Traduction par P.-J. Stahl, Lermont.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel (p. 95-111).


CHAPITRE VIII

MERRY ET MOLLY


Voyons maintenant comment les deux autres petites filles s’acquittèrent de leur tâche.

Commençons par Merry : son père, M. Grant, était un bon gros fermier actif et laborieux qui n’avait pas d’autre préoccupation que de cultiver ses terres et de procurer à ses enfants plus d’instruction et de bien-être qu’il n’en avait eu lui-même. Sa femme était une maîtresse de maison émérite. Elle ne perdait pas une minute de la journée ; mais les soins du ménage l’absorbaient tellement qu’il ne lui restait plus de temps pour penser à des choses plus élevées. Cependant elle était toujours prête à venir en aide aux pauvres et aux malades.

Tom, Dick et Harry, les frères de Merry, étaient trois grands garçons de seize, dix-huit et vingt ans. Les deux premiers s’occupaient de la ferme, et l’aîné, Harry, s’était mis dans le commerce depuis peu. Tous trois avaient bon cœur, et ils ne manquaient pas de qualités ; mais ils étaient brusques et mal élevés, et, tout en aimant beaucoup Merry, ils la taquinaient sans cesse à cause de ses airs de belle dame. C’est ainsi qu’ils appelaient la distinction naturelle de leur petite sœur et son amour du beau sous toutes les formes. Merry elle-même était une jolie jeune fille d’une quinzaine d’années. On se demandait comment cette plante délicate avait fait pour fleurir dans ce rude milieu ; elle ressemblait si peu à ceux qui l’entouraient, qu’on eût dit une rose rare éclose au milieu d’un champ de trèfle.

Les goûts artistiques de Merry, que personne ne comprenait dans sa famille, la rendaient un peu malheureuse. Cependant chacun l’aimait à sa manière, et son père l’adorait. Il n’avait pas de plus grand plaisir que de la regarder ; mais il ne se doutait nullement de ce qui lui manquait, et la fillette elle-même ne le savait peut-être pas très bien.

Lorsque ses amies fondèrent leur nouvelle société, Merry résolut non seulement de s’efforcer d’aimer le travail pour son propre compte, mais encore d’amener toute sa famille à partager son goût pour les jolies choses. Merry aimait aller en classe, lire des histoires et même s’essayer à en écrire ; mais elle n’aimait ni balayer les chambres, ni essuyer les meubles, ni coudre ; et tous les ouvrages domestiques que sa mère voulait lui faire apprendre étaient pour elle autant de corvées.

« Je commencerai aujourd’hui même, se dit-elle un soir pendant le souper, et il faudra que je leur prouve ainsi à tous que je tiens tout autant à faire mon devoir qu’à être distinguée. »

Elle regarda autour d’elle d’un air pensif. Certainement il n’y avait rien de bien attrayant pour un admirateur du beau.

La grande chambre qui servait de salle à manger brillait de propreté ; mais, excepté un charmant géranium posé par Merry devant la fenêtre, rien n’y était joli. Ceux qui y dînaient n’étaient peut-être pas non plus ce que l’on pouvait désirer sous le rapport de l’élégance. Ils mangeaient avec leur couteau, parlaient la bouche pleine, et riaient à tout propos un peu gai à gorge déployée. Cependant Tom, Dick et Harry étaient de remarquables spécimens de la race américaine ; le fermier, hâlé par le soleil, n’en avait pas moins la figure la plus bienveillante qu’on pût voir, et la maîtresse de maison était le type d’une bonne ménagère. Cette dernière regardait souvent sa fille et semblait prendre plaisir à contempler ce front intelligent, ces yeux limpides et cette bouche souriante ; c’était une joie pour elle d’écouter la voix douce de sa fille, qui résonnait d’autant plus harmonieusement au milieu des grosses voix du fermier et de ses fils.

Le soir dont nous parlons, Merry avait l’air si absorbée que son père le remarqua aussitôt.

