Traduction par P.-J. Stahl, Lermont.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel (p. 113-124).


CHAPITRE IX

LE CLUB DES DÉBATS


« Les vacances sont finies, dit un jour Frank à Gustave, il faut penser aux choses sérieuses. Si nous convoquions le club pour ce soir ? Qu’en dites-vous ?

— C’est une bonne idée. Chez qui et sur quel sujet ? demanda laconiquement Gustave.

— Chez qui ? Chez les Minot donc. Quel sujet ? Les filles ont-elles le droit d’aller au collège avec nous ? Leur éducation, par l’externat, peut-elle être commune avec la nôtre ? C’est là un problème qui préoccupe tous les esprits. Puisqu’il faut que nous arrivions à voter pour ou contre, autant l’examiner tout de suite sous toutes ses faces, de manière à nous faire une opinion réfléchie sur une question si importante. »

Frank et les autres membres du club avaient la conviction que leurs débats ne pourraient manquer de jeter une grande clarté sur cette matière délicate.

« C’est entendu, dit Gustave. Holà, Édouard, le club des Débats se réunira ce soir à sept heures précises chez les Minot. Faites-le savoir autour de vous.

— Je n’y manquerai pas, » répondit Édouard.

Gustave reprit d’un ton paternel :

« Les dames ne seront pas admises ce soir. Ne comptez ni sur leur présence, ni sur leurs applaudissements, mon fils.

— Tant pis, fit Édouard.

— Impossible de faire autrement, dit Frank. Les autres ne tiennent pas à avoir des auditrices et prétendent qu’elles les gênent et qu’elles gâtent leur plaisir. Je suis bien obligé de faire de temps en temps ce qu’ils veulent ; mais, quant à moi, la présence des filles ne me gêne nullement, elle m’est au contraire très agréable, » ajouta-t-il.

Ses amis se mirent à rire. Le triangle, comme on appelait souvent Édouard, Gustave et Frank, était renommé pour sa gaieté.

« En revanche, reprit Gustave, il faudra avoir une soirée dansante à la maison, la semaine prochaine. Cela amusera les petites et nous aussi. »

Gustave Burton avait trois sœurs, deux cousines et quatre tantes, sans compter une mère et une bonne grand’mère, toujours prêtes à contenter le moindre de ses désirs. Aussi la joyeuse jeunesse de Harmony se réunissait souvent pour s’amuser dans les grands salons de Mme Burton.

Comment vont les affaires ? demanda Frank à Édouard, qui était dans une maison de commerce depuis quelques mois.

— Assez mal. On dit quelles reprendront au printemps. M. Paul est content de moi, mais vous me manquez terriblement, mes amis. »

Édouard passa l’un de ses bras autour du cou de Gustave et l’autre autour de celui de Frank, et il soupira comme s’il regrettait profondément de ne plus être des leurs.

« Vous devriez abandonner tout cela et venir au collège avec moi l’année prochaine, lui dit Frank, qui se préparait à entrer à l’université de Boston.

— Non, mille fois non ; j’ai fait mon choix et je ne veux pas changer maintenant. N’essayez pas de me tenter, ce serait inutile… Adieu et à ce soir. »

Le soir venu, la salle du club fut éclairée. Frank et Édouard arrivèrent bientôt en transportant Jack dans sa chaise longue ; Ralph entra derrière eux, et ils furent suivis de près par Joë et par les deux derniers membres du club, Walter Smith et Grif Bark.

Quand sept heures sonnèrent, le président Frank s’assit dans le grand fauteuil qui lui était destiné. Chacun de ses collègues prit sa place autour de la table et Gustave alla chercher un gros livre relié. Gustave était secrétaire du club, mais ses amis prétendaient qu’il était trop prodigue d’encre. Les pages du registre public en faisaient foi.

Chacun se renversa sur son siège et mit ses mains dans ses poches, La précaution était nécessaire, car personne n’ignore qu’il est impossible qu’un garçon ne fasse pas de bêtises s’il a la libre disposition de ses mains.

Frank frappa trois coups sur la table avec un vieux maillet de crocket qu’on avait diminué de la moitié de son manche.


Frank frappa trois coups sur la table.


La séance était ouverte.

« Messieurs, dit le président avec dignité, nous allons d’abord nous occuper des affaires du club. Après cela, nous passerons à l’ordre du jour. Le secrétaire va nous lire le compte rendu de la dernière séance. »

Gustave se leva, toussa et lut ce qui suit :

« Le club s’est réuni le 18 décembre chez M. Gustave Burton. Le sujet des débats était : Lequel est le plus amusant, l’hiver ou l’été ? La séance a été orageuse. Les votes ayant été égaux pour ou contre, rien n’a été résolu.

