Jacques (1853)/Chapitre 38

Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 43-45).
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XXXVIII

DE FERNANDE À CLÉMENCE.


Lundi.

Décidément, ma chère, il y a un revenant dans la maison ; Jacques et Sylvia en rient ; pour moi, je ne suis pas rassurée du tout. Ou c’est un monsieur très-effronté qui vient faire un petit roman sous nos fenêtres, ou c’est un voleur bien élevé, qui s’y prend de cette manière pour s’introduire dans la maison. Le jardinier a vu se promener une ombre autour de la pièce d’eau, à deux heures du matin, et il a eu une telle peur qu’il en est malade. Pauvre homme ! il n’y a que moi qui le plaigne. Les chiens ont fait des hurlements épouvantables toute la soirée. J’ai conjuré Jacques d’y faire attention, et il n’en a tenu compte ; il est sorti avec Sylvia pour voir rentrer les foins dans une métairie voisine, et ils n’ont pas voulu me laisser aller avec eux, parce qu’il tombe beaucoup d’humidité dans notre vallée à cette heure-ci, et que je suis très-enrhumée. Je commençais à rire moi-même de mes frayeurs, et je m’apprêtais à t’écrire tranquillement, quand j’ai entendu sous ma fenêtre le son d’un hautbois. Je n’ai d’abord songé qu’au plaisir de l’écouter, persuadée que c’était un de ces mille talents que Jacques possède et que je découvre en lui tous les jours. Je me suis mise à la fenêtre, et, après qu’il a eu fini, je lui ai dit en me penchant sur le balcon : « Comme un ange ! Voilà mon gage, beau ménestrel. » Alors j’ai jeté sur la terrasse sablée, qu’éclairait la lune, un bracelet d’or que j’avais au bras. Un homme est sorti aussitôt des buissons, l’a ramassé et l’a emporté en courant ; mais au même instant j’ai entendu derrière moi la voix de Jacques, et je suis restée stupéfaite. J’ai raconté ce qui venait de m’arriver, et pourtant je n’ai pas osé parler du bracelet. J’ai trouvé ma mystification si complète et si ridicule, que j’ai craint les railleries de Sylvia et peut-être les reproches de Jacques ; car c’est lui qui m’avait donné ce bracelet ; son chiffre y est gravé avec le mien, et je suis désespérée de le savoir dans les mains d’un étranger. Plaise à Dieu que ce soit un voleur ! J’aurai fait la niaiserie la plus parfaite qu’on puisse faire en lui jetant mes bijoux à la tête ; mais le présent de Jacques ira chez le fondeur, et ne servira pas de trophée à quelque impertinent. J’ai seulement raconté que j’avais entendu jouer du hautbois, que j’avais appelé, croyant m’adresser à Jacques, et que j’avais vu fuir un homme qui m’avait semblé à peu près de sa taille et vêtu comme lui. Alors nous nous sommes rappelé l’aventure de ma frayeur dans le grand salon d’été ; Jacques a persisté à nier qu’il y fût entré et qu’il se fût diverti à nous écouter. Dans le doute, je n’ai jamais osé parler du baiser que nous avions reçu, Sylvia et moi ; pour elle, elle est si distraite et si peu susceptible de s’étonner ou de s’épouvanter de quelque chose, que je gagerais qu’elle ne s’en souvient plus ; le fait est qu’elle n’en a rien dit ni à Jacques ni à moi, et que je ne sais que penser de cette singulière et fâcheuse aventure. Pour le bracelet, ce n’est certainement pas Jacques qui l’a ramassé ; pour le baiser, j’en doute, car il assure très-sérieusement n’être pas sorti du parc dans ce moment-là. Il est vrai qu’il plaisante quelquefois avec un sang-froid imperturbable, et qu’il s’amuse peut-être en lui-même de ma honte et de mon incertitude.

