Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Ivre et mort

Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume I (p. 465-482).

IVRE ET MORT[1].

I

C’était dans quelque bon gros bourg de Touraine ou de Champagne, le long de ces fleuves qui arrosent tant de vignobles, par une pluvieuse et froide soirée, alors que toutes les lumières s’étaient éteintes, et le cabaret du Grand-Vainqueur resplendissait seul de clarté au milieu du silence et du brouillard. Ceux qui passaient dans la route voyaient, à travers les vitres et les rideaux rouges, se dessiner des formes vagues et chancelantes. Parfois, si l’on ouvrait les portes et que la petite sonnette fît entendre ses cris répétés, on entendait des chansons folles et endormies, des cris, des bravos, des paroles bruyantes comme l’éclat des verres, et une exhalaison de chaleur, de fumée et d’eau-de-vie s’élançait au dehors en épaisses rafales.

Dites-moi un plus beau lieu d’asile qu’un tel lieu, en hiver contre le froid, en été contre le chaud, les uns pour s’y réchauffer, les autres pour s’y rafraîchir, et presque tous finissant par s’échauffer en se rafraîchissant.

Non un élégant café, avec ses clartés d’or, ses lustres, ses glaces, ses fleurs, ce rendez-vous du stupide banquier, du marchand d’asphalte, du bon ton et des pantalons à guêtres, et où il n’est permis que de s’y griser pour 400 francs. Loin de moi ce lieu musqué et décent, où la mère peut conduire sa fille et où le badaud de province s’extasie sur les bonnes manières de Paris, en se faisant voler sa montre. Fuyez ce bureau de cristal, ces lambris écrasés de dorures, cette femme de 50 ans, à la mise simple, à la tenue modeste et qui semble la statue de l’ennui, occupée dans ses moments de loisir à casser du sucre ; fuyez le vacillement flamboyant du gaz, ces grands journaux gisants ou repliés sur des tables de marbre, et ces hommes gonflés de suffisance et bouffis de rien, avec leur or se dessinant en relief dans les poches d’un gilet à fleurs ; fuyez enfin ces cris de l’opulence ennuyeuse et tout ce tapage d’argent.

Oh ! que j’aime bien mieux un simple cabaret comme celui-ci, avec sa joie libre, ses allures franches, ses têtes dormeuses et rouges s’appuyant, avec un gros rire sur les lèvres, contre la simple peinture couleur lie de vin qui décore les lambris ! que j’aime son atmosphère chaude, grise, odorante, son plafond noirci de tabac, ses quinquets modestes qui filent, ses banquettes en velours rouge usées, où pendant bien des ans tant de passions se sont assouvies, tant d’ardents désirs se sont apaisés ; ses glaces tachées de mouches et fêlées, ses tables de marbre noir aux pieds vermoulus, ses tabourets d’une paille grise, et sur tout cela un bourdonnement d’ivresse, une clameur épaisse et gaie, des poitrines nues et des mains nerveuses étreignant des verres, des lèvres épaisses et rougies de vin baisant délicatement le tuyau d’une pipe aimée !

Quelle plus belle chose ! Est-il un plus beau point de vue sous lequel on puisse envisager la nature humaine, un qui soit plus chrétien et plus doux, plus digne d’un philanthrope d’Amérique ou d’un banquier de Londres ami des hommes ? En effet, depuis l’empereur jusqu’au mendiant, depuis la princesse et la grande dame jusqu’à la fille des rues, est-il une créature ayant un palais et une âme faite à l’image de Dieu qui ne connaisse la douceur d’un petit verre ?

Or le cabaret du Grand-Vainqueur était le plus aimable cabaret qu’on puisse aimer.

Chacun le retrouvait toujours dans ses jours de peines ou de bonheur, dans l’adversité ou la fortune, offrant à tous ses présents qui, comme ceux de la nature, font évanouir tous les soucis et engourdissent toutes les pénibles réalités.

On y voyait en permanence la maîtresse du lieu, invariablement posée sur un banc rembourré de velours d’Utrecht rouge avec des clous d’or, entre la statue bronzée de Napoléon derrière elle, et devant, sur le comptoir, une longue file de pots d’étain échelonnés par rang de taille.

