Jacques (1853)/Chapitre 18

Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 21-23).
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XVIII.

DE JACQUES À SYLVIA.

J’ai beaucoup réfléchi à ta demande. Lorsque j’ai fait un serment au lit de mort de ton père, je me suis réservé le droit de le rompre un jour, si certaines circonstances le rendaient nécessaire à ton repos et à ton honneur. Je crois, en effet, que ce moment est venu ; mais vraiment ce que j’ai à te dire est si peu satisfaisant, si incertain, que je ferais peut-être mieux de me taire et de rester ton frère adoptif. Pourtant, si tu refuses mon appui, il faut parler, il faut rassurer ta fierté, et te dire que tu ne dois pas mon dévouement à la compassion, mais à un sentiment de devoir, à un lien du sang que mon cœur a accepté et légitimé du jour où il t’a connue. J’ai la conviction intime que tu es ma sœur : je n’en ai pas la certitude, je n’en pourrai jamais fournir la preuve ; mais tu peux dire à l’univers entier que je n’ai jamais eu pour toi que les sentiments d’un frère.

Cette petite image de saint Jean Népomucène, dont tu as une moitié et moi l’autre, c’est là toute la preuve sociale de notre fraternité. Mais elle est auguste et sainte à mes yeux, et mon âme s’y rattache avec transport. Quand mon père mourut, j’avais vingt ans ; j’étais son ami plutôt que son fils. C’était un homme bon et faible ; j’avais un autre caractère. Il craignait mon jugement ; mais il avait confiance dans ma tendresse. Depuis plusieurs heures il était en proie aux lentes convulsions de l’agonie ; de temps en temps il se ranimait, faisait un effort pour parler, regardait avec inquiétude autour de lui, m’adressait un serrement de main convulsif, et retombait sans force. Au dernier moment, il réussit à prendre un papier sous son chevet et à me le mettre dans la main, en disant : « Tu feras ce que tu voudras, ce que tu jugeras devoir faire ; je m’en rapporte à toi. Jure-moi le secret. — Je vous le jure, répondis-je après avoir jeté les yeux sur le papier, jusqu’au jour où mon silence compromettrait la destinée de l’être que ce secret concerne. Croyez que j’aurai soin de l’honneur de mon père. » Il fit un signe affirmatif et répéta : « Je m’en rapporte à toi. » Ce furent ses dernières paroles.

Voici ce que contenait le papier : trois parcelles détachées ; sur l’une était écrit : Le 15 mai 17.. fut déposé à l’hospice des Orphelins, à Gênes, un enfant du sexe féminin, avec le signe de saint Jean Népomucène. Sur la seconde : « J’ai commis ce crime, et voici mon excuse. Madame de *** avait un autre amant en même temps que moi. L’incertitude, la compassion, me décidèrent à l’assister dans ses souffrances. Elle était seule. L’autre l’avait abandonnée ; mais je ne pus pas me résoudre à emporter son enfant. D’un commun accord, nous l’avons mis à l’hospice. Cela acheva de me faire haïr et mépriser cette femme. J’ai gardé le signe, afin que si, quelque jour, il m’était prouvé que l’enfant m’appartint… Mais c’est impossible ; je ne le saurai jamais. » Le nom de cette femme est écrit en toutes lettres de la main de mon père, et je la connais. Elle vit, elle passe pour vertueuse ; elle en a la prétention du moins ! Je ne le la nommerai jamais, Sylvia, cela ne servirait à rien, et l’honneur me le défend. Le troisième papier était le coupon de l’image du saint, dont l’autre moitié avait été attachée à ton cou.

