Jacques Galéron/Articles sur les précédents ouvrages du même auteur

Achille Faure, libraire-éditeur (p. 165-176).


ARTICLES
SUR LES
PRÉCÉDENTS OUVRAGES DU MÊME AUTEUR


(Extrait du Journal des Débats du 20 janvier 1865)

Qui paye ses dettes s’enrichit. Je veux donc payer aujourd’hui les miennes, quelques-unes du moins.

Voici d’abord trois livres, dont deux très-remarquables, dus à la plume d’un auteur féminin caché sous un nom masculin : — Un Mariage scandaleux, Une Vieille Fille, les Deux Filles de M. Plichon.

Le mariage scandaleux dont il s’agit est celui d’une jeune demoiselle de la bourgeoisie de province avec un simple paysan. La famille de la demoiselle s’oppose à ce mariage aussi longtemps qu’elle peut, et finit par y consentir. Cette situation est développée avec beaucoup d’art et d’esprit.

C’est, dira-t-on, le thème de Paul et Virginie. Oui, si vous voulez ; cependant il y a plus d’une différence, et d’abord celle-ci, que la scène du roman nouveau n’est pas à l’Ile-de-France, mais en France même, dans le Poitou. Le prétendu scandale est donc beaucoup plus grand ici que là, les convenances où les conventions étant bien plus étroites dans la société soi-disant civilisée de certaines petites localités provinciales que loin du monde et de ses préjugés, au milieu d’une nature vierge.

Moralement égaux par le cœur et l’esprit, Michel et Lucie paraissent placés, socialement et d’après les idées reçues, à une distance infranchissable. Justement il s’agit de la leur faire franchir, et de faire accepter au lecteur cette situation et cette conclusion, en passant par tous les obstacles et par toutes les difficultés dont la peinture a fourni à l’auteur un tableau très-varié et très-vrai des mœurs de province. Les luttes prolongées des sentiments les plus naturels et les plus purs, aux prises avec les bienséances plus ou moins justes, les usages tout-puissants, et aussi avec la malignité, la sottise et l’envie, sont retracées dans ce livre avec finesse, avec vigueur, parfois avec une éloquence simple, courte, sans ombre de déclamation.

Si l’on peut noter, dans la forme, en ce qui regarde le langage rustique de Michel, quelque reflet des romans champêtres de George Sand, cela n’empêche pas qu’il faille reconnaître dans tout cet ouvrage un sentiment très-vif et très-personnel de la campagne et de ses habitants, avec un fonds très-riche d’observations directes.

Sans prétendre signaler aucune imitation, on pourrait dire que cette œuvre rappelle plutôt Claude Tillier, l’auteur de l’Oncle Benjamin, ou Balzac, dans les Scènes de la vie de province, que l’auteur de François le Champi.

Quoi qu’il en puisse être de ces parentés ou de ces analogies littéraires, Un Mariage scandaleux est, bien évidemment, l’œuvre propre et naturelle de l’auteur. Les mœurs provinciales de la petite bourgeoisie pauvre, qui rougirait de se mésallier avec un paysan, même riche, intelligent et noble de cœur, y sont réellement saisies sur le vif et peintes avec une naïveté bien originale. Il y a des dialogues vrais, excellents, en très-bon langage ; beaucoup de finesse et de malice dans un grand nombre de petits tableaux de mœurs ; toutes sortes de jolis croquis bien enlevés ; des épisodes variés et enchaînés avec adresse ; un vit intérêt et des plus honnêtes ; une source jaillissante de passion vraie et pure, adroitement ménagée dans son cours ; des nuances délicates, des expressions justes et vives.

Ce Michel est aimé aussi d’une jeune et gentille paysanne, pour laquelle il n’a que de l’amitié, et qui est un caractère charmant.

Lucie a une mère romanesque, entichée de sa bourgeoisie, rêvant pour ses deux filles des aventures avec la caste au-dessus d’elles, plutôt qu’un honnête et bon mariage avec la classe au-dessous.

La sœur de Lucie, qui est dans les mêmes idées que sa mère, dépérit désespérée de devenir vieille fille, et meurt désolée de n’avoir pas vécu. Ce dernier caractère est peut-être le plus remarquable du livre.

