Cosmo (p. 40-45).

LA BALLADE DE TRISTE JIL


ils étaient cent ou mille
ça n’a pas d’importance
ils ont fait un grand rond
sur la place publique
autour d’une fontaine
où brûlait un grand feu
ils tournaient tournaient tous
jusqu’à devenir fous
un immense manège
de beaux chevaux de bois
un jour de carnaval
un enfant était là
debout sur une grille
aux portes du château
il leur disait à tous
d’arrêter de tourner
même les musiciens
au milieu des musiques
en avaient oublié
qu’ils jouaient qu’ils jouaient
et que ça jouait faux
il y avait la aussi
un clown très très comique
un clown comme on en voit
en de rares moments
lorsqu’on franchit le seuil
où finît le réel
sous le grand chapiteau

à l’église ou encore
dans les boîtes de nuit
qui vous donnent un spectacle
gratuit pourvu que soit
bien payée votre bière

ils tournaient tournaient tous
comme la bête tourne
et la bête tournait
l’anse qui pompe l’eau
sous le bât elle tournait
sur ses pas et ceux-là
la piquaient la frappaient
jusqu’au sang jusqu’à l’os
Et l’enfant tel oiseau
perché sur la clôture
avait perdu sa voix
comme d’avoir trop crié
en hiver…
en pleurant implorait
que cessent tous ces rires
ces méchantes grimaces
et le clown qui souvent
sous son masque à grimaces
pleure son personnage
même le clown oui
riait de tout son cœur

l’enfant voulait leur dire
que plus ils frapperaient
cette trop belle bête
plus demain serait vide
et leur cœur trop pesant
comme marqué au bout

d’une piqûre de lance
ils n’ont pas entendu
que tant de sang versé
retomberait un jour
sur leurs têtes heureuses
car on ne frappe toujours
que son propre visage
dans l’ourson de peluche
que l’enfant déchiquette
c’est un double qu’il brise

et la bête tournait
dans leur sale conscience
comme un fantôme errant
comme un roi détrôné
qui a perdu la trace
de son propre royaume
fantôme dont le château
s’est laissé envahir
par tant et trop d’enfants
qui ne respectent pas
même les croix des tombes
et quand il n’y a qu’un nom
pour relier les morts
avec que les vivants
les morts doublement meurent
lorsque s’éteint en nous
jusqu’à leur souvenir

ce très bon roi fantôme
qui avait nom de Jil
depuis lors a erré
amoureux éconduit
comme au temps des mystiques

des chevaliers dolents
très tristes aussi…

sur les pas de son noir
cheval Jil se referme
la nuit et le silence
de la nuit des hiboux
on dirait un tonnerre
comme un coffre de plomb
qui roule sur des dalles
fermant jusqu’au parfum
vous nommant de très loin
tel un vieux roi très bon
qui perdit son royaume
à ce jeu fabriqué
pour une populace
il y a un enfant
qui a vu une foule
s’attaquer à la bête
en jouant et perdant
sa tête… et maintenant
le manteau de son roi
s’abîme dans les ronces
et regrette le temps
où il glissait très doux
les marches du palais
ce peuple rendu fou
réclame maintenant
la tête de son clown
sottement couronnée
pour le mettre au bûcher

au fond je le sais bien
que tout ce grand royaume

chargé de trop de signes
se trouve au fond de nous
au fond de nos mémoires
c’est le vent des ancêtres
qui souffle dans mon crâne
dans celui de tous ceux
qui comme moi les cherchent
à ce seul rendez-vous
de passé d’avenir
où nous sommes plantés
en plein cœur du présent
ce vent nous vient aussi
d’un autre continent
mais nous font pourtant signe
des arbres bien d’ici
sur leur écorce encor
bien marqués dans leur chair
de vieux trembles racontent
des histoires d’amour
mais ne savons pas dire
le poids de tout ce sang
parce qu’il s’est éteint
avant d’avoir pu naître
dans les mots des chansons

cette terre-amérique
qui nous force la main
et brûle nos cerveaux
avec des mots de fer
des mots venus d’ailleurs
sous le manteau de ceux
qui ont vu les deux mondes
et qui sont morts de peur

Moi je plonge au grenier
plein de ces vieilleries
qui nous disent pourtant
que nous durons ici
et qu’aussi se transporte
avec joie ou tristesse
dans le froid de l’hiver
ou l’ardeur du printemps
dans ces rues de Montréal
ou d’ailleurs n’importe où
un coffre de mariée
prêt à être signé :
Kébec…