Œuvres de jeunesse (Flaubert)/La Danse des morts

Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume I (p. 419-464).
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LA DANSE DES MORTS[1].

Que de mots pour si peu de choses
(Épigraphe universelle.)

Mort fait finalement
Tous aller au jugement.

(Danse des Morts.)

I

ÉVOCATION

À la danse, les morts ! À la danse quand minuit sonne et que toute la nef s’ébranle aux sons de sa lugubre harmonie. Alors le ciel se couvre de nuages noirs, les hiboux volent sur les ruines et l’immensité se peuple de fantômes et de démons, et l’on entend des voix du sépulcre, et des cris, et des soupirs ; alors les tombes s’entr’ouvrent, les squelettes défont leurs linceuls que la terre a collés sur leurs os ; ils se lèvent, ils marchent, ils dansent. À la danse, les morts ! Voici l’heure, sortez de vos tombes ; entendez vous le bourdon des cloches qui murmure en chantant : Ne vous lassez pas ? Dansez maintenant que vous êtes morts, maintenant que la vie et le malheur sont partis avec vos chairs. Allez ! vos fêtes n’auront plus de lendemain, elles seront éternelles comme la mort, dansez ! Réjouissez-vous de votre néant ; pour vous plus de soucis ni de fatigues, vous n’êtes plus ; pour vous plus de malheur, vous êtes morts. Oh. les morts, dansez !

Dansez ! Que la ronde soit immense et la fête joyeuse ! Dansez jusqu’au jour, et puis vous vous recoucherez dans vos lits de pierre. Choisissez vos femmes, que leur tête soit blanche et leurs longues dents polies ; leur peau est froide, n’est-ce pas, bien froide ? Et leurs yeux vous regardent ? Faites-les sauter fort, que la valse les emporte ! Que de voluptés ! Elles sont nues et vous montrent leurs cœurs, la place où était leur âme, où tant de fois ont battu de douces choses ; elles sont belles, leur taille fine, leurs ongles longs, polis, blanchis ; leurs cheveux flottent sur leurs épaules. Dansez, les morts ! Embrassez-vous ! vos bouches ne mordent plus ; elles sont pures maintenant, l’orgie au vin rouge, la luxure, les mensonges, le blasphème n’y sont plus ; le ver a passé là et a pris les lèvres.

Allez ! la lune vous éclaire, quel plus beau lustre ? elle brille à travers ses nuages qui la reflètent sur vous comme derrière un rideau bleu ; la plaine est immense, c’est la terre, c’est l’immensité, ce sont les siècles dans lesquels vous dansez. Et si vous rencontrez une femme qui vous plaise, qui soit plus belle que les anges, dont le linceul soit plus soyeux et plus long, plus douce, moins jaunie, moins édentée, et qu’elle vous aime aussi, asseyez-vous ensemble, embrassez-vous en pensant aux joies passées de la terre, et vous vous coucherez tous deux sur l’herbe des tombeaux et vos crânes se toucheront, se baiseront.

Car l’amour fait revivre ; et lorsque vous ne serez plus rien, comme la terre sur laquelle vous dansez, un vent d’été, doux, plein de parfums et de délices, enlèvera peut-être vos poussières et les jettera sur des roses.

Dansez, les morts ! la nuit seule est à vous.

Mais que faites-vous, les longs jours d’hiver, quand la neige vous couvre et que l’on marche sur vous ? vous pleurez dans vos linceuls, vous vous retournez dans votre bière ; et puis les vers montent sur vous et vous éveillent parfois.

Dites, sans doute les jeunes filles pensent à leurs amours, les rois à leurs couronnes et les fous à leur gloire qui se pourrit comme eux ? ou bien vous attendez l’heure, l’heure qui ne vient pas, et vous gémissez d’ennui, le bois vous fait mal, la terre vous étouffe, et puis il fait froid et noir.

— Oh ! non ! nous dormons.

II

Ce jour-là, je ne sais quel souffle de vertu, quel vent de philanthropie avait soufflé sur la terre, mais Satan s’ennuyait. Seul, aux cieux, à cet endroit où l’on met Dieu et où les philosophes repoussent le vide, il se morfondait aux portes du paradis.

Jésus-Christ vint à passer et il entendit un rire à ses pieds, qui tenait à la fois du râle et de l’orgueil.

— Encore toi, maudit ! dit-il en apercevant la face damnée du monstre, debout sur une comète, à quelques centaines de pieds plus bas.

Sa voix était douce, et l’immensité vibra longtemps d’une céleste harmonie.

— Encore moi, mon maître ; vous savez que je suis éternel, que je suis un Dieu ; l’Écriture me l’a accordé et les plus impies ont foi en moi.

— Ton orgueil est haut et plein d’amertume ; assez ! tais-toi, esprit des ténèbres.

— Avez-vous la puissance de me faire taire ?

— Tais-toi ! il est écrit : tu ne tenteras pas le fils de l’homme.

— Et cela est faux, encore une fois ; vous l’avez bien éprouvé par vous-même, lorsque vous aviez une faim si terrible dans le désert ; peu s’en fallut, je crois, que l’estomac ne l’emportât sur la miséricorde.

— Mais je t’ai vaincu, serpent ! le jour de ma mort, il y eut un tressaillement de joie dans le ciel, et la terre palpita de bonheur jusque dans ses entrailles ; l’espérance y était venue.

— Elle s’est envolée depuis, et le soir même vous avez eu une étrange fièvre aux Oliviers.

— Certes, ce fut une terrible nuit. Oh ! que de tentations ! l’amour seul me soutenait alors.

— Pas si bien que la croix de bois où vous expirâtes.

— Et pour l’archange ? nieras-tu ta défaite ?

— Qu’est-ce que cela prouve, car chaque jour je triomphe.

— Vanité encore !

— Ah ! c’est une chose admirable et qui m’est d’un merveilleux usage que cette vanité-là, j’en fais le génie des poètes et la vertu des femmes.

— Tu triomphes vraiment ?

— Demande-le à ton père ; si tu savais, tu pleurerais sur tes souffrances passées. Ton père m’aime bien, j’ai régné sur toutes les religions, toutes les castes, tous les empires ; descends avec moi sur la terre et tu verras.

— Le Saint-Esprit n’y est donc plus ?

— Non, il y a déjà quelques siècles qu’il est mort d’une fluxion de poitrine.

— Toujours !… mais…

— Que peux-tu me faire ? m’anéantir ? je te remercierai ; alléger mes peines ? je suis trop fier ; et me rendre heureux ? tu ne le puis. Viens avec moi, et si ce n’est assez des vivants, je te montrerai les morts, et tu verras ensuite qui sera vaincu de nous deux.

Et il y eut un immense rire qui remplit les abîmes.

III

— Descendez, et vous verrez la-bas comme je suis maître, comme tout s’abaisse à moi, comme on m’y respecte, comme on m’y encense ainsi qu’un souverain. Je siège sur un trône plus large que celui de tous les rois, on courtise mes ministres, on se tue pour eux et moi l’on m’adore. Si tu savais quel beau concert bourdonne sans cesse à mon oreille ! toutes les nuits des voluptés, tous les jours des orgies, et le crime partout. Oh ! le crime ! le sang quand il fume et que le glaive avance ! et puis l’or où se roulent mes femmes que je fais plus belles que tes anges, car les démons aiment mieux que les saints.

— C’est bien là toi, esprit de l’enfer ; la luxure sur le corps, le blasphème à la bouche, l’orgueil dans l’âme.

— L’orgueil ? tu n’en connais pas les délices. Va, c’est une liqueur qui vous brûle, mais elle est enivrante.

— Et le blasphème, refuge des damnés ?

— C’est le seul soulagement de ceux qui n’en ont plus.

— Et la luxure, dont tu sais si bien te servir pour avilir la créature de mon père lorsque tu l’assimiles à la brute ?

— Contemple donc cette belle créature, ce reflet des cieux, l’homme le plus haut entre les hommes, Alexandre, se vautrant comme un charretier ivre ou un chien galeux dans les bras d’une fille de joie. Va, je ris de bon cœur, si j’ai un cœur, quand je vois les philosophes brûler leurs livres, les saints jeter ton image, les poètes jeter leurs rêveries, pour aller se jeter dans les bras d’une femme qu’au bout de deux jours j’admire en pourriture.

— Tes voluptés les plus grandes sont donc le supplice des hommes, et les larmes d’autrui font donc ta joie ?

— Oui, elles me nourrissent, c’est là mon seul plaisir. Souffrir seul, comme un cénobite, cela serait indigne de Satan, et puis je remplis bien mes fonctions, moi ! Quand l’Éternel me terrassa, mes mains vaincues se crispèrent sur le monde ; elles le déchirent encore.

— Jamais de pitié ?

— J’en ai plus que toi et toute ta famille ; ceux que j’aime, je leur donne une impiété douce et gaie ; ivres, ils s’endorment pour toujours et passent là de bonnes nuits.

— Pitié ! pitié ! tu crois donc qu’il n’y a de joies que les tiennes, pauvres joies d’un moment qui passent comme un sourire ! Tu n’as jamais vu d’hommes saints sur la terre, jamais de sublimes élans des cœurs pleins d’amour et de foi, des vies dévouées, de belles choses qui sortent de l’âme ? Non, car les délices les plus pures te sont refusées, jamais tu n’as entendu les voix des anges, jamais seulement tu n’as senti dans l’espace une dernière vibration à leur harpe d’or qui se mourait vers les mondes.

— Non, jamais.

— Jamais tu n’as vu les délices du cœur, les extases saintes, les ravissements ; c’est que jamais tu n’as vu le séjour des heureux où l’éternité n’est que joie et délices.

