du jour de ma vie où sans exception j’ai senti les émotions les plus vives. Au reste, je vous dirai que cette aventure m’a plus convaincu que tous les argumens de la liberté de l’homme et du mérite de la vertu. Combien de gens sont faiblement tentés et succombent ! Pour Julie, mes yeux le virent et mon cœur le sentit : elle soutint ce jour-là le plus grand combat qu’une âme humaine ait pu soutenir ; elle vainquît pointant. »

Elle vainquit ! oui ; mais encore deux victoires comme cela, et elle est perdue. Rousseau le sait bien, car il n’expose pas deux fois Julie à de pareils périls. Il la fait mourir. La mort est un expédient commode pour les romanciers dans l’embarras. Que faire en effet de Julie arrivée à ce point ? Prolonger la lutte entre la vertu et la passion ? Si longue que soit la lutte, il faut qu’elle finisse par une victoire ou par une défaite. Quel sera le vaincu ? Sera-ce la passion ? Le roman tourne au système et à la leçon : il perd la vérité et l’intérêt. Sera-ce la vertu qui succombera ? L’exemple de Julie tournera alors contre les intentions de Rousseau. Singulière héroïne de vertu que celle qui, comme fille ou comme femme, aura également manqué à l’honneur ! Rousseau au contraire a voulu faire de sa Julie l’héroïne du repentir, et montrer comment une première faute n’empêche pas une âme honnête de revenir à la vertu et de reconquérir l’estime et l’admiration du monde. Pour que sa leçon fasse effet, pour que Julie soit cette héroïne que nous devons admirer et imiter, il faut qu’elle meure vertueuse et honorée : aussi Rousseau la fait-il mourir promptement ; mais il a beau faire, elle a encore assez vécu pour nous enseigner l’ascendant d’un premier amour et, disons-le, d’une première faute. Julie combat cet ascendant, elle y résiste, mais elle l’éprouve. Quand elle interroge son âme, quand elle s’examine, elle s’étonne de se trouver inquiète. « Je ne vois partout que sujets de contentement et je ne suis pas contente. Une langueur secrète s’insinue au fond de mon cœur ; je le sens vide et gonflé. L’attachement que j’ai pour tout ce qui m’est cher ne suffit pas pour l’occuper : il lui reste une force inutile dont il ne sait que faire. Cette peine est bizarre, j’en conviens, mais elle n’est pas moins réelle. Mon ami, je suis trop heureuse ; le bonheur m’ennuie… Concevez-vous quelque remède à ce dégoût du bien-être ? Pour moi, je vous avoue qu’un sentiment si peu raisonnable et si peu volontaire a été beaucoup du prix que je donnais à la vie, et je n’imagine pas quelle sorte de charme on y peut trouver qui me manque ou qui me suffise. Une autre sera-t-elle plus sensible que moi ? Aimera-t-elle mieux son père, son mari, ses enfans, ses amis, ses proches ? En sera-t-elle mieux aimée ? Mènera-t-elle une vie plus de son goût ? Sera-t-elle plus libre d’en choisir une autre ? Jouira-t-elle d’une meilleure santé ? Aura-t-elle plus de ressources contre l’ennui, plus de liens qui l’attachent au monde ? Et toutefois j’y vis inquiète. Mon cœur ignore ce qui lui manque ; il désire sans savoir quoi[11]. »