J’étais presque aussi incertain que mon père avait pu l’être. Il m’avait souvent parlé de cette madame de ***. Elle avait désolé sa vie ; je l’avais vue dans mon enfance ; je la détestais. Aller au secours de sa fille, du fruit d’un double amour, infâme et menteur, c’était une audace de générosité pour laquelle je me sentis d’abord une invincible répugnance. Mon père m’avait dit de faire ce que je jugerais convenable. J’essayai d’ensevelir ce secret dans l’oubli et de t’abandonner au destin, pauvre infortunée ! Mais il y a une voix du ciel qui parle sur la terre aux hommes de bonne volonté, comme dit naïvement le saint cantique. Du moment où j’eus résolu de te délaisser, il me sembla que Dieu me criait à toute heure d’aller à ton secours. Je fis plusieurs songes où j’entendais distinctement la voix de mon père mourant qui me disait : « C’est ta sœur ! c’est ta sœur ! » Une fois, je me souviens que je vis passer un groupe d’anges dans mon sommeil. Au milieu d’eux, il y avait un bel enfant sans ailes, qui était pâle et qui pleurait. Sa beauté, sa douleur, me firent une impression si vive que je m’éveillai au moment où je m’élançais pour l’embrasser. Je me persuadai que ton âme m’était apparue en s’envolant vers les cieux. « Elle est morte, me disais-je : mais avant de retourner à Dieu, elle a voulu venir me dire : J’étais ta sœur, et je pleure, parce que tu m’as abandonnée. » Je pris un jour l’image du saint ; cette mauvaise petite gravure, prise au hasard et à la hâte sans doute dans quelque livre de prières, au moment où l’on t’abandonna, me fit une impression étrange. C’était là tout ton héritage, tous les titres que tu possédais à la tendresse et aux soins d’une famille ; toute une destinée humaine, tout l’avenir d’un pauvre enfant était là ! Voilà le don que tes parents t’avaient fait en te mettant au monde ; voilà à quoi s’étaient bornées la protection et la générosité d’une mère ! Elle t’avait mis sur la poitrine ce présent magnifique, et elle t’avait dit : « Vis et prospère. »

Je me sentis pénétré d’une compassion si vive, que les larmes me vinrent aux yeux et que je me mis à sangloter, comme si tu avais été mon enfant, et qu’on t’eût enlevée à moi pour te jeter parmi les orphelins. L’émotion que me causa cette gravure est telle que je ne puis la voir encore sans être prêt à pleurer. Nous l’avons souvent regardée ensemble, et quand tu étais encore enfant tu la baisais avec transport chaque fois que je te la confiais pour la rapprocher de la moitié suspendue à ton cou. Que ces baisers, pauvre fille, me semblaient un éloquent et angélique reproche à ton odieuse mère ! On t’avait dit dans tes premières années que ce saint était ton protecteur, ton meilleur ami ; qu’il t’aiderait à retrouver tes parents, et quand je suis venu à toi, tu l’as remercié, tu as redoublé de confiance et d’amour pour lui ; et je me suis mis à l’aimer moi-même. Si ce n’est le saint, c’est au moins l’image qui m’est chère. À force de la regarder avec les yeux du cœur, j’ai découvert sur cette figure une expression qu’elle n’a peut-être pas. J’en ai les trois quarts sur mon coupon ; c’est une tête de jeune homme avec des cheveux courts et des traits communs ; mais elle est penchée dans une attitude douce et mélancolique sur une Bible que la main soutient. Dans ce livre, me disais-je avant de t’avoir vue, et lorsque je m’imaginais que tu étais morte, le triste patron semble lire la courte et misérable destinée de l’enfant confiée à sa protection. Il la contemple avec tendresse et compassion ; car nul autre que lui n’a eu pitié de l’orphelin sur la terre. »