En attendant que nous sachions ce que signifient ces mauvaises plaisanteries de notre follet, je veux te parler de l’éternelle affaire de la naissance de Sylvia. Est-ce que tu penses qu’elle serait la sœur de Jacques ? Je le pense aussi parfois, mais cette idée m’attriste. Pourquoi alors Jacques m’en fait-il un mystère ? Me juge-t-il incapable de garder un secret ? Si elle est sa sœur, j’en suis plus jalouse que si elle ne l’était pas ; car je gage alors qu’il l’aime plus que moi. Tu te trompes bien, Clémence, si tu crois que je suis capable de cette grossière jalousie qui consisterait à craindre de la part de mon mari une infidélité des sens ; ce que je surveille avec envie, ce que j’interroge avec angoisse, c’est son cœur, son noble cœur, ce trésor si précieux, que l’univers devrait me le disputer, et que je n’ose me flatter d’être digne de le posséder à moi seule tout entier. Sylvia est bien plus raisonnable, bien plus courageuse, bien plus instruite que moi ; son âge, son éducation et son caractère la rapprochent de Jacques, et doivent établir entre eux une confiance bien mieux fondée. Moi je suis une enfant qui ne sait rien et qui ne comprend guère. Pour les arts et les petites sciences que Sylvia me démontre, il me semble que je ne manque pas d’intelligence ; mais quand il est question de la science du cœur, je n’y comprends plus rien, et je ne conçois même pas qu’il y en ait une ; je n’entends rien à leur courage, à leurs principes d’héroïsme et de stoïcisme. Que cela soit fait pour eux, c’est possible ; mais que Dieu m’impose la force, à moi, pourquoi faire ? J’ai toujours été habituée à l’idée d’obéir par nécessité, et quand j’ai agité en moi-même l’aride pensée de l’avenir, je n’ai jamais souhaité d’autre bonheur que d’être protégée, aidée et consolée par l’affection d’un autre. Il me semblait, dans les premiers jours, que mon mariage avec Jacques était la plus parfaite réalisation de ce rêve. D’où vient donc qu’il paraît quelquefois regretter de ne pas trouver en moi son égale ? D’où vient que sa protection et sa bonté me font si souvent souffrir ?


Jeudi.

Je ne sais que penser de ce qui se passe ; je croirais volontiers que Sylvia, avec son nom fantastique, son caractère étrange et son regard inspiré, est une espèce de fée qui attire sous diverses formes le diable autour de nous. Hier, on vint nous dire qu’un sanglier était sorti des grands bois et s’était retiré dans un des taillis de notre vallée. Cette chasse me fit bien un peu peur, non pour moi, qui suis toujours entourée et gardée comme une princesse, mais pour Jacques, qui s’expose à tous les dangers. Sa prudence, son adresse et son sang-froid ne me rassurent pas tout à fait ; aussi j’essayai de le détourner de la pensée de lui donner l’assaut ; mais Sylvia sautait de joie à l’idée de frapper la bête et de donner cours à son humeur énergique et un peu féroce, à ce que nous prétendons. En une demi-heure nous fûmes habillées pour la chasse ; nos chevaux furent prêts ; les piqueurs, les chiens et les cors étaient déjà en avant. Sylvia montait un petit cheval arabe très-fringant que je n’ai jamais osé monter, et aussitôt que je vis comme elle s’en faisait obéir, elle qui a beaucoup moins de principes d’équitation que moi, j’en fus toute jalouse et toute boudeuse. Elle s’amusait à me dépasser, à caracoler dans des chemins étroits et dangereux, où les excellentes jambes de sa monture faisaient miracle. J’ai une très-belle et bonne jument anglaise ; mais je suis si poltronne, et j’exige d’un cheval tant de soumission et de tranquillité, que j’étais loin de briller comme Sylvia, et qu’elle m’éclipsait aux yeux de Jacques. « Je parie, me dit-elle comme nous entrions dans le taillis, que tu meurs d’envie à présent d’être à ma place ? » Elle ne pouvait pas deviner plus juste. « Eh bien, me dit-elle, changeons vite de cheval, et que Jacques te voie sur son cher Chouiman au moment où il s’y attend le moins. » Nous étions seules avec deux domestiques ; Sylvia avait déjà sauté à terre et tenait Chouiman par la bride, avant qu’un des deux butors qui nous accompagnaient eût songé à quitter l’étrier. Au même instant, le sanglier, débusqué par les chiens, vint droit à nous et passa à trois pas de moi sans songer à attaquer personne ; mais le cheval arabe eut peur, se cabra et faillit renverser Sylvia, qui s’obstinait à ne pas lui lâcher la bride. Alors un homme qui me semblait être un de nos piqueurs, car il était vêtu à peu près comme eux, sortit de je ne sais où, et retint le cheval prêt à s’échapper. Je n’avais plus aucune envie de l’essayer. Cet homme aida Sylvia à remonter ; mais aussitôt qu’elle fut en selle, et comme il lui présentait sa bride, elle lui cingla les doigts de sa cravache, en disant : Ah ! ah ! d’une manière qui semblait exprimer la surprise et la moquerie. L’inconnu disparut comme il était venu au milieu des branches, et je demandai à Sylvia, avec une avide curiosité, ce que cela signifiait. « Oh ! rien répondit-elle, un piqueur maladroit qui m’a écorché la main avec ses bons offices. — Et tu cravaches un homme pour cela ? lui dis-je. — Pourquoi non ? » dit-elle. Puis elle repartit au galop, et je fus forcée de la suivre, assez peu satisfaite de cette explication, et au moins très-étonnée des manières de Sylvia avec les piqueurs de mon mari. Je demandai aux domestiques le nom de cet homme ; ils me dirent qu’ils ne l’avaient jamais vu.