— Et toi, tu n’as donc jamais couru, comme moi, sur de belles gorges de concubine, quand le vin ruisselait à flots rouges et que la luxure s’étendait sur la nappe rougie au milieu des coupes brisées ? tout chante et tourbillonne, et puis ces chairs tombent, le vin s’égoutte et il ne reste plus que les morts, et le drap du trône s’en va emporté comme un haillon par les vents, la gloire se rouille, la vertu s’endort, la voix enrouée de ses sermons ; et moi, je prends tout cela dans mes mains, je brise les tombes, et les morts dansent, ils reviennent la nuit quand je les appelle. Cela est beau, mon maître, il faut voir la procession de fantômes s’étendre sur le mur verdâtre, quand la lune brille sur les tombeaux et que l’oiseau de nuit bat de ses ailes sur les têtes jaunies. La vie où j’ai régné arrive à la mort que les heureux maudissent ; elle est là, la vieille, toujours là, édentée, nous pressant tous, nous embrassant tous ; on la paie avant de se mettre dans la couche qu’elle vous donne ; il faut se mettre nu, lui donner ses vêtements, ses amours, ses trésors, ses empires, elle veut tout. Mais la nuit je les réveille, et je veux qu’on danse aussi dans ce lieu-là.

— Et les âmes ?

— Oui, je les fais revivre parce qu’ils ont aimé et maudit ; il y a encore des passions sous leur poitrine de squelettes.

— Tes persécutions s’étendent donc au delà de la tombe ?

— Et les tiennes ?

— Tu persécutes encore les cadavres ?

— Ils se plaignent parfois, mais il faut se lever et danser ; cela m’amuse, moi, de revoir chaque nuit ce que j’ai fait pendant qu’ils vivaient, et s’il y a quelque faute je la corrige ; c’est une leçon.

— Pauvres hommes ! quand donc viendrez-vous dans mon sein vous abriter de la damnation ?

— Ah ! ah ! la fin du monde, tu veux dire ? Quand cela viendra, je me croiserai les bras et je retournerai à mes cuisines.

— Te damner tout seul ?

— Avant cela j’aurai fait mon chef-d’œuvre : l’antechrist. Je l’ai ébauché bien des fois, mais à force de travail je trouverai l’or, vous verrez, maître. Mais venez avec moi, si vous avez quelque visite à faire au pape, il faut profiter de l’occasion. Tenez, voilà une étoile qui tombe sur la terre, je suis déjà à cheval, en route !

IV

Et l’immensité pleine d’azur était partout ; en haut, en bas, à droite, à gauche, de tous côtés, elle s’étendait toujours et allait se perdre derrière des mondes inconnus ; et les planètes couraient emportées par l’ouragan, avec leurs robes d’étoiles qui se traînaient derrière elles. On eût dit des reines folles et éperdues qui couraient sur un tapis de velours bleu.

Partout le firmament étincelait de mille clartés ; les étoiles, fixes sur leur base de diamant, scintillaient sur la pureté de l’azur ; et tout cela cependant tournait, marchait dans une course gigantesque, immense, infinie. Et bien bas, à cette place du vide où rien ne brille plus, où les nuages glissent et roulent sur eux-mêmes, on voyait un point noir plein de ténèbres ; c’était la terre : une sphère ronde, noircie au dehors, glissante, difficile et froide comme un verre vidé ; au dedans, le vide.

Des âmes montaient au ciel avec leurs ailes blanches qui volaient ainsi ; elles chantaient, et leur voix arrivant vers les saints, semblait comme une hymne d’amour venue du lointain et qui, dans sa course éthérée, emporte avec elle des zéphirs suaves et doux et des parfums partis du cœur.

ÂMES QUI MONTENT AU CIEL.

1

Courage, mes sœurs ! nous volons depuis longtemps et cependant je n’ai rien vu encore, rien que la lune se baignant dans ses flots d’azur, rien que ses reflets bleus qui nous éclairent ; rien entendu, rien que des voix confuses parties de l’abîme.

Et nous sommes heureuses, n’est-ce pas, d’être ainsi libres de partir sans frein, comme les soupirs qui s’envolent ou comme les chants qui montent ; nous sommes heureuses, car rien ne nous retient. Pauvres fleurs que nous étions, resserrées sous la terre, maintenant notre parfum s’émane.

2

Nous nous fatiguons ; quand donc verrons-nous l’Éternel, son fils, ses saintes ? Je sens que j’ai besoin de me reposer sur un coussin de nuages avec des franges d’azur et une housse d’or.

3

Nous volons depuis longtemps, où est le ciel ? Serait-ce le paradis, courir dans un vide ?

4

Moi, j’étais poète, jeune fille, une âme folle et égarée tombée du ciel sur la terre comme une fleur sur la boue.

Quand je quittai cette prison de chair où j’étais ensevelie, c’était à son dernier soupir ; je partis, les oiseaux chantaient. J’ai voulu me reposer sur des roses, mais la rose s’est flétrie.

Je me suis assise sur l’herbe, à l’ombre des bois, sur la mousse argentée de la rosée du ciel, au murmure des ruisseaux, de l’eau qui roulait les pierres, qui verdissait les cailloux qui mouillent l’herbe ; mais l’eau s’est troublée, la fleur s’est flétrie et j’errai longtemps. Et je vous ai trouvées, et nous montons tous au ciel, et moi je cours dans une immensité aussi grande que ma pensée, aussi profonde, sans craindre de me heurter à aucune barrière, de rester attachée à un mur de chair comme un condamné retenu par ses chaînes.

Périsse mon corps maintenant ! Arrière, vile argile qui m’a souillée, qui m’a tant de fois abîmée de ta fange, arrière ! Je suis une âme, je monte au ciel.

5

Oh ! le ciel ! je l’ai rêvé longtemps enfant, en priant la Vierge, en couvrant ses pieds de feuilles arrachées aux prés, en respirant l’encens qui fumait et montait vers le dôme en vaporeux replis ; je l’ai rêvé, couchée sur les marguerites, en regardant à travers mes mains le soleil dorer les nuages, et le soir, quand les troupeaux rentraient en bêlant, que les insectes chantaient sous l’herbe, que l’horizon était rouge, qu’il y avait du feu dans les nuages et que les fils de la Vierge se mêlaient à mes cheveux.

Le ciel, je l’ai rêvé dans l’amour.

6

Et il me semble que je vais être plus pleine de délices et de parfums ; il me semble que l’harmonie va entrer dans mon âme et que j’entendrai, à la place de mon cœur qui battait, des anges qui prient et des voix qui chantent.

7

Oh ! oui ! c’est le ciel, tout cela, je le vois là-bas, bien loin, comme un soleil plus grand que l’autre ; le voyez-vous, mes sœurs ?

— Non, hélas !

— C’est que le poète voit le ciel à travers les astres et le bonheur dans l’immensité. Entendez-vous les chœurs sacrés qui résonnent ?

CHŒUR DES ÉLUS.

Hosannah ! gloire à Dieu ! que de douceurs, mes frères ! N’est-ce pas qu’il nous semble, depuis que nous avons quitté la terre, avoir vécu dans une harmonie continuelle, nous être nourris de parfums, de pensées d’amour, de choses délicieuses, de voluptueuses extases ? N’est-ce pas que nous avons sur nous comme un voile précieux, une gaze légère couverte de roses, qui nous fait dormir sous des sensations d’amour ? Et notre âme, comme elle bat à son aise dans l’étendue du ciel, libre du corps qui l’enfermait ! Hosannah ! gloire à Dieu !

— Passons un peu plus loin, maître ; vous savez que je n’aime pas cette musique criarde et monotone qu’on nomme une hymne. Tudieu ! je hais les chantres du ciel et de la terre, aussi je donne aux premiers des coliques pendant l’office et une voix à faire sauver les saints de pierre ; pour les seconds, je les déteste cordialement, j’aime mieux le tonnerre, cela est plus beau ; d’autant plus qu’il y en à qui pensent que c’est le courroux de votre père qui gronde, et d’autres qui croient que c’est ma voix qui rit.

Jésus avait la tête penchée ; sur le dos ses longs cheveux blonds pendaient en arrière, sur sa tunique bleue qui lui enveloppait les pieds ; il descendait ainsi, regardant les mondes qui roulaient autour d’eux dans l’immensité.

Satan, à cheval sur une sphère, regardait le vide ouvert sous lui, mais son âme était plus large que son abîme et sa douleur plus profonde.

La tête baissée, ses narines gonflées se relevaient jusqu’au milieu de sa figure livide ; ses yeux, à demi fermés, ne laissaient passer qu’une flamme rouge, dévorante comme du feu ; ses cornes passaient à travers les nuages, qui flottaient sur la terre comme un tapis bleu que feraient onduler des enfants.

L’auréole du Christ, passant à travers les gorges des montagnes, argentait la neige comme le soleil.

Au milieu des ténèbres, ils entendirent une voix qui s’élevait vers le ciel comme un choc des flots ; la voix était confuse, immense, on eût dit un muet en colère qui balbutie et écume de rage ; c’était la terre qui parlait.

— Ah ! c’est une malédiction ! dit Satan, je suis chez moi.

V

Ils s’arrêtèrent dans la campagne, au cimetière d’un village, et s’assirent sur une pierre brisée, verdâtre, couverte de mousse, toute tapissée de verdure.