Entraîné vers toi par un sentiment indéfinissable, je dirais presque par une attraction surnaturelle, je quittai Paris six mois après la mort de mon père et je me rendis à Gènes. Je pris des informations à l’hospice. Cette recherche était loin d’être certaine, j’avais la date du jour où l’on t’avait déposée, mais non pas l’heure. Plusieurs enfants avaient été déposés le même jour. D’après le témoignage des registres, on me donna trois indications différentes. Le signe de saint Jean Népomucène était le seul renseignement que je pusse donner, et tu pouvais l’avoir perdu depuis longtemps. Mes premières tentatives furent vaines ; l’enfant qu’on me désigna avait un autre signe : il était contrefait, hideux ; j’avais tremblé que ce ne fût là ma sœur. Je partis ensuite pour un petit village situé dans les montagnes de la côte, où l’on m’indiqua une famille de paysans qui avait encore un des enfants abandonnés dans la journée du 18 mai 17… Quelles amères réflexions je fis sur ton sort durant le chemin ! Combien tu pouvais être avilie, maltraitée, misérable entre les mains de ces hommes rudes et grossiers, qui font une spéculation de leur charité à l’égard des orphelins, et qui ne se chargent de les élever qu’afin d’avoir en eux plus tard des serviteurs non salariés ! J’arrivai à Saint…, ce romantique hameau où tu as vécu tes dix premières années, et dont tu as gardé un si cher souvenir, et je te trouvai au sein de cette honnête famille qui te chérissait à l’égal de ses propres membres, et dont tu gardais les chèvres sur le versant des Alpes maritimes. Cette journée ne sortira jamais de notre mémoire, n’est-ce pas, chère Sylvia ? Combien de fois nous nous sommes raconté l’impression que nous causa la première vue l’un de l’autre ! Mais je ne t’ai pas dit avec quelle émotion je fis mes premières recherches. J’étais bien incertain encore. Tes parents adoptifs m’avaient assuré que tu avais une image de saint, mais ils ne savaient pas lire ; et comme le coupon ne portait que les dernières lettres du nom de Népomucène, ils ne se rappelaient pas quel saint le curé du village avait nommé plusieurs fois en examinant le signe. La femme, qui t’avait nourrie, faisait son possible pour me persuader que tu n’étais pas l’enfant que je cherchais. L’espoir d’une récompense n’adoucissait pas pour elle l’idée de te perdre. Tu étais si aimée ! tu avais déjà su exercer une telle puissance d’affection sur tous ceux qui t’entouraient ! La manière presque superstitieuse dont cette famille parlait de toi me semblait un témoignage de la protection mystérieuse et sublime que Dieu accorde à l’orphelin, en le douant presque toujours de quelque attrait ou de quelque vertu qui remplace la protection naturelle de ses parents, et qui lui attire forcément le dévouement de ceux que le hasard lui donne pour appui. D’après les commentaires de ces honnêtes montagnards, tu devais appartenir à la plus illustre famille, car tu avais autant de fierté dans le caractère que si un sang royal eût coulé dans tes veines. Ton intelligence et ta sensibilité faisaient l’admiration du curé et du maître d’école du village. Tu avais appris à lire et à écrire en moins de temps que les autres n’en mettaient pour épeler. Je me souviendrai toujours des paroles de ta nourrice. « Orgueilleuse comme la mer, disait-elle en parlant de toi, et méchante comme la bourrasque, il faut que tout le monde lui cède. Ses frères de lait lui obéissent comme des imbéciles ; ils sont si simples, mes pauvres enfants, et celle-là si fière ! Avec cela, caressante et bonne comme un ange quand elle s’aperçoit qu’elle a fait de la peine. Elle a été trois jours au lit avec la fièvre, pour le chagrin qu’elle a eu d’avoir fait mal au petit Nani une fois qu’elle était en colère. Elle l’a poussé, l’enfant est tombé et a saigné un peu. Quand j’ai vu cela, la colère m’est venue à moi-même ; j’ai couru d’abord relever le petit, et puis j’ai cherché le démon de petite fille pour l’assommer ; mais je n’ai pas eu le courage de la toucher quand je l’ai vue venir à moi toute pâle et se jeter au cou du petit Nani, en criant : « Je l’ai tué ! je l’ai tué ! » L’enfant n’avait pas grand’chose, et la Sylvia a été plus malade que lui. » Le curé, à son tour, arriva, et m’assura que ton saint était bien Jean Népomucène. Le cœur me bondit de joie, car je t’aimais passionnément depuis une heure. Ce qu’on me racontait de ton caractère ressemblait tellement aux souvenirs de mon enfance que je me sentais ton frère de plus en plus à chaque instant. Pendant ce temps, on te cherchait ; tu avais conduit tes chèvres aux pâturages ; mais la montagne était haute, et je t’attendais impatiemment à la porte de la maison. Le curé me proposa de me conduire à ta rencontre, et j’acceptai avec joie. Que de questions je lui adressai en chemin ! que de traits de ton caractère je lui fis raconter ! Je n’osais pas lui demander si tu étais belle ; cela me semblait une question puérile, et cependant je mourais d’envie de le savoir. J’étais encore un peu enfant moi-même, et l’intérêt que je sentais pour toi était, comme mon âge, romanesque. Ton nom, étrangement recherché pour une gardeuse de chèvres, résonnait agréablement à mon oreille. Le curé m’apprit que tu t’appelais Giovanna ; mais qu’une vieille marquise française, retirée dans les environs depuis l’émigration, t’avait prise en amitié dès tes premiers ans, et t’avait donné ce nom de fantaisie, qui avait, malgré l’avis et les remontrances du bonhomme, remplacé celui de ton saint patron. Il n’aimait pas beaucoup la marquise, le brave curé ; il prétendait qu’elle te gâtait le jugement et t’exaltait l’imagination en te faisant lire les contes de Perrault et de madame d’Aulnoy, qu’il qualifiait de livres dangereux. « Il est heureux, disait-il, que la petite fortune de cette dame ne lui ait pas permis de donner aux parents adoptifs de l’enfant une somme assez forte pour les engager à la lui confier entièrement. Ils ont mieux aimé en faire une bergère, et, dans l’incertitude de l’avenir de cette pauvre petite, ils avaient raison, autant pour elle que pour eux. Maintenant la Providence lui envoie une autre destinée ; ce doit être pour le mieux, car elle est mère de l’orphelin, et se charge de celui que les hommes abandonnent. Mais je vous en supplie, Monsieur, me disait-il, surveillez cette éducation-là. Vous êtes bien jeune pour vous en occuper vous-même ; mais faites que cette bonne terre reçoive le bon grain d’une main bien entendue. Il y a là le germe d’une vertu peu commune, si on sait le développer. Qui sait si la négligence ou des leçons imprudentes n’y feraient pas éclore le vice ? Elle sera belle, quoiqu’un peu brûlée par notre soleil, et la beauté est un don funeste aux femmes que la religion ne protège pas… — Elle est belle, dites-vous ? lui demandai-je. — Parbleu ! la voilà, me dit le curé en me montrant une enfant endormie sur l’herbe. Nous l’aurions attendue longtemps au train dont elle vient à nous. »