C’était une femme dont on ne datait plus l’âge qu’aux replis de la peau de son cou, qui semblait celle d’un canard incuit, et aux poils gris et rudes qui se hérissaient sur son triple menton ; un bonnet blanc, mais dont les tuyaux élevés et empesés formaient un soleil, encadrait une figure dormeuse et rouge, aux lourdes paupières, au nez aplati et relevé, à la lèvre noircie jusqu’aux gencives d’un sillon de tabac.

Sa taille, tapissée de paquets de graisse, était enfermée dans une robe bleue avec des taches blanches, et dont on voyait le lacet serpenter le long du dos.

Tout le jour elle était accoudée sur le vieux comptoir, dont les pieds jadis dorés étaient couverts de taches, d’écorchures grises et d’empreintes de doigts épais, raccommodant des chaussettes ou un vieux pantalon bleu avec du fil blanc.

Ainsi on la trouvait toujours bonne et douce, calme au milieu du bruit, et parant seulement sans murmurer ses carafons menacés, d’un revers de main ou d’un geste conservateur.

Le petit poêle en tôle, placé au milieu de l’appartement, était rouge et bourdonnait en faisant trembler son tuyau ; autour de lui se trouvaient rangés des mariniers, avec leurs chemises rouges, leurs longues barbes droites et leurs joues enflammées ; des laboureurs avec leurs cheveux longs, leur dos voûté, le front calme et réfléchi, leurs gamaches blanches qui leur montent jusqu’aux genoux et leur gilet rouge rayé ; puis encore de joyeux garçons de la campagne, aux grands yeux clairs, avec leurs cheveux ras et droits, une blouse bleue, un col raide et empesé jusqu’aux oreilles et serré par une cravate de couleur, roulée en cordon.

Au milieu d’eux se trouvaient deux hommes qu’on ne pouvait ranger dans aucune de ces classes ; tout le cercle semblait les respecter et les regarder avec admiration, comme des gloires illustres et avérées.

Taciturnes et sombres, ils étaient là comme deux ennemis, jaloux réciproquement de leurs forces et de leurs renommées, ils échangeaient des regards de pitié et des sourires d’un insultant dédain. Le plus grand des deux était sec et mince, un nez épais et allongé, une barbe et des cheveux noirs, quelque chose dans toute sa personne de nerveux et de rusé ; l’autre au contraire était petit, carré, aux membres forts et trapus, la barbe rouge, de grands yeux à fleur de tête, de la force et de la stupidité.

C’étaient les deux plus intrépides buveurs de vingt lieues à la ronde, capables chacun de rester des nuits au combat et d’en sortir victorieux, le premier toujours sur la défensive, usant d’une tactique sage et modérée, le second plein d’impétuosité et de colère, faisant ruisseler sur son palais des bouteilles entières qui s’engloutissaient dans cet estomac gigantesque.

Fiers tous deux de leur gloire, ils passaient dans le village aussi impassibles et aussi contents d’eux-mêmes qu’un Dieu au milieu de ses adorateurs ; jamais, en effet, aucune défaite n’avait souillé leurs gloires, et quand leurs compagnons d’orgie étaient étendus sur le pavé de la salle, ils sortaient en haussant les épaules de pitié pour cette pauvre nature humaine, qui s’enivre si facilement d’une bouteille de vin, d’un peu de gloire, d’un peu de bonheur, toutes choses plus ou moins vides et qui s’épuisent.

En effet, leur gloire en valait bien une autre. Gloire du génie, gloire des richesses, gloire de roi, gloire d’ivrogne, chacune a ses délices, ses haines, ses déceptions. Celle-ci faisait envie à toute la jeunesse du pays, et au jeune maître du château qui faisait venir de Paris du vin et des femmes et des amis, qui usait de tout cela, s’en lassait vite, et qu’une bouteille de champagne faisait tomber sur son sofa de damas, que l’opulence s’efforçait de rendre crapuleux et qui n’était que bêtement ridicule.