C’était la nuit, l’été, à mi-côte, près du bois, où les feuilles frémissaient quand l’oiseau revenait à son lit, emportant à son bec un morceau de viande déterré des champs ; leurs feuilles argentées par la lune, belle et pure sur son fond d’étoiles, frémissaient doucement, comme si une bouche disant des mots d’amour eût parlé ; alentour le vent soufflait sur les fleurs qui se penchaient sur l’herbe pleine de rosée et de parfums ; le vent roulait dans l’air comme un doux soupir échappé des lèvres et qui part, il faisait remuer l’ombre des cyprès, parlant bas dans leurs feuillages aux tombes couchées à leurs pieds ; quelque chose de suave comme un regard et d’embaumant comme un baiser parcourait les bois, se couchait sur la pelouse, s’agitait aux branches des arbres et s’étendait dans l’air ; on eût dit une âme qui s’était couchée sur la terre.

Pas un bruit, pas un murmure, rien du monde que les morts qui dormaient sous les fleurs.

L’herbe était haute et nourrie ; la terre, couverte de parfums, de verdure, d’ombrages, de silence et de repos, était tiède et chaude ; les morts dormaient sous des linges parfumés.

Oh ! la belle nuit d’été, silencieuse, et avec ses étoiles, sa lune blanche, son tapis vert, ses fleurs jaunes dont l’odeur s’échappait comme des haleines embaumées ! et là, le repos, la tombe, les morts.

Le néant et des fleurs.

— Oh ! je t’aime, dit le Christ, douce et pleine d’harmonie, tranquille en ton sommeil, dormant comme un enfant ; c’est ainsi que je t’ai vue de mon calvaire, à mon dernier soupir, et souriant dans mon agonie en contemplant l’éclat dont mon père t’a ornée.

— Prête l’oreille, fils de Dieu, écoute et dis-moi ce que tu entends.

Dis, entends-tu les chevaux qui hennissent et secouent leurs mors blancs d’écume et qu’ils mâchent en frappant du pied ? Ils vont partir pour une course qui dure depuis six mille ans : c’est la guerre. Entends-tu les empires qui s’écroulent, les croyances qui tombent comme les empires et s’éboulent comme les temples ? Entends-tu les cris, les malédictions ? entends-tu la faulx qui passe sur les hommes et qui coupe ? L’herbe crie sous sa lame d’acier, mais la faulx coupe toujours.

Regarde et dis-moi ce que tu vois.

Au loin une plaine, blanche d’ossements ; cinq mille villes brûlées ! Regarde comme la flamme s’allonge, c’est moi qui incendie la moitié du globe. Tiens ! voilà quatre millions d’hommes, les chevaux leur marchent sur la tête et ils ont des cadavres jusqu’au poitrail. Tiens, regarde ! voilà tes églises où l’on danse, où l’on rit, où l’on boit ; l’autel sera la table du festin et le calice la coupe où ruisselleront les vins. Voilà la luxurieuse Asie qui s’enivre de ses parfums et s’endort comme une sultane ivre ; l’Afrique mourant de faim dans son désert ; l’Amérique brûlée par son soleil, jeune mais esclave, et le dos déjà cassé comme un vieillard ; et l’Europe comme une folle faisant tourner ses machines et disant qu’elle te méprise.

— Mon père ! mon père !

— Je suis un puissant empereur, n’est-ce pas ? et puis j’ai inventé des jouissances que tu n’avais pas créées, cent fois plus voluptueuses ; elles tuent, et ils meurent comme toi, le sourire sur les lèvres. J’ai pour moi l’ambition hâve, au teint jaune, à la face maigrie, que j’ai placée comme le portier à la porte des palais et le soldat qui mange les empires ; et l’orgueil, ce noir corbeau qui s’abrite dans tous les cœurs et qui parle par toutes les bouches, l’orgueil vide comme le désert, fort comme l’océan, grand comme toi ; et l’envie, et la colère aux mille cris, qui d’un coup de poing broie le monde ; et la luxure rieuse et nue, se cachant dans les trous et se vautrant à l’aise sur ses coussins de satin, appelant tous, les jeunes et les vieux, impérieuse et stupide, brute et souveraine.

Et j’ai l’or aussi, l’or qui brille, l’or qui fait plus que le ciel, qui donne tout, la vertu, les trônes, la gloire ; l’or qui reluit aux couronnes, aux titres, aux dignités ; l’or qui roule, qui parle, qui chante, qui applaudit, qui vous rend fort et grand ; l’or pour qui l’on travaille, pour qui l’on se damne ; l’or que l’avarice en haillons contemple en souriant dans son galetas. Car dans ses sacs il a le monde tout entier, il le possède à lui seul, ses délices et ses voluptés, puisque, avec cela, il peut tout acheter : vertu, gloire, empires, et les empires les plus grands, les femmes les plus belles, les voluptées les plus inouïes.

Satan s’arrêta haletant, il regardait le Christ, l’œil en feu et la poitrine oppressée.

C’est que tout cela est beau, beau comme la tempête, grand comme le néant.

LE CHRIST.

— Eh quoi ! jamais de repos, toujours la guerre et le sang qui fume ! toujours des cris, toujours l’ouragan qui tourbillonne et roule ! Le monde, sous ton empire, devrait être las de ses cris, de ses convulsions, étourdi de ses blasphèmes, de ses cris de douleur.

— Et ne vois-tu pas que sa vie maintenant n’est plus qu’un long râle qu’elle s’efforce de pousser depuis mille ans que, monté sur la terre, je lui Fais ployer les reins comme un cavalier qui fatigue son cheval ? et sa course ne sera finie que quand, épuisée sous moi, l’écume à la bouche et se roulant sur elle-même, la même chute nous emportera tous deux dans le large sein de la mort éternelle.

— Eh quoi ! pour son bonheur, j’aurai vainement semé sur elle le baume de mes souffrances et de mes larmes ? Ces germes de Dieu, qui reposaient dans le sillon de la foi, se sont séchés au souffle brûlant que tu as versé sur la terre ? Eh quoi ! mes anges pleureraient-ils dans mon paradis, en voyant leurs frères qui leur tendent vainement les bras ?

Après avoir tant marché, tant couru, tant chancelé, après t’être déchiré comme un fou, pauvre monde, tu n’aurais pas le repos de la fleur qui, fanée le soir, dort dans son calice ? du jour fatigué qui sommeille dans la nuit ? Humanité, si longtemps voyageuse, errante dans le désert de la vie, toi dont l’horizon vide s’élargissait de plus en plus dans ton long voyage, ne trouveras-tu pas une oasis ou tu puisses enfin désaltérer ta gorge séchée par la poussière des empires et fermer tes yeux brûlés du soleil ?

La bouche du Christ se pencha vers la terre, et l’haleine qui s’en échappait la ravissait d’un souffle céleste. Les arbres se balançaient mollement, et leurs feuilles, agitées par les vents, frémissaient au clair de lune ; comme un cœur plein d’amour qui murmure tout bas en tremblant, le soir, des mots d’une langue mystérieuse et qu’une bouche aimée lui a appris à chanter.

Mais bientôt ils s’arrêtent, tout cesse ; un souffle de mort plane sur la contrée ; le firmament, si blanc, si bleu, semble illuminé par l’éclat d’un incendie de l’enfer ; les tombes s’entr’ouvrent, leur couvercle se soulève, et on voit, couchés dans leurs linceuls, la tête sur la poitrine, les bras en croix, les morts qui dorment.

Et ils remuent d’abord doucement, comme un enfant qui sort de ses rêves et s’éveille en souriant. Eux aussi se lèvent a demi, mais, graves et froids, ils défont lentement leur linceul et dressent leur tête de squelette que réchauffe mollement ce vent de la nuit tiède et parfumé.

Pourquoi se réveillent-ils donc ? qui les a appelés ? leur sommeil était si profond ! Rien là dedans, sous la terre ; seulement parfois les vers leur montent jusqu’à la poitrine et ils se retournent.

Mais c’est Satan et ils le connaissent tous, tous. Oh ! oui, sa grimaçante figure leur est apparue à leur chevet, effrayés ils ont fermé les yeux et se sont donnés à lui ; et maintenant il les appelle, car, voluptueux empereur, assis sur un tombeau, il aime à voir ses sultanes danser quand la mort, ce joyeux ménétrier, accompagne de son rebec leurs pas saccadés.

CHŒUR DES JEUNES FILLES.

I

Ah ! qu’il fait chaud dans ce lit-là ! on y étouffe, le sommeil est lourd et pesant.

Depuis quand dormons-nous ? il y a longtemps, n’est-ce pas ? car je sens mes membres qui se sont usés sur les planches.

Où sont les fleurs qui entouraient notre couche, quand nous nous sommes endormies ? car il me semble qu’on chantait et qu’on jetait des fleurs.

Où est mon oiseau qui roucoulait sous les branches du verger ? où est le lac qui résonnait si bien, au clair de lune, des sons de la guitare qui allaient mourir au loin sur la surface plane des eaux argentées ?

Où est le beau soleil qui faisait en se couchant des cercles jaunes, rouges et bleus, dans les coins du jardin, quand les arbres touffus donnaient au fond une grande masse noire de verdure et d’ombrage ?

Où sont nos robes de fêtes ? Mais elles sont usées, la terre les a gâtées ; secouons-la, car nous allons danser. Mes sœurs, à la danse ! j’entends le musicien qui joue du violon et qui bat la mesure en broyant quelque chose comme des verres brisés, dansons.

II

Et cependant je voudrais m’asseoir sur cette herbe, me mouiller dans sa rosée, car j’ai chaud, ma peau brûle ; mais je n’ai plus de peau et il n’y a que mes colliers et mes pendants d’oreilles qui résonnent sur ma poitrine quand je m’avance. Mes sœurs, où est donc celui qui nous souriait ? l’avez-vous vu ? dort-il comme nous ?

