Jacques (1853)/Chapitre 37

Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 42-43).
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XXXVII.

DE FERNANDE À CLÉMENCE.

Ce que tu m’as conseillé ne m’a pas réussi. Je n’ai exposé à Jacques qu’une bien petite partie des inconvénients que tu me signales, et il m’a regardée d’un air stupéfait en me disant : « Où as-tu pris toute cette prudence ? Depuis quand t’inquiètes-tu du monde à ce point ? » Il a ajouté d’un air triste : « Il est vrai que tu es destinée à y vivre. Je me suis abusé en m’imaginant que tu t’ensevelirais avec moi dans cette solitude. Tu sens déjà le désir de te lancer dans la société, et tu t’inquiètes de ce qui pourrait y gêner ton entrée. C’est tout simple. — Oh ! ne crois pas cela, Jacques, lui ai-je répondu ; je ne serai heureuse que là où tu seras, et où tu seras joyeux d’être. Je ne pense jamais au monde, je sais à peine ce que c’est ; mais je parle dans l’intérêt de Sylvia et dans le tien. Votre réputation à tous deux m’est plus chère que la mienne. » Jacques est resté quelque temps sans répondre, et j’ai remarqué cette légère contraction du sourcil qui chez lui exprime un dépit concentré. En même temps, il y avait sur ses lèvres un sourire d’ironie, et j’ai compris que ce que je disais lui semblait très-ridicule dans ma bouche. Cependant il a étouffé l’envie qu’il avait de me railler, et il m’a répondu d’un air sérieux et calme : « Il y a longtemps, ma chère enfant, que j’ai rompu avec le monde. Il dépendra de toi que je vive encore au milieu de ses plaisirs et de son oisive turbulence. Si cela te tente, nous irons ; mais sache qu’il n’y aura jamais la moindre sympathie entre lui et moi, et que, comme je ne cède qu’aux conseils de mon cœur ou de ma conscience, jamais, pour obtenir son appui et son approbation, je ne lui ferai le plus léger sacrifice. Je dirai plus, mon orgueil ne se pliera jamais à la moindre concession. Le monde en pensera ce qu’il voudra ; j’ai trente ans d’honneur derrière moi ; si cela ne suffit pas pour me mettre à l’abri des plus infâmes soupçons, tant pis pour le monde. Je crois pouvoir dire que cette profession de foi est à peu près celle de Sylvia ; et, en outre, Sylvia n’aura jamais de relations avec la société. Elle n’aura donc jamais à combattre les inconvénients de son indépendance. Quant à toi, ma chère enfant, tu es ici au fond d’un désert, où personne ne viendra épier nos paroles, nos pensées ou nos regards ; la méchanceté ne t’atteindra pas jusque-là. Quand tu voudras sortir de cette solitude, sois sûre que Sylvia ne te suivra pas à Paris, et que la société de ta mère n’aura pas lieu de te faire sur son compte des questions embarrassantes. »

Il m’a semblé que Jacques avait raison et que j’avais fait une sottise. J’ai essayé de la réparer, mais sans succès. « Je ne m’inquiète pas du monde, je n’y veux pas aller, ai-je répondu ; mais nos domestiques, que diront-ils, que penseront-ils de votre intimité ? — Je ne suis pas habitué, a répondu Jacques avec beaucoup de hauteur, à m’occuper de ce que mes domestiques disent et pensent de moi. J’agis de manière à ne leur donner jamais d’exemple scandaleux, et je crois qu’il n’y a pas de meilleurs juges de l’innocence de notre conduite que ces témoins dont nous sommes entourés, et qui, à toute heure, savent les moindres détails de notre vie. Je ne sais pas s’ils trouveront la présence de Sylvia et sa familiarité avec nous conforme aux lois du décorum ; mais, à coup sûr, ils ne la trouveront jamais contraire à celles de l’honnêteté. » Jacques s’est tu, et s’est promené dans la chambre d’un air sombre. Je lui ai adressé plusieurs fois la parole sans qu’il m’entendît. Enfin il allait sortir de l’appartement quand je me suis élancée vers lui. J’ai vu que je lui avais horriblement déplu, et j’ai cru deviner qu’il prenait en lui-même quelque résolution dans le genre de celles qui ont fait disparaître l’année dernière la maudite romance et la pauvre Rosette. Je l’ai arrêté. « Écoute, Jacques, lui ai-je dit, tout effrayée, j’ai eu tort, sans doute, et j’ai dit mille absurdités. Pour l’amour du ciel, n’en parle pas à Sylvia, ne me retire pas son amitié ; c’est bien assez de me retirer ton amour. » Je suis tombée sur une chaise ; j’étais près de me trouver mal. Jacques m’a embrassée avec la tendresse et la ferveur des premiers jours. « Je te promets d’oublier absolument cette conversation, m’a-t-il dit, et de n’en jamais parler à Sylvia. Il est trop évident que ce n’est pas toi, mais une autre, qui a parlé par ta bouche. Tu es bonne, ma pauvre Fernande ; aie donc la force de n’écouter d’autres conseils que ceux de ton cœur. »

