Jean-Daniel Dumas, le héros de la Monongahéla/Combat de la Monongahéla

G. Duchamps, libraire-éditeur (p. 55-Carte).

Combat de la Monongahéla


Ayant passé sommairement en revue les faits les plus saillants de l’histoire de la vallée de l’Ohio, antérieurs au plus brillant en même temps qu’au plus important fait d’armes qui ait eu lieu dans cette région lointaine de la Nouvelle-France, il s’agit maintenant d’éclaircir un point essentiel, malheureusement resté jusqu’ici quelque peu embrouillé. Deux historiens, dont nous parlerons bientôt, sont la cause principale de ce manque de clarté. Ce point c’est le suivant.

À qui appartient l’honneur de la brillante victoire remportée le 9 juillet 1755 sur les bords de la Monongahéla ?

Nous avons sous les yeux tous les documents qu’il a été possible de recueillir concernant cet engagement. Voici ce qui résulte d’un mûr examen de ces diverses pièces.

Tout en reconnaissant les mérites éminents de MM. de Contrecœur et de Beaujeu, et sans vouloir en aucune façon déprécier les services de ces deux officiers, nous croyons devoir répondre sans aucune hésitation, que le succès de la bataille revient de droit à l’indomptable énergie que déploya en cette circonstance le capitaine Dumas, et à l’empire qu’il exerçait sur ses hommes. Vaincre ou mourir ! Telle fut sa détermination ; tel, le gage de l’heureuse issue, presque inespérée, qui vint couronner ses valeureux efforts.

Il faut examiner les incidents tels qu’ils apparaissent à la lumière des documents de l’époque.

Le général Braddock, secondé par le colonel Washington, s’avance à la tête de 2200 soldats contre le fort Duquesne. M. de Contrecœur, commandant du poste,[1] apprend par ses éclaireurs que l’ennemi n’est plus qu’à une faible distance du fort.

Le 7 juillet il réunit en conseil ses officiers pour délibérer sur ce qu’il convient de faire. Devant l’impossibilité de défendre le fort, qui n’a que peu de canons, contre un ennemi qui en possède plusieurs, et dont la force numérique est bien supérieure à la sienne ; constatant qu’on a tout à perdre et rien à gagner si on reste sur la défensive, mais qu’il vaut mieux payer d’audace, il est décidé, sur la proposition de M. Dumas,[2] appuyé par M. de Courtemanche, et à laquelle les autres officiers se rallient, de se porter au-devant de l’ennemi et de se mettre en embuscade sur la route par où il approche.

Le lendemain soir, M. de Contrecœur, qui avait pris ses mesures dans le courant de la journée, va lui-même examiner le terrain.

Le 9, il envoie un détachement sous les ordres de MM. de Beaujeu, Dumas et de Ligneris. Ce détachement, composé de cent soldats, cent Canadiens et six cents Sauvages environ, ne peut atteindre l’endroit choisi, mais se trouve inopinément en face de l’ennemi, à trois lieues du fort. Les Anglais s’avancent dans un ordre parfait. M. de Beaujeu commence immédiatement l’attaque, « avec beaucoup d’audace, »[3] dit M. Dumas, « mais sans nulle disposition, notre première décharge fut faite hors de portée ; l’ennemi fit la sienne de plus près ; et dans ce premier instant du combat, cent miliciens qui faisoient la moitié de nos français lâchèrent honteusement le pied en criant Sauve qui peut »…

« Ce mouvement en arrière ayant encouragé l’ennemi il fit retentir ses cris de vive le Roy, et avança sur nous à grands pas. Son artillerie s’étant préparée pendant ce tems là commença à faire feu, ce qui épouvanta tellement les Sauvages que tout prit la fuite. L’ennemi faisoit sa troisième décharge de mousqueterie quand monsr de Beaujeu fut tué. »

« Notre déroute se présenta à mes yeux sous le plus désagréable point de vue ; et pour n’être point chargé de la mauvaise manœuvre d’autruy e ne songeay plus qu’à me faire tuer. »

La bataille était donc loin d’être gagnée lorsque M. de Beaujeu tomba. Les choses allaient mal et semblaient vouloir plus mal tourner encore, quand M. Dumas, du geste et de la voix, ranimant les hommes qui lui restaient, se porta hardiment de l’avant. Ses soldats ouvrirent un feu si vif, si meurtrier, que l’ennemi en resta étonné, hésita, et cessa ses cris. Les Sauvages s’en étant aperçus revinrent prendre part au combat. M. Dumas envoya aussitôt[4] le chevalier Le Borgne et M. de Rocheblave dire aux officiers qui étaient à leur tête de prendre l’ennemi en flanc.

Les tuniques rouges des troupes régulières anglaises, se détachant nettement sur le fond vert de la forêt, offraient un point de mire superbe à nos gens tous habiles tireurs. Aussi point de balles perdues : tous les coups portaient, et l’on choisissait de préférence les officiers afin de priver les soldats de leurs chefs. Les rangs de l’ennemi s’éclaircissaient à vue d’œil, des lignes entières tombaient à la fois, fauchés comme des épis mûrs.