Oh ! que tu étais belle en effet dans ton sommeil, ma Sylvia, ma sœur chérie ! quelle enfant robuste, courageuse et fière tu me semblas, étendue ainsi sur la bruyère entre le ciel et la cime des Alpes, exposée aux rayons ardents du jour et au vent de la mer qui par instants passait par bouffées et séchait la sueur sur ton large front ombragé de cheveux humides ! Que tes grands cils jetaient une ombre pure sur tes joues hâlées, plus douces que le velours de la pêche ! Il y avait de l’insouciance et de la mélancolie en même temps dans le demi-sourire de ta bouche entr’ouverte ; de la sensibilité et de l’orgueil, pensais-je, le caractère que cette montagnarde m’a naïvement dépeint !… J’arrêtai le bras du curé, qui voulait te réveiller. Je voulus te contempler longtemps, chercher scrupuleusement, dans la forme de ta tête et dans les lignes de ton visage, une ressemblance vague avec mon père ou avec moi. Je ne sais si elle existe réellement ou si je l’imaginai, je crus reconnaître notre fraternité dans ce grand front, dans ce teint brun, dans la profusion de ces cheveux noirs qui tombaient en deux longues tresses jusqu’à ton jarret, peut-être encore dans certaines courbes des traits ; mais rien de tout cela n’est assez prononcé pour faire foi devant les hommes. Cette fraternité existe dans notre âme et dans les ressemblances de notre caractère d’une manière bien plus frappante.