Non, ce n’est pas le bonheur qui ennuie Julie ; ce qui la rend à la fois inquiète et languissante, c’est la passion, c’est son amour combattu, mais non pas détruit, — étouffé, mais non pas éteint. Ce bonheur qu’elle dépeint et qui la lasse, ce père, ce mari, cet enfant, cette vie douce et régulière, tout cela est un bonheur qui tient à l’ordre, et ce n’est jamais le bonheur dans l’ordre qui satisfait la passion. Si ses enfans, son père et son mari qu’elle aime et dont elle est aimée, ne suffisent pas à l’âme de Julie, c’est qu’elle aime encore Saint-Preux ; elle le sent, quoiqu’elle ne veuille pas se l’avouer. Comment résister à cet amour ? Comment le vaincre ? Comment avoir la force d’aimer la vertu ? Elle a demandé cette force à la sagesse de M. de Volmar, qui croit avoir cette force et qui croit même pouvoir la donner. Julie pourtant ne s’y trompe pas. Elle sent bien que la sagesse de M. de Volmar a la force suffisante à ceux qui n’ont point à lutter, la force qui est bonne aux âmes sans passion ; mais où vient la passion, cette force-là est impuissante. Où donc trouver la vraie force, celle qui fait lutter et vaincre ? Dans la religion ; allons plus loin et servons-nous du mot de Rousseau : dans la dévotion. Oui, Julie devient dévote pour être forte, pieuse pour être honnête ; elle demande à Dieu la force qu’elle ne trouve ni en elle ni autour d’elle. Ecoutons-la un instant elle-même : « J’aimai la vertu dès mon enfance et je cultivai ma raison dans tous les temps. Avec du sentiment et des lumières, j’ai voulu me gouverner et je me suis mal conduite. Avant de m’ôter le guide que j’ai choisi, donnez-m’en quelque autre sur lequel je puisse compter. Mon bon ami ! toujours de l’orgueil, quoi qu’on fasse ; c’est lui qui vous élève, et c’est lui qui m’humilie : Je crois valoir autant qu’une autre, et mille autres ont vécu plus sagement que moi. Elles avaient donc des ressources que je n’avais pas. Pourquoi, me sentant bien née, ai-je eu besoin de cacher ma vie ? Pourquoi haïssais-je le mal que j’ai fait malgré moi ? Je ne connaissais que ma force ; elle n’a pu me suffire. Toute la résistance qu’on peut tirer de soi, je crois l’avoir faite, et toutefois j’ai succombé. Comment font celles qui résistent ? Elles ont un meilleur appui[12]. »

Quelles admirables paroles ! Quel bon sens à la fois éloquent et touchant ! Comment voulez-vous que je n’aime pas Mme de Volmar ? Rousseau semble l’avoir faite pour contredire et pour démentir toutes les erreurs de Julie d’Etanges. La seconde partie de la Nouvelle Héloïse réfute la première, et la réfute même plus que l’auteur ne semble l’avoir voulu. Je sais bien que Rousseau, dans sa préface, dit qu’il a voulu commencer par la passion pour finir par la morale, et qu’il a allumé et attisé le feu avant de faire jouer les pompes. Je ne m’étonne donc pas de voir Mme de Volmar revenir à la vertu qu’avait oubliée Julie d’Etanges. C’est là le plan de la leçon, seulement la leçon va plus loin que ne le veut le professeur, car le professeur a semblé croire qu’il pourrait montrer dans Mme de Volmar le triomphe de la morale sur la passion ; mais Julie a bien vite compris que la morale humaine ne suffisait pas pour triompher de la passion, et elle appelle la piété au secours de la vertu. Dieu au secours de l’homme. Ainsi les deux erreurs fondamentales du roman et peut-être de Rousseau, la glorification de la sensibilité et la glorification de la morale humaine, sont tour à tour condamnées et répudiées par Julie. Avec une âme sensible, elle a failli ; avec une âme honnête, elle ne peut pas se relever, si cette âme honnête ne devient pas pieuse, si la dévotion ne vient pas au secours de la vertu. La sensibilité dont Julie et Saint-Preux, en véritables héros du XVIIIe siècle, se faisaient un mérite et un honneur, cet amour qu’ils érigeaient en vertu, ne les a pas seulement égarés dans la première partie du roman, où l’auteur a voulu très évidemment rendre ses héros à la fois coupables et aimables. La sensibilité et l’amour allaient encore peut-être les égarer dans la seconde partie du roman, où l’auteur a voulu les montrer honnêtes et aimables, si Julie ne mourait pas par un accident qui tire l’auteur d’embarras. La sensibilité est donc condamnée dans la seconde partie, non pas seulement par le repentir qu’en a Julie, mais par les troubles et les dangers mêmes qu’elle lui cause. Rousseau moraliste voulait régler, corriger la sensibilité, montrer qu’on pouvait avoir fait une faute d’amour dans sa jeunesse et n’en pas moins devenir une très honnête femme. Rousseau romancier a été plus loin, puisqu’il a montré que la sensibilité s’assujettit malaisément aux règles du devoir, et qu’il est difficile de trouver le bonheur dans l’honnêteté, quand on l’a cherché et qu’on a cru le trouver dans la sensibilité. Le cœur, n’ayant plus sa pâture passionnée, murmure et se plaint. Ne vous fiez donc pas à la sensibilité de votre âme ; prenez-la pour un danger et non pour un mérite ; ne caressez pas le jeune lion que nous portons tous en nous-mêmes, et surtout, si vous voulez qu’il reste toujours apprivoisé et doux, ne lui faites pas goûter le sang. S’il y goûte, il ne voudra plus d’autre nourriture. La passion est aussi la nourriture qu’il faut refuser au cœur humain, sous peine de ne pouvoir plus lui en faire goûter une autre.

