Jean-Jacques Rousseau, sa vie et ses ouvrages/04
IV.
LE DISCOURS SUR L’INÉGALITÉ DES CONDITIONS.
Pourquoi y a-t-il des riches et des pauvres, des grands et des petits ? Pourquoi n’avons-nous pas tous la même destinée et la même fortune ? Terrible question que nous adressons à Dieu et à la Société dans nos jours de dépit et de souffrance, et qui fait tantôt des athées et tantôt des révolutionnaires ; question douloureuse que les bons et les compatissans se font aussi quand ils voient souffrir leurs semblables, et qui reste, pour eux, un mystère divin, dont ils essaient d’adoucir la rigueur par leurs bienfaits, sans chercher à en pénétrer la profondeur. Mais qu’elle vienne de l’envie et de la cupidité, qu’elle vienne de la curiosité ou même d’un sentiment de justice, la question de l’inégalité des conditions humaines est au fond de toutes les plaintes et de tous les doutes de l’homme ; elle irrite les envieux, elle inquiète les curieux, elle afflige les bons. Il n’y a que l’égoïste qui trouve que tout est dans l’ordre naturel, lorsque l’inégalité est à son profit.
Pourquoi les conditions humaines sont-elles inégales ? dit Rousseau. Parce que l’homme se développe, et il se développe surtout dans la société. « L’inégalité, étant presque nulle dans l’état de nature, tire sa force et son accroissement du développement de nos facultés et des progrès de l’esprit humain[1]. » Dans la société, en effet, les facultés de l’homme ont plus d’occasions et de chances de se développer que dans la solitude. Une fois que l’homme est en rapport avec ses semblables, il s’ingénie et il s’avise ; il se compare et il se mesure ; il y a des forts et des faibles, des habiles et des sots, des bons et des méchans ; il y en a qui prévoient que, s’ils abattent l’arbre pour avoir le fruit, ils n’auront le fruit qu’une fois, et qu’au contraire, s’ils laissent vivre l’arbre et même s’ils le cultivent, ils auront le fruit tous les ans. Cette seule réflexion crée déjà entre les hommes du même pays une prodigieuse inégalité ; mais aussi cette réflexion ne vient point à l’homme dans l’état de nature ; elle ne vient qu’à l’homme qui est déjà sorti de l’état de nature.
Qu’est-ce donc que cet état de nature où aucune réflexion ni aucun développement de l’esprit ne vient troubler l’égalité primitive ? L’état de nature a-t-il existé quelque part ? Les philosophes du XVIIIe siècle parlaient beaucoup de l’état de nature, sans beaucoup s’en rendre compte, et ils en faisaient un âge d’or qu’ils opposaient à la société. Rousseau se garde bien d’adopter cet état de nature inventé par des philosophes qu’il se plaît à contredire ; il nie hardiment qu’il y ait jamais eu quelque part un état de nature. Mais si l’égalité n’existe que dans l’état de nature, et si l’état de nature n’a jamais existé, que devient l’égalité si chère à Rousseau ? Aussi Rousseau, après avoir détruit l’état de nature des philosophes, se hâte d’en refaire un autre, c’est-à-dire l’état de l’homme naturel. Ce procédé, notons-le en passant, est le procédé favori de Rousseau. Personne n’est plus habile et plus empressé à détruire les systèmes des autres pour y substituer les siens, sans qu’il y ait au fond grande différence entre le système qu’il renverse et celui qu’il élève.
Point d’état de nature, c’est une chimère qui n’a jamais existé ; mais nous pouvons imaginer ce qu’aurait été la nature de « l’homme abandonné à lui-même. » L’homme naturel, voilà donc l’hypothèse que Rousseau substitue à l’état de nature. Voyons si l’hypothèse vaut mieux que la chimère. L’une n’a pas existé, l’autre peut-elle exister ? Telle est la question. Ici Jean-Jacques nous met à notre aise. Le dialecticien écarte avec tant de soin toutes les idées et toutes les acquisitions qui viennent d’une autre origine que de la nature de l’homme abandonné à lui-même, qu’il finit par rendre son homme naturel aussi impossible que l’état de nature est chimérique ; mais cette impossibilité n’effraie pas Jean-Jacques Rousseau : il s’y heurte bravement, plus fier de la force dialectique qu’il met à réduire l’homme naturel à sa propre expression que fâché du tort que cette conclusion doit faire à sa doctrine. Il tient plus à sa logique qu’à sa cause.
Cette logique est admirable dans le triage qu’elle fait entre ce que l’homme tient de la nature et ce qu’il tient de la société ; seulement, quand on arrive au bout du triage, on est effrayé du peu que c’est que l’homme naturel. Cet effroi même est un service que Rousseau rend malgré lui à la société. Il y a deux doctrines en effet qui luttent depuis long-temps dans le monde : l’une qui croit que l’homme peut tout tirer de son propre génie, sa morale, son gouvernement, ses lois, ses langues, ses arts, son industrie, la société enfin ; l’autre qui croit au contraire que l’homme a reçu de Dieu lui-même non-seulement la force de créer la société, les langues, les institutions, mais qu’il a reçu la société même, c’est-à-dire le langage et la loi, et que c’est de cette société primitive et divine que dérivent les diverses sociétés que nous voyons sur la terre. poussez jusqu’au bout la doctrine qui fait la société d’institution humaine : l’homme alors, ayant tout fait, peut aussi tout défaire. Il a failles lois, il peut les défaire ; il a fait les gouvernemens, il peut les défaire ; il a fait la famille, la propriété, la religion, il peut les défaire. Tout lui est soumis ; point de règles inébranlables, point de droits primordiaux. Nous sommes ce que nous font les lois que nous faisons. Avec cette doctrine, l’ordre social dépend d’un scrutin. poussez au contraire jusqu’au bout la doctrine que la société est d’institution divine : tout novateur est un sacrilège, toute amélioration est une impiété, toute assemblée législative est un conciliabule d’hérétiques. Au XVIIIe siècle, où l’homme était en train de proclamer sa souveraineté et de se passer de Dieu, c’était rendre service à la société que de montrer à l’homme le peu qu’il est, abandonné à lui-même. Il est vrai que Rousseau voulait prouver en même temps que ce peu qu’est l’homme naturel vaut mieux que l’homme civilisé ; mais qu’importe la conclusion du philosophe ? qu’importe qu’il arrive à l’erreur en passant par la vérité ? Nous sommes maîtres de nous arrêter où la vérité finit et où l’erreur commence.
« En considérant l’homme, dit Jean-Jacques Rousseau, tel qu’il a dû sortir des mains de la nature, je vois un animal moins fort que les uns, moins agile que les autres, mais, à tout prendre, organisé le plus avantageusement de tous[2]. » Oui, l’homme est l’animal organisé le plus avantageusement de tous ; mais, prenez-y garde, ce qui fait la supériorité de son organisation, c’est qu’il est capable de réfléchir et de raisonner. Or, s’il réfléchit et s’il raisonne, tout est perdu : il sort de l’état de nature, l’inégalité commence, de telle sorte que l’homme, qui n’a que sa faculté de réfléchir pour compenser son défaut de force et d’agilité en face des autres animaux, ne peut pas user de cette faculté sans mettre en péril à l’instant même cette égalité primitive qui tient tant au cœur de Jean-Jacques Rousseau.
Cette nécessité que l’homme a de réfléchir, parce que la réflexion est le don particulier de son organisation, cette nécessité est un écueil sur lequel Jean-Jacques Rousseau vient échouer à chaque instant ; car il a beau faire, son homme naturel ne peut ni regarder, ni marcher, ni remuer les bras, ni manger, sans réfléchir. Tout lui cause une réflexion, tout l’y oblige. Voyez la description que fait Jean-Jacques Rousseau des premières actions de son homme naturel : « La terre, dit-il, abandonnée à sa fertilité naturelle et couverte de forêts immenses que la cognée ne mutila jamais, offre à chaque pas des magasins et des retraites aux animaux de toute espèce. Les hommes dispersés parmi eux observent, imitent leur industrie, et s’élèvent ainsi jusqu’à l’instinct des bêtes, avec cet avantage que chaque espèce n’a que le sien propre, et que l’homme, n’en ayant peut-être aucun qui lui appartienne, se les approprie tous, se nourrit également de la plupart des alimens que les autres animaux se partagent, et trouve par conséquent sa subsistance plus aisément que ne peut faire aucun d’eux. » Oui, comme l’homme n’a pas d’instinct qui lui soit propre, il peut s’approprier celui des animaux divers ; mais en vertu de quoi et comment peut-il faire cette appropriation ? Par sa raison, par sa réflexion. Quel travail intellectuel que d’observer dans chaque animal la qualité qui lui est propre et qui peut être utile à l’homme, de l’accommoder à notre usage, et surtout, car c’est là le point le plus difficile et le plus délicat, de transformer en science ce qui n’est qu’un instinct ! À voir quelle profonde différence de fonds et de procédé il y a entre l’instinct des animaux et la science humaine, on peut grandement douter que l’imitation des animaux ait pu aider l’homme à inventer les sciences. Il lui a été plus court et plus facile de les créer par l’effort spontané de son intelligence, s’il est vrai que l’homme ait lui-même inventé ses arts et ses sciences, que de les imiter des animaux et de partir de l’instinct pour arriver à la science.