« Joë Flint a eu cinquante centimes d’amende pour avoir manqué de respect au président.

« On a réuni une somme de huit francs pour payer des vitres cassées en jouant par les membres du club.

« Walter Smith a été nommé secrétaire pour l’année suivante, et le président Frank Minot a fourni un nouveau registre. »

« C’est tout, dit Gustave en se rasseyant.

— Personne n’a rien à ajouter ? » demanda Frank.

Édouard se leva, et dit d’une voix mal assurée, comme s’il eût craint de voir mal accueillir sa motion :

« Messieurs, je demande l’adjonction d’un nouveau membre. Bob Walker voudrait faire partie de notre club. Cela lui serait bon. Nous devrions l’accepter. Le voulez-vous ? »

Chacun prit un air soucieux et Joë s’écria d’un ton brusque :

« Non, Bob est un méchant garnement : nous n’avons pas besoin de lui, qu’il aille avec ses pareils.

— C’est justement là ce que je voudrais éviter, reprit Édouard. Bob a beaucoup de cœur ; mais il est orphelin, personne n’a veillé sur lui, et il a fait des sottises comme nous en aurions sans doute fait nous-mêmes dans sa triste situation. Je suis persuadé qu’il changerait si nous lui permettions d’être des nôtres. Voyons, donnez-lui cette chance de se réchapper. »

Édouard jeta un regard de supplication sur Gustave et Frank. Il savait que, si ces deux-là voulaient le soutenir, sa cause serait gagnée. Mais Gustave hocha la tête, et Frank répondit seulement :

« Édouard oublie que notre règle nous interdit d’être plus de huit. Nous sommes au complet.

— Je suis trop occupé pour venir à toutes les réunions, dit Édouard ; je donnerai ma démission, et Bob prendra ma place. »

Il fut interrompu par des protestations énergiques.

« Non, non ! Nous ne voulons pas de cela. Nous n’acceptons pas votre démission ! a crièrent ses amis tous à la fois.

Joë, qui ne savait jamais être agréable tout à fait, s’écria :

« Vous nous préparez là une mauvaise opération ; l’échange d’un cheval borgne contre un aveugle ne peut tenter personne.

— Grand merci, dit Édouard ; le fond de votre avis est flatteur, mais la forme ne l’est guère. »

Jack demanda la parole :

« Je suis le plus jeune et je ne vous manquerai pas : que Bob prenne ma place ! » s’écria-t-il.

Il voulait soutenir édouard à tout prix.

« Cela pourrait sans doute aller comme cela, murmura Frank d’un air indécis, cependant… »

Ralph l’interrompit :

« Il vaudrait mieux, dit-il, faire une nouvelle loi qui porterait notre nombre à dix, et admettre avec Bob, Tom Grant, qui a demandé aussi à se joindre à nous. »

Walter applaudit et Joë grommela. L’un aimait le grand frère de Merry et l’autre, non.

« Voilà une bonne idée, cria Gustave. Aux voix !

— Auparavant, reprit Édouard d’une voix sérieuse, je voudrais demander à tous si vous êtes disposés à voir Bob en bons camarades, même en dehors du club. À quoi servirait-il de l’accueillir ici, si vous devez lui tourner le dos partout ailleurs ?

— Moi, je vous le promets, » s’écria Jack prêt à imiter en tous points son ami bien-aimé.

Les autres donnèrent alors leur adhésion pour ne pas se laisser dépasser par leur plus jeune collègue.

« Bravo ! cria Édouard enchanté, à nous tous nous pourrons faire grand bien à Bob ; mais, entre nous soit dit, il n’y avait pas de temps à perdre. Ce pauvre garçon s’est tant vu repousser par nous tous qu’il est allé chercher de mauvaises distractions partout. Ainsi, il s’est mis à fumer. Nous ne l’accepterons que s’il s’engage à abandonner et son cigare et ceux qui lui en ont donné la mauvaise habitude. Gustave, vous pourrez l’aider de vos conseils.

— Bien volontiers, répondit Gustave avec chaleur. N’ai-je pas eu la sottise de vouloir fumer, moi aussi, autrefois ? Heureusement, j’ai eu la raison de cesser pour faire plaisir à mon père. »

Édouard ne pouvait mieux s’adresser.