Jacques est toujours préoccupé de l’idée que ma mère m’excite contre lui. Il est bien vrai qu’elle ne l’aime pas beaucoup ; mais il se trompe s’il croit que je lui raconte ce qui se passe dans notre intérieur. Ce n’est qu’avec toi que je puis avoir cette confiance. Maudit soit l’éloignement qui me rend souvent tes conseils plus nuisibles qu’utiles ! Tantôt je t’explique ma situation trop mal pour que tu puisses la bien juger ; d’autres fois j’emploie maladroitement les moyens que tu me donnes de l’améliorer. Aussi il faut convenir que je suis bien étourdie ou bien bornée de ne savoir pas suppléer à ce que tu ne peux prévoir ! J’étais bien tranquille et bien heureuse quand l’idée m’est venue de faire cette belle ouverture qui a troublé et affecté Jacques sérieusement. Notre vie était devenue beaucoup plus agréable. Dieu veuille qu’elle ne redevienne pas malheureuse par ma faute !

La présence de Sylvia nous a fait vraiment beaucoup de bien. Il est impossible d’être meilleure et plus aimable. C’est un caractère original et comme je n’en ai jamais rencontré. Elle est active, fière et décidée. Rien ne l’embarrasse, rien ne l’étonne ; elle a plus d’esprit et de savoir dans son petit doigt que moi dans toute ma personne, et sa conversation est plus instructive pour moi que tous les livres que j’ai lus. Moins silencieuse et plus expansive que Jacques, elle devine mieux que lui tout ce que je ne puis comprendre, et elle va au-devant de mes questions. Quoiqu’elle ait le caractère enjoué et un peu moqueur, elle me semble avoir l’esprit rempli d’idées fort tristes, et cela m’étonne. À son âge, et avec tous les avantages qu’elle tient de la nature, il faut qu’elle ait eu quelque passion malheureuse. Je la crois enthousiaste. À la manière dont elle témoigne son amitié, on voit que son cœur est plein de feu et de dévouement ; peut-être, étant plus jeune, a-t-elle mal placé ses affections. Elle semble avoir conservé une sorte de dépit contre l’amour, car elle en parle comme d’un rêve sans lequel la vie est prosaïque, mais douce et facile. Elle me demande souvent si je ne pense pas qu’on puisse s’en passer. Moi je prétends que, quand on l’a connu, on ne peut y renoncer sans mourir d’ennui et de tristesse. Jacques nous écoute d’un air mélancolique, et à tout ce que nous disons, répond la même sentence ; « C’est selon. » Avec cela il ne se compromettra pas. Nous faisons de grandes promenades ; Sylvia m’apprend la botanique et l’entomologie. Le soir, nous chantons des trios qui vraiment vont très-bien. Sylvia a un contralto admirable, et chante d’une manière tellement supérieure, qu’elle pourrait certainement faire une grande fortune comme cantatrice. « Avec le mépris que tu as pour les préjugés les plus enracinés de ce monde, lui disais-je hier soir, je m’étonne qu’une destinée si libre et si brillante ne t’ait pas tentée. — Je l’aurais essayée bien certainement, m’a-t-elle répondu, si je n’avais pas eu d’autre moyen d’existence ; mais le petit héritage que Jacques m’a transmis de la part de mes parents a toujours suffi à mes besoins. J’ai été libre de suivre mes goûts, qui me portaient vers une vie obscure et solitaire. Ce qui me serait odieux, ce serait la dépendance. Si je me sentais condamnée à vivre d’une telle manière et dans un tel lieu, je prendrais ce lieu et cette vie en horreur, quelque conformes qu’ils fussent d’ailleurs à mes penchants. Avec l’idée que je puis demain aller où bon me semble, je suis capable de rester vingt ans dans un ermitage. — Toute seule ? ai-je dit. — Si j’y pouvais vivre avec un cœur qui comprît bien le