C’était pour eux une mission dont ils s’acquittaient largement. Comme tous les grands hommes appelés sur cette terre qui les méconnaît, eux aussi étaient méconnus des classes supérieures qui ne comprennent seulement, il est vrai, que les passions qui avilissent, mais non celles qui dégradent.

Une femme de bon ton eût passé de l’autre côté du trottoir, s’ils se fussent hasardés de venir apporter dans Paris leur force de géant ; elle eût rougi, se fût écriée : horreur !… et peut-être elle allait faire la cour à son amie la baronne, dont le mari d’abord avait été commis, puis chef de bureau, puis banquier, baron, marquis et pair de France, qui n’avait eu d’autre mérite que d’avoir peu de conscience, un bon tailleur, une belle chaîne à sa montre, et une femme habile dont il s’était servi comme les mendiants de leurs plaies, en vivant d’un mépris qui était pour lui un revenu, une ferme, un loyer.

L’homme d’État, tiré pompeusement par son attelage de chevaux blancs et s’étalant complaisamment sur des coussins de velours bleu, au milieu de ses livrées, eût éclaboussé sans scrupule et renversé avec la flèche de son carrosse ces deux rustres en chemises rouges, vacillant dans la rue comme un navire sur la mer ; il se serait regardé dans une glace spacieuse, aurait dit bien des fois moi, se serait découvert beau et eût trouvé du génie jusque dans le moindre pli de sa robe de chambre bigarrée et retombant majestueusement sur son parquet ciré. Et cet homme ne dort pas, ne mange pas, ne boit pas ; il n’a jamais eu d’autre ciel que celui de son lit, d’autres hommes que ceux qui le servent et sur qui il marche ; il est ambitieux comme Alexandre et rampant comme un serpent sans vigueur ; ce n’est qu’un laquais du ministre qui lui paie ses pages par des places, des croix, des honneurs, des dîners auxquels il ne mange pas tant il est content d’y être. Et un jour viendra, où le ministre ou le roi qu’il sert viendront à s’éteindre, comme une chandelle qui a brûlé quelque temps, qui meurt et qu’on remplace par une autre ; et tout cela s’évanouira ; l’ivresse de la gloire et de l’ambition sera partie, il se réveillera de ce songe, et quel réveil !

Le philanthrope, cet homme qui aime les autres comme un naturaliste aime un musée d’animaux, qui porte un chapeau bas, des habits noirs, des souliers larges, eût sans doute pleuré de douleur en voyant ces deux hommes entrant joyeusement au cabaret, lui qui est membre de la Société de tempérance et qui a des maux d’estomac ; et ce même homme, après avoir pendant quarante ans versé tout son argent aux pauvres, avoir fait mettre son nom dans les journaux, avoir pris des actions aux chemins de fer, correspondu avec toutes les académies savantes dont il se fait beaucoup d’honneur d’être membre, arrive un jour à voir que tout l’a trompé, que les actions du chemin de fer ont baissé, que les journaux ont menti, que les académies sont sottes, que les hommes sont faux et que lui-même est un niais ; il se réveille de ce songe, et quel réveil !

Alors il se nourrit de réflexions et de pensées amères, il décoche des sarcasmes sur la nature humaine et sur la nature de Dieu, sur les saisons, sur le froid, sur le chaud ; mais tout cela ne lui donne ni un manteau, ni une paire de bottes… ni son bonheur qu’il a perdu.

Et tous vous diront qu’ils sont supérieurs ; ils diront qu’il vaut mieux vendre sa conscience et son corps pour servir aux intrigues, aux crimes, pour qu’on vous foule la tête comme un marchepied, que cela enfin est plus noble que de s’endormir ivre de vin sur le plancher d’un cabaret, un lieu, disent-ils, où le premier entré est acheté. Comme si le monde aussi n’était pas qu’un lieu vénal, où tout se vend, où ceux qui ont de l’or entrent et puisent à flots : amours, voluptés, richesses, honneurs, empires, gloires, triomphes.