La défiance de la passion, parce que la passion même dont on se repent est plus forte que le repentir, voilà la première vérité qu’enseigne Julie de Volmar. La seconde vérité qu’enseigne Julie de Volmar et qui est encore une maxime de défiance de l’homme envers lui-même, c’est que l’âme humaine ne peut pas prendre en elle-même la force d’aimer assez la vertu pour la pratiquer. En vain M. de Volmar et Saint-Preux, le mari et l’amant, disent à Julie : Fiez-vous à votre âme, qui est grande et forte ; fiez-vous à votre goût de l’honnêteté et de la vertu ; n’ayez pas de doutes injurieux sur vous-même ; — Julie, en dépit de ces beaux conseils, se sent faible quand elle cherche sa force en elle-même. Aussi est-ce à Dieu qu’elle a recours : elle abjure tout orgueil humain et demande à la piété de lui rendre le devoir aimable et doux, ou plutôt de le lui rendre praticable avec plaisir, car elle aime le devoir, mais la pratique lui en est pénible, et c’est cette peine et ce malaise dans le devoir qu’elle demande à Dieu de lui ôter. Elle a bien raison : il ne faut commencer à croire un peu en notre vertu que lorsque le devoir nous devient aimable. Quand l’âme trouve du plaisir dans le devoir, alors elle est vraiment honnête, et alors aussi elle peut être confiante. Dieu n’a pas séparé absolument le plaisir du devoir, mais il n’a pas mis le plaisir dans les commencemens du devoir. Il faut creuser un peu dans le devoir pour y trouver le plaisir. Il faut briser la coque pour goûter l’amande. Nos devoirs nous deviennent peu à peu aimables, à condition d’y persévérer. Cella continuata dulcescit, dit admirablement l’Imitation ; la cellule devient douce à la continuer. On peut dire du devoir ce que l’Imitation dit de la solitude. Le devoir s’adoucit et s’embellit par la pratique ; mais cette pratique persévérante, Dieu seul peut nous en donner la force. Demander cette force à l’orgueil, à la sagesse humaine, au repentir moral (je ne dis pas à la pénitence chrétienne), c’est demander la stabilité au vent et la durée au temps. Ne nous étonnons donc pas de voir Julie, se sentant faible avec sa raison, demander à Dieu de la rendre forte et devenir dévote. Il y a là une admirable intelligence de la nature humaine. Quand l’homme ne demande qu’à lui-même la force de pratiquer le devoir, il la demande à qui aura la peine et le chagrin du devoir, à celui qui par conséquent n’est guère disposé à prendre ce souci et cet ennui. Où est en effet la récompense du devoir ? En lui-même, dites-vous, ô stoïciens ! — Non, il faut un autre sentiment qui vienne soutenir le devoir, l’encourager, le récompenser.