Ce n’est pas tout : quand Rousseau par le de la fertilité naturelle de la terre, que veut-il dire ? Est-ce une fertilité utile et nourricière ou une fécondité embarrassante et parasite ? Livrée à sa fertilité naturelle, sans l’aide et la direction de la culture, la terre se couvre d’herbes inutiles et nuisibles plutôt que de moissons nourricières[3]. La terre a besoin de l’homme comme l’homme a besoin de la terre. L’homme qui, pour vivre, se fierait à la fertilité naturelle de la terre risquerait bien vite de mourir de faim : l’homme cultivera donc la terre ; mais alors encore tout est perdu. Cultiver, c’est réfléchir, c’est prévoir, c’est raisonner, que sais-je ? De plus, pour labourer, il faut du fer ; l’agriculture, premier danger, nous conduit à la métallurgie, second danger. « pour le poète, dit Rousseau, c’est l’or et l’argent, mais, pour le philosophe, ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain[4]. »
Ainsi l’homme ne peut profiter de son organisation plus avantageuse que celle des autres animaux qu’à la condition de réfléchir ; mais, s’il réfléchit, alors, selon Rousseau, il sort de l’état naturel ; il est perdu : plus d’égalité possible, et, une fois l’égalité perdue, tous les maux de la civilisation arrivent. Rousseau n’hésite pas sur ce point : il préfère de beaucoup l’bomme naturel à l’homme civilisé, et, pour qu’on ne l’accuse pas d’adoucir ou de farder sa conclusion, il arrive sans se faire prier à son fameux aphorisme : « L’état de réflexion est un état contre nature, et l’homme qui médite est un animal dépravé[5]. »
Si l’homme qui réfléchit est un animal dépravé, l’homme qui ne réfléchit pas est un animal impossible. Que faire donc ?
Je sais bien que Rousseau cherche à déguiser la dureté de son aphorisme en disant : « Si la nature nous a destinés à être sains, la réflexion est un état contre nature. » Mais quoi ! cela veut-il dire que l’homme n’a autre chose à faire ici-bas que se bien porter ? L’état de nature n’est-il autre chose que la bonne santé ? En ce cas, l’aphorisme de Rousseau ressemble fort aux prescriptions de certains médecins : Si vous voulez vous bien porter, ne pensez pas trop. Vous avez des soucis, oubliez-les ; des chagrins, n’y songez pas. Ne vous inquiétez ni de votre famille, ni de vos amis, ni de vos affaires ; ne vous attachez qu’à bien digérer : c’est là l’important. Les médecins ont observé depuis long-temps que l’ame et l’esprit, l’une avec ses passions et l’autre avec ses réflexions, nuisaient au bon état du corps, que la lame usait trop le fourreau, et, comme ils sont surtout chargés d’entretenir le fourreau, ils se plaignent des secousses de la lame. Ils trouvent que la machine irait beaucoup mieux, si elle allait toute seule, et ils supprimeraient de bon cœur la mauvaise habitude que nous avons prise de penser. Mais quoi ? ne pas penser, n’est-ce pas s’approcher de l’imbécillité ? Les médecins nous répondent assez pertinemment : « Eh ! rassurez-vous, vous penserez toujours assez. » Rousseau va plus loin : « Eh bien ! quand vous ne penseriez pas, où serait le mal ? L’imbécillité n’est pas un si grand malheur, et ce fut un être bienfaisant celui qui le premier suggéra à un habitant des rives de l’Orénoque l’usage de ces ais qu’il applique sur les tempes de ses enfans et qui leur assurent du moins une partie de leur imbécillité et de leur bonheur originel<ref> Ibid., p. 72. <ref>. »
La santé et l’imbécillité, voilà l’état de nature. Un imbécile bien portant, voilà l’homme naturel : en effet, quand vous écartez avec une logique rigoureuse tout ce que l’homme tient de la société, vous arrivez en fin de compte au sauvage inerte et imbécile. Cependant ce sauvage, en dépit de son inertie, sera remué par quelque chose ; il aura des désirs et des craintes ; il y aura pour lui des biens et des maux ; oui, voici les désirs de l’homme sauvage « qui ne passent pas ses besoins physiques ; les seuls biens qu’il connaisse dans l’univers sont la nourriture, une femelle et le repos ; les seuls maux qu’il craigne sont la douleur et la faim. » Ecce homo !
Ici je ne puis pas m’empêcher de citer une anecdote.
Mlle Quinault, actrice de l’Opéra, recevait chez elle les philosophes et les grands seigneurs du XVIIIe siècle. Ils venaient souper chez elle, et quand les domestiques étaient sortis, alors entre les hommes du monde et les hommes de lettres commençait la conversation la plus libre et la plus hardie qu’on puisse imaginer. Lois et religion, gouvernement et culte, tout était battu en brèche. Or, un soir qu’on avait mis en pièces Dieu, le pape, les rois, les prêtres, les magistrats, et qu’on n’avait laissé debout que le lieutenant de police, qui empêche la bonne compagnie d’être volée et de n’avoir plus de quoi donner à souper, on se mit, en finissant, à causer du plaisir et du bonheur. Qu’est-ce que le plaisir ? qu’est-ce que le bonheur ? « Messieurs, s’écria Duclos, un des convives, il est absurde de discuter sur une chose qui est entre les mains de tout le monde. On est heureux quand on veut ou quand on peut. Je ne vois pas… — Parlez pour vous à qui il ne faut, pour l’être, que du pain, du fromage et la première venue, » lui répondit Mlle Quinault[6].
La nourriture, une femelle, le repos, voilà le bonheur de l’homme selon la nature ; du pain, du fromage et la première venue, voilà le bonheur de l’homme selon la philosophie du XVIIIe siècle, expliquée et résumée par Mlle Quinault. Singulière ressemblance et pleine d’enseignemens ! Oui, quand la civilisation commence, si elle commence dans les forêts, ainsi que le prétend Rousseau, la civilisation commence par les grossiers désirs et les grossiers besoins du sauvage ; mais bientôt ces besoins et ces désirs se règlent et se purifient, bientôt même ils vont prendre d’autres noms, des noms doux et sacrés. La nourriture devient le repas du foyer domestique, la table hospitalière où les dieux sont invoqués et où ils président, où quiconque vient s’asseoir est un hôte et un ami. Cet affreux nom de femelle disparaît devant le nom gracieux et saint d’épouse et le nom touchant et sacré de mère de famille. Puis, quand, après une longue jouissance de ces biens chéris et vénérés, la civilisation laisse corrompre les mœurs ou altérer les sentimens des hommes, alors, comme pour punir les nations et les individus, l’homme retourne aux grossiers désirs et aux grossiers besoins de son début, et il finit comme il a commencé. Triste condition des sociétés ou de l’homme qui ayant, les unes usé leurs lois et leurs institutions, les autres perverti l’idée de la règle et du devoir, et appelant cela n’avoir pas de préjugés, reviennent à la barbarie par le raffinement ! Il y a, hêlas ! deux états de nature ou deux bommes naturels ? l’un qu’invente et que peint Rousseau ; mais celui-Là au moins, j’ai le droit et le bonheur d’en douter, et je ne crois pas qu’il ait existé nulle part ; l’autre homme naturel est celui que produit la corruption du cœur et de l’esprit humain, lorsque l’bomme, rejetant toute loi et tout devoir, s’abandonne à lui-même, à ses instincts, à ses passions, sans scrupule, sans retenue, et ne songe qu’à satisfaire ses appétits brutaux. Voilà le véritable état de nature, et celui-là, ne le cherchez pas dans les forêts : il est dans les sociétés qui finissent, il est dans les âmes qui se pervertissent et qui se dégradent. Je n’ai pas peur de la barbarie qui commence les sociétés ; j’ai peur et dégoût de celle qui les finit : c’est la pire. Il n’y a même que celle-là qui soit la barbarie et qui soit vraiment le contraire de la civilisation ; elle en est d’autant plus le contraire, qu’elle en est l’excès, ce qui fait que beaucoup s’y trompent.