Il semble que l’auteur en avait eu la première idée en commençant son autre ouvrage Une Vieille Fille, qui, publié en second lieu, a été, je crois, composé le premier. Puis l’idée se serait modifiée à mesure que l’œuvre avançait. Il se trouve, en définitive, que celle qu’on nommait vieille fille ne l’était pas autant qu’on le croyait et qu’elle le croyait elle-même. Un amour vrai, honnête et partagé la rajeunit et la métamorphose. Il y a plusieurs pièces sur cette idée-là, qui n’en est pas plus régalante : la Vieille, la Douairière de Brionne, et d’autres encore. En un mot, la Vieille Fille est une œuvre indécise et faible, mais ornée de beaux paysages, ceux de Lausanne et du Léman. L’auteur a un don singulier pour sentir la nature et pour la peindre.

Les Deux Filles de M. Plichon sont le troisième ouvrage du même écrivain. Ce roman-ci est par lettres, forme qui a ses inconvénients et ses avantages : les inconvénients, ce sont les longueurs ; les avantages, c’est l’agrément du naturel et de la fantaisie. Là encore, ce qui brille par-dessus tout, c’est le sentiment et la peinture vive et fraîche de la campagne. Nous sommes revenus dans le Poitou. Les paysans et la petite bourgeoisie fournissent encore presque tous les personnages de cette comédie, très-variée dans ses développements, très-simple au fond.

Le jeune comte William de Montsalvan, fiancé à la plus jeune des deux filles d’un ancien notaire, se met, sans le vouloir et sans s’en douter, à aimer l’autre peu à peu. Il s’est aperçu que sa fiancée chérit surtout en lui son titre : cela l’écœure et le détache. Au contraire, il découvre en l’autre sœur un esprit plus libre de préjugés, une raison plus forte et plus élevée, un caractère décidé, courageux, une âme fière : cela séduit la sienne, qui n’est ni moins noble ni moins généreuse. L’auteur, j’imagine, s’est peint lui-même dans ces deux personnages très-attachants. Les développements coulent à grands flots de la source la plus haute et la plus pure, celle de la justice et de la bonté.

Ce livre-ci n’est pas moins remarquable qu’Un Mariage scandaleux ; on y trouve les mêmes qualités, encore mûries. Il faut qu’on me permette d’en détacher une page comme spécimen de l’auteur :

« Le luxe de ces campagnes contraste avec la misère de leurs habitants. Les demeures des hommes ressemblent à des étables, et c’est une risée amère que de voir, à côté du vernis éclatant des feuilles et de la fine texture des herbes, les sales haillons du prétendu roi de la nature. Encore ne serait-ce rien que le vêtement ; ce qui m’indigne surtout, c’est l’abaissement moral et intellectuel de ces visages. Rien d’élevé, de noble, de viril ; nul éclair. Les traits sont gros, quelquefois ignobles, la face bestiale. Ils vous saluent humblement, ou vous regardent passer d’un air hébété. Entre les poulains gracieux et éveillés qui accourent pour vous voir, au bord de la route, et le petit berger, stupéfait et les bras pendants, qui vous regarde, sans même répondre à votre bonjour, le choix n’est pas douteux, mais il est humiliant. Je te le dirai tout bas, de peur de contrarier l’éloge officiel du peuple français, il me paraît y avoir encore dans ces paysans plus du serf que du citoyen.

« Comme je revenais, j’atteignis une pauvre femme qui marchait courbée sous un fagot d’herbes, une faucille à la main ; elle me regarda curieusement, nous nous dîmes bonjour, et je lui demandai où elle allait. Elle venait d’un champ voisin, et se rendait à l’étable de sa chèvre ; elle avait fait cela la veille, elle ferait de même le lendemain ; et, dans ce visage flétri, je ne vis rien au delà. Les herbes coupées qu’elle portait, la plupart fleuries, se penchaient avec une grâce languissante ; mais elle, ce n’était que grossièreté, laideur, écrasement de tout. J’essayai de la faire parler ; ce fut une longue plainte : la vie dure, le mari brutal, les enfants ingrats. Puis tout ce qu’elle avait pu faire cette année avait manqué, blé, chanvre, légumes. Il n’y avait que la chèvre et les poules qui donnassent quelque chose, mais c’était peu ; et les poules encore, à cause des gens riches et de leurs raisins, (elle me lança un coup d’œil oblique), elle ne savait où les mettre, car les pauvres ont beau faire, ils ne peuvent réussir à rien.

« Je lui donnai quelque monnaie, et cette munificence, qui parut l’étonner, réveilla pourtant dans son œil terne une lueur de joie. J’étais attristé ; je ne voulus pas rentrer encore, et je me couchai derrière une haie, à l’ombre, car le soleil devenait chaud.

« C’était plein d’insectes qui fourmillaient là de tous côtés, chacun d’un air empressé, suivant son chemin et sachant très-bien ce qu’il allait faire, tous propres, brillants, heureux. Je songeais, moi, à ce triste problème de la misère humaine, quand j’entendis marcher et parler dans le chemin. C’était la voix d’Anténor et une autre voix plus douce. En regardant à travers la haie, je vis mon futur beau-frère à côté d’une paysanne assez jolie.