« À quoi pensez-vous, mignonne ? lui demanda-t-il. Qu’est-ce qui vous préoccupe comme cela ? Venez me confier vos secrets, »

Il se leva et alla s’installer devant le poêle où séchaient trois paires de gros souliers crottés. Ces souliers en évidence faisaient le désespoir de Merry, mais il n’y avait pas moyen de faire entendre raison à ses frères.

« Papa, lui dit-elle, je vous dirai mes secrets aussitôt que j’aurai aidé la bonne à débarrasser tout cela. Reposez-vous donc aussi, maman, Roxy (c’était le nom de la bonne) et moi nous pourrons bien faire l’ouvrage toutes seules. »

La petite fille avança si gentiment le fauteuil à bascule auprès du poêle que Mme Grant se laissa tenter.

« Ce n’est pas de refus, dit-elle, car je suis sur pied depuis cinq heures du matin, et je commence à être fatiguée. Mais rangez bien les provisions dans le garde-manger et ne laissez pas la porte ouverte. Surtout n’y laissez pas entrer Minette. »

Mme Grant prit son tricot ; elle ne savait pas rester inoccupée un seul instant. Tom se balança sur sa chaise en se servant d’un brin de paille en guise de cure-dent, Dick se munit d’un petit pot d’huile spéciale d’une nouvelle invention et en enduisit les souliers pour les rendre imperméables. Harry prit son livre de compte d’un air affairé, et M. Grant bourra sa pipe.

Merry, par extraordinaire, s’acquitta consciencieusement de sa tâche. Quand elle revint enfin, tous l’accueillirent avec cette sorte de sympathie muette qu’ils en avaient toujours pour « la petite. » Mais elle alla s’asseoir sur les genoux de son père,

« Eh bien, Merry, je vous écoute, lui dit M. Grant en l’embrassant.

— Je suis sûre que vous allez trouver cela bête, balbutia-t-elle.

— Je ne serais pas étonné qu’il s’agît d’une poupée, dit son père en caressant ses cheveux soyeux.

— Oh ! papa, il y a au moins deux ans que je n’ai touché une poupée ! Non, ce n’est pas cela, mais je voudrais avoir une jolie chambre comme celle que Mme Minot a arrangé pour Jane Peck. Je ferais tout moi-même, et il ne me faudrait pas grand’chose, car je n’ai pas la prétention de la rendre aussi jolie que la sienne. »

Merry avait trouvé le courage d’exprimer hardiment ses désirs, quoiqu’elle sût fort bien que ses frères allaient rire à ses dépens, Ils n’y manquèrent pas, et Mme Grant s’écria toute surprise :

« Mais que pouvez-vous désirer comme chambre, Merry ? Je vous ai, Dieu merci, appris à bien tenir celle que vous avez, et vous avez même la permission d’y faire du feu toutes les fois que vous le voulez.

— Elle est propre, oui, mais elle est si nue, et j’aimerais tant qu’elle fut jolie ! »

Les yeux de Merry, tandis qu’elle parlait ainsi, se tournèrent vers son géranium. Son père avait suivi son regard.

« Je suis de votre avis, mignonne, lui répondit-il, cette plante est jolie, mais je préfère ma petite Merry à toutes les fleurs du monde.

— Oh ! papa, interrompit la petite fille, tout heureuse de trouver l’occasion de demander l’une des choses qui lui tenaient le plus au cœur, je voudrais tant que vous eussiez aussi le goût des fleurs. Si vous m’en donniez, je les mettrais devant la fenêtre, et je suis sûre que vous finiriez par les aimer. Maman dit que ce n’est pas propre dans un appartement, mais je les soignerais si bien que cela ne salirait rien du tout.

— La première fois que j’irai en ville, vous viendrez avec moi et vous choisirez toutes celles que vous voudrez, lui dit son père avec bonté.