Rousseau n’a point ignoré cette grande et douloureuse vérité. Il sait que, si nous entrons dans le cercle social par l’état de nature, c’est par l’état de nature aussi que nous en sortons ; seulement il met ce dernier état de nature à la charge du despotisme. « Quand les sujets, dit-il, n’ont plus d’autre loi que la volonté du maître, ni le maître d’autre règle que ses passions, les notions du bien et les principes de la justice s’évanouissent. C’est ici que tout se ramène à la seule loi du plus fort, et par conséquent à un nouvel état de nature différent de celui par lequel nous avons commencé, en ce que l’un était l’état de nature dans sa pureté, et que ce dernier est le fruit d’un excès de corruption. » Au XVIIIe siècle, on croyait et on disait volontiers que le despotisme est le grand coupable de tous les maux de la société. Nous savons aujourd’hui que le despotisme est un des destructeurs de la société, mais qu’il n’est pas le seul. C’était l’état de nature, je le crois, que l’état de l’empire romain sous ses tyrans, quand il n’y avait d’autre loi que la force ; quand l’empereur se passait tous ses caprices de cruauté et de débauche, jusqu’à ce qu’il fût assassiné ; quand les délateurs satisfaisaient leurs convoitises par la calomnie, comme l’empereur par la force ; quand l’or et le plaisir étaient le désir et la pensée universelle. Mais la démocratie athénienne dans ses mauvais jours, quand le peuple obéissait aveuglément à ses flatteurs, quand il tuait Socrate et Phocion, ou, sans remonter dans l’histoire ancienne, la France en 1793, quand il n’y avait ni loi ni règle que la volonté des démagogues ou le caprice brutal de la foule, n’était-ce pas aussi l’état de nature ? Le despotisme et l’anarchie sont un égal retour de la société à la barbarie. Néron est le sauvage sur le trône, comme Marat est le sauvage dans les clubs ; car n’avoir ni frein ni scrupule, céder à tous ses désirs et à toutes ses pensées, c’est là assurément être sauvage, et peu m’importe que vous ayez des désirs plus raffinés et des pensées plus compliquées que celles du sauvage de Rousseau, tant pis pour la société ! Néron n’est un si cruel tyran que parce qu’il est un artiste ; Marat n’est un si cruel démagogue que parce qu’il est un sophiste : une ame sauvage et un esprit civilisé, combinaison terrible et fréquente, hélas ! dans les vieilles sociétés !
On ne peut pas reprocher à Rousseau d’avoir fardé son état de nature pour nous le faire adopter plus aisément. On dirait même qu’au lieu d’adoucir sa description, il tient à la rendre dure et choquante. Il dépeint avec une sorte de complaisance le sauvage inerte et imbécile dont il fait le type de l’homme. « Son ame, dit-il, que rien n’agite, se livre au seul sentiment de son existence actuelle, sans aucune idée de l’avenir, quelque prochain qu’il puisse être, et ses projets, bornés comme ses vues, s’étendent à peine jusqu’à la fin de la journée. Tel est encore aujourd’hui le degré de prévoyance du Caraïbe : il vend le matin son lit de coton et vient pleurer le soir pour le racheter, faute d’avoir prévu qu’il en aurait besoin pour la nuit prochaine. »
Ici vient une grande et importante question. Ce sauvage inerte et imprévoyant qui est, selon Rousseau, le véritable homme naturel, comment est-il devenu l’homme civilisé que nous voyons ? Peut-il le devenir ? La brute humaine que décrit Rousseau peut-elle devenir le citoyen d’Athènes sous Périclès ou le courtisan de Versailles sous Louis XIV ? Les philosophes du XVIIIe siècle ne doutaient pas que la métamorphose ne fût possible, et ils croyaient qu’elle s’était faite peu à peu. Ils pensaient que de l’état de nature à la civilisation il y avait plus ou moins d’étapes, mais que c’était la même route ; seulement ils ne se faisaient pas de l’état de nature l’image rebutante qu’en fait Rousseau : ils le peignaient en beau, et par là ils rapprochaient les degrés à parcourir de l’état de nature à la civilisation. Rousseau ne croit point le passage possible, et il emploie sa logique impitoyable à démontrer contre les philosophes de son temps l’impossibilité de passer de l’état de nature à l’état social. « Plus on insiste sur ce sujet, dit Rousseau, plus la distance des pures sensations aux simples connaissances s’agrandit à nos regards, et il est impossible de concevoir comment un homme aurait pu par ses seules forces, sans le secours de la communication et sans l’aiguillon de la nécessité, franchir un si grand intervalle. Combien de siècles se sont peut-être écoulés avant que les hommes aient été à portée de voir d’autre feu que celui du ciel ! Combien ne leur a-t-il pas fallu de différens hasards pour apprendre les usages les plus communs de cet élément ?… Que dirons-nous de l’agriculture, art qui demande tant de travail et de prévoyance, qui tient à tant d’autres arts, qui très évidemment n’est praticable que dans une société au moins commencée[7] ?… » Ainsi, même pour inventer et pratiquer les arts les plus simples, il faut que la société soit au moins commencée ; mais, pour commencer la société, il faut que les hommes aient entre eux le moyen de s’entendre et de se communiquer leurs pensées, il faut un langage. Or comment inventer le langage ? Dire qu’on a commencé à parler par gestes, puis qu’on a substitué un beau jour aux gestes les articulations de la voix, c’est ne rien dire, car « cette substitution est difficile à concevoir en elle-même, puisque cet accord unanime a dû être motivé, et que la parole paraît avoir été fort nécessaire pour établir l’usage de la parole. » Ainsi l’homme n’a pas pu créer les arts les plus simples avant de créer la société ; il n’a pas pu créer la société avant de créer le langage ; il n’a pas pu créer le langage avant d’avoir déjà un langage à sa disposition, et Rousseau conclut par cette réflexion significative : « Quant à moi, effrayé des difficultés qui se multiplient, et convaincu de l’impossibilité presque démontrée que les langues aient pu naître et s’établir par des moyens purement humains, je laisse à qui voudra l’entreprendre la discussion de ce difficile problème, lequel a été le plus nécessaire de la société déjà liée à l’institution des langues, ou des langues déjà inventées à l’établissement de la société ? »
Nous touchons en ce moment à deux conclusions fort différentes, la conclusion de Rousseau ou plutôt celle de son paradoxe, conclusion pleine d’embarras et de contradictions à peine déguisées, et, à côté de celle-là, la conclusion naturelle et vraie des principes que Rousseau, a posés, la conclusion qu’il est impossible que Rousseau n’ait pas vue, tant il s’en approche. Voyons d’abord la conclusion de Rousseau. « Vivant dans les forêts, sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre et sans liaison, sans nul besoin de ses semblables comme sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnaître aucun individuellement, l’homme sauvage, sujet à peu de passions et se suffisant à lui-même, n’avait que les sentimens et les lumières propres à cet état ; il ne sentait que ses vrais besoins, ne regardait que ce qu’il croyait avoir intérêt de voir, et son intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa vanité. Si par hasard il faisait quelque découverte, il pouvait d’autant moins la communiquer qu’il ne reconnaissait pas même ses enfans… Si je me suis étendu sur la supposition de cette condition primitive, c’est qu’ayant des anciennes erreurs et des préjugés invétérés à détruire, j’ai cru devoir creuser jusqu’à la racine et montrer dans le tableau du véritable état de nature combien l’inégalité, même naturelle, est loin d’avoir dans cet état autant de réalité et d’influence que le prétendent nos écrivains. » Voilà donc, selon Rousseau, les conditions de l’égalité primitive ; point de domicile, point d’industrie, point de famille ; l’homme ne reconnaît pas même ses enfans : un esprit inerte et une ame indifférente, c’est de cette façon seulement que l’égalité peut être conservée. Mais alors vient aussitôt cette question : l’égalité vaut-elle d’être conservée à ce prix ? Et si nous ne pouvons retrouver en effet l’égalité qu’en retrouvant l’état naturel de l’homme, si l’état naturel de l’homme est de n’avoir ni famille, ni domicile, ni langage, ni industrie, ne ferons-nous pas bien de nous résigner à n’être pas égaux les uns aux autres, puisque c’est la seule manière pour nous de n’être point des brutes inertes ?
Que Rousseau, en parlant comme nous venons de l’entendre, ait voulu conclure pour ou contre l’inégalité, peu importe, car ce n’est là, selon moi, que la petite conclusion de son discours ; il y en a une autre plus belle et plus grande qu’il n’exprime pas, mais à laquelle j’ai hâte d’arriver.
