Traduction par P.-J. Stahl, Lermont.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel (p. 15-22).


CHAPITRE II

DEUX PÉNITENTS


Jack et Jane ne voulurent jamais avouer combien ils souffraient quand on les eut déposés chez eux. Ce fut la soirée la plus triste, la plus longue et la plus douloureuse qu’ils eussent jamais passée.

Des deux malades, c’était peut-être Jack qui souffrait le plus physiquement, car ce n’était pas une petite affaire que de remettre sa jambe cassée, et, malgré tout son courage, il ne put s’empêcher de gémir pendant cette cruelle opération. Sa blessure à la tête lui causait d’ailleurs des douleurs intolérables. Le pauvre enfant était tout couvert de contusions. Cependant le docteur Whiting semblait si rassuré et parlait d’une jambe cassée comme d’une chose si ordinaire, que Jack lui demanda naïvement s’il lui faudrait rester couché toute une semaine.

« Il faut généralement vingt et un jours pour que les os se ressoudent, » répondit le médecin en serrant si bien ses bandages que Jack se compara intérieurement à un poulet qu’on ficelle pour le mettre à la broche.

« Vingt et un jours ! Trois grandes semaines au lit ! Miséricorde ! Je n’appelle pas ça peu de chose, murmura le malheureux patient, qui n’avait qu’une connaissance très limitée des maladies.

— Ce sera pour le tout une affaire de quarante jours, jeune homme. Il faut en prendre votre parti en brave, cela vous apprendra à faire une autre fois un peu plus attention à ce que vous faites. Allons, bonsoir. Vous irez mieux demain matin ; mais ne bougez pas, vous entendez. »

Et le médecin le quitta pour aller examiner Jane qu’il avait à peine entrevue à l’arrivée.

Tout le monde aurait cru que le cas de Jane était beaucoup moins sérieux que celui de son ami, mais le docteur parut s’en inquiéter bien autrement, et la petite fille passa un très mauvais quart d’heure pendant qu’il cherchait à reconnaître l’étendue du mal.

« Qu’elle reste sans remuer le moins du monde ; le temps seul dira à quel point elle s’est blessée. »

Ce fut là tout ce qu’elle entendit, mais si elle avait su ce qu’il avait ajouté tous bas, elle eût été moins surprise de voir sa mère s’essuyer les yeux si souvent.

Les souffrances de Jane lui venaient en outre de sa propre conscience, car ce n’était que de temps à autre qu’une douleur aiguë lui traversait le corps, mais ses remords ne lui laissaient pas de trêve, et son imagination lui peignait les blessures et les contusions de Jack sous l’aspect le plus sombre.

« Oh ! ne soyez pas si bonne pour moi, chère maman, je vous en prie ; c’est moi qui ai forcé Jack à me suivre, et maintenant il est bien malade et il mourra peut-être, et tout cela par ma faute. Tout le monde devrait me haïr, » disait en sanglotant la pauvre Jane.

Une voisine lui avait charitablement raconté que Jack avait crié pendant qu’on lui remettait la jambe, et qu’après l’opération on avait retrouvé le frère de Jack, le pauvre Frank, pâle comme un linge et tellement ému qu’on lui avait fait mettre la tête sous la pompe de la cour pendant que Gustave, pour rétablir le calme dans son cerveau, pompait comme si le feu avait été à la maison.

« Chut, ma chérie, lui disait sa mère, calmez-vous, il faut tâcher de dormir. Buvez ce que Mme Minot vient de vous envoyer, cela vous fera du bien. J’ai le cœur brisé de voir ma petite Jane souffrir de la sorte.

— Je ne peux pas dormir, je ne comprends pas comment la mère de Jack et de Frank peut m’envoyer quelque chose quand j’ai à moitié tué son second fils et fait tant de chagrin a l’autre. Je voudrais avoir bien froid et bien mal !… Ah ! si jamais je suis guérie, je serai la meilleure petite fille du monde pour faire oublier mes fautes passées. Vous verrez, cria Jane en secouant si énergiquement la tête que ses larmes jaillirent sur son oreiller.

— Vous ferez mieux encore de commencer tout de suite, ma chérie, car je crains fort que vous ne soyez clouée ici pour longtemps, soupira Mme Peck, incapable de cacher plus longtemps son anxiété.

— Je suis donc bien malade, maman ?

— J’en ai grand peur.