— Oh ! merci, papa, s’écria Merry en l’embrassant. À présent, si maman me permettait de son côté d’arranger ma chambre à ma guise, je ne demanderais plus rien, et je ferais toutes mes corvées de ménagère de bonne grâce, pour bien vous montrer que je ne suis pas ingrate. »

Mme Grant se laissa toucher.

« Vous pourrez prendre tout ce qu’il vous plaira dans la grande armoire du grenier, lui dit-elle. Il y a là une masse de vieilleries qui viennent de votre grand’mère, et que je laisse manger aux mites parce que je n’ai pas le courage de m’en débarrasser à cause d’elle. Faites-en tout l’usage qu’il vous plaira, mais n’oubliez pas vos promesses.

— Soyez tranquille, mère, j’arrangerai ma chambre dès demain, et le soir je serai prête à vous montrer ce que j’entends par une jolie chambre. »

Merry était radieuse de bonheur. On eût dit qu’une nouvelle fleur venait d’éclore dans la vieille salle de la ferme.

Le lendemain, pendant cette même journée de pluie où Jane s’attira tant de chagrins, Merry était absorbée dans ses arrangements. Elle avait trouvé au grenier des trésors infinis, et, sans s’inquiéter des nombreux trous produits par les mites, elle tâcha d’imiter de son mieux le confortable et l’élégance qui régnaient chez Mme Minot.

De vieux rideaux de damas rouge furent posés aux fenêtres et donnèrent un joyeux reflet au papier gris qui couvrait les murs. Une couverture de même couleur fut étendue sur le lit ; un joli châle placé sur la table fit un tapis merveilleux ; il fut utile de cacher quelques parties un peu avariées sous des livres et des boîtes, mais c’était là un détail insignifiant, et le résultat n’en était pas moins charmant. Le petit poêle qui était dans la cheminée fut relégué à la cave et remplacé par des chenets brillants. Des flambeaux de cuivre poli furent mis sur la cheminée. Le cadre de la glace qui la surmontait, recouvert de velours vert, fut relevé par quelques nœuds rouges qui firent miracle aux yeux de Merry. À côté des flambeaux, la petite fille plaça un brillant flacon d’eau de Cologne presque vide, une pelote toute neuve et un coquillage rose dans lequel elle avait mis ses quelques bijoux. C’était superbe.

En attendant de plus jolis tableaux, Merry emprunta au grenier trois vieilles gravures. La première n’était pas précisément gaie, c’était un mausolée entouré de saules pleureurs. La seconde était une éruption du Vésuve d’un effet tragique. La baie de Naples tout entière semblait éclairée par des feux de bengale ; le Vésuve et le ciel étaient d’un rouge violet, et des formes indistinctes, qui pouvaient être à volonté des hommes ou des animaux, étaient étendues sans vie sur le rivage. La troisième seule rachetait la sévérité des autres : elle présentait une ronde d’enfants autour d’un mai.

Ceci fait, Merry mit une bûche dans la cheminée et regarda son œuvre avec complaisance.

« À présent, se dit-elle, je vais aller chercher tout mon monde. Je serai bien surprise si je ne récolte pas des compliments, car c’est charmant. Dorénavant, quand tout me paraîtra sombre et triste autour de moi, je viendrai me remettre de bonne humeur chez moi. »

La nuit était à peu près venue, la petite fille alluma ses deux bougies. Cela devait lui permettre de montrer toutes ses richesses à la fois. Malheureusement le feu fumait ; elle dut entr’ouvrir une fenêtre, et pendant son absence, un vent mal intentionné fit voltiger l’étoffe d’un rideau près des lumières, et quand, ayant été chercher « tout son monde, » Merry revint en triomphe suivie de toute sa famille, elle trouva la chambre en feu. La moitié de son travail était perdu.

L’incendie fut éteint en un clin d’œil, mais les moqueries ne furent pas épargnées à la coupable.