« Vous, messieurs, continua-t-il en se tournant vers les autres, vous ferez beaucoup pour Bob, rien qu’en ne lui reprochant pas son passé et en l’accueillant gentiment. Et quant à moi, mes amis, je suis prêt à faire tout ce que vous voudrez pour vous remercier de m’avoir accordé son admission. »

Édouard reprit sa place d’un air radieux. Son procès était gagné. Le vote fut unanime. Toutes les mains se levèrent sans en excepter même celle de Joë. Bob et Tom furent dûment élus, et comme nous n’aurons pas l’occasion d’assister à une autre séance du club, nous dirons dès à présent qu’ils se montrèrent dignes de l’honneur qui leur avait été fait, et que leurs collègues n’eurent pas à se repentir d’avoir accédé aux désirs du bon Édouard.

Cet incident clos, le président passa à l’ordre du jour. Les débats du club n’étaient jamais bien longs. Ce n’était le plus souvent qu’un prélude aux rires et aux jeux.

Mais cette fois la question était grave.

« Les filles ont-elles le droit d’aller au collège avec nous ? dit Frank d’un ton solennel. Délibérons : Ralph, Gustave et Édouard sont sans doute pour, et Joë, Walter et Grif contre.

— Mais non, monsieur le président, interrompit Walter, je suis au contraire de votre côté. »

Cette déclaration, faite avec une évidente conviction, lut accueillie par un franc éclat de rire.

Mais alors Joë se leva.

« Je parlerai donc pour deux seulement, dit-il, car il est évident que Jack va prendre le parti des filles. Elles le gâtent trop pour qu’il puisse en être autrement. »

Joë n’avait pas un caractère des plus aimables ; les petites filles ne l’aimaient guère, et lui les considérait comme un fléau. Il ne perdait pas une occasion de leur dire son opinion, ce qui ne contribuait pas à modifier leur manière d’être à son égard,

« Parlez, on vous écoute, s’écria le président.

— Eh bien, dit Joë un peu interloqué (il s’apercevait un peu tard des difficultés que présentait son entreprise), eh bien, je ne crois pas que les filles puissent venir au collège avec nous. À quoi bon d’ailleurs ? Personne ne les désire et elles feraient bien mieux de rester chez elles à raccommoder leurs bas.

— Et les vôtres aussi, sans doute, interrompit Ralph, qui avait tant de fois entendu mettre en avant cet argument, qu’il en était las.

— Certainement, c’est pour cela qu’elles sont au monde. J’admets qu’on leur donne une certaine instruction, mais, même dans ce cas, j’aimerais autant qu’elles ne fussent jamais mêlées à nos propres études.

— Vous l’aimeriez même mieux, dit Édouard avec animation. Si Mabel n’était pas toujours avant vous, vous auriez une chance d’être quelquefois le premier de votre division.

— Si vous continuez à m’interrompre ainsi, je n’aurai pas fini avant une demi-heure, » continua Joë, qui savait parfaitement que l’éloquence n’était pas son fort, mais qui voulait aller jusqu’au bout, puisqu’il avait tant fait que de commencer.

Cette menace fit taire les plus impétueux, et Joë acheva son « discours » au milieu d’un silence glacial.

« Pour moi, dit-il en bredouillant, il est certain que les filles ne peuvent être d’aucune utilité au collège. Vous dites qu’elles sont aussi intelligentes que nous ? Cela n’est pas prouvé du tout. Voyez combien il y en a qui pleurent pour apprendre leurs leçons, qui ont des maux de tête après le moindre travail, et qui crient tout le temps de la récréation, qu’on leur a fait « des injustices !… » Non, messieurs, les filles ne sont pas faites pour apprendre grand’chose, et, quand même elles voudraient nous imiter, elles ne le pourraient pas. Moi je n’ai pas de sœur, mais je ne le regrette nullement, car, si j’en juge par ceux qui en ont, elles ne servent à rien du tout. »

Telle fut l’aimable péroraison de Joë. À cette allusion délicate, Édouard et Gustave poussèrent un grognement.

Joë s’assit en haussant les épaules. Grif alors se leva d’un bond. Le grand bonheur de ce garçon était de faire des niches à tout le monde. Cette manie faisait de lui le cauchemar des petites filles ; mais, à cela près, il n’était pas méchant.