Les impossibilités humaines aboutissent à la puissance divine ; c’est là qu’elles vont se dénouer. Quand donc Rousseau démontre avec une force admirable l’impossibilité pour l’homme naturel d’avoir une famille, un langage, un domicile, une patrie, je ne m’effraie pas de ces coups qu’il porte à l’homme naturel, je m’en applaudis au contraire, car, puisque l’homme n’a créé ni la famille, ni la maison, ni le langage, ni même l’art et l’industrie, c’est Dieu qui les a créés, et je me réjouis de voir ôter à tant de grandes et bonnes choses le caractère humain pour leur donner le caractère divin. Il me répugnait d’entendre dire que l’homme était l’auteur de la famille, de la société, de la patrie, et, loin de savoir gré à l’orgueil humain de faire tout procéder de l’homme, je me disais en moi-même que, si tout cela était créé de notre poussière, tout cela pouvait y retomber. Grâce à Dieu, voilà Rousseau qui me prouve que l’homme est incapable de créer le foyer domestique, le lit conjugal, la table hospitalière, le berceau de l’enfant, le fauteuil de l’aïeul et le tombeau des ancêtres. Merci, mille fois merci, philosophe qu’on a pris à tort pour un misanthrope ! Je m’appuierai désormais avec confiance sur ces objets sacrés, puisque je sais qu’ils ne viennent pas de moi. L’homme en effet ne s’appuie que sur ce qu’il n’a pas créé ; il ne se fie qu’aux choses qui ne sortent pas de ses mains. On le dit orgueilleux ; oui, orgueilleux en apparence, mais faible au fond et timide, car tout ce qu’il a créé, il s’en défie. Il sait qu’il y a là une fragilité originelle qui l’inquiète et le mécontente ; il se pavane d’être créateur aux petites choses, il s’épouvante de l’être aux grandes. Par orgueil, il aime à faire ses lois, ses institutions, son gouvernement ; mais, comme il les fait, il ne les respecte pas. Gouvernemens créés de main d’homme, religions nées de l’imagination humaine, que de fois je vous ai vus naître et mourir ! et c’est parce que j’avais vu votre naissance que je savais d’avance que je verrais votre mort. Heureuses donc les institutions que l’homme n’a pas créées et qui le soutiennent ! heureuses la famille et la société de n’avoir pas pu être créées par l’humanité ! pour qui sait voir et qui sait entendre, l’abîme que Rousseau a mis entre l’homme naturel et l’homme social est un abîme utile ; c’est le fossé qui sépare la civilisation de la barbarie.
Trois choses sont établies. 1o Il n’y a pas eu d’état de nature, c’est une chimère des philosophes ; mais on peut supposer l’homme abandonné à lui-même : c’est l’état naturel. 2o Cet état naturel est le seul qui comporte l’égalité ; mais cet état naturel est l’immobilité de l’ame et de l’esprit, autrement dit l’inertie et l’imbécillité. 3o Enfin l’homme n’a pas pu passer par lui-même de l’état naturel à l’état social ; l’abîme est trop profond. Ces trois points une fois établis, allons plus loin.
Si l’homme n’a pas pu par ses propres efforts passer de l’état naturel à l’état social, il s’ensuit que la société n’est pas de création humaine, mais divine, et que l’inégalité, qui est, selon Rousseau, le propre de l’état social, est aussi une institution divine. Voilà à quoi Rousseau vient aboutir, et, arrivé à ce point, il semble qu’il ne peut pas aller plus loin, car que dire contre l’inégalité, si elle est, comme la société elle-même, d’institution divine ? Comment Rousseau sortira-t-il de l’impasse où il s’est engagé ? Comment, ayant bâti le mur contre lequel il semble n’avoir plus qu’à se casser la tête, va-t-il tâcher de s’y ménager une issue ?
On sent dans le passage de la première à la seconde partie combien Rousseau est embarrassé. « Après avoir montré, dit-il, que la perfectibilité, les vertus sociales et les autres facultés que l’homme naturel avait reçues en jouissance ne pouvaient jamais se développer d’elles-mêmes, qu’elles avaient besoin pour cela du concours fortuit de plusieurs causes étrangères qui pouvaient ne jamais naître, sans lesquelles il fût demeuré éternellement dans sa constitution primitive, il me reste à considérer et à rapprocher les différens hasards qui ont pu perfectionner la raison humaine en détériorant l’espèce, rendre un être méchant en le rendant sociable, et d’un terme si éloigné amener enfin l’homme et le monde au point où nous les voyons[8]. » Bizarre contradiction ! tout à l’heure l’homme ne pouvait point passer seul et par lui-même de l’état naturel à l’état social ; Rousseau maintenant se rapproche des philosophes qu’il combattait, et il croit que l’homme, grâce, il est vrai, à des hasards efficaces, a pu par lui-même perfectionner sa raison et arriver à l’état social. Rousseau essaie donc de déterminer les diverses phases de ce perfectionnement de la raison qu’il maudit, de ce développement spontané des facultés humaines qu’il regarde comme une décadence, de ce passage enfin de l’état naturel à l’état social qu’il disait impossible.
La première phase de l’établissement de la société est l’établissement de la propriété ; Rousseau la signale en la détestant : « Le premier, dit-il, qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi ! et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ! Vous êtes, perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne ! » L’anathème est éloquent ; mais bientôt Rousseau se ravise, et, songeant que, pour que l’homme arrive à l’idée de la propriété, il faut que d’autres idées aient précédé celle-là, il consent à ne pas prendre le premier propriétaire pour le premier coupable en ce monde. Il cherche un coupable plus ancien, un crime plus originel, la propriété n’étant qu’un des derniers degrés du développement de l’homme. Voyons donc les premiers. D’abord l’homme se retirait pour dormir sous le premier arbre venu ou dans une caverne ; il s’avisa un beau jour de creuser la terre ou de se faire une hutte de branchages : « ce fut là l’époque d’une première révolution qui forma l’établissement et la distinction des familles, et qui introduisit une sorte de propriété, d’où peut-être naquirent déjà bien des querelles et des combats[9]. » Ainsi l’homme sort de la promiscuité qui est la plus radicale égalité du monde ; il distingue sa famille, premier pas vers la décadence ; il a une cabane qu’il dit la sienne, second pas. La cabane amène le jardin ou l’agriculture, l’agriculture amène la propriété. « Les choses en cet état eussent encore pu demeurer égales, si les talens eussent été égaux ; » mais, voilà le malheur ! il y avait des forts et des faibles, des adroits et des maladroits, « et, en travaillant également, l’un gagnait beaucoup, tandis que l’autre avait peine à vivre. » J’entends. La décadence est consommée ; nous sommes arrivés par la société à l’inégalité.
Ici Rousseau fait un tableau affreux de la société, et, s’il n’a pas flatté l’état naturel dans la peinture qu’il en a faite, il se dédommage des vérités qu’il s’est cru forcé de dire sur l’état naturel par les duretés qu’il dit à la société. « Une fois la société établie, dit Rousseau, être et paraître devinrent deux choses tout-à-fait différentes, et de cette distinction sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse et tous les vices qui en sont le cortège. D’un autre côté, de libre et indépendant qu’était auparavant l’homme, le voilà, par une multitude de nouveaux besoins, assujetti pour ainsi dire à toute la nature et surtout à ses semblables, dont il devient l’esclave en un sens, même en devenant leur maître : riche, il a besoin de leurs services ; pauvre, il a besoin de leurs secours, et la médiocrité ne le met point en état de se passer d’eux. Il faut donc qu’il cherche sans cesse à les intéresser à son sort et ta leur faire trouver en effet on en apparence leur profit à travailler pour le sien ; ce qui le rend fourbe et artificieux avec les uns, impérieux et dur avec les autres, et le met dans la nécessité d’abuser tous ceux dont il a besoin, quand il ne peut s’en faire craindre, et qu’il ne trouve pas son intérêt à les servir utilement. Enfin l’ambition enivrante, l’ardeur d’élever sa fortune relative, moins par un véritable besoin que pour se mettre au-dessus des autres, inspirent à tous les hommes un noir penchant à se nuire mutuellement, une jalousie secrète d’autant plus dangereuse, que, pour faire son coup plus en sûreté, elle prend souvent le masque de la bienveillance. En un mot concurrence et rivalité d’une part, de l’autre opposition d’intérêts, et toujours le désir caché de faire son profit aux dépens d’autrui, tous ces maux sont le premier effet de la propriété et le cortège inséparable de l’inégalité naissante[10]. »