Le curé t’appela ; tu entr’ouvris les yeux sans le voir ; puis tu fis un mouvement dédaigneux de l’épaule et du coude, et tu te rendormis. Il détacha alors le scapulaire suspendu à ton cou, l’ouvrit, et rapprocha le coupon d’image qu’il contenait de celui que je lui avais présenté. Nous les reconnûmes aussitôt. Tu t’éveillas en cet instant ; ton premier regard fut sauvage comme celui d’un chamois. Tu cherchas le scapulaire à ton cou, et, ne l’y trouvant pas, tu le vis entre nos mains et tu fis un brusque élan pour nous l’arracher. Mais le curé te mit devant les yeux les deux moitiés réunies de l’image, et tu compris aussitôt ce qui se passait. Tu bondis sur moi comme un chevreau, et, m’étreignant le cou avec la vigueur d’une montagnarde, tu t’écrias : « Voilà mon père, mon père est retrouvé ! »

On eut beaucoup de peine à te persuader que je n’étais pas ton père ; tu prétendais que je ne voulais pas en convenir. Le curé tâcha de te faire comprendre que c’était impossible, que j’avais dix ans seulement de plus que toi. Alors tu me demandas impétueusement où étaient ton père et ta mère, et tu me commandas presque de te mener vers eux. Je te répondis qu’ils étaient morts l’un et l’autre, et tu frappas la terre de ton pied nu, en disant : « J’en étais sûre ; à présent, il faut que je reste ici. — Non, te dis-je, c’est moi qui remplace ton père. Il était mon meilleur ami, il m’a cédé ses droits sur toi ; veux-tu me suivre ? — Oui, oui, répondis-tu avec avidité en m’embrassant. — Voilà les enfants ! dit le curé avec tristesse ; on les aime, on les élève, on ne vit que pour eux, et quand on croit jouir de leur reconnaissance et de leur affection, ils vous abandonnent avec joie pour suivre le premier inconnu qui passe, et sans demander seulement où il les mène. »

Tu compris fort bien ce reproche, car tu répondis au curé : « Est-ce que vous croyez que je vous abandonne ? Est-ce que je ne reviendrai pas vous voir et garder les chèvres de ma mère Élisabeth ? Mais, voyez-vous, il faut que je voyage et que je voie tous les pays du monde ; un jour je reviendrai sur un vaisseau, avec beaucoup d’argent que je donnerai à mes frères de lait, et nous achèterons un grand troupeau de chèvres, et nous bâtirons une bergerie sur la montagne des Coquilles. » Tu parlais toujours ainsi une sorte de langage à la fois féerique et biblique, que tu avais appris dans tes lectures. Je passai plusieurs jours dans ton village. J’eus presque envie de t’y laisser, tant cette vie me semblait heureuse, tant les avantages de la société où j’allais te jeter me parurent misérables et dérisoires, auprès de cette existence laborieuse, saine et tranquille. Mais en t’observant, en faisant de longues promenades avec toi dans la montagne, et criblant de questions ton esprit ardent et naïf, en commentant scrupuleusement tes réponses bizarres, parfois éclatantes de bon sens et de raison, souvent folles comme les idées fantastiques de l’enfance, je m’assurai que tu n’étais pas faite pour cette vie pastorale, et que rien ne pourrait t’y attacher. Depuis, dans des douleurs de la vie, tu m’as doucement reproché de t’avoir tirée de cet engourdissement où tu aurais vécu tranquille, pour te lancer dans un monde de souffrances et de déceptions. Hélas ! ma pauvre enfant, le mal était fait avant que je vinsse, et je ne crois pas qu’il faille même en accuser les contes de fées que te prêtait la marquise. Ton intelligence avide et pénétrante était seule coupable, et le germe du désespoir était caché en toi, dans le bouton à peine entr’ouvert de l’espérance. Tu n’avais pas la tête courte et pesante de tes sœurs de lait, et tu n’aurais jamais su, aussi bien qu’elles, faire le fromage et filer la laine. Je me fis raconter, par toi et par ta nourrice, les premières sensations de ta vie. Je sais comme tu te tourmentais pour deviner de qui tu pouvais être fille, quand tu appris qu’Élisabeth n’était pas ta mère. Tu te tenais alors tout le jour sur le bord du sentier qui mène à la mer, et lorsque tu voyais paraître une voile, tu disais : « Voilà maman qui vient me voir avec une robe blanche. » La lecture des féeries joignit à cette continuelle rêverie de ta famille des idées de voyages, de richesse et de générosité. Tu ne songeais qu’à devenir reine, afin de combler de largesses tes parents adoptifs. Ces songes dorés n’auraient jamais pu habiter impunément ton cerveau. Ils ne se seraient pas évanouis tranquillement au jour de la raison, pour faire place aux occupations d’une vie toute matérielle. Le sentiment d’une destinée différente de celles qui t’entouraient les avait fait naître ; ton cœur les aurait regrettés avec amertume, ou tu te serais perdue en cherchant à les réaliser. Tu étais une adorable enfant avec ton caractère franc, hardi et entreprenant, avec ta candeur affectueuse et tes bizarres volontés. Mais il était temps que des occupations plus élevées et des idées plus justes vinssent régler l’élan impétueux de cette jeune tête ; l’éducation te devenait indispensable, non pour être heureuse, ton organisation supérieure ne le permettait guère, mais du moins pour ne pas descendre de l’échelon élevé où Dieu avait placé ton intelligence.

