Ivanhoé (Scott - Montémont)/Chapitre 43

Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 464-476).


CHAPITRE XLIII.


Puissent les crimes de Mowbray peser tellement sur son cœur, que, pour se débarrasser d’un tel poids, son coursier fougueux jette le cavalier, la tête la première, sur l’arène, comme un lâche poltron.
Shakspeare, Richard II.


Transportons-nous maintenant à Templestowe, ou, pour mieux dire, dans le clos situé hors des murs de la commanderie. L’heure fatale qui devait décider de la vie ou de la mort de Rébecca venait de sonner ; la foule se précipitait vers le clos de Saint-George. On eût dit que les campagnes environnantes étaient demeurées désertes, et que leurs habitants s’étaient rendus à quelque fête de village ou à quelque repas champêtre. Au surplus, le plaisir barbare que le commun des hommes prend à toutes les scènes terribles et sanglantes n’est pas un caractère particulier aux siècles d’ignorance et de barbarie. Si dans les combats de gladiateurs, dans les duels, dans les tournois, on prenait plaisir à voir les combattants renversés les uns par les autres, de nos jours encore, où la civilisation est plus répandue et les lois de l’humanité mieux comprises, l’exécution d’un criminel, un assaut entre deux boxeurs, un tumulte, une assemblée de réformateurs radicaux, attirent, non sans leur faire courir souvent quelque danger, une foule immense de spectateurs qui n’ont absolument d’autre intérêt dans l’événement que celui de savoir comment la chose se passera, et si les héros du jour seront, comme le disent les tailleurs dans leurs insurrections, des hommes de cœur ou des tas de fumier.

Les regards de cette immense multitude assemblée étaient dirigés sur la porte de la commanderie de Templestowe, afin d’en voir sortir la procession, tandis qu’une foule encore plus nombreuse remplissait déjà les alentours de la lice, disposée sur un terrain soigneusement nivelé et servant aux exercices militaires des templiers. Ce terrain, qui formait une sorte d’amphithéâtre, était entouré de palissades ; et comme les chevaliers étaient bien aises d’avoir des spectateurs, même de leurs combats simulés, ils y avaient fait construire des galeries et des banquettes pour la commodité du public.

Dans la circonstance actuelle, on avait élevé à l’extrémité orientale un trône destiné au grand-maître, et à l’entour étaient placés des sièges pour les commandeurs et les chevaliers de l’ordre. Au dessus du trône flottait le Baucéan, étendard sacré de l’ordre, comme son nom en était le cri de ralliement.

À l’autre extrémité s’élevait un amas de fagots, entourant un poteau profondément enfoncé en terre : un espace suffisant pour pouvoir entrer dans le cercle fatal était laissé à la victime vouée au supplice. À côté de cet appareil de mort se tenaient debout quatre esclaves, dont la couleur cuivrée et les traits africains, alors peu connus en Angleterre, frappaient de terreur la populace, qui les regardait comme des esprits infernaux occupés de leurs fonctions. Ces quatre hommes ne sortaient de leur immobilité que lorsque celui qui paraissait leur chef leur donnait ordre d’alimenter les flammes du bûcher. Ils ne jetaient point les yeux sur la multitude, paraissaient ignorer qu’ils eussent des spectateurs et ne penser à autre chose qu’à s’acquitter de leur devoir. Lorsqu’ils se parlaient les uns aux autres, ouvrant leurs grosses lèvres qui laissaient voir leurs dents blanches, comme s’ils souriaient à l’idée de la sanglante catastrophe à laquelle ils allaient prendre part, les paysans épouvantés pouvaient à peine s’empêcher de penser que ces êtres extraordinaires étaient les esprits familiers avec lesquels la sorcière avait été en commerce, et qui, le terme de ce pacte étant expiré, s’apprêtaient à devenir les ministres de son supplice en ce monde et dans l’autre. Ces hommes grossiers, se parlant à voix basse, citaient des exemples du pouvoir que Satan avait déployé dans ces temps de trouble, et, comme on l’imagine aisément, ils ne lui faisaient pas une part trop petite.

« Père Dennet, » dit un jeune paysan à un vieillard, « n’avez-vous pas entendu dire que le diable a emporté le corps du thane saxon Athelstane de Coningsburgh ?

— Oui, répondit celui-ci ; mais aussi, par la grâce de Dieu et de saint Dunstan, il a été obligé de le rapporter.