mien, j’y vivrais heureuse ; sinon mieux vaut la solitude, et toute seule je puis vivre calme. N’est-ce pas déjà beaucoup ? — Eh quoi ! lui ai-je dit, la solitude ne t’a jamais effrayée pour l’avenir ? tu n’as jamais désiré te marier pour avoir un appui, un ami de toute la vie ; pour être mère, Sylvia, ce qu’il y a de plus doux au monde ? — Je n’ai peur ni de l’avenir ni du présent, m’a-t-elle répondu ; j’aurai la force de vieillir sans désespoir. Je ne sens pas le besoin d’un appui ; j’ai assez de courage pour suffire à tous les maux de la vie. Quant à trouver un ami qui ne me manque jamais, c’est un bonheur accordé à une femme sur mille. Tu es bien enfant, Fernande, si tu crois qu’il entre dans la destinée de toutes de rencontrer un mari comme le tien ; et, quant au bonheur de la maternité, je le comprends, je saurais l’apprécier ; mais je n’ai pas encore rencontré l’homme que j’eusse été joyeuse d’associer à ce rôle sacré. Je ne me flatte pas de le rencontrer jamais. Si cela m’arrive, j’en profiterai ; mais je ne suis pas assez romanesque pour espérer ce qui est invraisemblable, ni assez faible pour souffrir d’un désir que je ne puis réaliser. — Tu as l’âme bien forte, lui dis-je. Quant à moi, si je perdais mon mari et mes enfants, je n’espérerais pas remplacer Jacques ; je ne désirerais pas associer, comme tu dis, un autre homme au rôle sacré de la paternité ; je me laisserais mourir. — Tu le pourrais peut-être, a-t-elle dit. Pour moi, je suis douée d’une telle vigueur, que je ne pourrais me débarrasser de la vie que d’une manière violente. » Elle parlait avec sa voix de basse dans le grand salon, où l’obscurité nous avait peu à peu gagnées ; de temps en temps elle frappait un accord mélancolique sur le piano ; en ce moment elle fit une modulation si bizarre et si triste, qu’il me passa un frisson dans tous les nerfs. « Oh ! mon Dieu, m’écriai-je, tu me fais peur ce soir ; je ne sais pas de quoi nous nous avisons de parler ! » J’ai traversé le salon pour tirer la sonnette et demander des bougies, et je me suis figuré que quelqu’un se levait de dessus le sofa en même temps que moi. J’ai fait un grand cri et me suis élancée vers Sylvia à demi morte de frayeur. « Oh ! que tu es enfant et pusillanime pour être la femme de Jacques ! » m’a-t-elle dit d’un ton où il entrait un peu de reproche. Elle s’est levée pour aller tirer la sonnette. « Ne me quitte pas ! me suis-je écriée ; il y a quelqu’un dans la chambre, j’en suis sûre, là, du côté du canapé. — Si cela est, je ne vois pas de quoi tu as peur, car ce ne peut être que Jacques. — Est-ce, toi, Jacques ? » me suis-je écriée d’une voix tremblante. Jacques s’est approché de nous, nous a entourées de ses bras, et nous a embrassées toutes deux. « Va donc chercher de la lumière, méchant ! » lui ai-je dit. Il est sorti sans répondre et n’est rentré qu’une demi-heure après. Nous étions installées déjà, moi à mon métier, Sylvia à copier de la musique. « Tu as une femme bien brave, » lui a dit Sylvia avec son ton de gaieté qui est toujours un peu brusque. Il a fait semblant de n’y rien comprendre, sans doute pour me mystifier, et il a prétendu qu’il était dans le parc depuis plus d’une heure, et qu’il n’en était pas sorti un instant.

Mes enfants se portent à merveille et grossissent à vue d’œil comme des poussins. Jacques me contrarie bien un peu quelquefois à leur égard. Il s’en occupe plus qu’il ne convient à un homme, et prétend que je n’y entends rien. Sylvia se met entre nous ; elle emporte le berceau et dit : « Cela ne vous regarde ni l’un ni l’autre ; ces enfants-là sont à moi. »