Où sont nos amours, nos fleurs, nos parfums, nos soupirs du soir ?

Où est la tonnelle de jasmin où il m’embrassa ?

Où est le bal enivrant, avec ses flots de lumière et ses éclats d’or ?

Où est la vie ?

Mais voilà la danse.

Dansons !

III

Non ! laissez-moi, je voudrais savoir combien j’ai dormi sans m’éveiller.

Il m’a semblé cependant qu’on s’asseyait sur moi, et qu’on pleurait ; étaient-ce des larmes ou les gouttes d’eau de la tempête ?

On nous entraîne.

Dansons !

Et ils allèrent ainsi longtemps.

Qui aurait pu mesurer en effet la longueur de cette course, faite par un dieu et un démon ?

Au delà des mers, bien loin, ils s’arrêtèrent.

Le fils de Dieu était triste, il avait dans l’âme une peine infinie, douce et vaste comme son cœur ; les larmes qui tombaient de l’azur de ses yeux répandaient un parfum céleste, comme la pluie d’été qui embaume la terre et la fait respirer des zéphirs de fleurs.

Satan avait abattu un moment son regard, mais quand il le releva, le Christ sentit qu’il devait brûler les âmes. On entendait battre quelque chose sous sa poitrine creuse, mais ce n’était que le vent des déserts qui passait dans son corps et sortait en râle sous ses dents noircies.

Une voix douce comme le battement d’ailes de la colombe, comme la brise amoureuse se berçant sur les vagues bleues des mers du Sud, comme le bruissement de la feuille verte, comme le ruisseau sur la mousse, comme l’air berçant les fleurs au clair de lune, s’échappa vers les nues, monta au ciel et ne laissa derrière elle qu’un sillon d’harmonie, qui vibra longtemps et mourut lentement comme le soleil doré qui se couche derrière les vagues.

I

Ô mes séraphins, ô mes anges aux ailes d’azur, aux joues blanches, à moi mes saints ! Ô mon paradis, si plein d’amour qu’il fume comme l’encensoir !

Ôh ! chantez sur vos harpes d’or, ne vous lassez pas, car puissiez-vous faire descendre jusque sur la terre vos célestes mélodies, pour ranimer la foi fanée comme une fleur qui a trop vécu. Que de vos lèvres découlent les choses qui ravissent et fassent aimer ! Que de votre cœur s’épanche un parfum qui embaume les âmes et les endorme dans l’amour !

Et aussitôt, un cri, comme le serpent qui siffle et mord, comme la tempête qui hurle et écume, comme l’ouragan déracinant les montagnes et les roulant sur le monde, comme le souffle du désert qui bondit sur son lit de feu, sortit de la poitrine du démon, vibrant comme la nue qui éclate.

Et ce cri-là n’eut point de fin ; ce fut un océan toujours agité, toujours immense dans sa colère et ses sanglots, un océan sans fond et sans rivage, se roulant sur lui-même, tournant sur lui-même, se déchirant lui-même comme un Dieu en démence.

Et ce cri n’eut pas d’écho ; il allait toujours se briser sur les rochers arides, qui lui en rapportaient les sons et le faisaient monter au ciel en rage écumeuse.

Satan parlait.

I

À moi, le monde ! à moi, la mort et la vie, les empereurs et les peuples, les empires et les nations ! Peuples, soulevez les linceuls ; empires, soulevez vos ruines ; empereurs, soulevez vos cercueils embaumés et pourris, venez nous dire ce que c’est que la vie, ce que vaut un peuple, ce que vaut une couronne, combien il faut de vers et de siècles pour manger l’un, combien il faut de minutes pour broyer l’autre ; vous avez vécu et vous êtes morts maintenant !

Peuples, où sont vos noms effacés par le sable qu’a soulevé la tempête, tempête qu’en ont effacée tant d’autres ?

Rois, où sont vos couronnes emportées aussi par l’haleine de la mort ?

Venez aussi, hommes de la terre ; dites-moi où sont vos passions, vos vertus ? passées comme vos fleurs, vos palais, vos gloires et vos cendres !

Et vous, femmes, ou sont vos cœurs pleins d’amour, vos cœurs, pourris aussi avant la dentelle de vos vêtements ?

Et quand vous serez tous là, vous me direz ensuite ce que c’est que la mort, ce que vous pensez depuis tant de siècles, endormis sous le monde qui palpite sur vos têtes, comme une victime qui tressaille encore à son agonie.

Vous me direz chacun où sont parties vos âmes, et si elles viennent parfois visiter la boue qui les a contenues.


LA DANSE DES MORTS.

Dans un désert immense, rouge et brûlant comme un incendie, la Mort, assise sur elle-même, la tête appuyée sur ses genoux et la mâchoire reposant dans ses mains osseuses, la Mort, comme un faucheur vers le soir, chantait.

D’abord un vaste soupir passa sur ses dents et elle dit :

CHANT DE LA MORT.

I

La nuit, l’hiver, quand la neige tombe lentement comme des larmes blanches du ciel, c’est ma voix qui chante dans l’air et fait gémir les cyprès en passant dans leur feuillage.

Alors je m’arrête un instant dans ma course, je m’assieds sur les tombes Froides, et tandis que les oiseaux noirs voltigent à mes côtés, tandis que les morts sont endormis, tandis que les arbres se penchent, tandis que tout pleure ou tout dort, mes yeux brûlés regardent les nuages blancs qui se déploient et s’allongent au ciel, comme des linceuls qu’on étendrait sur des géants.

Oh ! combien de nuits, de siècles et d’années se sont ainsi passés !

J’ai tout vu naître et j’ai tout vu périr.

À peine si je compte les brèches que chaque génération apporte sur ma faulx ; je suis éternelle comme Dieu, je suis la nourrice du monde, qui l’endort chaque soir dans une couche chérie. Toujours mêmes fêtes et même travail ; chaque matin je pars, et chaque soir je reviens tenant dans un pan de mon linceul toute l’herbe que j’ai fauchée, et puis je la jette aux vents.

II

Quand les vagues montent, que le vent crie, que le ciel éclate en sanglots et que l’océan, comme un fou, se fait une colère, alors quand tout tourbillonne et hurle, je m’étends sur ses flots écumeux, et la tempête me berce mollement comme une reine dans son hamac. L’eau de la mer rafraîchit pour quelques jours mes pieds brûlés par les larmes des générations passées qui s’y sont cramponnées pour m’arrêter.

Et puis quand je veux que tout cesse, quand cette colère commence a m’endormir comme des chants, d’un coup de tête je l’apaise, et la tempête, si superbe, si grande, n’est plus, comme les hommes, les flottes et les armées qu’elle remuait sur son sein.

III

J’ai marché du sud au nord, du levant au couchant ; j’ai passé par l’Inde et les Allemagnes, j’ai traversé les mers, les fleuves, les forêts, les déserts ; et j’ai tout fauché, abattu, brisé, trônes, peuples, empereurs, pyramides, monarchies. Car cite-moi une vague de l’océan, une parole de haine ou d’amour, un cri, un regard, un vol d’oiseau, un empire, un peuple, une renommée, une couronne, toutes choses vaines et d’un jour, écloses le matin, flétries le soir, qui ne soient effacés partout ou j’ai passé. La terre a des germes de vie, des prémisses de mort.

IV

Tout est venu me trouver, les uns de bonne heure, les autres plus tard ; bien d’autres m’ont appelée et sont accourus d’eux-mêmes.

Que de choses sont venues se briser sur ma poitrine ! que d’amours s’y sont rejoints ! que de bonheur y a éclos ! que de malédictions y ont retenti !

Comme j’ai marché ! comme j’ai couru ! parfois j’en ai la tête étourdie et la poitrine oppressée.

Qu’ai-je aimé de tout ce que j’ai vu, trônes, peuples, amour, gloires, deuil, crimes et vertus ? Rien, que mon linceul qui me couvre !

V

Et mon cheval ! mon cheval ! oh ! comme je t’aime aussi !

Comme tu cours sur le monde, comme ton sabot d’acier retentit bien sur les têtes que tu broies dans ton galop, ô mon cheval !

Ta crinière est droite et hérissée, tes yeux flamboient, et tes crins plient sur ton cou quand le vent nous emporte tous deux dans notre course sans limites ; jamais tu ne te fatigues, pas de repos, pas de sommeil pour nous deux.

Tes hennissements, c’est la guerre ; tes naseaux qui fument, c’est la peste qui s’abat comme un brouillard.

Et puis tu cours si bien, quand je jette mes flèches ! tu abats si bien, avec ton poitrail, les pyramides et les empires, et ton sabot si bien casse les couronnes !

Comme on te respecte, comme on t’adore !

Les papes pour t’implorer te jettent leur tiare, les rois leurs sceptres, les peuples leurs malheurs, les poètes leur renommée, et tout cela tremble et s’agenouille ; et toi tu galopes, tu bondis, tu marches sur les têtes prosternées.

Chaque jour nous recommençons tous deux la même route, nous allons tous deux dans la même arène.

Et nous allons toujours courant sur le même chemin, et tout se prosterne à notre passage ; et, penché sur tes crins, sur ton cou qui s’allonge, je n’entends que le vent qui siffle à mes oreilles et fait résonner ma faulx et mes flèches suspendues à ta croupe, et les cris de la terre qui montent jusqu’à nous, et le bruit régulier de ton sabot d’acier qui frappe.

Ô mon cheval ! toi, tu es le seul don que m’ait fait le ciel quand il m’a vu vieux. Tu as le jarret de fer et la tête de bronze, tu cours tout un siècle comme s’il y avait des aigles dans les plis de tes cuisses, et puis, quand tu as faim, tous les mille ans, tu manges de la chair et tu bois des larmes.