En lisant cette vive censure de la société, je me souvenais de l’avoir déjà lue en mille endroits divers ; je ne me trompais pas : c’était dans les sermonnaires et dans les moralistes chrétiens du XVIIe siècle, et je ne suis embarrassé en vérité que du choix des citations. Prenez, par exemple, le moins théologien des prédicateurs du XVIIe siècle, et je dirais volontiers le plus laïque des sermonnaires ; prenez Massillon dans ses paraphrases des psaumes : que voyons-nous ? « La vanité, l’ambition, la vengeance, le luxe, la volupté, le désir insatiable d’accumuler, voilà les vertus que le monde connaît et estime ; voilà les vertus auxquelles il porte ses partisans….. Loin de se regarder tous comme ne faisant entre eux qu’une même famille dont les intérêts doivent être communs, il semble que, dans ce monde corrompu, les hommes ne se lient ensemble que pour se tromper mutuellement et se donner le change. La droiture y passe pour simplicité ; être double et dissimulé est un mérite qui honore. Toutes les sociétés sont empoisonnées par le défaut de sincérité. La parole n’y est pas l’interprète des cœurs ; elle n’est que le masque qui les cache et qui les déguise. Les entretiens ne sont plus que des mensonges enveloppés sous les dehors de l’amitié et de la politesse. On se prodigue à l’envi les louanges et les adulations, et on porte dans le cœur la haine, la jalousie et le mépris de ceux qu’on loue. L’intérêt le plus vil arme le frère contre le frère, l’ami contre l’ami, rompt tous les liens du sang et de l’amitié, et c’est un motif si bas qui décide de nos haines et de nos amours[11]. » Quelle ressemblance ou plutôt quelle conformité ! Ce que Rousseau dit de la société, Massillon le dit du monde. Le propre de la société selon Rousseau, c’est d’être le domaine des passions humaines ; c’est aussi le propre du monde selon tous les moralistes chrétiens. La censure chrétienne n’est pas moins vive et moins amère assurément que la censure philosophique. Que fait cependant la doctrine chrétienne ? Après avoir montré à l’homme le monde tel qu’il est, lui dit-elle qu’il faut le quitter et aller vivre au désert ? lui dit-elle qu’il n’y a que l’abandon de la société ou sa destruction (les philosophes aiment mieux détruire le monde que de l’abandonner) qui peut le préserver de la corruption universelle ? Non. Ce n’est pas que la doctrine chrétienne n’ait eu aussi ses exagérés et ses violens qui appelaient l’humanité dans le désert. L’église a eu ses solitaires de la Thébaïde : elle a eu ses chartreux et ses trappistes, ces émigrés du monde qui croient ne pas pouvoir le fuir assez loin ; mais les solitaires de la Thébaïde et de la Trappe quittent le monde, ils ne le veulent pas détruire ; ils visent au calme et presque à l’immobilité, ils ne l’imposent pas aux autres ; ils étouffent les passions, désespérant de les régler, mais ce sont les leurs. Entre le solitaire chrétien et le sauvage de Rousseau, il y a cependant, quant au dehors de la vie du moins, de curieuses ressemblances. « L’homme sauvage et l’homme policé, dit Rousseau, diffèrent tellement par le fond du cœur et des inclinations, que ce qui fait le bonheur suprême de l’un réduirait l’autre au désespoir. Le premier ne respire que le repos et la liberté : il ne veut que vivre et rester oisif, et l’ataraxie même des stoïciens n’approche pas de sa profonde indifférence pour tout autre objet. Au contraire le citoyen, toujours actif, sue, s’agite, se tourmente sans cesse pour chercher des occupations encore plus laborieuses… Quel spectacle pour un Caraïbe que les travaux pénibles et enviés d’un ministre européen ! Le sauvage vit en lui-même ; l’homme sociable, toujours hors de lui, ne sait vivre que dans l’opinion des autres… » Changez quelques mots de cette description, elle peut s’appliquer au solitaire chrétien : il n’est pas oisif comme le sauvage, mais il est calme et paisible, indifférent surtout aux choses du monde et aussi dédaigneux ou aussi étonné que le Caraïbe de l’activité des mondains. Au lieu de parler nous-même, prenons encore dans Massillon nos traits de comparaison. « Non-seulement, dit Massillon, notre vie n’est pas intérieure et recueillie, mais encore c’est l’esprit du monde qui en forme les désirs, qui en conduit les affections, qui en règle les jugemens, qui en produit les vues, qui en anime toutes les démarches… Qu’est-ce que la vie du monde, qu’une servitude éternelle où nul ne vit pour soi[12] ? » Voilà comment Massillon peint la vie du mondain. Que serait-ce maintenant si je prenais la peinture que les moralistes chrétiens font des charmes de la retraite ? Qu’a donc fait Rousseau ? Il a, sans le savoir et sans le vouloir, je crois, pris dans la doctrine chrétienne ce qu’elle a d’opposé au monde et de favorable à la solitude, laissant de côté tout ce qu’elle a de règles pieuses et sages sur la manière de vivre chrétiennement dans le monde, et il l’a transformée en une doctrine misanthropique et anti-sociale. Ce n’est pas tout que d’avoir ainsi changé la doctrine chrétienne et de l’avoir, pour ainsi dire, débaptisée pour se l’approprier : il a ôté à cette doctrine ce qui fait son principe et sa cause. Que cherche, en effet, dans le désert le solitaire chrétien ? Il y cherche Dieu. Voilà pourquoi il fuit le monde. Il ne demande pas à la solitude l’oisiveté et la liberté du Caraïbe ; il demande le recueillement et la prière : il n’y va point vivre en égoïste insouciant et brutal, mais en pieux enthousiaste. Aussi personne n’est moins seul que le solitaire au désert : Dieu y peuple la solitude de sa présence infinie.
In solis tu mihi turba locis,
voilà ce que l’anachorète dit sans cesse à Dieu dans la retraite. Otez
Dieu de la Thébaïde, saint Jérôme en effet n’est plus qu’un Caraïbe.
Ainsi la doctrine de Jean-Jacques Rousseau n’est que la doctrine de la Thébaïde, défigurée dans ses effets et surtout privée de sa cause ; mais, ne l’oublions pas, la doctrine de la Thébaïde n’est pas la vraie doctrine chrétienne, c’en est l’exaltation. La doctrine chrétienne est plus sage et plus indulgente ; elle n’ordonne pas à l’homme de fuir le monde, elle lui en signale les écueils et les périls ; en même temps elle lui dit comment il peut les éviter. « Ô mon Dieu ! s’écrie Massillon après avoir peint le monde et ses vices, ô mon Dieu ! quel besoin n’ai-je pas de votre grâce et d’une protection particulière pour préserver mon cœur au milieu d’une corruption si universelle[13] ! » Voilà le sentiment chrétien. Demandez à Dieu la force, méritez-la par la foi. et ne craignez pas de vivre dans le monde. Dieu nous a donné ses commandemens pour nous préserver du mal, non pas du malheur qui est l’exercice de la vertu, mais du mal qui est la tentation de tous les hommes, et qui n’est la nécessité d’aucun. Nihil est tam discordiosum vitio, tam sociale nature quam genus humanum, dit saint Augustin en parlant de l’humanité<ref> Cité de Dieu, livre XII. <ref> ; admirable maxime qui pose à la fois et qui résout la question autour de laquelle Rousseau amoncelé tant de contradictions. L’homme est fait pour la société, mais ce sont les vices de l’homme qui rendent la société mauvaise : de là la conclusion que ce sont nos vices qu’il faut détruire et non pas la société ; conclusion simple et facile, à ne consulter que la raison, mais qui n’est praticable qu’avec l’aide et l’assistance de Dieu. Cette assistance, Dieu l’a donnée à l’homme par ses commandemens dans l’ancienne loi et par l’Évangile dans la loi nouvelle.
Tout s’accorde donc dans la doctrine chrétienne et tout est clair. Le mal vient de la nature humaine abandonnée de Dieu, et le bien vient aussi de la nature humaine secourue de Dieu. Otez Dieu à l’homme, la société n’est plus supportable, et de même que Dieu rend la terre féconde par les lois qu’il a données aux saisons, Dieu rend aussi la société humaine possible et douce par la règle qu’il a donnée à l’homme. Seulement la société humaine peut désobéir à cette règle. Il est vrai que du même coup elle devient intolérable et impossible. Essayez d’ôter à l’ame humaine un seul des bons sentimens qu’elle tient de la grâce de Dieu, ou bien essayez d’ôter à la végétation une seule des gouttes de pluie ou un seul des rayons de soleil que Dieu lui a destinés, vous verrez l’ame humaine se dessécher et la végétation se flétrir et périr. Je lisais dernièrement un admirable conte de Dickens intitulé le Pacte du Fantôme, un peu confus peut-être au premier coup d’œil, mais dont l’intention, à mesure qu’elle s’éclaircit et se découvre peu à peu, touche l’ame profondément. C’est un chimiste à qui le diable accorde de n’avoir plus le souvenir ni du mal qu’il a souffert des autres hommes ou de celui qu’il leur a fait, ni du bien qu’il en a reçu ou de celui qu’il leur a fait. Une ame qui n’a plus la mémoire ni de la joie ni du chagrin va-t-elle pour si peu cesser d’être une ame humaine ? car enfin qu’est-ce que la mémoire parmi nos sentimens ? C’est ici une de ces gouttes de pluie ou un de ces rayons de soleil dont la végétation ne peut pas se (tasser. Le don de l’oubli démoralise l’ame, et l’homme qui ne se souvient plus des diverses émotions de sa vie morale, de ses joies, de ses chagrins, cet homme, tout savant qu’il est, devient une brute méchante. Pour mieux expliquer la leçon, ce possédé a le malheureux don de communiquer l’oubli moral à tous ceux qu’il touche. Aussi, partout où il va, il change à l’instant même, par son don pernicieux, le climat moral des familles. Là où régnait la joie du foyer domestique, là où le malheur inspirait la patience, parce que le malheur était supporté en commun et devenait un pieux souvenir d’affection mutuelle, les âmes, frappées d’oubli, deviennent aussitôt égoïstes et méchantes, tant notre ame ne peut rien perdre de sa vie morale ! tant elle a besoin de toutes les ressources que Dieu lui a préparées, pour se soutenir à travers la vie de ce monde !