— Que voulez-vous dire ? » leur demanda un jeune éveillé vêtu d’un pourpoint vert brodé en or, et ayant derrière lui un garçon robuste qui portait sa harpe, indice certain de sa profession. Ce personnage paraissait d’un rang au dessus du commun de ceux qui exerçaient son art ; car, outre que son vêtement était orné d’une broderie, il portait au cou une chaîne d’argent à laquelle était suspendu le wrest ou clef dont il se servait pour accorder sa harpe. À son bras droit était une plaque d’argent, sur laquelle, au lieu des armes ou de la devise de la famille à laquelle il pouvait être attaché, on lisait seulement le mot Sherwood. « Que voulez-vous dire ? » demanda-t-il aux deux paysans en se mêlant à leur conversation ; « je suis venu chercher ici un sujet de ballade ; mais, par saint Dunstan ! je serais charmé d’en trouver deux.

— C’est un fait bien avéré, dit le vieillard, que quatre semaines après la mort d’Athelstane de Coningsburgh…

— Quatre semaines, dites-vous ? cela est impossible ! s’écria le ménestrel ; je l’ai vu bien portant à la passe d’armes d’Ashby.

— Il était cependant bien mort, répondit le jeune paysan, et la preuve, c’est qu’on a fait la translation de son corps ; car j’ai entendu les moines de Saint-Edmond chanter pour lui l’office des morts ; et il y a eu, comme de raison, un superbe banquet, accompagné de fêtes, pour ses funérailles, au château de Coningsburgh, et j’y serais allé si Mabel Parkins…

— Hélas ! oui, dit le vieillard, Athelstane est mort, et c’est un grand malheur, car l’antique sang saxon…

— Mais votre histoire, mes amis, votre histoire ! » interrompit le ménestrel d’un ton d’impatience.

« Oui, oui, conte-nous cette histoire, » dit un gros moine appuyé sur un bâton qui, tenant le milieu entre un bourdon de pèlerin et une massue, servait probablement, suivant l’occasion, à ces deux usages ; « votre histoire, votre histoire ! nous n’avons pas de temps à perdre.

— Eh bien donc, s’il plaît à Votre Révérence, dit Dennet, un ivrogne de prêtre vint rendre visite au sacristain de Saint Edmond…

— Il ne plaît pas à Ma Révérence qu’il existe un animal tel qu’un prêtre ivrogne, ou que, s’il en existait quelqu’un, un laïque se permette d’en parler ainsi. Sois honnête, mon ami, et suppose que le saint homme était absorbé dans ses méditations, ce qui rend la tête lourde et les jambes chancelantes, comme lorsque l’estomac est chargé de vin nouveau : je l’ai éprouvé moi-même.

— Eh bien donc, reprit le père Dennet, un saint homme vint rendre visite au sacristain de Saint Edmond… Quand je dis un saint homme, cela signifie une espèce de prêtre braconnier, qui tue pour sa part la moitié des daims qui sont volés dans la forêt, qui aime mieux le glouglou de la bouteille que le tintin de la cloche de l’office, et qui préfère une tranche de jambon à dix feuillets de son bréviaire ; du reste, bon vivant, joyeux convive, sachant manier le bâton, tendre un arc, et danser une ronde, aussi bien que qui que ce soit dans l’Yorkshire.

— Cette dernière phrase, Dennet, lui dit le ménestrel, ta sauvé une côte ou deux.

— Oh ! je ne crains rien ; je suis vieux et j’ai les membres peu souples ; mais, quand je me suis battu à Doncaster pour le bélier et sa clochette…

— Mais l’histoire ! mon ami ; l’histoire ! répéta le ménestrel.

— Eh bien ! l’histoire, la voici : c’est tout simplement qu’Athelstane de Coningsburgh a été enterré à Saint-Edmond.

— C’est un mensonge ! s’écria le moine, et un gros mensonge, car je l’ai vu porter à son château de Coningsburgh.

— Eh bien ! si vous savez cette histoire, contez-la vous-même, » dit Dennet en se tournant vers lui d’un air de mauvaise humeur ; et ce ne fut qu’avec beaucoup de peine que son camarade et le ménestrel parvinrent à lui en faire reprendre le fil. « Ces deux frères, qui étaient à jeun, puisque le révérend père ne veut pas qu’ils fussent ivres, dit-il, avaient passé une bonne partie de la journée à boire de l’ale, du vin, que sais-je ? quand tout-à-coup ils entendirent un profond gémissement, un grand bruit de chaînes, et le spectre d’Athelstane entra dans l’appartemement en disant : « vous, pasteurs infidèles… »

— C’est faux, dit le moine, il n’a pas prononcé une parole.

— Oh, oh ! frère Tuck, » dit le ménestrel en tirant le moine à part, « vous venez de faire lever le lièvre ! je vois…

— Je te dis, Allan-a-Dale, que j’ai vu Athelstane de Coningsburgh aussi distinctement que les yeux d’un mortel peuvent voir un homme vivant. Il était couvert de son linceul, et exhalait une odeur de sépulcre. Un tonneau de vin des Canaries ne l’effacerait pas de ma mémoire.

— Allons donc, frère Tuck ! crois-tu pouvoir te moquer ainsi de moi ?