« Monsieur le président, dit-il, ma manière de voir, la voici : Les filles n’ont pas la force suffisante pour aller au collège avec nous. Comment voudriez-vous qu’elles puissent jamais prendre part à des régates ou à de vraies parties de plaisir ? Elles sont gentilles dans leur intérieur et en soirées ou dans des pique-nique, j’en conviens ; mais autrement je n’en donnerais pas ça. »

Grif fit claquer son ongle contre ses dents, et s’arrêta pour retrouver sa respiration. Il était évident qu’il considérait la vie de collège au seul point de vue des récréations. Il reprit :

« J’en ai fait l’expérience. Tout les met en l’air. Elles ne peuvent rien supporter. Si vous leur dites qu’il y a une souris dans la classe, elles se mettent toutes à crier comme si on leur annonçait qu’un tigre est à leurs trousses, et si elles aperçoivent une vache, elles prennent leurs jambes à leur cou en disant que c’est un rhinocéros. J’ai mis une pauvre fois un tout petit pétard dans le pupitre de Molly. Je la vois encore sauter. On eût dit que la maison venait de tomber sur elle. »

Ceci dit, Grif s’assit d’un air modeste, tira la langue, et, les yeux levés au ciel, se tint raide comme un petit saint.

Édouard prit la parole. Le son de sa voix calma instantanément ses auditeurs.

« Je pense, dit-il, que la société des jeunes filles a pour effet de nous forcer à être plus polis et moins égoïstes. J’aime tout autant jouer que vous, mais je préfère à tous les autres les jeux auxquels elles peuvent prendre part. Je plains ceux qui n’ont pas de sœurs, » continua-t-il en s’animant.

Toute sa timidité disparaissait devant la pensée de ses gentilles petites sœurs qu’il adorait, et pour lesquelles il était un frère comme on en voit trop peu.

« Oui, messieurs, répéta-t-il, je plains de tout mon cœur ceux qui n’ont ni sœurs, ni tantes, ni cousines pour les aimer, les aider dans les moments difficiles, et rendre leur maison agréable pour eux-mêmes et pour leurs amis. À cela j’ajouterai que plus on voit de jeunes filles bien élevées, mieux cela vaut ; on tâche de leur ressembler, on devient peu à peu moins brutal et moins turbulent : leur présence dans nos classes ne peut que nous civiliser.

— Bravo ! » cria Frank avec chaleur.

L’orateur se rassit au milieu des applaudissements de ses amis.

Jack, en particulier, l’applaudit si fortement en frappant le parquet de sa béquille, que Mme Peck entrouvrit la porte pour savoir s’il lui était arrivé quelque chose de fâcheux.

Dès que la porte fut refermée, Gustave se leva à son tour.

« Mon honorable collègue a si bien parlé, dit-il, qu’il ne me reste que peu de choses à ajouter. Je suis absolument de son avis. Si vous voulez avoir une preuve de ce qu’il vous a dit et un exemple de ce que peuvent faire les petites filles, regardez Jane Peck. N’est-elle pas aussi instruite que le meilleur écolier de son âge ? N’a-t-elle pas autant de courage et presque autant d’adresse ? Certainement, elle ne peut pas jouer à tous nos jeux ; les bras des filles ne sont pas assez forts pour cela ; mais est-ce de sa faute ? Jane nous vaut ; et ce que je dis d’elle je pourrais le dire aussi de Mabel et de bien d’autres. Si donc toutes celles-là sont aussi avancées que nous à notre âge, je ne vois pas pourquoi elles n’iraient pas aussi loin que nous. Quant à moi, je ferai tout ce que je pourrai pour aider les sœurs des autres comme je voudrais qu’on aidât les miennes, et ceux qui ne traiteront pas bien Laura et Lotty auront affaire à moi ! »

Cette véhémente péroraison fut vivement applaudie.

« Nous serons heureux d’avoir maintenant l’avis de notre doyen, dit Frank en adressant un profond salut à Ralph.

— Mon avis, à moi, dit le doyen d’un ton grave, est que, l’homme et la femme étant destinés à porter ensemble les charges de la vie, il est bon qu’une éducation commune les y prépare dès l’enfance. Quand on doit avoir à pratiquer les mêmes devoirs, il me paraît naturel qu’une instruction égale y dispose les dames ainsi que les messieurs. L’éducation séparée ne peut rendre propres ni les uns ni les autres à l’accord d’idées nécessaire à la vie de famille qui les attend. Je vote contre l’éducation séparée. »

Cette conclusion enleva tous les suffrages ; elle fut couverte par un tonnerre de hourras et de bravos, et il ne fallut pas moins que l’arrivée d’une bonne portant un plateau de rafraîchissements pour faire diversion au succès de Ralph.

Le président mit fin à la séance en invitant les membres du club à se servir d’abord, puis à s’amuser.

Ils s’amusèrent si bien, pour le dire en passant, que la cérémonie se termina par l’exécution d’une danse de guerre indienne.