La chasse nous occupa pendant plusieurs heures, et Sylvia semblait ne pas avoir autre chose dans l’esprit. Je l’observais, car je soupçonnais un peu ce revenant d’être quelque amant au désespoir. Ce qui se passa au retour de la chasse me rejette dans de nouvelles incertitudes.

Nous revenions par la traverse aux premières clartés de la lune ; c’était une des plus belles soirées que nous ayons eues cette année. Il faisait un peu frais ; mais le paysage était si bien éclairé, l’air était si parfumé des plantes aromatiques qui croissent dans les ruisseaux, le rossignol chantait si bien, que j’étais vraiment disposée aux idées romanesques. Jacques proposa de prendre un chemin encore plus court que celui que nous suivions. « Il est assez difficile pour les chevaux, me dit-il, et je n’ai pas encore osé t’y conduire ; mais puisque tu as eu aujourd’hui un si grand accès de courage que de vouloir essayer Chouiman, tu auras bien celui de descendre au pas un sentier un peu raide. — Certainement, lui dis-je, puisque tu crois qu’il n’y a pas de danger. » Et nous nous mîmes en route dans un ordre très-pittoresque. Un groupe de chasseurs, escorté des limiers et des cors, marchait en tête, portant le sanglier, qui était énorme ; les cavaliers venaient ensuite, nous au centre ; nous entourions le flanc de la colline d’une ligne noire d’où partait de temps en temps un éclair quand le sabot d’un cheval heurtait le roc. Derrière nous, un autre corps de piqueurs et de chiens suivait lentement, et les fanfares s’appelaient et se répondaient des deux extrémités de la caravane. Quand nous fûmes au plus rapide du sentier, Jacques dit à un des piqueurs de prendre la bride de mon cheval, et de le soutenir pour descendre ; puis il proposa à Sylvia de faire une folie. « Une folie ? dit-elle ; lancer nos chevaux d’ici à la plaine ? — Oui, dit Jacques ; je te réponds des jambes de Chouiman si tu ne le contraries pas. — Allons ! » répondit la mauvaise tête ; et, sans écouter mes reproches et mes cris, ils partirent comme la foudre par une pente lisse, mais rapide, qui formait le flanc de la colline. Il me passa une sueur froide par tous les membres, et mon cœur ne reprit le mouvement que quand je les vis arriver sans accident au bas de la pente. Alors je m’aperçus que les cavaliers qui étaient devant étaient allés plus vite que mon cheval guidé par un piéton, et que ceux qui étaient derrière, stupéfaits sans doute de l’audace de Jacques et de Sylvia, s’étaient arrêtés pour les regarder, de manière que je me trouvais seule sur le sentier avec l’homme qui tenait ma bride à une assez grande distance des uns et des autres.