— Dis que je suis un menteur, s’il n’est pas vrai que je lui ai porté avec mon bâton un coup qui aurait suffi pour terrasser un bœuf, et que le bâton a passé à travers son corps comme à travers une colonne de fumée.

— Par saint Hubert ! voilà une histoire bien étonnante, et bien propre à être mise en ballade sur l’air ancien de : Quel chagrin pour un vieux moine !

— Ris tant que tu voudras, Allan ; mais si jamais tu m’attrapes à chanter une pareille ballade, je veux que le diable m’emporte la tête la première. Non ! non ! j’ai de suite formé la résolution de faire une bonne œuvre ; et c’est pourquoi je viens voir brûler une sorcière, ou assister au jugement de Dieu dans un combat, ce qui est une action très méritoire. «

Tandis qu’ils s’entretenaient ainsi, la grosse cloche de l’église de Saint-Michel de Templestowe, vénérable édifice situé dans un hameau à peu de distance de la commanderie, se fit entendre et mit fin à leurs discours. Ces sons lugubres parvenaient successivement à l’oreille, ne laissant entre eux qu’un intervalle suffisant pour que celui que l’on venait d’entendre se perdît dans le lointain avant qu’un autre lui eût succédé. Ce signal solennel, qui annonçait le commencement de la cérémonie, répandit la terreur sur toute l’assemblée, et tous les yeux se tournèrent vers la commanderie, pour voir paraître le grand-maître, le champion de l’ordre et la condamnée.

Enfin le pont-levis se baissa, les portes s’ouvrirent, et un chevalier portant le grand étendard de l’ordre sortit du château, précédé par six trompettes, et suivi des chevaliers commandeurs, marchant deux à deux. Venait ensuite le grand-maître, monté sur un superbe cheval, mais dont les harnais étaient de la plus grande simplicité. Derrière lui marchait Brian de Bois-Guilbert armé de pied en cap : ses deux écuyers le suivaient portant sa lance, son épée et son bouclier. Son visage, quoique ombragé en partie par une longue plume qui flottait sur son casque, annonçait un cœur agité par de violentes passions, et dans lequel l’orgueil combattait contre l’irrésolution. Il était d’une pâleur extraordinaire, tel qu’un homme qui n’a pas fermé l’œil depuis plusieurs nuits : cependant il conduisait son coursier avec l’aisance et la grâce que l’on devait attendre de la meilleure lance du Temple. L’ensemble de sa personne était fier et imposant ; mais, en l’examinant avec attention, ses traits farouches avaient une expression indéfinissable qui faisait involontairement détourner les yeux.

À ses côtés étaient Conrad de Montfichet et Albert de Malvoisin, qui faisaient les fonctions de parrains du champion. Ils étaient sans armes, et portaient la robe blanche de leur ordre. Après eux venaient les simples chevaliers, avec une longue suite d’écuyers et de pages, tous vêtus de noir, aspirants à l’honneur d’être admis parmi les chevaliers. Enfin, derrière ces néophytes, une troupe de gardes à pied, portant la même livrée et armés de pertuisanes, escortait la malheureuse Rébecca : pâle, timide, mais ferme, elle s’avançait d’un pas lent et solennel vers le lieu où était dressé l’appareil de son supplice. On l’avait dépouillée de tous ses ornements, de peur qu’il ne s’y trouvât quelqu’un de ces amulettes qu’on supposait que Satan donnait à ses victimes pour les empêcher de faire des aveux, même dans les douleurs de la torture. Une robe blanche, d’une étoffe grossière et d’une forme très simple, avait été substituée à ses vêtements orientaux : mais il y avait dans tout son air un mélange si exquis de courage et de résignation, que, même sous cet habillement et sans autre parure que ses longues tresses de cheveux noirs, elle arrachait des larmes à tous les spectateurs, et que le fanatique le plus endurci ne pouvait s’empêcher de déplorer que le démon, en jetant un sort fatal sur une créature aussi intéressante, en eût fait un vase d’opprobre et de perdition.

Une foule d’hommes attachés au service de la commanderie suivaient la victime, marchant dans le plus grand ordre, les bras croisés sur la poitrine et les yeux tournés vers la terre.

Cette procession s’avança lentement vers l’éminence au pied de laquelle s’étendait le champ clos, dont elle fit le tour de droite à gauche ; après en avoir garni l’enceinte, elle s’arrêta. Alors le grand-maître mit pied à terre ainsi que toute sa suite, à l’exception du champion et de ses parrains, et leurs écuyers, prenant leurs chevaux par la bride, les emmenèrent hors de la lice.

