Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 387-391).
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HISTOIRE DE LA MACHINE À VAPEUR DANS L’ANTIQUITÉ.


Essayons, maintenant, de faire la part des nations et des personnes qui semblent devoir être citées dans l’histoire de la machine à vapeur. Traçons la série chronologique d’améliorations que cette machine a reçues, depuis ses premiers germes, déjà fort anciens, jusqu’aux découvertes de Watt. J’aborde ce sujet avec la ferme volonté d’être impartial, avec le vif désir de rendre à chaque inventeur la justice qui lui est due, avec la certitude de rester étranger à toute considération indigne de la mission que vous m’avez donnée, indigne de la majesté de la science, qui prendrait sa source dans des préjugés nationaux. J’avoue, d’un autre côté, que je ferai peu de compte des nombreux arrêts déjà rendus sous la dictée de pareils préjugés ; que je me préoccuperai encore moins, s’il est possible, des critiques acerbes qui m’attendent sans doute, car le passé est le miroir de l’avenir.

Question bien posée est à moitié résolue. Si l’on s’était rappelé ce dicton plein de sens, les débats relatifs à l’invention de la machine à vapeur n’auraient certainement pas présenté le caractère d’acrimonie, de violence, dont ils ont été empreints jusqu’ici. Mais on s’était étourdiment jeté dans un défilé sans issue en voulant trouver un inventeur unique là où il y avait nécessité d’en distinguer plusieurs. L’horloger le plus instruit de l’histoire de son art resterait muet devant celui qui lui demanderait, en termes généraux, quel est l’inventeur des montres. La question, au contraire, l’embarrasserait peu si elle portait, séparément, sur le moteur, sur les diverses formes d’échappement, sur le balancier. Ainsi en est-il de la machine à vapeur : elle présente aujourd’hui la réalisation de plusieurs idées capitales, mais entièrement distinctes, qui peuvent ne pas être sorties d’une même source, et dont notre devoir est de chercher soigneusement l’origine et la date.

Si avoir fait un usage quelconque de la vapeur d’eau donnait, comme on l’a prétendu, des droits à figurer dans cette histoire, il faudrait citer les Arabes en première ligne, puisque, de temps immémorial, leur principal aliment, la semoule, qu’ils nomment couscoussou, se cuit, par l’action de la vapeur, dans des passoires placées au-dessus de marmites rustiques. Une semblable conséquence suffit pour faire ressortir tout le ridicule du principe dont elle découle.

Gerbert, notre compatriote, celui-là même qui porta la tiare sous le nom de Sylvestre II, acquiert-il des titres plus réels lorsque, vers le milieu du IXe siècle, il fait résonner les tuyaux de l’orgue de la cathédrale de Reims à l’aide de la vapeur d’eau ? Je ne le pense pas : dans l’instrument du futur pape, j’aperçois un courant de vapeur substitué au courant d’air ordinaire pour obtenir la production du phénomène musical des tuyaux d’orgue, mais nullement un effet mécanique proprement dit.

Le premier exemple de mouvement engendré par la vapeur, je le trouve dans un joujou, encore plus ancien que l’orgue de Gerbert ; dans un éolipyle de Héron d’Alexandrie, dont la date remonte à cent vingt ans avant notre ère. Peut-être sera-t-il difficile, sans le secours d’aucune figure, de donner une idée claire du mode d’action de ce petit appareil ; je vais toutefois le tenter.

Quand un gaz s’échappe, dans un certain sens, du vase qui le renferme, ce vase, par voie de réaction, tend à se mouvoir dans le sens diamétralement contraire. Le recul d’un fusil chargé à poudre n’est pas autre chose : les gaz qu’engendre l’inflammation du salpêtre, du charbon et du soufre, s’élancent dans l’air suivant la direction du canon ; la direction du canon, prolongée en arrière, aboutit à l’épaule de la personne qui a tiré ; c’est donc sur l’épaule que la crosse doit réagir avec force. Pour changer le sens du recul, il suffirait de faire sortir le jet du gaz dans une autre direction. Si le canon, bouché à son extrémité, était percé seulement d’une ouverture latérale perpendiculaire à sa direction et horizontale, c’est latéralement et horizontalement que le gaz de la poudre s’échapperait ; c’est perpendiculairement au canon que s’opérerait le recul ; c’est sur les bras et non sur l’épaule qu’il s’exercerait. Dans le premier cas, le recul poussait le tireur de l’avant à l’arrière, comme pour le renverser ; dans le second, il tendrait à le faire pirouetter sur lui-même. Qu’on attache donc le canon, invariablement et dans le sens horizontal, à un axe vertical et mobile, et au moment du tir il changera plus ou moins de direction, et il fera tourner cet axe.

En conservant la même disposition, supposons que l’axe vertical rotatif soit creux, mais fermé à la partie supérieure ; qu’il aboutisse, par le bas, comme une sorte de cheminée, à une chaudière où s’engendre de la vapeur ; qu’il existe, de plus, une libre communication latérale entre l’intérieur de cet axe et l’intérieur du canon de fusil, de manière qu’après avoir rempli l’axe la vapeur pénètre dans le canon et en sorte de côté par son ouverture horizontale. Sauf l’intensité, cette vapeur, en s’échappant, agira à la manière des gaz dégagés de la poudre dans le canon de fusil bouché à son extrémité et percé latéralement ; seulement, on n’aura pas ici une simple secousse, ainsi que cela arrivait dans le cas de l’explosion brusque et instantanée du fusil ; au contraire, le mouvement de rotation sera uniforme et continu, comme la cause qui l’engendre.

Au lieu d’un seul fusil, ou plutôt au lieu d’un seul tuyau horizontal, qu’on en adapte plusieurs au tube vertical rotatif, et nous aurons, à cela près de quelques différences peu essentielles, l’ingénieux appareil de Héron d’Alexandrie.

Voilà, sans contredit, une machine dans laquelle la vapeur d’eau engendre du mouvement, et peut produire des effets mécaniques de quelque importance, voilà une véritable machine à vapeur. Hâtons-nous d’ajouter qu’elle n’a aucun point de contact réel, ni par sa forme, ni par le mode d’action de la force motrice, avec les machines de cette espèce actuellement en usage. Si jamais la réaction d’un courant de vapeur devient utile dans la pratique, il faudra, incontestablement, en faire remonter l’idée jusqu’à Héron ; aujourd’hui l’éolipyle rotatif pourrait seulement être cité ici, comme la gravure en bois dans l’histoire de l’imprimerie[1]



  1. Ces réflexions s’appliquent aussi au projet que Branca, architecte italien, publia à Rome, en 1629, dans un ouvrage intitulé : le Machine, et qui consistait à engendrer un mouvement de rotation en dirigeant la vapeur sortant d’un éolipyle, sous forme de souffle, sous forme de vent, sur les ailettes d’une roue. Si, contre toute probabilité, la vapeur est un jour employée utilement à l’état de souffle direct, Branca, ou l’auteur actuellement inconnu à qui il a pu emprunter cette idée, prendra le premier rang dans l’histoire de ce nouveau genre de machines. À l’égard des machines actuelles, les titres de Branca sont complétement nuls.