Sans doute la fille de joie, parée tout le jour sur le seuil de sa porte, comme un morceau de viande à l’étal du boucher ; sans doute le ministre maigre de soucis, ce chien de cour dansant, gambadant et se pliant pour amuser son maître, le banquier couché sur des tas d’or comme Job sur son fumier de corruption, le philanthrope froid comme la pierre d’un hôpital, le poète si creux d’idées, si rempli de vanité et d’une folie orgueilleuse qu’on appelle le génie ; sans doute la vénalité, la richesse, la prostitution, la débauche, tout ce qu’on appelle le monde enfin, vous dira qu’il est noble ; tous vous diront qu’ils ont une âme, une âme pure, âme qui glisse sur les parquets, qui filtre sur les lambris dorés des palais, qui nage dans l’atmosphère des grandes villes, âme sur laquelle on marche, âme qu’on foule aux pieds, qu’on vend aux boutiques, âme à tant pour l’acheteur, âme de femme et de poète qui se vend pour la vanité, âme de roi pour la tyrannie, âme de ministre pour l’ambition, âme de pauvre pour l’or — l’or est noble, sa noblesse est vieille comme le monde ; — sans doute il faut mieux détruire des populations entières que les caves d’un cabaret, il faut mieux s’enivrer de sang que de vin et arriver enfin soûls de la vie que soûls d’une bouteille.

Eh bien, non !

Honneur à la passion la plus douce, la plus noble, la plus vertueuse, la plus philosophique de toutes les passions, passion des sages et des Dieux, car ceux d’Homère s’enivrent comme des laquais, et l’Olympe va danser à la barrière, le dimanche, et se met en goguette une fois la semaine. Celle-là, au moins, est sans déception et sans lendemain, passion qu’on peut toujours satisfaire.

Vraiment, est-ce que la plus belle classification psychologique vaudra pour vous les rangs symétriques d’une cave bien montée ? est-il une passion, un caprice qui dure aussi longtemps qu’une gorgée de bon vin ?

Je demande aux gens qui ont vécu si jamais le souvenir de quelque amour de jeunesse a valu pour eux la trace humide d’une liqueur sur le palais ; votre maîtresse ou votre femme vieillit ; pour peu que vous soyez vertueux, vous n’en changez pas, vous la gardez, n’est-ce pas ? chaque jour elle s’épuise, vous n’avez plus que la lie de vos anciennes délices. Mais le vin, au contraire, s’améliore chaque jour ; c’est une saveur de plus, une volupté à une volupté, un anneau de plus à ce chaînon de bonheur, de tendres extases, de savoureuses sensations.

Ô bouteille silencieuse, si j’avais autant de génie que d’amour, je voudrais te faire un poème ou te bâtir une statue !

Mais hélas ! douce ivresse si méprisée et si commune, tu es comme la vertu, tu trouves ta satisfaction en toi-même.

Cependant, on t’élève des autels, où tes adorateurs viennent te puiser au fond des verres, comme la vérité au fond du puits ; et malheur au joyeux philosophe qui la fait sortir dans la rue !

La foule des enfants crie après l’homme soûl.

La foule des hommes s’acharne après la vérité, qu’ils mettent en pièces.

II

Eh bien, un jour que ces deux hommes se trouvèrent en présence, poussés par la vanité et la gloire, ils se portèrent le plus sanglant et le plus terrible défi que jamais paladin aux jours de tournoi eût jeté à son adversaire, mais un duel à mort, à outrance, une bataille à deux en champ clos, à armes égales, où le vaincu devait rester sur place pour proclamer le triomphe de son vainqueur ; c’était un défi inspiré par la rage, la lutte serait acharnée, longue, pleine de tumulte, de cris, sans trêve, sans repos ; on devait plutôt mourir sur place, et l’honneur et le plaisir de la victoire serait tout, car le triomphe à lui seul devrait couvrir d’honneur celui qui l’aurait remporté et l’illustrer d’une gloire immortelle.

Car il s’agissait de qui des deux boirait le plus !

III

C’était chez Hugues.