Toutes les histoires de voleurs et de revenants qui m’ont trotté par la cervelle depuis cinq ou six jours me revinrent à l’esprit, et cet homme qui marchait auprès de moi commença à me faire une peur épouvantable. Je le regardais avec attention et ne reconnaissais en lui aucun des piqueurs de mon mari. Il me semblait au contraire reconnaître l’homme mystérieux que Sylvia avait gratifié le matin d’un si joli coup de cravache sur les doigts. Cependant je n’avais pas eu le temps de faire grande attention à son vêtement, et de son visage enfoncé sous un grand chapeau de paille je n’avais vu qu’une barbe noire, qui m’avait paru sentir le brigand d’une lieue. En ce moment, quoiqu’il fût bien près de moi, je le voyais encore moins, parce qu’il était plus bas que moi et que son chapeau me le cachait entièrement ; cependant, comme il était paisible et silencieux, je me rassurai peu à peu. Je ne connais pas tous les gardes forestiers et paysans amateurs de la chasse qui viennent, avec la permission de Jacques, s’adjoindre à nous quand ils entendent le son du cor dans la vallée, et que souvent, au retour, mon mari invite à venir se rafraîchir avec ses piqueurs. Presque tous sont vêtus d’une blouse et coiffés d’un chapeau de paille. Le fait est que je commençais à ne plus rien craindre, et à croire Sylvia très-capable de frapper un piqueur ni plus ni moins qu’un nègre. J’eus donc la hardiesse d’adresser la parole à mon guide, et de lui demander si le chemin ne me permettait pas d’aller seule. « Oh ! pas encore ! » me répondit-il. Le son de sa voix et l’expression presque suppliante de sa réponse étaient si peu d’un piqueur, que la peur me prit de nouveau. Si j’avais le courage de Sylvia, pensais-je, je donnerais un grand coup de cravache à ce brigand, et pendant qu’il se frotterait les doigts d’un air consterné, j’irais en un temps de galop rejoindre les autres chasseurs. Mais outre que je n’oserais jamais, si c’est un vrai domestique, j’aurais fait la chose du monde la plus insolente et la plus singulière. Au milieu de ces réflexions, je vis pourtant que nous approchions sans accident des cavaliers, et au moment où j’allais presser mon cheval avec le talon pour le dégager des mains de l’homme mystérieux, celui-ci se retourna à demi vers moi, et, élevant le bras, il retroussa la manche de sa blouse. Je vis alors briller quelque chose que je reconnus pour mon bracelet. Je n’eus pas la force de crier, et l’inconnu, lâchant ma bride, resta sur le bord du chemin, en me disant à demi-voix ces étranges paroles : « J’espère en vous. » Puis il s’enfonça dans un massif d’arbres, et je m’enfuis au galop plus morte que vive.

Ce qui me tourmente et m’afflige le plus dans tout cela, c’est l’espèce de mystère que la fatalité a établi entre moi et cet homme. À présent, je vois tous les inconvénients qui résultent du bracelet, et j’ose moins que jamais en parler à Jacques. S’il allait le chercher et le provoquer en duel ! S’il allait m’accuser d’imprudence et de légèreté ! Je suis bien malheureuse, car j’ai cru certainement jeter mon bracelet à Jacques lui-même ; et celui qui l’a reçu croit que je suis une petite personne romanesque, facile à conquérir avec un baiser dans l’obscurité et un air de hautbois. Je suis fâchée à présent de ne lui avoir pas parlé pour lui expliquer ma méprise et lui redemander mon bracelet. Peut-être me l’eût-il rendu. Mais j’ai perdu la tête, comme je fais toujours dans les occasions où un peu de sang-froid me serait nécessaire. J’ai essayé de savoir ce que Sylvia pense de cet homme. Elle prétend que je suis folle, et qu’il n’y a point d’autre homme dans la vallée que Jacques. Celui que le jardinier a vu est, selon elle, un voleur de fruits ; celui qui a joué du hautbois, un comédien ambulant, ou bien un commis voyageur qui aura couché à l’auberge du village, et se sera amusé à sauter le fossé du jardin, afin de se vanter dans quelque estaminet d’avoir eu une aventure romanesque dans son voyage. Quant à l’homme au coup de cravache, elle persiste à dire que c’est un paysan ; et je n’ose parler de l’homme au bracelet, car l’idée qu’un commis voyageur ou un musicien ambulant croit avoir reçu ce gage de ma bienveillance, me cause une mortification extrême.

Au fait, quant à cela, l’explication de Sylvia me paraît assez admissible ; si je ne craignais de causer quelque malheur, je confierais tout à Jacques, et il irait châtier cet impertinent comme il le mérite. Mais cet homme peut être brave et habile duelliste. L’idée d’engager Jacques dans une affaire de ce genre me fait dresser les cheveux sur la tête. Je me tairai.