Ô mon cheval, je t’aime comme la mort peut aimer !

VI

J’ai vu souvent des enfants jouer avec des fleurs, des amants vivre perdus dans les bras de leurs maîtresses, des rois engraisser d’orgueil sous leur manteau royal, des siècles heureux d’eux-mêmes et fiers de leur immense conception, et j’ai tout pris d’un seul coup ; les fleurs, les enfants, les amours, les rois, les trônes, les siècles, tout cela est passé, fané, envolé comme la poussière de la route où je cours.

Quand je vois de la fraîcheur, de la jeunesse, une jeune fleur, une jeune fille à faner, je fane la fleur et la fille ; les roses mortes me donnent les plus doux parfums.

À moi les sanglantes mêlées, quand la bataille hurle et que le sang ruisselle ; à moi les peuples se traînant dévorés par la peste au teint vert, à la dent âcre et aux convulsions de damnés ; à moi les joies de l’agonie, car j’ai mes voluptés comme on a l’existence.

J’ai passé et j’ai vu des générations naître et mourir ; j’ai entendu l’écroulement des monarchies et des trônes, les vagues du peuple en colère, qui ont monté et se sont apaisées ; j’ai entendu des cris, des malédictions, des soupirs, des blasphèmes ; tout cela se confond dans une vaste harmonie qu’on appelle le monde et dont la dernière note est mon nom.

VII

Il y a si longtemps que je vis ! j’ai tout vu. Oh ! que je sais de choses, que je renferme des mystères et des mondes à moi !

Parfois, quand j’ai bien fauché, bien couru sur mon cheval, quand j’ai bien lancé des traits de tous côtés, la lassitude me prend et je m’arrête.

Mais il faut recommencer, reprendre la course infinie qui parcourt les espaces et les mondes ; c’est moi qui passe emportant les croyances avec les gloires, les amours avec les crimes, tout, tout ; je déchire moi-même mon linceul, et une faim atroce me torture sans cesse, comme si un serpent éternel me mordait les entrailles.

Et si je jette les yeux derrière moi, je vois la fumée de l’incendie, la nuit du jour, l’agonie de la vie ; je vois les tombes qui sont sorties de mes mains et le champ du passé si plein de néant.

Alors je m’asseois, je repose mes reins fatigués, ma tête alourdie qui a si besoin de sommeil, et mes pieds lassés qui ont si besoin de repos ; et je regarde dans un horizon infini, rouge, immense, où l’œil se perd, car il n’a point de bornes, il va toujours et s’élargit sans cesse. Je le dévorerai comme les autres.

Quand donc, ô Dieu, dormirai-je à mon tour ? quand cesseras-tu de créer ? quand pourrai-je, comme un fossoyeur, m’endormir sur mes tombes et me laisser balancer ainsi sur le monde au dernier souffle, au dernier râle de la nature mourante aussi ?

Alors je jetterai mes flèches et mon linceul ; je laisserai partir mon coursier, qui paîtra sur l’herbe des pyramides, qui se couchera dans les palais des empereurs, qui boira la dernière goutte d’eau de l’océan, et qui humera la dernière vapeur du sang.

Il pourra, tout le jour, toute la nuit, pendant tous les siècles, errer au gré de son caprice, franchir d’un bond depuis l’Atlas jusqu’à l’Himalaya, courir, dans son orgueilleuse paresse, depuis le ciel jusqu’à la terre, s’amuser à troubler la poussière des empires écroulés, courir dans les plaines de l’océan desséché, bondir sur la cendre des grandes villes, humer le néant à pleine poitrine, s’y étaler et y bondir à l’aise.

Et puis, lassé peut-être comme moi, cherchant un précipice où te jeter, tu viendras, haletant, t’abattre au bout de ta course devant l’océan de l’infini ; et là, l’écume à la bouche, le cou tendu, les naseaux vers l’horizon, tu imploreras comme moi un sommeil éternel où tes pieds en feu puissent se reposer, un lit de feuilles vertes où tes paupières calcinées puissent se clore, et attendant, immobile sur le rivage aride de l’existence, tu demanderas quelque chose de plus fort que toi pour te broyer d’un seul coup ; tu demanderas d’aller rejoindre la tempête apaisée, la fleur fanée, le cadavre pourri ; tu demanderas le sommeil, car l’éternité est un supplice et le néant se dévore.

Oh ! pourquoi sommes-nous venus ici ? quelle tempête nous a jetés dans l’abîme ? quelle tempête nous rapportera vers les mondes inconnus d’où nous venons ?

Mais avant, ô mon bon coursier, tu peux courir encore, tu peux flatter ton oreille du bruit des choses que tu broies ; ta course est longue, du courage ! Longtemps tu m’as portée, un plus long temps se passera, et nous deux nous ne vieillissons pas ; les étoiles pâlissent, les montagnes s’affaissent, la terre s’use sur ses axes de diamant, nous deux seuls nous sommes éternels ; le néant vivra toujours.

Aujourd’hui tu peux te coucher a mes pieds, polir tes dents sur la mousse des tombeaux, car Satan m’ordonne et un pouvoir dont je ne connais que la Force m’enchaîne à sa volonté ; les morts vont se réveiller<

C’est un spectacle de Dieu et qui me rappellera ma jeunesse, ma journée d’hier et ma journée de demain.

VIII

Satan, je t’aime ! toi seul tu comprends peut-être mes joies et mes délires ; mais, plus heureux, un jour quand le monde ne sera plus, tu pourras te reposer comme lui et dormir dans le vide.

Et moi qui ai tant vécu, tant travaillé, qui n’ai eu que de chastes amours et d’austères pensées, il faudra durer ; l’homme a le tombeau, la gloire a l’oubli, le jour se repose dans la nuit, mais moi !…

Et je suis seule dans ma route parsemée d’ossements, bordée de ruines !

Les anges ont leurs frères, les démons aussi ont leurs compagnons d’enfer ; mais moi, toujours le même bruit de ma faulx qui coupe, de mes flèches qui sifflent, de mon cheval qui galope ; toujours le bruit de la même vague qui vient mordre le monde.

satan.

Tu te plains, la plus heureuse des créatures du ciel, la seule qui soit grande, belle, immuable, éternelle comme Dieu, la seule qui puisse l’égaler, ô toi qui un jour l’abattras a ton tour, quand tu auras terrassé l’univers sous les pieds de ton cheval !

Et alors, quand Dieu ne sera plus, quand le firmament s’échappera de tous côtés, que les étoiles courront éperdues, que les âmes sorties de leur séjour erreront dans l’abîme, s’entrechoqueront, se briseront avec des soupirs et des sanglots, alors, pour toi que de délices !

Tu iras siéger sur le trône éternel du ciel et de l’enfer, tu pourras abattre les mondes d’étoiles et de planètes, les astres, tous les ciels, tous les mondes ; tu pourras lâcher ton cheval dans des prairies d’émeraudes et de diamants, tu pourras lui faire une litière avec les ailes que tu auras arrachées aux anges, et le couvrir de la robe azurée du Christ ; tu pourras broder sa selle avec toutes les étoiles du firmament, et puis tu le tueras. Et puis, quand tu auras tout brisé, qu’il n’y aura plus qu’un grand vide, que tu auras déchiré ton cercueil, cassé tes flèches, alors tu te feras une couronne de pierre avec la plus haute montagne du ciel, et tu te lanceras dans l’abîme ; ta chute dût-elle durer un million de siècles, tu mourras, car le monde doit finir, tout, excepté moi ; je serai plus éternel que Dieu, je dois vivre pour former le chaos d’autres mondes.

la mort.

Tu n’as pas, comme moi, ce vide et ce froid de mort qui me glace.

satan.

Non, mais c’est une fièvre ardente et sans relâche, c’est une lave qui brûle les autres et qui me dévore.

Toi, au moins, tu n’as qu’à abattre ; mais moi je fais naître et je Fais vivre, je dirige les empires, je domine dans les affaires de l’État et du cœur.

Voilà un homme vertueux, qui fait parler de ses aumônes, de son front calme, de sa tenue modeste ; c’est que, le matin, la Vanité est venue le trouver dans son lit, au réveil d’une mauvaise digestion, et qu’il a résolu d’être sobre.

Un autre soupire après une femme, l’enlève, la viole et puis la laisse ; c’est l’Amour et puis la Pudeur qui m’ont rendu ce service.

Ici, c’est une femme bonne, sage ; mais son cœur est sec, son esprit borné.

Là, c’est un poète, un grand homme, un être qui chante au brouillard et s’enrhume ; le pauvre fou ! je lui ai donné le génie, et il se tue.

Et puis il faut que je sois partout ; après avoir quitté la robe étincelante de pierreries d’une duchesse usée, je rends l’habit modeste de la fille du peuple que séduit le grand seigneur, je fais résonner l’argent, briller les diamants, retentir les noms ; je chuchote aux femmes, aux poètes, aux ministres, des mots d’amour, de gloire, d’ambition ; à la fois je suis chez Messaline et chez Ninon, à Paris, à Babylone. Si on découvre une île, j’y saute le premier ; un roc perdu dans les mers, j’y suis avant les deux hommes qui s’y entr’égorgeront pour se le disputer. En même temps, je m’étale sur le sofa usé de la courtisane et sur la litière parfumée des empereurs.

La haine, l’envie, l’orgueil, la colère, tout cela sort à la fois de mes lèvres ; la nuit et le jour je travaille. Tandis qu’on brûle les chrétiens, je me vautre avec la volupté dans les bains de rose, je cours sur les chars, je me désespère dans la misère, je rugis dans l’orgueil.