Dans une chambre basse au rez-de-chaussée, ouverte sur une cour plantée d’arbres ; au fond, une haute cheminée avec des chenets de fer rouillés et une grande plaque de fonte, où les araignées tendaient leurs toiles agitées de temps en temps par le vent qui s’engouffrait sur elles et les déchirait en lambeaux ; une solive noircie et couverte de clous qui portaient un fusil, quelques bâtons et un pistolet ; puis, sur les murailles blanchies avec la chaux, se dressait un buffet de bois blanc, portant dans ses rangées des piles de vaisselle de couleur, c’était là l’appartement. En outre, un châssis carré de vitres vertes et épaisses, qui se glissait sur une vis en bois, jetait sur tout cela une teinte verdâtre de crépuscule et de mélancolie.

À côté de cette fenêtre à moitié baissée, se trouvait une petite table noire avec deux chaises de paille, où sir Hugues venait de déposer deux verres et une quantité de bouteilles de toutes les dimensions ; derrière, dans un coin, s’étendait encore une foule de bouts de bouteilles, avec leurs têtes blanches de liège.

Il les débouchait quand Rymbault arriva ; il était temps, la nuit allait venir, et cela durerait jusqu’au matin.

Les voilà donc réunis, ils s’asseyent tous deux en silence et sombres, ils se mettent à boire, à boire de longues heures.

De temps à autre, on voyait sortir de dessous leurs joues des bouffées grises, qu’ils aspiraient à pleine poitrine de leurs longues pipes en terre, elles partaient en s’élargissant, se repliant mollement sur elles-mêmes, et montaient vers le plafond en nuages vaporeux.

On entendait aussi le bruit de la bouteille froissant le verre en y faisant tomber son vin, et celui des verres frappant sur leurs dents déjà crispées par l’ivresse. Et au dehors une nuit d’été calme et silencieuse ; à l’horizon, derrière la colline couverte de taillis, s’élevait de terre comme un reflet de lumière qui illuminait la campagne et venait jeter ses rayons blafards et azurés à travers les grosses vitres vertes des fenêtres.

On n’entendait plus que ce murmure confus des nuits qui s’élève des champs, comme si la nature dormait et qu’elle laissât échapper des soupirs dans ses rêves : un cri lointain qui court, un pas éloigné et furtif, la haie d’épines qui tremble, une voix confuse qui appelle, le battement d’ailes des oiseaux sous la verdure, les aboiements répétés d’un chien pleurant au clair de lune, et puis les vaches dormant pesamment au pied des arbres sur l’herbe de la cour ou se retournant sur la litière de leurs étables.

Il y avait aussi comme un vent plein de fraîcheur qui passait sur les feuilles à travers la haie entre les pommiers, et qui apportait dans ses replis invisibles comme un parfum de foin coupé et de fleurs des bois.

Cependant l’orgueil sinistre des deux buveurs s’était abattu et avait fait place à une gaieté douce et paisible ; peu à peu leur front s’était déridé, leurs bouches s’étaient pliées pour un sourire ; ils se parlaient gaiement, les yeux à demi clos et la tête lourde et joyeuse, tout prêts à se laisser endormir dans des rêves d’ivresse.

Un flambeau en cuivre, placé au milieu d’eux, éclairait leur figure d’une clarté douce, et dessinait sur le plafond noirci des cercles lumineux et vacillants. Ils allaient donc s’endormir ; déjà leurs mains avaient abandonné les verres et étaient retombées sur leurs cuisses, leurs têtes s’étaient appuyées sur la muraille, le cou en avant ; ils avaient fermé les yeux.

Quelque chose de suave et tendre planait sur eux ; on voyait sur leurs visages épanouis transpirer une sensation voluptueuse et intime qui sortait de l’âme, le monde avait fui avec ses douleurs et ses amertumes, tout tournait devant eux en images fugitives et errantes, sans suite, comme une ronde de fées vêtues de toutes les couleurs et qui passaient en tourbillonnant devant eux, montaient vers le ciel en spirales, en cercles qui s’agrandissaient, se perdaient et s’évanouissaient, comme une poudre d’or qu’on jette aux vents.