Rousseau prétend que nos vices rendent les institutions sociales nécessaires, et il ajoute que ces mêmes vices rendent inévitable l’abus des institutions, de telle sorte qu’à l’entendre, nous ne pouvons point ne pas vivre en société et nous ne pouvons pas non plus en avoir une bonne. Ace compte, le mal est partout et partout invincible, puisque l’état de nature est impossible et que la société est intolérable. Qu’avons-nous donc à faire sinon à désespérer et à mourir le plus tôt possible, afin de retourner au néant dont nous n’aurions jamais dû sortir, puisque nous ne pouvons être heureux ni selon la nature ni selon la société ? Au lieu de nous laisser comme Rousseau dans ce terrible impasse, la religion nous offre sa règle consolante et douce, qui ne condamne pas la société à son origine, puisqu’elle la croit naturelle à l’homme, et qui ne la condamne pas non plus dans sa marche à cause de nos vices, puisqu’elle croit que ce sont surtout nos vices qui rendent la société mauvaise. Rousseau, pour prévenir les abus de la société, pour éviter l’inégalité qui en est le grand fléau, n’a qu’un moyen, c’est d’empêcher les passions humaines de se développer, c’est-à-dire qu’il nous impose une règle impossible : la religion veut seulement que nous corrigions ces passions et que nous les dirigions vers le bien plutôt, que vers le mal. Rousseau dit : « N’ayez pas de pauvres et n’ayez pas de riches ; » la religion dit : « Que les riches secourent les pauvres, que les pauvres supportent les riches. » — « Gardez-vous de réfléchir, gardez-vous de faire usage de votre raison, » dit Rousseau. — « Usez de votre raison pour suivre la loi, » dit la religion ; sit rationabile obsequium vestrum. De ces deux conseils ou de ces deux règles, celle du philosophe et celle de la religion, quelle est la plus douce au cœur de l’homme ? quelle est celle qui l’encourage le mieux à supporter la vie ? quelle est celle enfin qui révèle et qui honore le mieux le mystère de la condition humaine, ce mystère que deux mots renferment, un grand devoir sur la terre et un grand espoir au ciel ?
Je viens d’examiner le discours de Rousseau, tel qu’il est ; mais je n’ai pas examiné toute la controverse que soutint Rousseau. Il y a dans toutes les discussions de Rousseau deux choses qu’il faut soigneusement distinguer : les maximes du discours et les conclusions de la controverse. Les maximes sont ordinairement paradoxales ; les conclusions sont pleines de bon sens. Il débute par la singularité, il finit par le lieu commun. Cette allure de Rousseau, que j’ai déjà remarquée dans le Discours sur le progrès des sciences et des lettres, n’est nulle part plus visible que dans la discussion sur l’origine de l’inégalité des conditions humaines. Dans le discours, il faut, pour empêcher l’inégalité, empêcher la société, et, pour empêcher la société, il faut empêcher l’humanité ; Rousseau semble ne pas hésiter. Dans la discussion, il revient à une conclusion plus modérée, et dans les notes je lis ces paroles remarquables, qui détruisent le système de Rousseau sous prétexte de l’expliquer. Je suis forcé de citer cette note curieuse : « Quoi donc ! faut-il détruire les sociétés, anéantir le tien et le mien, et retourner vivre dans les forêts avec les ours ? Conséquence à la manière de mes adversaires que j’aime autant prévenir que de leur laisser la honte de la tirer. O vous à qui la voix céleste ne s’est point fait entendre et qui ne reconnaissez pour votre espèce d’autre destinée que d’achever en paix cette courte vie, vous qui pouvez laisser au milieu des villes vos funestes acquisitions, vos esprits inquiets, vos cœurs corrompus et vos désirs effrénés, reprenez, puisqu’il dépend de vous, votre antique et première innocence ; allez dans les bois perdre la vue et la mémoire des crimes de vos contemporains, et ne craignez point d’avilir votre espèce en renonçant à ses lumières pour renoncer à ses vices. » Ici j’interromps la citation pour me demander à qui Rousseau s’adresse et si c’est sérieusement qu’il parle. Quels sont ces hommes à qui la voix céleste ne s’est pas fait entendre et qui croient que tout finit pour l’homme avec la vie ? Sont-ce des matérialistes innocens, d’honnêtes athées auxquels Rousseau propose d’aller vivre dans les bois ? Mais voyez en même temps comme il les traite. Ils ont des esprits inquiets, des cœurs corrompus, des désirs effrénés, qu’ils laisseront dans les villes. Pure ironie ! l’homme ne change pas aussi aisément de caractère que de domicile. Ce n’est donc pas à ces mondains envieillis que Rousseau propose sérieusement d’aller au désert. Continuons : « Quant aux hommes semblables à moi, dont les passions ont détruit pour toujours l’originelle simplicité, qui ne peuvent plus se nourrir d’herbes et de glands, ni se passer de lois et de chefs, ceux qui furent honorés dans leur premier père de leçons surnaturelles,… ceux, en un mot, qui sont convaincus que la voix divine appela tout le genre humain aux lumières et au bonheur des célestes intelligences, tous ceux-là tâcheront, par l’exercice des vertus qu’ils s’obligent à pratiquer en apprenant à les connaître, de mériter le prix éternel qu’ils en doivent attendre ; ils respecteront les sacrés liens des sociétés dont ils sont les membres ; ils aimeront leurs semblables et les serviront de tout leur pouvoir ; ils obéiront scrupuleusement aux lois et aux hommes qui en sont les auteurs et les ministres ; ils honoreront surtout les bons et sages princes qui sauront prévenir, guérir ou pallier cette foule d’abus et de maux toujours prêts à nous accabler ; ils animeront le zèle de ces dignes chefs en leur montrant sans crainte et sans flatterie la grandeur de leur tâche et la rigueur de leur devoir ; mais ils n’en mépriseront pas moins une constitution qui ne peut se maintenir qu’à l’aide de tant de gens respectables qu’on désire plus souvent qu’on ne les obtient, et de laquelle, malgré tous leurs soins, naissent toujours plus de calamités réelles que d’avantages apparens. » Ainsi les mondains, ceux à qui la voix céleste ne s’est pas fait entendre, n’aboliront pas la société, parce que c’est le milieu le plus commode à leurs esprits inquiets, à leurs cœurs corrompus et à leurs désirs effrénés. Et les chrétiens, car c’est des chrétiens sans doute que Rousseau veut parler, quand il parle de ceux qui furent honorés dans leur premier père de leçons surnaturelles, et les chrétiens, que feront-ils ? Ils maintiendront la société dont ils sont membres ; ils respecteront les lois, les magistrats, les ministres, c’est-à-dire qu’ils ne changeront rien au train du monde, tout en tâchant de l’améliorer. Seulement, et c’est un dernier et innocent hommage que Rousseau rend aux maximes de son discours, ils mépriseront l’ordre social qu’ils conserveront, et ils lui reprocheront d’avoir besoin de trop de vertus pour se soutenir.
Nous voyons déjà les paradoxes du discours s’effacer devant le bon sens modeste et simple des notes. Dans ses Dialogues, ouvrage singulier où Rousseau s’attache à justifier ses écrits et qui témoigne de cette préoccupation maladive du moi qui était la folie de Rousseau ; dans ses Dialogues, Rousseau revient encore sur son discours de l’inégalité des conditions humaines, et c’est là surtout que nous allons trouver sa véritable pensée. Bizarre procédé de l’auteur, dans ses ouvrages, de mettre l’erreur au frontispice et de cacher la vérité dans les coins ! « Dans ses premiers écrits, Rousseau[14] s’attache à détruire ce prestige d’illusion qui nous donne une admiration stupide pour les instrumens de nos misères et à corriger cette estimation trompeuse qui nous fait honorer des talens pernicieux et mépriser des vertus utiles. Partout il nous fait voir l’espèce humaine meilleure, plus sage et plus heureuse dans sa constitution primitive, aveugle, misérable et méchante à mesure qu’elle s’en éloigne. Son but est de redresser l’erreur de nos jugemens pour retarder le progrès de nos vices et de nous montrer que là où nous cherchons la gloire et l’éclat, nous ne trouvons en effet qu’erreurs et misères ; mais la nature humaine ne rétrograde pas. Jamais on ne remonte vers les temps d’innocence et d’égalité, quand une fois on s’en est éloigné ; c’est encore un des principes sur lesquels il a le plus insisté. Aussi son objet ne pouvait être de ramener les peuples nombreux ni les grands états à leur première simplicité, mais seulement d’arrêter, s’il était possible, le progrès de ceux dont la petitesse et la situation les ont préservés d’une marche aussi rapide vers la perfection de la société et vers la détérioration de l’espèce. » Je m’arrête ici un instant. Ainsi point de retour possible aux prétendus temps d’innocence et d’égalité, ainsi point d’application des maximes de Rousseau aux peuples nombreux et aux grands états. Rousseau n’a jamais eu en vue que les petits états, — dans l’antiquité, les républiques de la Grèce, — dans les temps modernes, celles de la Suisse. Ce sont ces petits états qu’il veut maintenir, s’il est possible, dans leur simplicité primitive ; en même temps il signale un des effets de la marche rapide de la civilisation, c’est-à-dire le perfectionnement de la société et la détérioration de l’espèce. Si Rousseau veut parler de la détérioration de l’espèce humaine en général, je crois qu’il y a telle barbarie et telle grossièreté primitive qui ne fait pas des hommes plus beaux et plus grands que ne les fait la civilisation raffinée des grandes villes ; mais si Rousseau veut parler de la faiblesse croissante de l’individu, à mesure que la société s’accroît et se perfectionne, s’il veut dire que l’homme aujourd’hui, en face de l’industrie et des forces qu’elle emprunte à la vapeur, vaut moins, comme ouvrier, qu’il ne valait autrefois, de même qu’en face de la société organisée et administrée, il vaut moins aujourd’hui, comme membre de l’état, qu’il ne valait autrefois, beaucoup de personnes seront tentées d’être de l’avis de Rousseau. Je sais bien qu’on nous dira qu’autrefois c’était l’élite seule qui comptait dans l’état et qu’aujourd’hui c’est tout le monde. La diffusion ne console pas de l’abaissement. Il y a en politique plus de parties prenantes, je le veux bien ; mais Dieu sait quelle est la part de chacun. Les écus se sont faits centimes ; je ne cherche pas si cela fait grand plaisir aux centimes et grand’peine aux écus : est-ce un perfectionnement pour la société ? Je n’en sais rien ; mais ce n’est pas assurément un agrandissement pour l’individu. Je me souviens qu’un de mes vieux amis me disait que le monde ne finirait ni par le feu ni par l’eau, et qu’il finirait par l’aplatissement. Beaucoup de petits domaines et peu de grands, beaucoup d’hommes d’esprit et peu d’hommes de génie, beaucoup de poètes et peu de poésie, beaucoup de citoyens et peu de liberté, la quantité en politique substituée à la qualité, autant de signes de l’accomplissement de la prophétie de mon vieil ami, et qu’il remarquait avec malignité.
