Traduction par P.-J. Stahl, Lermont.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel (p. 231-239).


CHAPITRE XVIII

LA VEILLE DU 1er  MAI


L’hiver avait été si rigoureux que le printemps fut très long à venir. Les journées n’en passaient pas moins vite pour Jane. Depuis qu’elle avait la perspective d’une guérison assez prompte, tout avait changé d’aspect autour d’elle. Rien ne lui paraissait plus triste, et les journées sombres et pluvieuses ne parvenaient pas à altérer sa bonne humeur.

D’ailleurs elle devenait visiblement plus forte ; elle pouvait se tenir assise quelques heures par jour, et c’était si bon après être restée si longtemps au lit ! Enfin, au moindre rayon de soleil, on l’enveloppait de fourrures et on la transportait sur la terrasse, où les crocus ouvraient leurs yeux violets, et où les perce-neige agitaient leurs petites têtes délicates comme pour lui dire :

« Bonjour, petite sœur. L’hiver est fini et voici le doux printemps. Venez jouer avec nous. »

Jane les comprenait si bien qu’elle leur répondit un jour :

« Je ne demanderais pas mieux, mesdames, mais il faut être sage et avoir de la patience. Ne me plaignez pas. Vous avez été enfermées sous la terre pendant plus de temps que je n’ai été prisonnière, moi ! et au mois de juillet, j’irai au bord de la mer !… »

Ce voyage occupait toutes les pensées de Jane et de ses amis. À chaque instant, ils formaient des projets pour cet heureux mois de vacances.

On était à la fin d’avril. Les enfants du village avaient l’habitude de suspendre des paniers remplis de fleurs à la porte de leurs amis et connaissances la veille du 1er  mai. On appelait cela les paniers de mai. Jane, qui avait plus de loisirs, plus de goût et plus d’adresse que ses compagnes, s’était chargée de confectionner des paniers à condition que les petits garçons se chargeraient, eux, de trouver des fleurs des champs. C’était bien la tâche la plus difficile qu’elle leur laissait, car aucune fleur n’avait encore paru, à l’exception de quelques petites marguerites roses. Les violettes attendaient des rayons de soleil plus chauds ; les fougères étaient encore enveloppées de leurs manteaux de drap brun, et l’hépatique, ainsi que ses mille sœurs des bois, se cachait sous la mousse, tout effrayée du froid. Cependant, les oiseaux étaient revenus fidèlement, les geais criaient dans le verger ; les chardonnerets et les rouges-gorges faisaient leur nid, et les moineaux pépiaient gaiement du haut des sapins où ils avaient vécu tout l’hiver.

Le 1er  mai se trouvant tomber un dimanche, et le samedi étant jour de demi-congé en Amérique, ou plutôt aux États-Unis, les enfants avaient toute latitude de faire une ample récolte. Ils partirent aussitôt la classe finie.

« Si vous preniez un âne et une charrette, leur cria l’espiègle Molly en les voyant passer. Vous savez qu’il nous faut beaucoup de fleurs. Vos paniers sont trop petits !

— Et les vôtres trop grands, répondit Jack en riant.

— Allons, courage !

— Merci, Molly, Au revoir. »

Frank, Jack, Gustave et Édouard s’éloignèrent à grands pas ; Molly les entendit longtemps rire et causer.

Hélas ! la journée se passa en recherches infructueuses. En vain nos quatre amis écartèrent les feuilles, ils ne trouvèrent que quelques boutons À demi formés, et, quand il fallut rentrer, ils avaient à peine réuni une poignée de fleurs.

« Qu’allons-nous faire ? dit Frank.

— Je n’en sais ma foi rien, répondit Jack.

— Ces demoiselles vont être furieuses, dit Gustave.

— Je ne sais qu’un moyen, reprit Jack,

— Lequel ? s’écrièrent ses amis.

— Prenons de la mousse. »

On rapporta donc un gros paquet de mousse, mais cela ne faisait pas des fleurs.

« J’ai trouvé ! s’écria tout à coup Édouard.

— Quoi ? demandèrent les autres tous à la fois.