Enfin, j’ai fini par croire que j’étais le monde et que tout ce que je voyais se passait en moi.

Parfois je suis fatigué, je deviens fou, je perds mon bon sens et je fais des sottises à faire rire de pitié le dernier de mes démons.

Et moi non plus, personne ne m’aime, ni le ciel dont je suis le fils, ni l’enfer dont je suis le maître, ni la terre dont je suis le Dieu ; toujours des tourmentes, des convulsions, de la rage, du sang, de la frénésie ; jamais non plus mes yeux n’ont de sommeil, jamais mon âme n’a de repos.

Toi, au moins, tu peux reposer ta tête sur la fraîcheur des tombeaux, mais moi j’ai les clartés des palais, les sombres malédictions de la faim et la fumée des crimes qui monte au ciel.

Ah ! je suis châtié par le Dieu que je hais ; mais je sens que j’ai l’âme plus large que sa colère, je sens qu’un de mes soupirs pourrait aspirer le monde tout entier et le faire passer dans ma poitrine, où il brûlerait comme je brûle.

Quand donc, Seigneur, ta trompette sonnera-t-elle ?

Il me semble qu’une large harmonie planera alors sur les collines et les océans, car je souffrirai avec le monde tout entier, les cris et les sanglots apaiseront le bruit des miens.

Satan se tut, la Mort, béante, venait de se lever à ces derniers mots sur ses jambes jaunies.

Un linceul tombait en larges replis derrière elle et couvrait à peine une peau livide et terreuse, sa tête était chauve, ornée, derrière, d’une seule mèche de cheveux rouges ; ses yeux étaient fixes et dévoraient, son front reluisait comme le cuivre, sa voix était douce et fatiguée ; on eût dit une vieille mère qui rappelait à elle ses enfants.

Elle ouvrit les dents et poussa un hideux soupir, comme le bâillement d’une tombe qui se referme ; elle étendit ses bras amaigris, avec douleur, baissa la tête sur sa poitrine osseuse dont la peau transparente laissait voir palpiter quelque chose comme un serpent qui se roule.

Satan était immobile comme la statue du désespoir, regardant la plaine, l’horizon et le ciel en feu, et comme bouffi d’une colère morne et terrible.

Le fils de Dieu, aussi, avait la tête penchée sur sa robe azurée ; ses cheveux d’or pendaient sur ses épaules blanches, ses yeux étaient remplis de larmes d’argent, pensant sans doute à son paradis, à ses saints, à ses vierges, à l’amour infini qui embrase les âmes dans ses rayons, à son père appuyé sur des nuages d’or, à sa mère pleine de divinité et source de poésie et de grâces, d’où découle tout ce qui est du ciel.

Rempli d’une mélancolie sublime, pleine de mélodie et de chants de l’âme, il se taisait.

Dans ce désert rouge, sans limites, sous cette atmosphère qui semblait une exhalaison embrasée de l’enfer, on n’entendait que les soupirs échappés de ces trois poitrines, et on eût dit que le monde, pris d’une immense et vague envie de la mort, allait pleurer.

Mais soudain l’immensité se peupla de fantômes, et de vaporeuses formes se dessinèrent dans les abîmes.

On vit s’élever de hideux squelettes, qui sortaient du sein de la terre, tout effrayés de leur réveil.

D’abord, ils levaient lentement la tête, se dressaient sur eux-mêmes, puis se levaient et marchaient ; étonnés, ils allaient ainsi au hasard, aveugles et stupéfaits ; on en voyait qui traînaient après eux un morceau de velours en lambeaux, d’autres s’appuyaient sur leurs sceptres pourris ; il y en avait qui portaient la main à leur tête pour chercher leurs couronnes, mais ils n’y trouvaient qu’un crâne nu et froid.

— Ce sont les rois, dit la Mort.

Un d’eux se mit à dire :

le roi.

J’ai dormi longtemps, mais je me réveille, car le soleil dore ma tente, mes gardes se sont relevés trois fois depuis l’aurore, mes chevaux blancs piaffent avec leurs fers d’argent, ils hennissent d’impatience, ils aspirent à pleine poitrine l’odeur des combats et la vapeur des camps. Depuis longtemps douze jeunes filles d’Ionie, au sein d’émail, aux bras d’ivoire, aux doigts de rose, font brûler dans des cassolettes les essences d’Asie, que trois flottes ont été me chercher dans le Gange ; depuis longtemps on a mis ma housse de peau de tigre sur les flancs de mon cheval de bataille.

J’entends les clairons qui résonnent et vibrent derrière la montagne, comme si un Dieu criait de collines en collines : à la guerre ! à la guerre ! Oui, levons-nous, allons, je veux aujourd’hui marcher sur des cadavres ; je veux que ma cavale ait du sang jusqu’au poitrail, je veux ce soir me faire un monceau de têtes qui dira aux siècles suivants : il a passé là !

Mais où sont donc mes Numides basanés, mes douze Perses qui me tenaient l’étrier, mes trente eunuques de Syrie qui m’offraient des parfums à mon passage, et qui se baissaient si bas qu’on eût dit un tapis noir.

Eh quoi ! je ne vois plus ni les tentes, ni les hommes, ni les étendards de soie ; la plaine est vide, est-ce que tout est fini et que je suis vainqueur ?

Le squelette chancelait, tournait de tous côtés et disait :

J’ai conquis les Indes, le pays du soleil, l’Afrique, où j’ai passé comme la tempête sur l’océan ; j’ai été depuis les glaces du Nord jusqu’aux confins des mers de feu, où l’eau brûle comme la lave ; je suis le maître du monde ; il ne me reste plus que cette bataille, et puis, quand j’aurai tout gagné, je me ferai ciseler un trône dans les Alpes et de là je siégerai sur le monde.

la mort.

Hâte-toi ! hâte-toi !

le roi.

Qui es-tu, fantôme ?

la mort.

Je ne suis pas un fantôme, c’est toi qui est le fantôme que mon souffle va faire évanouir.

le roi.

Est-ce l’image d’un conquérant qui vient me trouver sur mon trône ?

la mort.

Ton trône ? je m’en servirai pour faire les planches de ton cercueil.

le roi.

Arrière, spectre hideux ! laisse-moi m’endormir sur mon lit de roses, me laisser bercer dans mon hamac fait avec les cheveux de mes femmes, tandis que tout ne forme qu’un concert pour chanter les louanges du maître du monde.

la mort.

Arrière, vermisseau que je veux écraser sous mes pieds, toi, ta couronne et tes empires ! Je suis la Mort.

Le squelette se traîna sur les genoux en pleurant des larmes amères, et d’immenses gémissements sortaient de sa poitrine creuse.

— Grâce ! grâce ! je n’ai pas assez vécu. J’étendrai ton empire sur toute la terre, je ferai du monde une plaine vide où il n’y aura que moi pour boire l’eau des ruisseaux, pour cueillir les fleurs, pour dormir sous les arbres. Pitié ! pitié !

— Tu trembles, disait la Mort, en le prenant par les cheveux, et le traînant après elle sur les genoux, à travers le sable et les rochers, j’irai m’asseoir à ta table, embrasser tes concubines, boire tes vins, m’essuyer la bouche avec ton manteau, et casser tes coupes de diamant avec ton sceptre.

— La vie ! la vie ! répétait-il.

— Eh bien, meurs ! dit la Mort, en le repoussant au loin avec un rire de tonnerre.

La peau livide de sa bouche se releva des deux côtés et laissa voir une mâchoire aiguë et tranchante.

Une cohorte de squelettes, montés sur des chars, s’avançait en courant avec de grands cris de joie et des éclats de triomphe. Derrière eux pendaient des armes brisées, des couronnes de laurier, dont les feuilles jaunies et desséchées s’en allaient rapidement avec la poussière et les vents.

— Tiens, voilà Rome l’éternelle qui marche en triomphe, dit Satan. Son Colisée et son Capitole sont deux grains de sable qui lui ont servi de piédestal, mais la Mort a fauché dans le bas et la statue est tombée.

Écoute ! En tête est Néron, ce fils chéri de mon cœur, le plus grand poète que la terre ait eu.

Néron courait sur un char traîné par douze squelettes de chevaux, le sceptre dans ses mains, il frappait leurs croupes osseuses ; debout, son linceul ondulait et flottait en larges plis ; il tournait ainsi dans la carrière, des cris à la bouche et les yeux en feu.

— Vite ! vite ! plus vite encore ! je veux que vos pieds brûlent le sable, que vos naseaux jettent une écume à blanchir vos poitrails. Eh quoi ! les roues ne fument pas encore ? Entendez-vous les fanfares qui résonnent jusqu’à Ostre, les battements de mains du peuple, les cris de joie ? Tenez, voilà le safran qu’on jette à pleines mains et qui tombe dans mes cheveux, voilà le sable déjà mouillé de parfums. Oh ! comme mon char roule bien ! comme vos cous s’allongent sous vos rênes dorées ! Allons ! plus vite ! la poussière roule, mon manteau flotte, le vent parle et crie : triomphe ! triomphe ! Allons ! plus vite ! plus vite ! voilà qu’on applaudit, qu’on trépigne, qu’on s’agite ; c’est Jupiter qui va dans le ciel. Vite ! vite ! encore plus vite !

Et son char semblait traîné par des démons, une vapeur noire et de la poussière de sang se mêlaient dans l’espace, sa course vagabonde cassait les tombes, et les cadavres réveillés se pliaient en deux sous les roues de son char.

Il descendit.