… Quae digna, viri, pro laudibus istis
Praemia posse rear solvi ? pulcherrima primuni
Di moresque dabunt vestri[13]

Ainsi, même dans la doctrine païenne, ce sont les dieux qui récompensent et qui encouragent l’accomplissement du devoir ; la satisfaction de la conscience ne vient qu’au second rang : tant il est naturel que l’homme emprunte au ciel la force de remplir les obligations de la terre[14].

Ce qui sauvera Julie, si elle vit, ce n’est pas seulement la dévotion, c’est surtout la cause de sa dévotion, c’est-à-dire le sentiment qu’elle a de sa faiblesse et son humilité. Le sentiment de notre faiblesse, quand il n’est pas accompagné de la confiance en Dieu, tourne aisément au désespoir. Avec la confiance en Dieu, il devient humilité, et alors il est une cause de force. L’humilité fortifie les âmes, parce que l’humilité, par l’idée qu’elle nous donne de Dieu et des hommes, nous abaisse devant la vraie grandeur, et nous relève devant la fausse. Elle nous donne la juste mesure des êtres en commençant par nous-mêmes. La pieuse humilité de Julie me répond donc de la force qu’elle aura pour résister à la passion, et Rousseau eût pu, en la faisant tout à fait dévote, la laisser vivre ; mais quel dénoûment, pour un roman du XVIIIe siècle, que la dévotion ? Je sais déjà beaucoup de gré à Rousseau d’avoir montré que, si Julie vit, il faut qu’elle vive dévote. Il n’a pas osé en faire une religieuse, ce qui n’était plus de mise ; mais il en a fait une convertie, ce qui était une grande hardiesse pour le temps et ce qui était ainsi le commencement de la réaction religieuse que Jean-Jacques Rousseau a eu le mérite de commencer contre l’incrédulité systématique, quoiqu’il ait eu le tort de vouloir arrêter cette réaction à je ne sais quel déisme chrétien, si je puis associer ces deux mots l’un à l’autre. Julie, au moment de sa mort, était en train d’aller plus loin que le déisme chrétien de Rousseau, puisqu’elle confessait hautement déjà la principale vertu du christianisme et la plus oubliée au XVIIIe siècle, l’humilité. Le témoignage de Julie contre l’orgueil humain et son impuissance même dans les âmes honnêtes, pour opérer le retour à la vertu et pour en donner le calme et la joie, est la répudiation la plus hardie et la plus décisive que Rousseau ait faite des doctrines de son siècle. Il a donné à Julie les deux sentimens que le XVIIIe siècle a le plus combattus, et que le XIXe siècle a encore le moins repris, malgré ses bonnes intentions, je veux dire le scrupule et l’humilité. Nous sommes chrétiens de nos jours, parce que nous avons le parti pris de l’être ; mais nous le sommes autant qu’on peut l’être sans le scrupule et l’humilité, deux vertus chrétiennes que nous semblons avoir plus de peine à reprendre que la foi elle-même, car nous soumettons plus aisément notre raison que notre cœur. Julie soumet à la fois sa raison et son cœur ; sa raison, et c’est par là qu’elle contredit M. de Volmar, Saint-Preux et le XVIIIe siècle ; son cœur,et c’est en le rendant scrupuleux et humble qu’elle ressemble aux héroïnes de l’amour au XVIIe siècle, à la princesse de Clèves dans le roman, à Mme de La Vallière dans l’histoire.

