Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 383-387).
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PRINCIPES DE LA MACHINE À VAPEUR.


Me voici arrivé à la période la plus brillante de la vie de Watt, et aussi, je le crains, à la partie la plus difficile de ma tâche. L’immense importance des inventions dont j’ai à vous entretenir, ne saurait être l’objet d’un doute ; mais je ne parviendrai peut-être pas à les faire convenablement apprécier sans me jeter dans de minutieuses comparaisons numériques. Afin que ces comparaisons, si elles deviennent indispensables, soient faciles à saisir, je vais présenter, le plus brièvement possible, les notions délicates de physique sur lesquelles nous aurons à les appuyer.

Par l’effet de simples changements de température, l’eau peut exister dans trois états parfaitement distincts : à l’état solide, à l’état liquide, à l’état aérien ou gazeux. Au-dessous de zéro de l’échelle du thermomètre centigrade, l’eau devient de la glace ; à 100° elle se transforme rapidement en gaz ; dans tous les degrés intermédiaires elle est liquide.

L’observation scrupuleuse des points de passage d’un de ces états à l’autre conduit à des découvertes du premier ordre, qui sont la clef des appréciations économiques des machines à vapeur.

L’eau n’est pas nécessairement plus chaude que toute espèce de glace ; l’eau peut se maintenir à zéro de température sans se geler ; la glace peut rester à zéro sans se fondre ; mais cette eau et cette glace, toutes les deux au même degré de température, toutes les deux à zéro, il semble bien difficile de croire qu’elles ne diffèrent que par leurs propriétés physiques ; qu’aucun élément étranger à l’eau proprement dite ne distingue l’eau solide de l’eau liquide. Une expérience fort simple va éclairer ce mystère.

Mêlez un kilogramme d’eau à zéro avec un kilogramme d’eau à 79º centigrades ; les deux kilogrammes du mélange seront à 39 degrés et demi, c’est-à-dire à la température moyenne des liquides composants. L’eau chaude se trouve ainsi avoir conservé 39 degrés et demi de son ancienne température ; elle a cédé les 39 et demi autres degrés à l’eau froide ; tout cela était naturel, tout cela pouvait être prévu.

Répétons maintenant l’expérience avec une seule modification ; au lieu du kilogramme d’eau à zéro, prenons un kilogramme de glace à la même température de zéro. Du mélange de ce kilogramme de glace avec le kilogramme d’eau à 79º, résulteront deux kilogrammes d’eau liquide, puisque la glace, baignée dans l’eau chaude, ne pourra manquer de se fondre et qu’elle conservera son ancien poids ; mais ne vous hâtez pas d’attribuer au mélange, comme tout à l’heure, une température de 39 degrés et demi ; car vous vous tromperiez ; cette température sera seulement de zéro ; il ne restera aucune trace des 79º de chaleur que le kilogramme d’eau possédait ; ces 79º auront désagrégé les molécules de glace ; ils se seront combinés avec elles, mais sans les échauffer en aucune manière.

Je n’hésite pas à présenter cette expérience de Black comme une des plus remarquables de la physique moderne. Voyez, en effet, ses conséquences.

L’eau à zéro et la glace à zéro différent dans leur composition intime. Le liquide renferme, de plus que le solide, 79° d’un corps impondéré qu’on appelle la chaleur. Ces 79° sont si bien cachés dans le composé, j’allais presque dire dans l’alliage aqueux, que le thermomètre le plus sensible n’en dévoile pas l’existence. De la chaleur non sensible à nos sens, non sensible aux instruments les plus délicats, de la chaleur latente, enfin, car c’est le nom qu’on lui a donné, est donc un des principes constituants des corps.

La comparaison de l’eau bouillante, de l’eau à 100º, avec la vapeur qui s’en dégage et dont la température est aussi de 100°, conduit, mais sur une bien plus grande échelle, à des résultats analogues. Au moment de se constituer à l’état de vapeur à 100°, l’eau à la même température de 100° s’imprègne sous forme latente, sous forme non sensible au thermomètre, d’une quantité énorme de chaleur. Quand la vapeur reprend l’état liquide, cette chaleur de composition se dégage, et elle va échauffer tout ce qui sur son chemin est susceptible de l’absorber. Si on fait traverser, par exemple, 5.35 kilogrammes d’eau à zéro, par un seul kilogramme de vapeur à 100°, cette vapeur se liquéfie entièrement. Les 6.35 kilogrammes résultant du mélange sont à 100° de température. Dans la composition intime d’un kilogramme de vapeur il entre donc une quantité de chaleur latente qui pourrait porter un kilogramme d’eau, dont on empêcherait l’évaporation, de zéro à 535º centigrades. Ce résultat paraîtra sans doute énorme, mais il est certain ; la vapeur d’eau n’existe qu’à cette condition. Partout où un kilogramme d’eau à 100° se vaporise naturellement ou artificiellement, il doit se saisir, pour éprouver la transformation, et il se saisit, en effet, sur les corps environnants, de 535º de chaleur. Ces degrés, on ne saurait assez le répéter, la vapeur les restitue intégralement aux surfaces de toute nature sur lesquelles sa liquéfaction ultérieure s’opère. Voilà, pour le dire en passant, tout l’artifice du chauffage à la vapeur. On comprend bien mal cet ingénieux procédé lorsqu’on s’imagine que le gaz aqueux ne va porter au loin, dans les tuyaux où il circule, que la chaleur sensible ou thermométrique : les principaux effets sont dus à la chaleur de composition, à la chaleur cachée, à la chaleur latente qui se dégage au moment où le contact de surfaces froides ramène la vapeur de l’état gazeux à l’état liquide.

Désormais, nous devrons donc ranger la chaleur parmi les principes constituants de la vapeur d’eau. La chaleur, on ne l’obtient qu’en brûlant du bois ou du charbon ; la vapeur a donc une valeur commerciale supérieure à celle du liquide, de tout le prix du combustible employé dans l’acte de la vaporisation. Si la différence de ces deux valeurs est fort grande, attribuez-le surtout à la chaleur latente ; la chaleur thermométrique, la chaleur sensible n’y entre que pour une faible part.

J’aurai peut-être besoin de m’étayer, plus tard, de quelques autres propriétés de la vapeur d’eau. Si je n’en fais point mention dès ce moment, ce n’est pas que j’attribue à cette assemblée la disposition d’esprit de certains écoliers qui disaient un jour à leur professeur de géométrie : « Pourquoi prenez-vous la peine de démontrer ces théorèmes ? Nous avons en vous la plus entière confiance ; donnez-nous votre parole d’honneur qu’ils sont vrais, et tout sera dit ! » Mais j’ai dû songer à ne pas abuser de votre patience ; j’ai dû me rappeler aussi qu’en recourant à des traités spéciaux, vous comblerez aisément les lacunes que je n’ai pas su éviter.