— Puisqu’il n’y a pas de fleurs des champs, allons chez un horticulteur et achetons-lui des fleurs de serre ; quand ce ne serait que des fleurs tombées des camélias ou des fuchsias, cela serait toujours joli dans la mousse.

Qui fut dit fut fait. Les jeunes gens dépensèrent jusqu’à leur dernier centime. Cela ne veut pas dire qu’ils firent des dépenses folles, mais on était à la fin du mois, et aucun d’eux n’avait son porte-monnaie bien garni.

En rentrant, ils trouvèrent Merry et Molly auprès de Jane. Elles finissaient leurs paniers. Quelle quantité il y en avait sur la grande table ! On eût dit une exposition de paniers. Il y en avait de toutes les dimensions possibles. Il y en avait en papier, en jonc, en fil de fer, etc. Jane s’était distinguée, mais combien peu de fleurs on avait à mettre là-dedans ! Les jeunes gens se regardèrent en riant.

« Et bien, dit Molly, où sont vos fleurs ? »

Jack lui tendit un immense panier, dans lequel il n’y avait rien.

« Oh ! fit Molly, quelle mauvaise plaisanterie ! »

Mais les trois autres paniers étaient pareils.

Les petites filles échangèrent un regard de détresse.


Les petites filles échangèrent un regard de détresse.

« Nous n’avons rien pu trouver, dit Gustave d’un ton piteux.

— Quel malheur ! » s’écrièrent Jane, Merry et Molly.

Leurs amis partirent d’un éclat de rire et Jack courut chercher les fleurs achetées, ainsi que la mousse et les quelques fleurettes qu’ils avaient trouvées.

« À la bonne heure, dit Jane.

— Vous nous avez fait une belle peur, dit Merry.

— Moi, j’y ai été prise, s’écria Molly, mais je vous revaudrai cela, soyez tranquilles, vilains taquins que vous êtes !

— Ne nous plaignons pas d’eux, dit Jane, ces fleurs exotiques sont ravissantes, et, en n’étant pas trop prodigues, nous arriverons à garnir tous nos paniers. »

On se mit à l’œuvre en riant, et, non sans de grandes discussions, on arriva au bout de cette besogne attrayante.

« Maintenant, reprit Jane quand le dernier panier fut plein, il faut mettre les noms des personnes à qui nous les destinons. »

Frank alla chercher plume, encre et papier de différentes couleurs, et on se mit à écrire.

« Si nous faisions des vers, proposa Molly, cela suppléerait au manque d’abondance des fleurs. »

La proposition ne fut pas acceptée avec beaucoup d’enthousiasme, mais chacun fit preuve de bonne volonté, et griffonna de son mieux. Cependant, je dois avouer que le résultat ne dut pas être bien satisfaisant, car la plupart des jeunes poètes refusèrent obstinément de lire leurs œuvres, Jane et Molly y consentirent seules. Et encore Molly n’avait pas fini.

« Trouvez-moi donc un mot qui rime avec géranium, demanda-t-elle en se frappant le front comme pour en faire jaillir une idée lumineuse.

Album, répondit Frank.

Merci. Taisez-vous seulement deux minutes et j’aurai fini. »

Le silence le plus profond régna dans la chambre pendant près d’un quart d’heure. Molly mâchonnait son crayon, écrivait, biffait, récrivait et rebiffait sans se lasser. Enfin, elle s’écria :

« C’est fait !

— Lisez-nous cela, lui dit Gustave.

— D’abord, voyez mon panier, n’est-il pas joli ? »

Molly alla chercher un petit bateau en carton recouvert de papier vert. Elle leur montra tout au fond une poignée d’orties, cachée sous la mousse.

« Grif me joue toujours des mauvais tours, leur dit-elle. Cette fois-ci, c’est lui qui sera attrapé. »

Dans la mousse elle posa une rose en papier jaune, une immortelle, une fleur de magnolia, une autre de camélia, une branche de géranium et un brin de jonc.

« Eh bien, nous attendons vos vers, dit Frank,

— Les voici. Écoutez :

Dans cet esquif,
Mon très cher Grif,
Sachez voir la fleur achetée
Pour votre nez
Si bien tourné,
Là-haut vers la lune argentée.

— Cette allusion délicate à son nez retroussé ne peut manquer de lui plaire, s’écria Jack.