Rousseau a mis une grande différence entre le repentir de Julie et le repentir de Saint-Preux, et cette différence n’est pas, il s’en faut de beaucoup, une supériorité de Saint-Preux sur Julie, et de l’homme sur la femme ; c’est au contraire la continuation de cette supériorité de la femme sur l’homme, qui est le caractère des héroïnes de Rousseau. Le repentir de Saint-Preux, dirigé par M. de Volmar, vient de l’orgueil, tourne à l’orgueil et aboutit à la faiblesse. Voyez la scène des rochers de Meillerie. Le repentir de Julie, loin de lui couvrir sa faute, lui en laisse comprendre l’ascendant dangereux ; il vient de l’humilité, tourne à la dévotion, et produit la force. Je lisais dernièrement dans saint Chrysostome cette belle et profonde pensée sur l’humilité : « Voulez-vous savoir quel bien c’est que l’humilité : imaginez deux chars ; dans l’un la justice avec l’orgueil, dans l’autre le péché avec l’humilité. Vous verrez le char du péché dépasser le char de la justice, non par sa propre force, mais par celle que lui donne l’humilité, et vous verrez l’autre char rester en arrière, non pas par l’infirmité de la justice, mais par le poids et la lourdeur de l’orgueil. De même, en effet, que l’humilité dans son essor s’élève jusqu’au ciel en dépit du poids du péché, de même l’orgueil, par sa lourdeur, tire et entraîne en bas la justice, qui perd son élan naturel vers le ciel[15]. » Ce char du péché qu’allège l’humilité et qu’elle emporte vers le ciel, c’est le char où est Julie ; l’autre est celui de Saint-Preux, qui a bien l’orgueil, mais qui n’a pas la justice, de sorte que la chute est plus lourde et plus infaillible encore.


SAINT-MARC GIRARDIN.

  1. Deuxième partie, livre Ier.
  2. J’ai eu la curiosité de lire Daïra, et j’ai compris combien la confusion que Voltaire affectait de faire entre la Nouvelle Héloïse et Daïra était injurieuse, car je n’ai jamais lu de roman plus sottement inventé et plus sottement écrit.
  3. Lettre du 6 mars 1761.
  4. Deuxième partie, lettre XVe
  5. Quatrième partie, lettre IXe.
  6. Bossuet, Panégyrique de saint François de Paule.
  7. Je trouve dans une des dernières pièces de Corneille, dans Tite et Bérénice, des vers qui expriment fort spirituellement combien il y a d’amour-propre dans l’amour. Seulement ces vers seraient mieux placés dans un traité de Nicole que dans une tragédie. Domitien dit qu’il ne peut pas croire que Domitie l’aime,

    Quand elle ne regarde et n’aime que soi-même.

    Albin, son confident, lui répond :

    Seigneur, s’il m’est permis de parler librement,
    Dans toute la nature aime-t-on autrement ?
    L’amour-propre est la source en nous de tous les autres ;
    C’en est le sentiment qui forme tous les nôtres
    Lui seul allume, éteint ou change nos désirs ;
    Les objets de nos vœux le sont de nos plaisirs.
    Vous-même, qui brûlez d’une ardeur si fidèle,
    Aimez-vous Domitie ou vos plaisirs en elle ?
    Et quand vous aspirez à des liens si doux,
    Est-ce pour l’amour d’elle ou pour l’amour de vous ?
    De sa possession l’aimable et chère idée
    Tient vos sens enchantés et votre âme obsédée ;
    Mais si vous conceviez quelques destins meilleurs,
    Vous porteriez bientôt toute cette ame ailleurs.
    La conquête est pour nous le comble des délices ;
    Vous ne vous figurez ailleurs que des supplices.
    C’est par là qu’elle seule a droit de vous charmer,
    Et vous n’aimez que vous quand vous croyez l’aimer.
    (Tite et Bérénice, acte Ier, sc. III.)

  8. Voyez, dans la Revue du 1er juin, le huitième article de M. de Loménie sur Beaumarchais. La piquante histoire de Mlle Ninon est l’histoire de la Nouvelle Héloïse en petit et en commun ; c’est la faute érigée en vertu. -.le n’ai pas le droit de remercier mon jeune et spirituel collaborateur du service qu’il rend à la littérature par son intéressant travail sur Beaumarchais ; mais je puis bien le remercier du service que rend à ma thèse cette histoire, si bien racontée, de Mlle Ninon.
  9. Quatrième partie, lettre XIIe.
  10. Quatrième partie, lettre XIVe.
  11. Sixième partie, lettre VIIIe.
  12. Sixième partie, lettre VIIIe.
  13. Virgile, Enéide, ch. IX.
  14. « Fiat mihi possibile per gratiam quod mihi impossibile videtur per naturam. » Imitation, liv. III, ch. 9.
  15. Saint Chrysostome, Homélies, t. Ier, p. 599, édition Gaume.