Sa mère la gronda sur son étourderie et gémit des dégâts ; ses frères la taquinèrent sans pitié, et la pauvre Merry courut se réfugier dans les bras de son père qui eut toutes les peines du monde à la consoler.

Tel fut le résultat des efforts de Merry.

Molly eut encore plus de peine et moins de succès que ses amies.

Elle était orpheline ; son père, M. Bemis, était un riche meunier, tout occupé de ses moulins. Il partait chaque matin avant l’aurore, et, lorsqu’il revenait le soir, il avait toujours tant de journaux à lire, de comptes à régler ou de personnes à voir qu’il apercevait à peine ses enfants. Il avalait son thé en quelques minutes, disait un mot à Molly, donnait un baiser à Boo et repartait aussitôt.

Miss Bat était si active et si capable, quand Mme Bemis l’avait prise à son service quinze ans avant, que le meunier s’imaginait qu’elle était toujours la même. Une femme se serait vite aperçue qu’elle était devenue vieille et insouciante, qu’elle négligeait les enfants et que tout allait de travers dans la maison, mais M. Bemis ne s’en doutait même pas.

Miss Bat trouvait qu’elle avait suffisamment rempli son devoir de gouvernante, quand elle avait préparé les repas et veillé à ce que le feu ne prît pas à la maison. Elle soignait les enfants lorsqu’ils étaient malades, mais elle ne s’en inquiétait pas autrement.

Mme Bemis étant morte peu après la naissance de Boo, le frère et la sœur avaient toujours été privés des soins et des caresses d’une mère. Cependant Molly avait eu une enfance très heureuse ; elle avait pleinement joui de sa liberté, et Boo et ses animaux favoris avaient suffi jusque-là à son bonheur.

Mais depuis quelque temps, elle commençait à s’apercevoir de ce qui lui manquait et à en souffrir.

« Papa est trop occupé, se disait-elle souvent, mais miss Bat devrait avoir plus de soin. Elle est payée pour cela, et Dieu sait qu’elle n’a pas trop d’ouvrage ; mais si je lui demande la moindre des choses, elle gronde et me répond que la jeunesse doit apprendre à se servir elle-même. Ce n’est pourtant pas ce qu’elle fait pour papa qui lui prend bien du temps !… J’ai beau soigner Boo autant que possible, je ne peux pas laver ses affaires et je n’ai rien de propre à lui mettre ! Je me plaindrais bien à papa, mais à quoi cela servirait-il ? Il me répondrait : « Oui, mon enfant, oui, je m’en occuperai, » et il n’en ferait ni plus ni moins. »

C’est ainsi que se lamentait Molly quand elle avait quelque nouveau sujet de chagrin. Si ses amies n’étaient pas là pour écouter ses doléances et la consoler, elle se réfugiait dans le hangar, appelait, ses neuf chats, s’installait dans un grand panier à vanner le blé, se voilait la figure de ses cheveux et se livrait toute seule à son chagrin.

Les chats de Molly avaient vite appris à connaître cette habitude et ils faisaient de leur mieux pour chasser les nuages qui obscurcissaient, de temps à autre, le bonheur de leur petite maîtresse. Les uns grimpaient sur ses genoux et faisaient entendre un sympathique ronron ; d’autres s’asseyaient gravement en face d’elle et la regardaient avec des yeux clignotants et un regard si profond qu’il lui semblait avoir devant elle de vrais Salomons prêts à lui donner les meilleurs conseils. Enfin, les plus petits chats folâtraient autour d’elle et exécutaient tant de cabrioles qu’il arrivait un moment où elle était distraite malgré elle et parlait d’un éclat de rire. Alors son accès de tristesse était à moitié passé ; elle sortait de son panier, arrangeait ses cheveux et renvoyait ses consolateurs en leur distribuant force caresses et victuailles, et en leur adressant les paroles suivantes :

« Mes chéris, nous perdons notre temps ; quand même nous pleurerions jusqu’à demain, cela ne nous avancerait à rien ; mais j’imagine que si nous sommes bien sages, tout finira par aller mieux. »

Elle allait ensuite faire une partie de cache-cache avec Boo, ou une promenade en bateau, ce qui ne manquait pas de la remettre tout à fait de bonne humeur.