— Et en cherchant la fleur dont je lui parle, et qui n’y est pas, il se piquera les doigts dans les orties, dit Molly, mais il y a encore deux strophes.

— Chut ! chut ! firent Jane et Merry.

— Je continue, dit Molly :

Ah ! quel bon goût !
Admirez tout,
Depuis la rose artificielle,
Le camélia,
Le magnolia,
Jusqu’à cette blanche immortelle.

Ce géranium,
Dans votre album,
Fera bonne physionomie.
Gardez-le donc,
Avec ce jonc,
En souvenir de votre amie. »

Molly s’arrêta.

« Bravo ! s’écrièrent ses amis en riant.

— Signerez-vous ? lui demanda Édouard.

— Non ; mais Grif saura bien reconnaître mon écriture.

— Gare à vous l’année prochaine, lui dit Frank.

— Cela ne me fait pas peur, répondit Molly. Voyons, Jane, à votre tour. À qui sont adressés vos vers ?

— À quelqu’un qui ne s’en moquera pas, repartit Jane d’un ton plus sérieux que ne le comportait la situation.

— Pour qui est-ce ? demanda Jack.

— Pour votre bonne mère.

— Nous vous écoutons.

— Voici, dit Jane en hésitant quelque peu :


Pas la moindre fleur dans les bois,
Dans les près ou sur la montagne.
Hélas ! je n’ai que peu de choix ;
Tout dort encore dans la campagne.
Je n’ai pu trouver que ceci,
Mais, avec cette humble fleurette,
Je veux vous envoyer aussi
Tout le cœur de votre Jeanette.


— C’est très gentil, dit Frank. Je suis sûr que cela fera plaisir à maman.

— Et votre corbeille est ravissante, » dit Jack en s’approchant de son amie.

Le fait est que Jane avait mis tous ses soins à la confection d’une jolie petite corbeille en papier blanc et or. Elle avait coupé sans pitié, pour la remplir, toutes les fleurs qui avaient poussé sur sa fenêtre. Elle posa le papier bleu sur lequel elle avait écrit ses vers dans le cœur d’un narcisse blanc, probablement parce que dans certains pays on appelle les narcisses des Jeannettes.

« Nous avons plus de paniers qu’il ne nous en faut pour tous nos amis, dit Édouard. Si vous voulez m’en croire, nous disposerons des autres en faveur de personnes qui ne s’y attendent guère et pour lesquelles ce sera une surprise agréable. Ainsi, nous en enverrions un au petit Jimmy qui est malade, un autre à la vieille paralytique Mme Channecy, un autre au père Munson, etc… etc…

— Vous avez toujours de bonnes idées, Édouard, dirent les petites filles. Choisissez les paniers que vous voudrez. Nous les mettons tous à votre disposition. »

Les petits garçons ne dirent rien, mais eux aussi trouvèrent qu’Édouard avait toujours de bonnes idées.

Le plus amusant consistait à aller à la nuit tombante déposer les paniers à la porte des uns et des autres. On sonnait très fort, on posait le panier à terre, et on courait se cacher derrière la maison pour que personne ne pût savoir d’où venaient ces cadeaux.

Cet amusement était naturellement interdit à Jane, mais elle n’en eut pas moins une surprise. Tous ses amis s’étaient réunis pour lui envoyer un joli petit porte-bouquet en cristal, caché dans un panier en forme de cage.

Quant à Molly, elle n’eut pas le dernier mot avec Grif.

Elle reçut de sa part un gigantesque bouquet de choux blancs et rouges qui la fit rire aux larmes.

Merry, elle, trouva à sa porte de nombreux paniers de fleurs provenant de ses camarades. L’un d’eux, le plus joli, était en écorce d’arbre et contenait un charmant bas-relief représentant un arum.

Cela venait de Raph, bien entendu.

Quelques mots gravés dessous attirèrent l’attention de Merry :

Votre cœur est si bon et vos regards si doux :
Étendez jusqu’à moi votre bonté pour tous !

« Qu’est-ce que cela peut vouloir dire, s’écria Merry en rougissant. Ah ! que je suis contente d’avoir à moi un objet d’art ! »