— Maintenant, que six cents de mes femmes exécutent en silence des danses de Grèce, pendant que je baignerai dans les roses, dans ma baignoire de porphyre, et puis elles viendront toutes avec moi, toutes, toutes.

Je les veux nues, sans diamants, sans parfums, sans voiles ; je veux qu’elles forment un rond en dansant, qu’elles s’entrelacent, et que de tous côtés on voie leurs croupes d’albâtre passer et repasser et se plier mollement, comme le soir les roseaux de l’Inde dans l’eau amoureuse d’une mer parfumée.

Et je donnerai l’empire des mers, le Sénat, l’Olympe, le Capitole, à celle qui m’aimera le mieux, celle dont je sentirai le cœur battre sous le mien, celle qui saura mieux laisser prendre ses cheveux, me sourire et m’entourer de ses bras, celle qui saura mieux m’endormir de ses chants d’amour et puis me réveiller par des transports de feu, des convulsions inouïes et des morsures voluptueuses ; je veux que Rome se taise cette nuit, que le bruit d’aucune barque ne trouble les eaux du Tibre, car j’aime à voir la lune se mirer dans ses ondes et les voix de femmes y résonner ; je veux qu’un jour fait à mes draperies laisse passer des vents embaumés. Ah ! je veux mourir d’amour, de volupté, d’ivresse ! et tandis que je mangerai des mets que moi seul mange, et qu’on chantera, et que des filles nues jusqu’à la ceinture me serviront des plats d’or et se pencheront pour me voir, on égorgera quelqu’un, car j’aime, et c’est un plaisir de Dieu, de mêler les parfums du sang à ceux des viandes ; et ces voix de la mort m’endormiront à table.

Cette nuit, je brûlerai Rome, cela éclairera le ciel et le fleuve roulera des flots de feu.

Le squelette s’arrêta longtemps, puis il releva la tête, fit claquer ses dents et reprit :

— Plus tard, je veux faire un plancher d’aloès sur la mer d’Italie et tout Rome viendra y chanter ; les voiles seront de pourpre, j’aurai un lit de plumes d’aigle, et j’y tiendrai dans mes bras, à la vue du monde entier, la plus belle femme de l’empire, et on applaudira de voir les jouissances d’un Dieu. Alors la tempête grondera en vain sous moi, j’étoufferai sa colère sous mes pieds, et le bruit de mes baisers apaisera celui des vagues.

Le squelette s’arrêta plus longtemps encore. La Mort s’approchait de plus en plus.

— Eh quoi ? Vindex se révolte, mes légions m’abandonnent ; mes femmes fuient effrayées dans les galeries, tout pleure et se tait, le tonnerre seul fait entendre sa voix. Est-ce que je vais mourir ?

la mort.

À l’instant !

néron.

Et il Faudra abandonner mes nuits pleines de volupté, mes jours remplis de festins, de délices, de spectacles, mes triomphes, mes chars et la foule !

la mort.

Tout ! tout !

satan.

Hâte-toi, maître du monde ! on va venir, on va t’égorger ; que l’empereur sache mourir !

néron.

Mourir ? à peine ai-je vécu ! oh ! comme je ferais de grandes choses à faire trembler l’Olympe ! je finirais par combler l’océan et à m’y promener dessus en char de triomphe. J’ai encore envie de vivre, j’ai besoin encore de voir le soleil, le Tibre, les champs, le cirque au sable d’or, ah ! je veux vivre !

la mort.

Je te donnerai un drap dans la tombe, un lit éternel plus doux et plus tranquille que tes coussins d’empereur.

néron.

Oui, je suis bien lent à mourir.

la mort.

Eh bien, meurs !

Et elle l’emporta dans les plis de son linceul qu’elle secoua sur la terre.

satan.

Tiens, là, plus loin, ce sont les philosophes mourant pour avoir le plaisir de se faire applaudir au dernier moment, comme ce squelette abîmé qui se pose pour attirer les regards de la foule ; c’est une fille de joie ou un gladiateur.

Plus loin, voilà l’église, hideux corps sous sa chape dorée.

Le pape s’avance, usé par l’âge, corrompu de débauche, le dos voûté et la tête lourde. Il va mourir, il prie la Mort à deux genoux, jette sur ses pieds ses bénédictions, ses vœux, ses regrets, ses larmes, ses prières ; il traîne ses cheveux blanchis dans la poussière. Vois comme sa voix tremble ! il a peur, le saint vieillard !

la mort.

Non, non, quitte tes habits de pontife, ta tiare ornée de diamants ; descends de ton trône souverain et viens dans mes bras. Depuis longtemps je t’appelle ; tu te cramponnes aux barreaux de la foi, mais je t’en arrache, viens !

Dis adieu à ta haute église, que le pied de mon cheval abattra quelque jour en passant par-dessus ; adieu pour toujours à ton Vatican, à ses fêtes, à l’encens, au peuple qui s’agenouillait dans les rues, aux voix menteuses et basses.

Tout ployait sous toi, s’abaissait à ton regard ; le pèlerin venait du fond de son pays pour embrasser le cuir de tes sandales ; mais moi, je suis un pèlerin qui vient de loin aussi, pour t’étreindre dans mes bras d’un amour qui dévore.

Son regard était plus atroce que ses paroles, la Mort était heureuse de tenir dans ses mains ce symbole vivant de l’éternité.

— Aucun ne pense à moi, dit le Christ, et pourtant j’ai souffert pour eux, j’ai pleuré des larmes de sang ! moi aussi, je suis mort pour eux, plein de la foi et de l’amour que j’ai versés comme la rosée sur les cœurs souffrants ! Tous ceux-ci sont perdus par leur grandeur, leur orgueil ; la foi se trouve peut-être dans les hommes placés plus bas sur la terre, j’aime les mendiants.

la mort.

Celui qui se traîne sur le ventre jusqu’auprès de cet autre étendu dans un linceul de velours, et qui tâche de le mordre à la poitrine, celui-là c’est le pauvre, dont la vie est faite de souffrance, la vertu d’orgueil et le cœur d’envie.

le pauvre.

Oh ! que ma vie est longue ! mes bras sont fatigués de travail, il n’y a pas de vêtements pour mon corps, pas de plaisirs pour mon âme ; je suis seul avec ma misère, mon envie ; il faut résister à toutes les tentations, à toutes les tortures du corps et de l’âme. Qu’ai-je fait, mon Dieu !

satan.

Tu fus vertueux ? Peux-tu prier le Dieu qui te fait souffrir ?

le pauvre.

Oh ! la mort ! la mort ! je l’ai appelée longtemps, elle viendra.

satan.

Abjure tes vertus comme tes haillons, l’un et l’autre font rougir dans le monde. Marche ! tu es pauvre, mais tu peux devenir riche, riche à millions, à rouler sur l’or.

la mort.

Me voilà, infortuné ! tu m’as appelée, je suis venue ; tes yeux vont se fermer dans la nuit, tes bras vont se reposer, tes tentations et tes supplices, tout va finir ; je suis la Mort, la porte commune d’où la vie s’élance à flots dans le néant.

le pauvre.

La mort ! sitôt ! Oh ! laisse, je pourrais peut-être devenir riche et vivre heureux ; laisse-moi une minute de bonheur.

la mort.

Mais tu te damnes pour l’éternité.

le pauvre.

Ce n’est pas le sommeil que je veux, c’est la vie, une vie pleine de délices, de richesses, de fêtes.

la mort.

Vanité ! vanité.

le pauvre.

Oui ! prends mon avenir, mais encore quelques jours ! Oh ! laisse-moi la vie !

Que veux-tu de moi ? je n’ai ni couronne, ni palais, ni richesses, ni vêtements ; je n’ai qu’une écuelle, un bâton et des haillons.

Laisse-moi encore me réchauffer au soleil, me promener dans les près, regarder la rosée au bout de chaque herbe, la fleur sur chaque arbre ; laisse-moi entendre l’oiseau sur la branche, le ruisseau qui murmure, le fleuve qui coule, la mer qui bat, les feuilles qui s’agitent ; l’insecte chantant dans les blés ; laisse-moi regarder, le matin, toute la vallée pleine de brouillard et qui semble ainsi, avec ses fleurs, ses bois, ses marguerites, ses émeraudes, un encensoir qui fume sur un autel garni de diamants.

Laisse-moi la nature ; le pauvre n’a qu’elle, mais il l’aime comme une mère.

De grâce ! j’aime la vie, quelque amère qu’elle soit ; le soleil est si beau, la lune si blanche ! pour moi chaque arbre à une voix et chaque coup de la brise est un soupir qui se mêle aux miens.

J’ai maudit l’éternité, laisse-moi la vie ! j’ai abandonné Dieu, laisse-moi dans le règne de Satan. J’ai toujours une croûte au coin de la borne pour apaiser ma faim et un rayon de soleil pour réchauffer mon corps.

la mort.

Pour qui pleures-tu en quittant le monde ? est-ce pour ton chien que tu laisses, pour ton Dieu sourd à tes cris et pour ton âme que tu perds ? Va rejoindre les autres qui dansent tous ; va prendre la main du pape, et te mêler à la ronde que j’ai formée pour amuser son créateur.

Les morts dansaient et la longue file de squelettes tournait et tourbillonnait en une immense spirale qui montait jusqu’aux hauteurs les plus hautes et descendait jusqu’aux abîmes les plus profonds. Là, le roi donnait la main au mendiant, le prêtre au bourreau, la prêtresse à la courtisane, car tout se confondait dans cette égalité souveraine du néant ; les squelettes se ressemblaient tous ; mendiants, souverains, jeunes et vieux, beauté et laideur, tout se confondait et était là ; la danse était longue et la foule joyeuse.