— Et bien, j’en suis très contente, j’ai mérité d’avoir plus de mal que Jack et j’espère qu’il en sera ainsi. Je le supporterai de mon mieux, et quand je serai guérie, je serai devenue si parfaite qu’on ne me reconnaîtra plus. Chantez-moi quelque chose, petite mère, je vais tâcher de dormir pour vous faire plaisir. »

II

CHANTEZ-NOUS QUELQUE CHOSE, PETITE MÈRE.


Jane ferma les yeux avec une obéissance inaccoutumée et fut bientôt endormie. Il n’en fut pas de même de sa pauvre mère qui passa la nuit à pleurer tout bas. Mme Peck, la mère de Jane, était Anglaise, elle avait épousé un Canadien d’origine française, et elle avait quitté Montréal à la mort de son mari pour venir habiter, dans Harmony, un petit cottage séparé seulement de la belle grande maison de Mme Minot par une baie d’aubépine. C’était une personne triste et grave, qui avait connu des jours meilleurs. Elle avait tout perdu en perdant son excellent mari ; mais elle ne s’en plaignait jamais, et gagnait sa vie en cousant et en soignant les malades, heureuse de faire n’importe quel ouvrage, pourvu que Jane ne manquât de rien, et reçût une bonne éducation. Elle n’avait de pensées que pour sa fille, qui était admirablement douée, et son seul bonheur était de voir les excellentes notes que Jane lui rapportait fièrement tous les mois.

Et maintenant la pauvre enfant était alitée, pour combien de temps ?… peut-être pour des mois ou des années ! Toutes les espérances de Mme Peck semblaient s’évanouir à la fois.

« Mais, s’il plaît à Dieu, ma chérie se guérira bientôt, et d’ici là cette bonne Mme Minot ne l’abandonnera pas ? » pensa enfin la pauvre veuve, en regardant machinalement le rayon de lumière, qui venait de la grande maison, briller jusque sur le cottage, comme symbole de l’esprit de bonté qui en liait les habitants, malgré la différence des fortunes.

Pendant ce temps-là, l’autre mère, Mme Minot, était auprès de son petit garçon, non moins inquiète, mais plus calme, car elle savait mieux que personne supporter ses épreuves.

Jack avait la fièvre, il avait les yeux grands ouverts, les joues brûlantes et la tête en feu, et il ressentait de grandes douleurs dans sa jambe malade. La potion calmante qu’il avait prise n’avait pas encore produit son effet, et, pour occuper ses tristes heures, il n’avait d’autre ressource que d’écouter le bruit qui se faisait dans la maison.

On ne cessait de sonner et de frapper à la porte. En passant de bouche en bouche, l’accident avait pris des proportions formidables. À huit heures du soir, tout le village croyait Jack à l’article de la mort, et Jane très en danger, en quoi on ne se trompait guère, malheureusement. Il n’était donc pas étonnant que les camarades de classe et les voisins de Jack vinssent tout inquiets demander des nouvelles et offrir leur aide.

Frank commença par arrêter la sonnette et par mettre, à une fenêtre bien en vue, un écriteau ainsi conçu : Frappez à la porte de derrière. Après quoi il alla se reposer au salon avec son ami Gustave, pendant qu’Édouard jouait très doucement du piano pour endormir Jack. Quoiqu’il y eût une grande différence d’âge entre Édouard et Jack, et quoique le premier fut parmi « les grands, » il était toujours bon pour « les petits, » et en particulier pour Jack. Celui-ci, qui était très affectueux, n’avait jamais honte de montrer son amitié pour son grand ami, et on l’avait vu souvent, le bras passé autour d’Édouard, causer confidentiellement dans un coin de ce grand salon rouge où tous les jeunes gens étaient les bienvenus, et où Frank régnait sans partage.

« Avez-vous moins mal, mon chéri ? demanda Mme Minot en se penchant vers la tête blonde qui avait cessé de s’agiter depuis quelques minutes.

— Je ne souffre pas moins, mais j’oublie mon mal en écoutant la musique. Ce cher Édouard me joue tous mes airs favoris. Qu’il est bon ! Je suis sûr qu’il est très fâché que je sois malade ?