Les Anglais attaqués de tous côtés offraient cependant une résistance opiniâtre, et ne faisaient point mentir la réputation de bravoure et de ténacité de leur race. What we have we hold semblait d’ores et déjà être leur fière devise. Mais la seconde colonne arrivant sur ces entrefaites, juste au moment où les premiers rangs commençaient à fléchir sous la pluie de balles qui s’abattait sur eux de tous côtés, détermina un désordre qui devint bientôt indescriptible. Les rangs s’entremêlèrent, les canons anglais entourés par leurs propres troupes ne pouvaient plus servir. Le général Braddock était devenu impuissant : il s’efforçât en vain de reformer ses colonnes. Lui-même fut mortellement frappé après avoir eu trois chevaux tués sous lui. Le colonel Washington n’échappa que par miracle au massacre. Il fut entraîné par la déroute de ses gens et ne réussit qu’avec peine à traverser la rivière.

N’étant plus dirigés et soutenus par leurs officiers, se voyant décimés par ce terrible feu de mousqueterie, et ne pouvant riposter à un ennemi invisible, les Anglais finalement lâchèrent pied. Ce fut la déroute complète. M. Dumas lança alors ses gens à la poursuite, baïonnette au bout du fusil, et les Sauvages sortirent du bois en poussant d’horribles hurlements, la terrible tomahawk au poing. Ce fut un horrible carnage.

Pour échapper à cette affreuse boucherie, un grand nombre de soldats se jetèrent dans la Monongahéla, essayant de la traverser à la nage ou à gué, mais ils furent presque tous engloutis dans ses flots, et la rivière charria leurs cadavres.

Toutes les troupes du général Braddock n’avaient pas donné. Environ 1200 hommes avaient pris part au combat. Le colonel Dunbar, commandant l’arrière-garde en avait encore 1000 avec lui. Ceux-ci furent pris de panique en voyant la déroute du corps principal. Tous s’enfuirent et ne s’arrêtèrent qu’au fort Cumberland, après avoir détruit l’artillerie, les munitions et les bagages.

Ne connaissant pas encore toute l’étendue de sa victoire, et craignant que l’ennemi ne se ralliât et revint à la charge, M. Dumas prit des mesures en conséquence. Il fit arrêter la poursuite, rassembla ses troupes et décida de retourner au fort pour s’y reposer et s’y refaire. Un grand nombre de Sauvages étaient déjà partis pour leurs cantons, emmenant des prisonniers et rapportant des chevelures et du butin.

Nous extrayons ce qui suit d’une Relation de l’affaire de la Belle-Rivière, datée du fort Duquesne.[5] « Le 10 juillet… quelques sauvages, craignant que les Français ne leur fissent tort dans leur pillage, firent courir le bruit que les Anglais s’étaient ralliés et qu’ils marchaient pour gagner leur artillerie. On envoya aussitôt ordre à M. de Céloron d’arrêter la marche, et d’envoyer à la découverte. Après une longue délibération, il fut décidé que l’artillerie était l’objet principal pour empêcher l’anglais d’entreprendre une seconde attaque pour cette année, il fallait nécessairement s’en emparer. M. Dumas capitaine qui proposa de se mettre à la tête de cette expédition eut M. de Léry pour second, lequel M. de Contrecœur n’avait pas voulu laisser aller au feu le jour précédent parce qu’il était chargé de l’artillerie et des travaux. Il fut donc donné à M. Dumas avec un détachement de 100 Français et quelques sauvages pour aller à la découverte, M. Dumas ayant rejoint M. de Céloron envoya à la découverte des sauvages et Français qui rapportèrent que l’anglais s’était retiré n’ayant trouvé que des morts à plus de 6 lieues du champ de bataille, ce qui fit passer la nuit plus tranquillement à nos détachements…

« Le 11 juillet, il arriva sur les onze heures du matin une pièce de canon de fonte du calibre de 11’ que MM. Dumas et Léry avaient fait charger dans une pirogue dès le soir précédent. Ces messieurs arrivèrent sur les 3 heures après-midi et emmenèrent 3 pièces de canon de fonte du même calibre, 2 autres pièces de canon de fonte aussi du calibre de 5’½ de balle, 4 mortiers ou obusiers aussi de fonte de 7 pouces ½ de diamètre, 3 autres mortiers pour grenades de 4 pouces 3 lignes de diamètre ; on fit entrer le même jour les pièces d’artillerie dans le fort… Il fut emmené environ 80 bêtes à corne auxquelles les sauvages firent la guerre comme ils l’avaient faite aux Anglais… »