Je reviens à Rousseau et à ses Dialogues. « On s’est obstiné à l’accuser de vouloir détruire les sciences, les arts, les théâtres, les académies, et replonger l’univers dans sa première barbarie, et il a toujours insisté au contraire sur la conservation des institutions existantes, soutenant que leur destruction ne ferait qu’ôter les palliatifs en laissant les vices, et substituer le brigandage à la corruption. Il avait travaillé pour sa patrie et pour les petits états constitués comme elle. Si sa doctrine pouvait être aux autres de quelque utilité, c’était en changeant les objets de leur estime, et retardant peut-être aussi leur décadence, qu’ils accélèrent par leurs fausses appréciations ; mais, malgré ces distinctions si souvent et si fortement répétées, la mauvaise foi des gens de lettres et la sottise de l’amour-propre, qui persuade à chacun que c’est toujours de lui qu’on s’occupe, lors même qu’on n’y pense pas, ont fait que les grandes nations ont pris pour elles ce qui n’avait pour objet que les petites républiques, et l’on s’est obstiné à voir un promoteur de bouleversemens et de troubles dans l’homme du monde qui porte le plus vrai respect aux lois et aux constitutions nationales, et qui a le plus d’aversion pour les révolutions et pour les ligueurs de toute espèce, qui la lui rendent bien[15]. »
Que dites-vous de cette profession de foi que je crois sincère ? Nous sommes-nous donc trompé sur le sens du discours de Rousseau ? Avons-nous mal compris ces étranges paradoxes sur l’homme qui se déprave s’il réfléchit ? Non, mais Rousseau, dans la discussion, se corrigeait sans croire se démentir. La controverse force l’homme à revenir au bon sens. Quand nous sommes en face de notre pensée seulement, nous abondons volontiers dans notre propre sens ; mais, quand nous sommes en face de la pensée des autres, nous revenons au sens commun, souvent même au lieu commun, comme à notre plus sûr abri, et nous désavouons, sans nous en apercevoir, les paradoxes dont nous étions le plus fiers. C’est ainsi que Rousseau, qui semblait d’abord vouloir abolir la société, se rabat à dire que tous les progrès de la société ne sont pas des améliorations pour l’humanité ou pour l’individu ; c’est là sa dernière conclusion et celle qu’il soutint contre les nombreux contradicteurs que lui attira son nouvel ouvrage.
L’apothéose de la vie sauvage que semblait faire Rousseau en face des salons du XVIIIe siècle ne choqua pas moins l’esprit du siècle que l’avait fait sa censure des lettres et des arts en face des académies et des théâtres. Voltaire, que Rousseau ménageait encore beaucoup et à qui il avait envoyé son ouvrage, lui écrivit une de ces lettres charmantes, mêlées de complimens et d’épigrammes, dont il avait le secret[16]. Entre Voltaire et Rousseau, c’était une conversation plutôt qu’une discussion, et chacun y causait à sa façon. Ailleurs la controverse avait une allure plus grave à la fois et plus vive. Un philosophe savant et ingénieux, Bonnet de Genève, écrivait sous le nom de Philopolis, l’ami des villes, une lettre qui résume à merveille les objections qu’on peut faire contre le système de Jean-Jacques Rousseau :
« Voici, disait Bonnet, le raisonnement que je vous propose : tout ce qui résulte immédiatement des facultés de l’homme ne doit-il pas être dit résulter de sa nature ? Or je crois que l’on démontre fort bien que l’état de société résulte immédiatement des facultés de l’homme : je n’en veux point alléguer d’autres preuves à notre savant auteur que ses propres idées sur l’établissement des sociétés, idées ingénieuses, et qu’il a si élégamment exprimées dans la seconde partie de son discours. Si donc l’état de société découle des facultés de l’homme, il est naturel à l’homme. Il serait donc aussi déraisonnable de se plaindre de ce que ces facultés, en se développant, ont donné naissance à cet état, qu’il le serait de se plaindre de ce que Dieu a donné à l’homme de telles facultés. L’homme est tel que l’exigeait la place qu’il devait occuper dans l’univers. Il y fallait apparemment des hommes qui bâtissent des villes, comme il y fallait des castors qui construisissent des cabanes… Quand donc M. Rousseau déclame avec tant de véhémence et d’obstination contre l’état de société, il s’élève sans y penser contre la volonté de celui qui a fait l’homme et qui a ordonné cet état, etc. »
Rousseau répond à la lettre de Bonnet en reprenant, avec plus de force que jamais, sa conclusion adoucie et tempérée, que tous les progrès de la société ne sont pas toujours des améliorations pour l’humanité ou pour l’individu : « L’état de société, me dites-vous, résulte immédiatement des facultés de l’homme, et par conséquent de sa nature. Vouloir que l’homme ne devînt point sociable, ce serait donc vouloir qu’il ne fût point homme, et c’est attaquer l’ouvrage de Dieu que de s’élever contre la société humaine. Permettez-moi, monsieur, de vous proposer à mon tour une difficulté avant de résoudre la vôtre. Je vous épargnerais ce détour, si je connaissais un chemin plus sûr pour aller au but.
« Supposons que quelques savans trouvassent un jour le secret d’accélérer la vieillesse et l’art d’engager les hommes à faire usage de cette rare découverte, persuasion qui ne serait peut-être pas si difficile à produire qu’elle paraît au premier aspect, car la raison, ce grand véhicule de toutes nos sottises, n’aurait garde de nous manquer à celle-ci. Les philosophes, et surtout les gens sensés, pour secouer le joug des passions et goûter le précieux repos de l’ame, gagneraient à grands pas l’âge de Nestor et renonceraient volontiers aux désirs qu’on peut satisfaire, afin de se garantir de ceux qu’il faut étouffer : il n’y aurait que quelques étourdis qui, rougissant même de leur faiblesse, voudraient follement rester jeunes et heureux, au lieu de vieillir pour être sages. Supposons qu’un esprit singulier, bizarre, et, pour tout dire, un homme à paradoxes, s’avisât alors de reprocher aux autres l’absurdité de leurs maximes, de leur prouver qu’ils courent à la mort en cherchant la tranquillité, qu’ils ne font que radoter à force d’être raisonnables, et que, s’il faut qu’ils soient vieux un jour, ils devraient tâcher au moins de l’être le plus tard qu’il serait possible.
« Il ne faut pas demander si nos sophistes, craignant le décri de leur arcane, se hâteraient d’interrompre ce discoureur importun. Sages vieillards, diraient-ils à leurs sectateurs, remerciez le ciel des grâces qu’il vous accorde, et félicitez-vous sans cesse d’avoir si bien suivi ses volontés. Vous êtes décrépits, il est vrai, languissans, cacochymes, tel est le sort inévitable de l’homme, mais votre entendement est sain ; vous êtes perclus de tous les membres, mais votre tête en est plus libre ; vous ne sauriez agir, mais vous parlez comme des oracles, et, si vos douleurs augmentent de jour en jour, votre philosophie augmente avec elles. Plaignez cette jeunesse impétueuse, que sa brutale santé prive des biens attachés à votre faiblesse. Heureuses infirmités, qui rassemblent autour de vous tant d’habiles pharmaciens fournis de plus de drogues que vous n’avez de maux, tant de savans médecins qui connaissent à fond votre pouls, qui savent en grec le nom de tous vos rhumatismes, tant de zélés consolateurs et d’héritiers fidèles qui vous conduisent agréablement à votre dernière heure ! Que de secours perdus pour vous, si vous n’aviez su vous donner les maux qui les ont rendus nécessaires !
