Jacques Galéron/Réponse de la femme du recteur à madame Vaillant

RÉPONSE DE LA FEMME DU RECTEUR
À MADAME VAILLANT

Je n’ai point, en effet, madame, oublié l’aimable amie de mes jeunes années, et l’histoire de vos protégés m’a paru extrêmement touchante. Aussi n’ai-je cru mieux faire que d’en imposer la lecture à mon mari, ne pouvant donner à votre cause un avocat plus chaleureux que vous-même.

Monsieur le recteur, madame, trouve aussi ce jeune couple fort à plaindre, et désirerait qu’il lui fût possible de l’aider efficacement. Par malheur, les difficultés sont grandes. Vous l’avez vu par votre propre expérience, c’est une chose grave que de s’attaquer au clergé en quoi que ce soit, surtout peut-être pour défendre ceux qu’il a condamnés.

Pour vous prouver jusqu’où va mon désir de vous être utile, je me suis présentée chez la baronne de Riochain, avec l’intention de voir ce qui pourrait être tenté de ce côté. On est venu précisément à parler du scandale arrivé à la Roche-Néré, et madame la baronne s’en est exprimée avec tant d’indignation et de courroux, que j’ai reconnu sur-le-champ qu’il n’y avait rien à faire.

J’ai hasardé cependant une petite rectification ; mais alors la baronne, me regardant d’un air étonné, a vivement relevé mes paroles, et j’ai été fort au regret de cette tentative ; car cette maladresse n’a pu vous servir, et peut nous nuire près d’une personne aussi influente que madame de Riochain.

L’affaire a fait beaucoup de bruit, et tout ce qu’on en rapporte s’éloigne extrêmement de votre récit. Je vous crois ; mais l’opinion de tous les gens bien pensants est contre vous. Les moins dévots conviennent que cette insulte à un prêtre doit être vengée, dans l’intérêt des hiérarchies sociales. On attribue en outre à M. Jacques Galéron des idées tout à fait en désaccord avec sa position et ses devoirs ; et, il faut bien l’avouer, madame, votre plaidoyer, fort sincère, est loin, sous ce rapport, de le justifier.

Vos opinions, vos réflexions, si indépendantes, répondent des siennes et de celles de votre élève. Ce vieux grand-père me semble aussi beaucoup trop raisonneur, et, bien que la glorieuse date de 89 soit chose consacrée, même par notre gouvernement, il n’est pas bon d’en tirer trop de conséquences ; on doit laisser le soin de la rappeler à ceux qui le font avec mesure, et l’autorité seule est compétente pour cela.

M. le recteur craint vivement, je vous l’avoue, que le malheureux esprit d’indépendance de cette famille ne suscite partout de nouveaux conflits. La maintenir à la Roche-Néré est tout à fait impossible ; on se compromettrait à l’essayer sans rien obtenir.

Vous comprenez trop bien, madame, la situation délicate de l’enseignement laïque pour ne pas deviner que chacun, à quelque rang qu’il soit placé, a sa position à défendre et bien des écueils à éviter. Croyez-en mes conseils, madame, il n’y a rien à gagner et tout à perdre dans la lutte que vous avez entreprise.

S’attaquer à plus fort que soi, combattre seul contre tous, c’est vouloir succomber, et même sans gloire, puisque la foule, vous le savez, n’estime que le succès. La France a prouvé qu’elle voulait être gouvernée ; elle n’est donc point majeure, comme on le lui dit assez d’ailleurs ; puis donc qu’elle a besoin de lisières et que l’Église les fournit… Je conviens que l’enfant a toute chance de ne pas grandir ; mais, après tout, ce ne sont point nos affaires, et chacun a assez de songer à soi.

Dites à vos protégés, madame, au nom de ce petit enfant dont vous me parlez et dont l’avenir les doit tant intéresser, dites-leur qu’ils ne s’occupent que du bien de leur famille, comme font tous les gens raisonnables en ce temps-ci. Mon mari veut bien consentir à parler en leur faveur à M. le préfet ; il essayera de conjurer une révocation presque certaine.

On leur chercherait alors, aux confins du département, quelque commune assez éloignée de la Roche-Néré pour que leur histoire y fût ignorée. Qu’ils n’oublient pas cependant que le desservant de cette commune saura tout d’avance, et qu’ils auront beaucoup à racheter près de lui.

Mon mari espère que M. Jacques, instruit par une si rude expérience, changera désormais de tactique, et c’est à cette seule condition qu’il veut bien promettre ses bons offices.

Recevez, madame, l’assurance de mon meilleur souvenir, et du vif plaisir que j’aurais à renouveler votre connaissance, si ma position ne m’obligeait à beaucoup de ménagements.

JULIE MIRETEAU.
FIN