« — Non, vous n’êtes pas bonne pour moi, Mignonne : ce n’est pas bien.

« — Je n’ai pas besoin d’être bonne pour vous, monsieur Anténor.

« — Mais j’en ai besoin, moi, que vous le soyez ! C’est gentil ce que vous dites ! Est-ce qu’une jolie fille devrait être si égoïste ?

« Il voulut alors l’embrasser ; mais la fille le repoussa en s’écriant :

« — Finissez, monsieur Anténor ; vous savez bien que je ne suis pas de celles qui jouent comme ça !

« — Oh ! parce que ce n’est pas Justin ! répondit le jeune Plichon avec dépit ; vous n’êtes pas si insensible pour lui, mademoiselle Mignonne !

« Je n’en entendis pas davantage ; un peu plus bas la haie se brisa sous un effort, et Anténor, pénétrant dans le champ où je me trouvais, s’éloigna sans me voir, en écrasant sous ses pas le chaume des sillons et en sifflotant sur un ton aigu. »

J’ai voulu citer sans interruption toute cette page, parce qu’on y peut voir comment, dans ce livre, un joli tableau n’attend pas l’autre : il y en a là quatre ou cinq de suite, qui se succèdent avec une variété agréable et naturelle. Et cela ne s’arrête pas là ; on en trouve d’autres encore, tout de suite après.

Mais, par-dessus tout, la beauté du livre, c’est la passion douce de l’amour naissant peinte avec une naïveté suave et pénétrante ; ce sont les émotions élevées de deux âmes dignes l’une de l’autre qui se rencontrent dans l’ardeur du bien, dans l’idéal de la justice et dans une généreuse émulation à en réaliser ce qu’on peut ici-bas.

Homme ou femme, l’auteur est une âme généreuse, un esprit libre et un talent déjà très-grand, qui est en train de croître encore.

Émile Deschanel.

(Extrait du Journal de Nice du 26 janvier 1865)

En trois pas, cela est rare à constater de nos jours, un écrivain tout à fait inconnu est arrivé à une réputation qui est presque la gloire déjà. André Léo, c’est le nom du romancier, a franchi à tire-d’aile l’espace incommensurable qui sépare, d’ordinaire, l’indifférence pour les débuts de cette notoriété éclatante qui commande l’attention du public. — Une légende touchante plane sur ce nom d’André Léo ; et si ce n’est point à ces circonstances particulières que l’auteur du Mariage scandaleux doit le succès de ses livres, elles y ont aidé depuis quelques semaines, et nous nous en réjouissons, puisque la curiosité et la sympathie du public sont venues au-devant d’un grand talent et lui ont assuré une belle place au soleil.

André Léo, raconte-t-on, est un pseudonyme qui cache le véritable nom d’une femme du meilleur monde, d’un esprit fort cultivé, d’un cœur élevé. Madame C… (une initiale, c’est tout ce que j’en sais), du prénom de chacun de ses deux enfants se composa ce pseudonyme qui lui porta bonheur, comme toute idée touchante à laquelle se mêle un peu de religion. Il se trouva que cette jeune mère, en trempant sa plume inexpérimentée dans l’encrier, y trouva non pas l’encre avec laquelle on improvise des livres à succès éphémère, mais avec laquelle on écrit des œuvres véritables.

Le premier des trois ouvrages d’André Léo qui affronta la publicité, sinon le premier qu’il ou qu’elle écrivit, fut le Mariage scandaleux. Des qualités éminemment viriles à côté de certaines grâces inséparables de la femme, une habileté consommée dans l’art du récit, que ne dépare pas une visible inexpérience, une façon particulière de cingler le ridicule, une logique serrée dans la démonstration d’une thèse toute morale, un sentiment exquis du paysage et une éloquence pénétrante, un style, enfin, élégant, original à certains moments, et s’échauffant aisément jusqu’à faire vibrer toutes les fibres de l’âme ; n’était-ce pas plus qu’il n’en fallait pour qu’un tel livre ne passât point inaperçu ?