« Les pertes de l’ennemi furent énormes. Le carnage avait été presque sans exemple dans les annales de la guerre moderne, » dit M. Garneau.[6] Près de huit cents hommes avaient été tués ou blessés, sur les douze cents qui marchaient à la suite du général Braddock ; et de quatre-vingt-six officiers, vingt-six avaient été tués et trente-sept blessés… Les troupes en déroute rejoignirent le colonel Dunbar et communiquèrent leur panique à ses soldats. En un moment toute l’armée se débanda. L’artillerie fut détruite ; les munitions et les gros bagages furent brûlés, sans que personne sut par l’ordre de qui. La discipline et le calme ne se rétablirent que lorsque les fuyards, harassés, éperdus, arrivèrent au fort Cumberland dans les Appalaches. Le colonel Washington écrivit : « Nous avons été battus, honteusement battus par une poignée de Français qui ne songeaient qu’à inquiéter notre marche. Quelques instants avant l’action, nous croyions nos forces presqu’égales à toutes celles du Canada ; et cependant, contre toute probabilité, nous avons été complètement défaits, et nous avons tout perdu, »

Du côté des Canadiens les pertes furent légères, soit une quarantaine d’hommes dont trois officiers tués et quatre blessés.

Le sieur de Beaujeu fut fort regretté des Canadiens et des Sauvages qui l’aimaient beaucoup.

Cette fois la bataille était bien gagnée, la victoire avait enfin couronné d’une façon éclatante les efforts presque surhumains de la valeureuse petite troupe. « Superbe fait d’arme d’une poignée de héros ! » s’écrie avec raison le P. Le Jeune.[7]

La défaite du général Braddock eut un immense retentissement dans les colonies anglaises et jusqu’en Angleterre.

Cette victoire de M. Dumas non seulement ferma à l’ennemi l’une des trois routes par lesquelles il voulait pénétrer jusqu’au cœur du pays, c’est-à-dire Montréal et Québec, mais produisit chez lui le désarroi et le découragement.

La colonie était sauvée. En récompense de cette glorieuse journée, l’une des plus mémorables de l’Histoire américaine, dit M. Garneau, M. Dumas fut fait chevalier de Saint-Louis l’année suivante (17 mars). Il avait magnifiquement

mérité la croix d’honneur.
Carte du port Duquense et des environs.
  1. Voir sa lettre à M. de Vaudreuil, du 14 juillet 1755, Aussi celle qu’il adressa au ministre, le 20 du même mois.
  2. Lettre de M. Dumas au ministre, 24 juillet 1756.
  3. Lettre de M. Dumas au ministre, 24 juillet 1756.

    Aussi la lettre de M. de Contrecœur au ministre, du 20 juillet 1755 : « M. de Beaujeu, qui étoit nommé pour me succéder dans le commandement de ce poste, commandoit le party ayant pour second Messieurs Dumas et de Ligneris, il eut le malheur d’être tué à la troisième décharge des ennemis, dans le tems que nos français et sauvages commençoient de balancer… »

    Aussi la recommendation de M. de Vaudreuil, du 30 octobre 1755 citée plus haut.

    La lettre du ministre de la Marine à M. Dumas, du 1er avril 1756 : « Le Roi a été très content de la conduite que vous avez tenue dans le commandement dont vous vous êtes trouvé chargé aprez la mort du Sieur de Beaujeu au combat que vous avez soutenu contre les Anglois ; Et Sa Majesté pour vous en marquer Sa Satisfaction a bien voulu vous accorder la croix de Saint Louis que j’adresse à M. de Vaudreuil. Peut-être aurez-vous de nouvelles occasions de vous distinguer dans le poste où vous vous trouvez. Je suis persuadé que vous en profiterez avec les précautions que les circonstances pourront exiger ou permettre, et en vous conformant aux ordres et aux instructions que M. de Vaudreuil doit vous avoir

    donné. Je serai toujours fort aise d’avoir à faire valoir vos services auprez du Roi. — Archives des Colonies, série B., vol. 103, p. 114.

    Lettre du même personnage à M. le comte d’Hérouville, du 13 décembre de la même année : « J’ai reçu, M., la lettre que le sieur Dumas cape en Canada vous avoit addressée pour moy. Je n’ai point oublié les témoignages avantageux que vous m’aviés déjà rendu de lui. Et vous devés bien juger que je n’oublirai pas son combat de l’année dernière. Je lui ai envoyé le printemps dernier la croix de Saint-Louis ; Et je suis d’autant plus disposé à lui procurer d’autres grâces, dans toutes les occasions qui s’en présenteront, que M. de Vaudreuil, gouverneur général de Canada me paroit toujours content de la conduite qu’il tient dans le commandement dont il l’a chargé. » — Serie B., vol. 104, p, 503.

    Voir aussi le Journal de Lévis, et Knox’s Historical Journal, vol. I, p. 418. Note by the editor. " Dumas… took command in the fight after Beaujeu fell, and by rallying the Canadians and Indians, was largely instrumental in winning the victory".

  4. M. Dumas au ministre, 24 juillet 1756.
  5. Papiers du chevalier de la Pause, obligeamment mis à notre disposition par M. A. G. Doughty.
  6. Histoire du Canada, vol. II, p. 233.
  7. Tableaux synoptiques de l’Histoire du Canada.