Et puis d’autres encore sortaient toujours de terre, toujours, toujours, comme des ombres évoquées.

Quelques-unes semblaient attristées de leur réveil, et croyant revenir à la vie, gémissaient comme d’autres qui la quittent.

Des plus tristes, des plus pâles, des plus lugubrement échevelées étaient les filles du démon.

— Hélas ! disent-elles en se relevant de leurs tombeaux, vivons-nous encore ?

Faut-il nous lever avant le jour pour être prêtes dès l’aurore à recevoir la débauche, entrer tout le jour par une porte de honte ?

Hélas ! hélas ! nos yeux sont brûlés par des nuits sans sommeil, le vin, les lustres aux resplendissantes clartés ; oh ! laissez-nous dormir ! Hélas ! hélas ! chaque jour nous venons là, l’hiver nous avons froid à laisser nos gorges nues où l’ivresse vient salement poser ses lourds baisers ; l’été il faut nous entourer de fleurs fraîches, roses embaumantes, plus fraîches que nous, et qui malgré les feux du soleil sont moins vite flétries.

D’abord, il est vrai, nous avons eu l’amour, puis nous en avons douté ; la volupté ensuite et le dégoût après.

La corruption est venue peu à peu, comme sur un cadavre, aux extrémités d’abord, puis au cœur, et là tout est mort.

On nous appelle les folles, les joyeuses ! Oui, quand le punch brûle et nous enflamme, quand la luxure nous échauffe, quand l’orgie bondit, nous aussi nous rions ; mais quand nous nous réveillons de notre sommeil, nous avons froid, nous tremblons, car notre âme est vide et nue ; pas un rayon de vie ni d’amour.

Quand le feu est sur nos lèvres, la glace est dans notre cœur.

Ah ! parfois nous avons des heures amères et de poignants ennuis ; rester tous les jours et tous les soirs assises, avec des sourires sur les lèvres et la faim dans le ventre ; rire quand pleurer serait une volupté pour notre âme resserrée et comprimée chaque jour par les étreintes de la foule. Enfance, jeunesse, caducité, tout vient chez nous, et nous crache à la face le mépris avec l’or ; il faut nous priver du premier et nous servir du second.

Hélas ! hélas ! que de fois, lassées, nous avons tendu les bras vers le ciel ! que de fois nous avons tâché de nous soulever de la fange qui nous étouffait, et que de fois nous y avons été replongées par la cupidité, avec son croc d’argent, par l’orgueil brillant de pierreries, se pavanant dans des équipages, et par la faim, mère du crime !

Ah ! dormons, dormons !

Maudit soit le Seigneur qui nous a fait une existence d’opprobre et de misère, qui a voulu que notre vie fût une larme cachée par un sourire ! Maudit soit celui qui nous a fait les jours et les nuits si longs, si pleins d’amères voluptés, de mordantes amours !

satan.

Entends-tu, entends-tu, fils de Dieu, les hymnes de la terre qui montent au ciel ?

le christ.

Hélas ! hélas ! ·

la mort.

Non ! la paix règne sur vous, filles de malheur et d’infamie ; non ! vous dormirez toujours ! toujours ! toujours ! aujourd’hui seulement, passez devant nous, longues, échevelées, tristes et pâles !

les prostituées.

Pourquoi ? pourquoi ? notre sommeil était si doux, notre rêve si beau ! Notre sommeil était de plomb et nous rêvions que nous aimions quelqu’un de jeune, de pur et d’ardent ; qu’il nous aimait aussi, mais d’un amour du ciel, frais comme la rosée, brillant comme le soleil, large comme Dieu ; et cet amour était un parfum qui nous pénétrait l’âme de tendresse et de foi. Oh ! nous aimons le néant.

la mort.

Dormez, dormez pendant des siècles ; l’oubli est le bonheur.

Et puis l’on vit deux squelettes, seuls, isolés des autres, se regardant souvent l’un l’autre, tournant leurs yeux creux vers le ciel, puis, sur la terre, puis sur eux-mêmes encore.

— Oh ! nous nous aimons, disaient-ils, le ciel est fait pour nos regards, les bois pour nos baisers, la nuit pour nos soupirs.

Quelle ivresse ! nuit et jour se fondre en délices, en voluptueuses extases ; verser toute son âme dans un baiser, tout son amour dans un regard ; sentir sous votre poitrine ce cœur qui bat pour vous, ce sein dont la forme vous brûle ; passer mes mains dans ses cheveux, sentir cette haleine passer dans votre cœur, comprendre enfin qu’on donnerait tout ce qu’on a et tout ce qu’on n’a pas pour avoir ne fût-ce qu’un soupir apporté par les vents, une larme, un mot, un baiser.

Ces deux hideux restes de la vie s’embrassaient et leurs crânes jaunis se frappaient voluptueusement.

— Nous vivrons des siècles, disaient-ils, des siècles entiers, au bord des ruisseaux, la tête penchée sur nos genoux, et nous sèmerons des fleurs dans nos cheveux, et nos paroles seront comme des perles qui coulent sans tarir, d’un ruisseau d’amour.

la mort.

Vraiment, vous êtes idiots à faire pitié, avec vos mots vides de sens, vos têtes sans pensées et vos cœurs pleins d’un vin dont je m’abreuve.

les amants.

Non ! non ! tu nous emporteras tous deux, nos lèvres collées ensemble et nos âmes unies pour partir vers le ciel.

la mort.

J’ai des bras assez longs et assez forts pour vous broyer tous deux, et du même coup.

les amants.

Grâce ! grâce ! laisse-nous donc vivre, et puis quand nous aurons épuisé dans nos baisers l’amour de nos cœurs, quand nos soupirs du soir auront aspiré la nature entière, le charme des nuits et le parfum des fleurs, alors tu viendras.

Si tu savais ce que c’est que l’amour, toi, tu retournerais dans ta course. Oh ! laisse-nous, grâce ! laisse-nous nous aimer toujours.

la mort.

Vous êtes jeunes, beaux, heureux ; à moi, beauté, jeunesse !

les damnés.

Nous avons épuisé de la vie toutes les délices, toutes les voluptés et tous les crimes ; nous avons épuisé le vin des coupes, l’amour des cœurs ; pour nous la terre n’a plus d’herbe, de ciel pur, d’eau limpide ; notre cœur est une fange qui nous monte à la gorge et nous étouffe. Quand la mort viendra-t-elle nous endormir pour toujours, loin des festins, des tièdes embrassements, de tout ce qui se vend et qu’on achète ?

la mort.

J’arrive.

les damnés.

Sois la bienvenue parmi nous, comme une nuit sereine et éternelle après un ciel brumeux.

Les morts dansaient tous d’un pas égal, animé ; le pape, les rois, les mendiants, amour, haine, laideur, tout cela allait en rond et se perdait dans un tourbillon sans limites ; les uns cherchaient vainement leurs couronnes, d’autres leurs mitres d’or, tout ce qu’ils aimèrent, perdu comme eux, néant comme eux.

Le poète était seul, accouvi sur son corps chétif, portant souvent les mains à sa tête jaune, comme s’il eût voulu en arracher des lambeaux de chair avec des pensées.

— Oh ! poésie, fille de Dieu, viens à moi ! Mais qu’as-tu besoin d’un mot pour parler ? Tu respires dans la nature, tu pleures dans l’homme, tu chantes dans l’amour.

Viens, car je ne ferai plus des vers, cela est trop petit.

Je me perdrai dans la course errante du monde.

Je m’égarerai dans de vaporeuses et mystiques rêveries.

Comme le matelot, je m’abandonnerai au vaste océan du désespoir et j’appellerai comme lui une mort lente à venir.

J’ai pris l’âme, j’ai effeuillé fleur a fleur tout le parfum qu’on y respire ; il ne me reste plus qu’à pleurer au soleil couchant, en voyant le ciel pâlir et l’automne rentrer dans son linceul d’hiver.

Je n’ai ni femme qui m’aime, ni mère, ni famille ; le poète est orphelin.

C’est un monde que lui-même, il emporte tout dans la tombe.

Mais, mon âme, où iras-tu ? Viens, Mort, me débarrasser de cette poignante douleur. Âme, je te sens et je voudrais te nier, mais tu occupes trop de place, car tu m’étouffes.

Le poète se tut, baissa la tête et sembla dormir.

la mort.

Le temps presse, maître Satan, le jour va venir ; il y a déjà une minute que j’aurais dû abattre un empire, un siècle, une gloire, et une fourmi qui a vécu trop d’un jour.

Je pourrais vous faire passer encore bien des ans, à voir les ans écoulés et à les contempler cadavres.

Mais tenez, voilà l’Histoire, demandez-lui ce qu’elle sait.

l’histoire.

Rien, Satan, car tu m’occupes tout entier ; je sens toujours tes deux griffes qui m’appuient sur les épaules et parsèment ma route de sang.

la mort.

Est-ce tout ?

l’histoire.

Tout !

la mort.

Et que veux-tu ?

l’histoire.

C’est que je t’envie, ou plutôt j’envie le monde que tu emportes chaque soir… mais moi je reste. Quand donc pourrai-je me mêler à la caravane funèbre, moi son conducteur et son maître ?

La Mort siffla son cheval, on le vit accourir, d’un bond elle s’élança dessus.

Et puis le Christ pleura, s’entourant d’un nuage blanc, alla retrouver son père qui l’endormit dans son cœur.

Et Satan, poussant un plus horrible rire que celui de la Mort, un rire de joie et d’orgueil, s’abattit sur la terre, étendant sur elle ses deux ailes de chauve-souris qui l’entourèrent comme un linceul noir.



  1. 18 mai 1838, vendredi matin.