Le sujet lui-même offre un attrait saisissant. Une jeune fille de petite bourgeoisie, vivant à l’air libre, entre un père paresseux et sans énergie, une mère sottement vaniteuse et une sœur ambitieuse, s’attache à un jeune paysan intelligent, grand de cœur, et le seul appui qu’elle rencontre dans un milieu où la misère de sa famille engendre dans cette maison délabrée des querelles incessantes, des tiraillements, des haines dont Lucie supporte le poids avec une douceur angélique. Son père, sa mère, sa sœur, qui affectent le plus méprisant dédain pour les paysans, font je ne sais quels rêves insensés, et dont ils sont justement punis, en portant les yeux au-dessus d’eux. L’amour chaste et contenu de Lucie pour le paysan Michel fait tout le fond de ce drame poignant. Le difficile était de rapprocher ces deux êtres séparés par les convenances sociales, égaux par l’esprit autant que par le cœur. Quel art il a fallu à l’auteur pour faire franchir cette distance au lecteur et le conduire à accepter une situation qu’il ne peut se défendre de trouver très-simple et très-naturelle ! Que d’obstacles à vaincre ! Quelle lutte honnête et loyale avec les entrainements les plus vifs, avec les bienséances, avec les préjugés, avec la malignité, avant d’arriver au dénoûment !

Lucie et Michel ne sont pas les deux seuls personnages intéressants du roman. Il y a là dix ou douze physionomies tracées de main de maître ; et si nous avions un reproche à adresser à l’auteur, ce serait d’avoir tellement élargi son cadre pour y faire entrer tous les caractères qu’il a voulu peindre, que son livre se trouve un peu long, peut-être d’une soixantaine de pages. Lesquelles faudrait-il retirer ? Je ne saurais le dire et je regretterais sans doute ces pages de moins ; mais l’œuvre y gagnerait certainement, si le lecteur devait y perdre.

La Vieille Fille a le défaut contraire, L’ouvrage est écourté. Il y a excès de sobriété. Un seul personnage est dessiné en pied, des autres nous n’avons que des profils charmants ; mais c’est toujours la même ampleur que dans le Mariage scandaleux, du sentiment descriptif. Il y a là deux ou trois tableaux d’une magnificence incontestable. Le sujet est simple ; la façon dont il est traité donne à quelques scènes de l’ouvrage des proportions grandioses. C’est le propre du talent d’élargir tous les sujets.

Les Deux Filles de M. Plichon, le troisième ouvrage de l’auteur, est supérieur, à beaucoup de points de vue, au Mariage scandaleux. C’est encore d’un mariage qu’il s’agit ; mais il n’a, cette fois, rien qui paraisse devoir blesser les convenances sociales des héros. M. Plichon ancien notaire, a deux filles. Le comte de Montsalvan, fiancé à la plus jeune, et sur le point de l’épouser, s’éprend peu à peu, et sans s’en douter, de l’aînée, âme fière, raison solide, esprit élevé ; tandis que la jeune Blanche, le comte s’en aperçoit assez à temps, n’a été séduite que par l’éclat d’un titre. L’existence calme, solitaire et campagnarde que rêve Montsalvan paraît convenir peu à la jeune mademoiselle Plichon. Édith, l’aînée des deux sœurs se laisse, au contraire, aller à de pareils rêves qui concordent avec l’élévation de ses sentiments. C’est donc, sans que personne s’en froisse, l’aînée des demoiselles Plichon que Montsalvan épouse, au lieu de Blanche. Rien n’est plus charmant et plus séduisant que la façon tout à fait pénétrante dont naît et se fonde sur la conformité des idées les plus nobles et les plus justes la passion de Montsalvan et d’Édith.

Si le Mariage scandaleux est un livre hors ligne déjà, les Deux Filles de M. Plichon sont un progrès considérable de l’auteur. Il y a longtemps qu’un tel talent ne s’était levé sur notre horizon littéraire ; saluons-le avec d’éclatants témoignages de sympathie.

On a cherché des rapprochements, des points de comparaison entre André Léo et tels et tels autres écrivains ; on a surtout beaucoup mis en avant le nom de George Sand. Dans les ouvrages d’André Léo, on ne trouve pas la fougue des premières conceptions de l’illustre auteur de Lélia ; mais on y sent la chaleur contenue de l’auteur du Marquis de Villemer. La distance que George Sand a dû franchir à vingt-cinq années d’intervalle, André Léo l’a franchie du premier pas. Comme George Sand, l’auteur du Mariage scandaleux s’est pris de lutte avec des idées, mais il n’a affronté aucune des lois sociales. Il a placé l’action de ses livres dans le courant des conditions morales de notre vie, et il y a fait jouer merveilleusement les ressorts du drame et de la comédie.

Les regards du public sont désormais tournés du côté d’André Léo. Il y a là un maître de la plume.

Xavier Eyma.

2681. — Paris. — Imp. Poupart-Davyl et Comp., rue du Bac, 30.