La tâche que Molly s’était imposée consistait à réformer non seulement l’état particulier de Boo, mais aussi l’état général de la maison.

Ce fameux samedi où les trois amies commençaient leurs essais chacune de leur côté, Molly se mit à penser :

« Je vais m’imaginer que je suis à Siam, dans la maison d’un naturel du pays, et que j’ai à lui apprendre bien des choses. Miss Bat va être stupéfiée, mais je ne lui dirai rien. Ce sera très drôle ! »

Elle jeta les yeux autour d’elle. La salle à manger était dans un tel désordre que, si les Siamois vivent ainsi, il est grand temps qu’on aille les civiliser. La table n’était pas débarrassée ; il y avait du café, du pain, des coquilles d’œufs et des épluchures de pommes de terre tout au travers de la nappe. Une unique saucisse trônait au milieu d’un grand plat, le chat ayant déjà emporté la moitié de ce qui restait sur la table, ce qui n’avait rien de surprenant. Les meubles étaient couverts de poussière, le poêle malpropre et le tapis plein de miettes de pain. Boo, assis sur le sofa, la main passée dans un trou du dossier, était très occupé à chercher les trésors qu’il y avait cachés comme une vraie petite pie voleuse. Molly s’imaginait avoir suffisamment soigné et arrangé son petit frère le matin ; mais je ne sais comment il se fit que, ce jour-là, elle le vit tel qu’il était en réalité. Elle soupira en songeant à la corvée qui l’attendait. Ce n’était pas une petite affaire de laver Boo de fond en comble et de démêler complètement chacune de ses boucles de cheveux.

« Je vais d’abord débarrasser tout cela, » se dit Molly en prenant une pile d’assiettes avec une énergie qui promettait de nombreux dégâts.

Miss Bat, qui se traînait languissamment dans la cuisine, fut tellement surprise d’entendre Molly lui demander poliment de l’eau chaude et des torchons propres, qu’elle faillit en laisser tomber sa tabatière.

« Quelle est cette nouvelle lubie ? lui demanda-t-elle. Vous ne vous inquiétez pas de cela habituellement. Enfin ! cet accès d’ordre ne durera pas. Je ferai aussi bien d’en profiter aujourd’hui. »

La vieille fille lui donna les objets demandés, puis rajusta ses lunettes sur son nez et examina Molly des pieds à la tête. Quel spectacle extraordinaire ! Molly avait un tablier blanc, et ses longs cheveux étaient nattés au lieu de flotter en désordre sur ses épaules.

« Hem ! » fit miss Bat sans autre conversation.

Molly, tout heureuse de voir cette stupéfaction, se mit à l’ouvrage en riant. Une heure après, il y avait de nombreux changements dans la demeure des Siamois : la table était débarrassée, la cheminée balayée et essuyée, et les déchirures du sofa relevées avec des épingles, en attendant qu’on eut le temps de les raccommoder d’une manière moins sommaire. Je ne dis pas qu’il n’y eût pas encore des miettes de pain dans quelques coins, ni un peu de cendres autour du poêle et de la poussière sur certains bâtons de chaises ; mais il ne faut pas trop exiger des commençants, et Molly avait fait de son mieux.

Ravie de son œuvre, et toute prête à continuer aussitôt qu’elle aurait décide par quel bout commencer, Molly s’assit pour mieux réfléchir à ce qui lui restait à faire, La vue de Boo lui fit pousser un gémissement lugubre.