Des clartés inconnues, des lueurs, des jours apparaissaient tout à coup sur les murailles, s’élargissaient sur la suie de la cheminée, montaient en réseaux et en gerbes de feu ; c’étaient des extases infinies, des sensations délicieuses par tous les sens, un sommeil qui se sentait des rêves confus qui commençaient et se nouaient à d’autres rêves interminables, comme le balancement d’un hamac quand on s’endort, comme des essences de roses qui vous font songer d’amour, comme une longue suite de paroles douces, enivrantes, embaumantes, comme des bonheurs renaissants, comme une campagne étoilée de toutes les fleurs, dont chacune aurait des parfums à elle et qui toutes vous enivreraient d’un même sommeil, d’un même bonheur.

Sentir qu’on quitte la vie avec un sourire, qu’on meurt sous des baisers, qu’on s’endort délicieusement en entrant dans le monde sans bornes de l’infini et des rêves, c’est là le bonheur, désir de tout, vague et confus, désir de la mort, désir du sommeil, désir des songes ; bonheur de la feuille roulant dans l’air, des nuages courant dans le vide, s’étalant et s’évanouissant dans l’espace, bonheur de l’oiseau volant jusqu’aux cieux et planant sur le monde, bonheur des fleurs jetant leurs parfums aux vents, bonheur du poète dans son délire, dont l’âme s’exhale avec la voix, et qui répand aussi comme la fleur ses parfums aux vents, à l’oubli, pour être emportés et évanouis.

Mais Hugues tout à coup s’est relevé d’un saut pour remplir les verres ; ses yeux brillent comme le feu, ses mains se crispent, il rit comme un fou, il veut boire, il a soif, il a du feu dans la gorge, et ce qu’il boit le brûle encore.

— Tu recules ? dit-il à Rymbaud, plein de colère.

Cette injure-là fut lavée par une bouteille de rhum.

Et puis voilà la colère qui les prend, ils s’animent de nouveau, se rapprochent de la table, se posent pour se voir ; et ils boivent avec délices, ils s’enivrent à longs flots ; les verres ne suffisent plus, chacun prend une bouteille de ses deux mains, étreint son cou sous ses lèvres, et ne s’arrête que pour se regarder l’un l’autre, pâles, muets, les yeux fixés l’un sur l’autre avec un regard stupide et étonné.

On dirait que Satan les pousse et que le vice leur prodigue des forces plus qu’humaines ; puis le délire les prend ; après la passion, la frénésie, une frénésie cruelle, effrayante d’atrocité et de cynisme.

Les voilà rapprochés l’un de l’autre, s’échangeant des regards de défi et buvant des yeux ce qui leur reste à boire.

C’est une orgie, une orgie sombre, sans cris, sans femmes, sans clartés ; le vin y ruisselle à flots et l’ivresse s’y étale toute nue, ils s’y plongent jusqu’au cou.

Ainsi, dans un délire sans repos, ils boivent, poussés par un instinct infernal ; tout a disparu, l’ivresse dolente et ses demi-sommeils et ses prismes enchanteurs ; quelque chose de machinal les pousse par une force invincible.

Leur poitrine haletait pleine de feu, leur peau rougie semblait couverte de sang, leurs muscles de fer eussent broyé d’un coup la table qui les soutenait, une sueur froide coulait sur leurs cheveux, sur la peau livide du visage, sur leurs paupières de plomb, qu’ils soulevaient avec peine.

Maintenant c’est la rage, ils s’arrachent de force les dernières bouteilles qui leur restent, et, rapprochées l’une de l’autre, les deux figures monstrueuses se lancent des grincements de dents, des grimaces, des regards de tigre, ivres, de la salive pleine de vin, des injures, des cris, des râles d’ivresse.

C’était quelque chose de terrible à voir que ces deux hommes, à la lueur mourante d’un flambeau, au clair de lune si limpide, par une nuit si douce et si pure, s’étreindre dans tous les sens, se déchirer avec les ongles, mettre en pièces leurs vêtements, voir leurs larges doigts s’entrelacer avec des peines inouïes, et tout cela pour s’arracher le dernier lambeau de l’orgie.