« Ne pouvons-nous pas imaginer qu’apostrophant ensuite notre imprudent avertisseur, ils lui parleraient à peu près ainsi : — Cessez, déclamateur téméraire, de tenir ces discours impies ? Osez-vous blâmer ainsi la volonté de celui qui a fait le genre humain ? L’état de vieillesse ne découle-t-il pas de la constitution de l’homme ? N’est-il pas naturel à l’homme de vieillir ? Que faites-vous donc dans vos discours séditieux que d’attaquer une loi de la nature, et par conséquent la volonté de son créateur ? Puisque l’homme vieillit, Dieu veut qu’il vieillisse. Les faits sont-ils autre chose que l’expression de sa volonté ? Apprenez que l’homme jeune n’est point celui que Dieu a voulu faire, et que, pour s’empresser d’obéir à ses ordres, il faut se hâter de vieillir.
« Tout cela supposé, je vous demande, monsieur, si l’homme aux paradoxes doit se taire ou répondre, et, dans ce dernier cas, de vouloir bien m’indiquer ce qu’il doit dire : je tâcherai de résoudre alors votre objection.
« Puisque vous prétendez m’attaquer par mon propre système, n’oubliez pas, je vous prie, que, selon moi, la société est naturelle à l’espèce humaine, comme la décrépitude à l’individu, et qu’il faut des arts, des lois, des gouvernemens aux peuples, comme il faut des béquilles aux vieillards. Toute la différence est que l’état de vieillesse découle de la seule nature de l’homme, et que celui de société découle de la nature du genre humain, non pas immédiatement, comme vous le dites, mais seulement, comme je l’ai prouvé, à l’aide de certaines circonstances extérieures qui pouvaient être ou n’être pas, ou du moins arriver plus tôt ou plus tard, et par conséquent accélérer ou ralentir le progrès. Plusieurs mêmes de ces circonstances dépendent de la volonté des hommes : j’ai été obligé, pour établir une parité parfaite, de supposer dans l’individu le pouvoir d’accélérer sa vieillesse, comme l’espèce a celui de retarder la sienne. L’état de société ayant donc un terme extrême auquel les hommes sont les maîtres d’arriver plus tôt ou plus tard, il n’est pas inutile de leur montrer le danger d’aller si vite et les misères d’une condition qu’ils prennent pour la perfection de l’espèce. »
Voilà la dernière conclusion de Rousseau sous sa forme la plus vive et la plus piquante, mais le fonds en est modeste et n’a presque plus rien qui puisse nous effrayer ou nous choquer ? Que dit-il en effet que ne dise l’histoire de tous les peuples qui ont passé sur la terre ? Les sociétés naissent, vivent et vieillissent selon une loi nécessaire et toute-puissante qui pousse les individus et les peuples de la naissance à la jeunesse, de la jeunesse à l’âge mûr, de l’âge mûr à la vieillesse. Heureuses les sociétés qui ne vivront pas trop vite, qui ne se hâtent pas d’épuiser leur viatique, qui n’abrègent pas leur enfance et leur jeunesse sous prétexte d’allonger leur âge mûr ! L’histoire de la civilisation d’un peuple n’est que l’histoire de son passage de la jeunesse à l’âge mûr, de l’âge mûr à la vieillesse et à la mort, et Rousseau n’a plus qu’un tort : c’est de croire que les peuples civilisés sont plus près de leur fin que les peuples barbares. Le tort n’est pas de croire à la mort des peuples civilisés, mais à la vie des peuples barbares. Il y a des peuples barbares qui périssent sans s’être jamais civilisés, et la barbarie, qui leur fait une vie misérable, ne la leur fait pas plus longue : si la civilisation n’éternise pas les nations, la barbarie ne les fait pas vivre.
Encore un mot, et je finis. Quelle est, même dans cette dernière conclusion, le fonds de la doctrine de Rousseau ? La société est la déchéance ou la décrépitude de l’espèce humaine. L’homme était primitivement bon et heureux : il est déchu de sa félicité. Comment ? parce qu’il est entré en société, parce qu’il a développé ses facultés et ses passions. Qui ne voit du premier coup d’œil combien cette doctrine est près de la doctrine chrétienne de la chute de l’homme ? Ce monde-ci qui est une déchéance, cette déchéance qui est une suite de la faute de l’homme, voilà les points de ressemblance. Où est la différence ? En deux points importans qui élèvent la doctrine chrétienne au-dessus de la doctrine de Rousseau de toute la hauteur de la vérité sur l’erreur, du ciel sur la terre. Dans Rousseau, la société est une déchéance sans régénération possible, et de plus cette déchéance est une injustice de Dieu ; car l’homme, selon Rousseau, ne pouvait pas trouver la société par lui-même. C’est Dieu qui a donné à l’homme les arts qui ont développé ses passions et amené sa chute. Dans l’Écriture, l’homme tombe par sa faute ; mais, à peine tombé, Dieu le relève par l’espoir de la rédemption dans l’éternité, et de plus il lui donne les arts et la société sur la terre pour lui rendre sa misère supportable. Voulez-vous même, comme le croient beaucoup de docteurs chrétiens, que les arts que l’homme a retrouvés dans son exil, il les eût déjà dans le paradis terrestre ? Soit : la bonté de Dieu n’en est pas moins grande, puisqu’il fait servir à la consolation de l’homme ce qui servait à sa félicité.
Contre les philosophes du XVIIIe siècle, les chrétiens croient, avec Rousseau, que ce monde-ci est une déchéance ; mais les chrétiens croient, contre Rousseau, que cette déchéance a son remède dans la rédemption.
Contre les philosophes du XVIIIe siècle, les chrétiens croient avec Rousseau que la société et le monde sont un mal : mais les chrétiens croient contre Rousseau que ce mal a son remède dans l’accomplissement de la loi chrétienne. Les chrétiens ne désespèrent donc de l’homme ni dans ce monde ni dans l’autre.
Ce sont ces ressemblances et ces différences de la doctrine de Rousseau avec la doctrine chrétienne, ce sont ces retours imprévus, quoique à longue distance encore, vers le christianisme, qui font l’intérêt de l’étude attentive des œuvres de Rousseau.
SAINT-MARC GIRARDIN.
- ↑ Tome VII, édition de 1790.
- ↑ « Deus homini animam creavit, qua per rationem atque intelligentiam omnibus esset præstantior animalibus. » Saint Augustin, Cité de Dieu, livre XII-XXIII.
- ↑ Voir dans Buffon la description de la nature sauvage.
- ↑ Tome VII, p. 132.
- ↑ Ibid., p. 63.
- ↑ Mémoires de Mme d’Épinay, t. II, p. 65.
- ↑ Tome VII, p. 76.
- ↑ Tome VII, p. 114.
- ↑ Tome VII, p. 123.
- ↑ Tome VII, p. 137, 139 et 140.
- ↑ Massillon, t. Ier-, édit. de 1825, p. 402 et 403. Nicole dit aussi dans ses Essais de morale, t. 3e, Traité de la charité et de l’amour-propre, p. 141 : « Chacun pense d’abord à occuper les premières places de la société où il est, et si l’on s’en voit exclu, on pense à celles qui suivent. En un mot, on s’élève le plus qu’on peut, et on ne se rabaisse que par contrainte. Dans tout état et dans toute condition, on tâche toujours de s’acquérir quelque sorte de prééminence, d’autorité, d’intendance, de considération, de juridiction, et d’étendre son pouvoir autant qu’on le peut. Les princes font la guerre à leurs voisins pour étendre les limites de leurs États. Les officiers de divers corps d’un même état entreprennent les uns sur les autres. On tâche de se supplanter, de se rabaisser l’un l’autre dans tous les emplois et dans tous les ministères ; et si les guerres que l’on s’y fait ne sont pas si sanglantes que celles que se font les princes, ce n’est pas que les passions n’y soient aussi vives et aussi aigres, mais c’est pour l’ordinaire que l’on craint les peines dont les lois menacent ceux qui ont recours à des moyens violens. »
- ↑ Massillon, t. Ier, p. 381 et 496.
- ↑ Massillon, t. Ier, p. 403.
- ↑ Dans les Dialogues, Rousseau parle de lui-même à la troisième personne.
- ↑ Troisième dialogue.
- ↑ « J’ai reçu, monsieur, dit Voltaire, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie. Vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, et vous ne les corrigerez pas. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine, dont notre ignorance et notre faiblesse se promettent tant de douceurs. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes ; il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il est impossible de la reprendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. Je ne peux pas non plus m’embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada : premièrement, parce que les maladies auxquelles je suis condamné me rendent un médecin d’Europe nécessaire ; secondement, parce que la guerre est portée dans ce pays-là, et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages presque aussi méchans que nous. Je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j’ai choisie auprès de votre patrie, où vous devriez être. »