« Que de peines il va me donner ! pensa-t-elle. Il s’amuse trop bien pour le déranger en ce moment. Je vais commencer par ranger ma chambre, et après je chercherai pour Boo des habits propres. »

Mais elle fut si découragée de trouver le feu de sa chambre éteint, qu’elle s’accorda encore quelques instants de repos. Elle se pelotonna toute frissonnante dans un manteau et se mit à lire un des livres qu’elle avait reçus le jour de Noël : La Mine d’or de Kelly. Le temps passa si vite dans cette agréable occupation, que la cloche du dîner la surprit ainsi. Elle tressaillit, jeta son livre de côté et se précipita à bas de son canapé. En arrivant dans la salle à manger, elle constata que Boo y avait construit un chemin de fer avec des livres et des morceaux de charbon. Sur ces rails d’une nouvelle espèce, le petit garçon faisait voyager son traîneau chargé du chien de carton, d’un des malheureux petits chats de Molly et des restes de la saucisse. La chambre, propre il y a quelques heures, ne l’était plus.

« Hélas ! soupira Molly, pourquoi les enfants ne peuvent-ils pas jouer proprement ? Je laverai Boo tout de suite après le dîner ; cela l’empêchera de faire des bêtises pendant quelque temps. »

Elle ajouta tout haut :

« Miss Bat, voudriez-vous avoir la bonté de me donner deux seaux d’eau chaude et la petite baignoire de Boo ? j’en aurai besoin tout à l’heure.

— Qu’en voulez-vous faire, Molly ?

— Je veux laver Boo, il en a assez besoin. »

Molly ne put s’empêcher de rire ; son petit frère venait encore de se barbouiller en mangeant, et sa figure était de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

« Mademoiselle Molly, dit miss Bat en scandant ses paroles, vous allez me faire le plaisir de laisser votre frère tranquille. Vouloir faire prendre un bain à un enfant au beau milieu de la journée quand il vient de dîner et qu’il a mal à la gorge par dessus le marché, c’est insensé. Débarbouillez-le tant que vous voudrez, mais je ne vous permettrai jamais de lui faire prendre un bain par un froid pareil. C’est vouloir le rendre malade ! »

Molly dut se soumettre, mais elle le fit bien à contrecœur. En partant avec Boo, elle dit fièrement à miss Bat :

« Quoi que vous fassiez, je baignerai Boo. Il en a besoin, et je ne veux pas qu’il ressemble à un animal sauvage !… J’en demanderai ce soir la permission à papa ; il ne me la refusera pas ! »

Après avoir refait son feu et débarbouillé Boo, Molly regarda sa propre chambre en désordre et s’écria :

« Miséricorde ! Il faut d’abord ranger tout cela, et puis je m’occuperai des raccommodages, si je puis retrouver mon dé. »

Elle passa en revue son cabinet de toilette, sa commode, sa table, et trouva partout une telle confusion que le courage faillit lui manquer.

Rien n’était en état, pas même sa robe des « dimanches, » à laquelle il manquait deux boutons, ni son chapeau habillé, qui n’avait plus d’élastique. Des jupons, des bottines, des livres, des jouets, traînaient dans tous les coins ; ses tiroirs étaient un vrai chaos de cols froissés, de gants dépareillés, de rubans fanés, de crayons et de bouts de papier.

« Mme Minot n’aurait guère bonne opinion de moi si elle voyait ce fouillis ! » s’écria Molly en se rappelant que cette dame avait dit un jour qu’elle jugeait le caractère d’une petite fille rien qu’en inspectant l’un de ses tiroirs.

« C’est honteux, Molly, rangez vite tout cela, » continua-t-elle en prenant tous ses tiroirs les uns après les autres et en les renversant sur le tapis.

C’était une besogne longue et fastidieuse ; la nuit vint avant qu’elle fût finie. Une grande pile d’objets à raccommoder s’accumula sur la table de Molly, sans qu’on pût savoir comment elle ferait pour les réparer, car la boîte à ouvrage de la petite fille était pleine de noisettes et son dé était décidément égaré.

Cependant, à la fin, tout fut rangé.