Enfin la bouteille se déchira dans leurs mains.

Hugues en tira une de derrière lui, c’était du kirschenwaser ; il la but d’un trait, puis se leva de toute sa hauteur, brisa la table d’un coup de pied, et jetant la carafe à la tête de Rymbaud :

— Mange, dit-il avec orgueil.

Le sang sortit et coula sur leurs vêtements comme le vin. Rymbaud tomba par terre avec des râles horribles, il se mourait.

— Bois, maintenant, continua Hugues.

Il s’approcha de lui, lui mit un genou sur la poitrine, et il lui desserrait les mâchoires avec les mains ; il força le moribond de boire encore, il se roula plusieurs fois par terre sur les verres brisés, au milieu du vin et du sang ; son corps se plia plusieurs fois comme un serpent ; puis tout à coup ses muscles se tendirent, il se releva encore une fois, chancela et tomba, poussa indistinctement quelques cris et retomba de nouveau dans son agonie, ivre et désespérée.

Hugues dormait.

Puis les râles plaintifs cessèrent, la lune s’évanouit sous les nuages, et quand l’aube vint à blanchir l’horizon, ses derniers rayons mourants éclairaient encore ces deux hommes qui dormaient tous deux, mais dont l’un avait passé de l’ivresse au sommeil et l’autre de l’ivresse à la tombe, autre sommeil aussi, mais plus tranquille et plus profond.

IV

Le lendemain, vers les quatre heures du soir, une pluie fine et serrée tombait sur la grande route et mouillait les feuilles poudreuses des arbres qui l’entouraient.

La maison de Hugues était une dernière du village ; elle était séparée de la grande route par une petite cour bordée d’une haie d’arbres qui laissait voir, à travers ses plis pleins d’ombrages, une maison blanche avec des auvents verts, une vigne tapissant la muraille de plâtre.

C’était dans cette cour que dormait Hugues, transporté, par les soins de sa femme, sous un arbre touffu où il continua son rêve, tandis que les gens d’église étaient venus chercher le mort, l’avaient transporté tout couvert de ses haillons jusqu’au presbytère, l’avaient lavé, soigné, et bref lui avaient donné en dernier lieu un court office, afin qu’il pût passer légalement dans l’autre monde et être mort comme on doit mourir.

Cet homme avait des amis, on le suivit jusqu’à son lit de pierre.

Dans les villages il n’y a ni char ni chevaux, on porte la bière sur un brancard. Rymbaud fut porté sous un simple drap noir, qui cache toujours le corps qu’on porte, sa laideur, sa beauté, ce sourire qu’on achetait aux laquais et toutes les souillures enfin qui l’ornèrent.

Derrière, suivaient les hommes du pays, sur plusieurs rangs ; les premiers avaient la tête découverte parce qu’il faisait chaud, et les autres leurs chapeaux parce qu’ils n’avaient plus de cheveux, tous parlant à voix basse de leurs affaires, de leurs bestiaux, de leurs moissons, concluant des marchés, et le plus petit nombre était recueilli parce qu’il n’avait rien à dire.

Des deux côtés du cercueil, deux vieilles femmes en capuchon noir, avec des vêtements de deuil, portant sous un bras un gros pain et de l’autre main un cierge qui brûlait.

Devant marchait le prêtre, répétant les derniers adieux pour les morts, le sacristain en robe noire, avec sa latte de baleine aux bouts d’argent, chantant plus bas que son maître, puis quelques enfants de chœur avec leurs gros souliers, leurs bas rouges, leurs robes blanches, des cheveux blonds s’échappant de dessous leur calotte rouge.

Le plus grand d’eux portait un crucifix d’argent au bout d’un bâton teint en pourpre, et chantant à plaisir, tout fier de porter le bon Dieu et de marcher en tête.

La pluie s’était apaisée et le convoi s’avançait doucement sur la poussière imbibée d’eau.