— Tout le monde l’est mon enfant. Frank ne pouvait plus parler, tant il était ému ; Gustave s’est passé de dîner pour nous aider plus longtemps, et Joë a rapporté les débris de votre pauvre traîneau, parce qu’il ne voulait pas que personne le prît, et aussi, a-t-il ajouté, parce que vous auriez peut-être envie de le conserver comme souvenir de votre chute. »

Jack essaya de rire, mais son rire était forcé. Pourtant il parvint à dire gaiement :

« C’est très bien de sa part, car j’avais refusé de le lui prêter, de peur qu’il ne me l’abîmât. Il n’aurait pas pu mieux le casser que moi, cependant, n’est-ce pas, mère ? Je ne crois pas que j’aie besoin de ces morceaux pour me rappeler cette chute-là. C’est dommage que vous ne nous ayez pas vus, mère, c’était une magnifique cabriole, à regarder tout au moins.

— Je ne regrette pas du tout de n’avoir pas été là. Je ne veux même pas me représenter mon cher trésor roulant le long de cette affreuse colline jusqu’au précipice de la route. Vous ne me jouerez plus de tours pareils, n’est-ce pas, Jack ?

— Soyez tranquille, mère. Plus de glissade d’ici au mois de janvier ! Que j’ai donc été bête ! Les dégringolades sont toujours dangereuses, mais aussi c’est là qu’est le plaisir. Ah !

Jack étendit les bras, poussa un long soupir et fronça le sourcil. Il ne disait pas un mot de la petite entêtée qui l’avait mis dans ce triste état, car il avait trop de délicatesse pour vouloir se plaindre de sa petite amie, mais il lui en coûtait un peu de garder le silence. L’estime de sa mère lui était très précieuse, et il aurait voulu pouvoir lui expliquer tout, Elle n’ignorait rien cependant de ce qui s’était passé. Jane s’était accusée hautement devant elle, et Mme Minot avait sans peine deviné la vérité. Aussi mit-elle aussitôt l’esprit de son fils en repos en lui disant doucement :

« Ce n’était pas un bien grand plaisir, comme vous l’avez vu, mon cher enfant. Une autre fois, soyez plus ferme et aidez Jane à combattre sa propre volonté. Quand vous aurez appris à lui céder un peu moins et qu’elle saura vous céder un peu plus, il ne se passera plus rien de semblable. Vous savez que nous souffrons tous de ce qui est arrivé.

— Je m’en souviendrai, mère. Je voudrais ne jamais rien refuser à personne, mais je vois bien que j’aurais épargné bien des peines à Jane comme à moi, si je lui avais dit non. Je l’ai un peu essayé, mais elle y tenait. Pauvre Jane, je prendrai mieux soin d’elle une autre fois. Est-elle bien malade, maman ?

— Je ne puis encore vous le dire. On ne le saura que plus tard. Elle ne souffre pas beaucoup, il faut espérer que ce ne sera pas très grave.

— Si elle avait seulement une jolie chambre comme celle-ci ! Ce doit être bien triste d’être malade dans leur pauvre demeure, dit Jack en laissant errer son regard autour de lui.

— Je veillerai à ce qu’elle ne manque de rien ; ne vous en tourmentez pas et tâchez de dormir, c’est là ce qui vous est le plus nécessaire. »

Mme Minot lui mit de la glace sur le front et l’éventa doucement, Il ferma les yeux et resta si tranquille que sa mère crut qu’il s’endormait. Tout à coup elle vit glisser une larme sur sa joue enfiévrée.

« Qu’as-tu, mon chéri ? » lui demanda-t-elle.

Les yeux bleus de Jack s’ouvrirent tout grands, et il sourit de son bon sourire habituel malgré les larmes qui coulaient encore.

« Tout le monde est si bon pour moi que je ne peux pas m’empêcher de faire le petit nigaud.

— Ne soyez pas trop sévère pour vous, mon cher fils, vous avez été très courageux jusqu’ici, et c’est la réaction inévitable de votre effort qui vous fait faiblir un instant. L’un des meilleurs résultats du chagrin et de la souffrance est de nous apprendre combien nous sommes aimés. Cette leçon que vous avez apprise aujourd’hui, ne l’oubliez pas, petit Jack.

— Comment pourrais-je jamais l’oublier, quand vous savez si bien me montrer combien il est doux d’être plaint et gâté ? Embrassez-moi, mère, et, ainsi que le dit Jane, je serai sage comme une image. »

Jack posa sa tête sur la main de sa mère, et resta immobile jusqu’à ce que, bercé par la musique de son camarade, il s’endormit de ce sommeil calme et réparateur avec lequel la nature guérit les corps et les âmes malades.