« Il faudra que je demande de l’argent à papa pour acheter tout ce qui me manque, dit Molly. Je n’ai plus rien. Ah ! que je suis contente d’avoir fini ! Je n’en peux plus ! C’est bien difficile d’avoir de l’ordre. »

Aussitôt que M. Bemis eut fini de souper, sa fille se hâta de lui dire avec volubilité :

« Papa, voudrez-vous me donner de l’argent pour acheter un dé, des ciseaux, des boutons, des crochets et toutes sortes d’autres choses comme ça pour arranger les affaires de Boo ? Il avait hier un trou à son pantalon neuf ! Et n’est-ce pas que je puis le laver et le baigner ? Il est par trop malpropre. Miss Bat ne veut pas me donner de baignoire. Voulez-vous, dites ?

— Certainement, Molly, répondit M. Bemis. Faites tout ce que vous voudrez, mais ne me retenez pas. Si je ne pars pas à l’instant, je manquerai Johnson, et il faut absolument que je le voie. »

M. Bemis tira sa bourse, donna deux dollars à Molly et partit à la hâte. Il avait à peine entendu ce que lui avait dit sa fille, et il avait une idée vague que Boo avait avalé des boutons, et que miss Bat s’était promenée on ne sait où dans une baignoire ; mais c’était si important de retrouver Johnson qu’il ne chercha même pas à éclairer ces mystères.

Molly, forte de la permission de son père, se fit obéir. Quelle terrible soirée pour le pauvre Boo ! On l’arracha à ses jeux une heure plus tôt que de coutume ; on le mit dans l’eau de vive force, et il fut vigoureusement frotté, savonné, lavé et essuyé, malgré des cris perçants qui amenèrent miss Bat à son secours.

La vieille fille trouva la porte fermée.

Elle gémit de loin avec la victime, gronda le tyran par le trou de la serrure et prédit une attaque de croup.

« Il grogne toujours quand on le lave, lui cria Molly par l’autre côté du trou de la serrure ; mais, puisque vous ne vous décidez pas à le tenir convenablement, je m’en chargerai, et il faudra bien qu’il s’y habitue. Je ne veux pas entendre dire autour de moi qu’il est abandonné. »

De grosses larmes tombèrent des yeux de Molly dans la baignoire. Cette corvée lui était aussi pénible qu’à Boo, mais elle voulait aller jusqu’au bout coûte que coûte.


Merry et Molly.


Quand l’opération du lavage fut terminée, Molly entreprit celle non moins longue et non moins difficile du démêlage des boucles rebelles de Boo. Cela réussit mieux, grâce à des bonbons et à des histoires à l’infini. Enfin, elle lui mit la robe de nuit à laquelle elle avait recousu tous les boutons partis, et le déposa dans son berceau, exténué, mais frais comme une rose de mai.

Molly, très fatiguée elle-même de sa journée, ne tarda pas à se coucher. Elle croyait ses peines finies ; mais, au milieu de la nuit, elle fut réveillée en sursaut par des accès de toux. Elle courut au berceau de Boo, et de là dans la chambre de miss Bat pour chercher du secours.

« J’en étais sûre ! s’écria celle-ci. Apportez-moi votre frère et ne vous désolez pas comme ça. Ce ne sera rien, j’espère, mais cela vous apprendra à m’obéir. On ne baigne pas impunément ni les autres ni soi même, tant qu’il n’y a pas trois heures au moins écoulées depuis le dîner. »

Molly, très peinée, remit son petit malade aux soins de miss Bat et alla se recoucher. Elle versa des larmes amères avant de se rendormir et se promit pour la suite de s’informer du danger des choses avant d’agir. Il faut de la lumière en tout, même dans les bonnes intentions. Heureusement son imprudence n’eut pas de suites graves.

C’est ainsi que se terminèrent les premiers essais des trois petites filles. Leurs efforts avaient abouti à un échec, mais elles n’abandonnèrent pas pour cela la partie. Réussirent-elles mieux une autre fois ? C’est ce que la suite va nous apprendre.