Tu quittas Élisabeth, tes frères de lait, le curé, ta vieille marquise, tous tes amis et jusqu’à tes chèvres, avec une sorte de désespoir passionné. Tu les embrassais alternativement en versant des torrents de larmes. Cependant, quand on te proposait de rester, tu t’écriais : « C’est impossible ! c’est impossible ! il faut que je voyage. » Tu le sentais, Sylvia, cette vie n’était pas faite pour toi. Du fond des abîmes de l’inconnu, une voix mystérieuse s’élevait incessamment vers toi et te réclamait dans cette région des orages que tu devais traverser. Tu es devenue ce que tu es sans rien perdre de ta grâce sauvage et de ta rude franchise. Tu as vu notre civilisation, et tu es restée l’enfant de la montagne. Faut-il s’étonner que tu aies si peu de sympathie avec ce monde imbécile et faux, quand tu rapportes du désert l’âpre droiture et le sévère amour de la justice que Dieu révèle aux cœurs purs et aux esprits robustes, quand tout ton être, et jusqu’à ta vigueur physique, diffère des êtres qui sont autour de toi ? Ils ne te viennent pas à la cheville, pauvre Sylvia, et tu te fatigues à regarder à terre sans trouver un cœur qui soit digne d’être ramassé. Je le crois bien, Octave n’est pas fait pour toi ! et pourtant, s’il est au monde un jeune homme sincère, doux et affectueux, c’est bien lui ; mais le meilleur possible entre tous n’est pas ton égal, et tu dois souffrir. Que veux-tu que je te dise ? aime-le aussi longtemps que tu le pourras.

Quant au secret de ta naissance, je te conjure de ne lui donner aucun détail ; réponds à ses soupçons que je suis ton frère. Les personnes qui ont l’esprit bien fait devraient l’imaginer sans demander d’explication. Les inquiétudes d’Octave m’offensent pour toi. J’ai tort sans doute ; il ne te connaît pas comme moi, il souffre comme souffriraient à sa place les dix-neuf vingtièmes des hommes ; il est jaloux parce qu’il est épris. Je me dis tout cela ; mes je ne puis chasser l’espèce d’indignation qui soulève mon sang à l’idée d’un doute injurieux sur Sylvia. Nous sommes ainsi l’un pour l’autre. Ah ! ma sœur, nous sommes trop orgueilleux ! notre vie sera un combat éternel. Mais que faire ? Je vivrais cent ans que je ne pourrais consentir à m’avouer coupable des lâchetés dont le monde accuse ses enfants. Je sens mon cœur qui se révolte à la seule idée des turpitudes qu’il trouve présumables et naturelles ; et quand je vois le sourire sur les lèvres de celui qui refuse de me croire pur ; quand, après m’avoir accusé d’une scélératesse, il s’en va en me secouant la main et en me disant : « N’importe ! qu’il en soit ce qu’il voudra, tout à vous ; » il me prend des envies de l’insulter, pour mettre entre nous une franche haine au lieu de cette indigne et salissante amitié.

Et toi, juste et sainte créature, qui seule au monde comprends le vieux Jacques et compatis aux souffrances de son orgueil, sois ce que tu voudras pour lui, mais laisse-le se croire, se sentir éternellement ton frère.