Quand une charrette passait, on baissait les chants, le paysan faisait prendre le débord à ses chevaux, se signait dévotement ; les enfants s’arrêtaient étonnés et regardaient, en se mettant à genoux, le cercueil et les cierges blancs qui brûlaient, les femmes noires, les couleurs de la fête ; ils écoutaient les chants monotones qui passaient dans la route et s’affaiblissaient avec le bruit des pas.

Le cimetière était loin, le convoi marcha longtemps, on s’était arrêté deux fois, car les hommes sont si faibles qu’ils peuvent à peine mener un mort en terre.

Déjà on avait quitté la route, tourné à droite, passé derrière des haies fleuries, foulé bien des sentiers dans les champs ; on montait doucement, et les cailloux du chemin roulaient sous les pieds et allaient tomber dans le ravin et s’amortir sur les bruyères des fossés.

Tout à coup on entendit des cris, on s’arrêta, un homme courait ; c’était Hugues.

Réveillé quand on avait passé devant lui, il s’était levé. Comme il eut froid alors, il trembla, ses jambes fléchirent sous lui quand il voulut marcher, il sentait ses forces éteintes, sa vigueur partie avec le bouchon des bouteilles.

Ô raison humaine, immuable, constante, toi à qui on a dressé des temples, car c’était la seule divinité qu’on n’eût pas adorée, raison qui s’envole avec le bouchon d’une cruche, sans laisser même, comme celle-ci, une saveur au fond de toi-même !

L’ivresse l’avait tué ; pas de plaisir sans épuisement, où a passé le feu sont les cendres.

Il s’était levé, il avait vu le cercueil, il entendit le nom de Rymbaud qu’un des assistants prononça. Il marcha sans savoir pourquoi, machinalement comme nous faisons tous, poursuivant vaguement des formes confuses qui allaient devant lui, sentant seulement qu’il sortait d’un rêve pénible, qu’il rêvait cependant encore et qu’il souffrait toujours.

Puis des sons vinrent sur ses lèvres, il balbutia et il appela avec des cris et des injures. Longtemps ainsi on vit cet homme presque nu, la chemise déchirée et rouge de vin, poursuivant le cercueil de ses sarcasmes cyniques, et chancelant dans la route où avaient passé tous ceux qui étaient morts.

On entendait la voix faible du prêtre qui montait la route pierreuse, et au fond, plus bas, le refrain joyeux d’une chanson de table et de débauche, un air sourd avec un rythme bruyant, des paroles indistinctes, mais d’un timbre qui faisait peur, comme si le mort se fût relevé et s’était mis à chanter aussi.

Après bien des efforts Hugues atteignit le convoi, il le fit arrêter encore une fois ; il avait fait fuir les enfants, s’était approché du cercueil.

— Dors-tu ? lui avait-il dit, dors-tu ?

Puis tâtant le drap noir qui le couvrait :

— Tu as froid, lâche ! et moi, continuait-il en frappant de grands coups sur sa poitrine nue, regarde !

Déjà il l’avait découvert et voulait casser le cercueil ; il répandait l’injure, le blasphème, le sarcasme sur le mort, sur le prêtre, sur la croix ; il crachait sur tout cela, il voulait se coucher à sa place dans la bière et continuer son sommeil.

Puis il tomba encore une fois épuisé et s’endormit sur une banque de gazon.

La procession se rallia et parvint enfin au cimetière entouré d’un mur blanc, avec ses jeunes cyprès verts et ses treillages noirs qui entouraient des pierres couvertes d’herbe.

On creusa la fosse de Rymbaud près de celle du dernier maître d’école, et tandis qu’on l’y descendait et qu’on jetait sur lui l’eau bénite, on vit grimacer, à travers les barreaux noirs de la grille du cimetière, la figure de Hugues, pâle et effrayante sous ses cheveux rouges.

Il insultait encore le cadavre et accompagnait chaque pelletée de terre qu’on rejetait sur lui d’une injure et d’une sombre raillerie ; il y resta longtemps et redescendit avec le cortège.

Rymbaud, comme vous voyez, fut enseveli en terre sainte, et Hugues, qui vécut encore de longues années, passa dès lors pour un démon et un sorcier.



  1. 15 juin 1838.