L’infortunée Rébecca fut conduite vers un siège peint en noir qui était placé près du bûcher. Au premier regard qu’elle jeta sur les apprêts effrayants d’une mort aussi épouvantable pour l’âme que douloureuse pour le corps, on la vit tressaillir et fermer les yeux, priant sans doute intérieurement, car elle remuait les lèvres quoiqu’on n’entendît aucune parole. Au bout d’une minute elle ouvrit les yeux, les fixa sur le bûcher, comme pour familiariser son esprit avec cet objet terrible, et détourna lentement la tête.

Cependant le grand-maître s’était assis sur son trône ; et lorsque les chevaliers de l’ordre se furent placés à ses côtés ou derrière lui, chacun selon son rang, le son aigu et prolongé des trompettes annonça que la séance était ouverte. Alors Malvoisin, comme parrain du champion, s’avança, et déposa aux pieds du grand-maître le gant de la juive, qui était le gage du combat.

« Valeureux seigneur, éminentissime père, dit-il, voici le brave chevalier Brian de Bois-Guilbert, commandeur de l’ordre du Temple, qui, en acceptant le gage du combat que je dépose aux pieds de Votre Révérence, a déclaré qu’il était prêt à faire son devoir en soutenant contre tout survenant, la lance en arrêt, que cette fille juive, nommé Rébecca, a été justement condamnée par la sentence prononcée contre elle, en chapitre du très saint ordre du temple de Sion, à mourir comme sorcière ; le voici, dis-je, prêt à combattre honorablement en vrai chevalier, si tel est le bon plaisir de Votre Révérence.

— A-t-il prêté serment que la querelle est juste et honorable ? demanda le grand-maître. Faites apporter le crucifix et le Te igitur.

— Éminentissime père, » répondit avec empressement Malvoisin, « notre frère ici présent a déjà prêté serment entre les mains du brave chevalier Conrad de Montfichet, et doit être dispensé de le renouveler ici, puisque son adversaire est une infidèle et ne saurait être admise à le prêter à son tour. »

Le grand-maître se rendit à cette observation, à la grande satisfaction d’Albert ; car le rusé chevalier avait prévu la grande difficulté, ou plutôt l’impossibilité d’amener Brian de Bois-Guilbert à prêter un pareil serment devant cette assemblée, et avait inventé cette excuse pour lui épargner cette nouvelle formalité. Beaumanoir ayant déclaré qu’il n’exigeait pas que Brian de Bois-Guilbert prêtât de nouveau serment, commanda au héraut de s’avancer et de faire son devoir. Les trompettes sonnèrent encore une fois, et le héraut, s’étant placé au milieu de la lice, fit à haute voix la proclamation suivante :

« Oyez ! oyez ! oyez ! voici le brave chevalier Brian de Bois-Guilbert prêt à combattre tout chevalier de noble sang qui voudra soutenir la cause de la juive Rébecca, et se charger du privilège à elle accordé de combattre par champion en légitime essoine de son corps ; et à tel champion le révérend et valeureux grand-maître ici présent assure le champ impartial et égal partage de soleil et de vent, et tout ce qui autrement appartient à juste combat. »

Les trompettes sonnèrent encore, et un profond silence régna pendant quelques minutes.

« Nul champion ne se présente pour l’appelante, dit le grand-maître. Héraut, va lui demander si elle attend quelqu’un pour prendre sa défense. »

Celui-ci s’approcha de la sellette sur laquelle Rébecca était assise ; et Bois-Guilbert, malgré les observations de Malvoisin et de Montfichet, poussant son cheval du même côté, arriva auprès de Rébecca en même temps que le héraut.

« Cela est-il régulier et conforme aux lois du combat ? « demanda Malvoisin au grand-maître.

« Oui, Malvoisin, répondit Beaumanoir : dans un appel au jugement de Dieu, on ne doit pas empêcher les parties d’avoir entre elles des communications qui peuvent tendre à la manifestation de la vérité. »

Cependant le héraut, s’adressant à Rébecca, lui dit : « Jeune fille, l’honorable et éminentissime grand-maître demande si tu es préparée à fournir un champion qui veuille combattre en ce moment pour ta défense, ou si tu te reconnais justement condamnée à la mort qui t’attend.

— Dis au grand-maître, répondit Rébecca, que je persiste à déclarer que je suis innocente, injustement condamnée ; car je ne veux pas me rendre moi-même coupable de ma mort. Dis-lui que je réclame le délai que les lois lui permettent de m’accorder, pour voir si Dieu, qui ne refuse pas à l’homme son secours à la dernière extrémité, me suscitera un libérateur : après quoi, que sa volonté s’accomplisse ! »

Le héraut se retira pour porter cette réponse au grand-maître.

« À Dieu ne plaise, dit Beaumanoir, qu’aucun homme, juif ou païen, puisse nous accuser d’injustice. Jusqu’à ce que l’ombre passe de l’ouest à l’est, nous attendrons pour voir s’il se présentera un champion pour combattre en faveur de cette malheureuse créature. Ce temps expiré, qu’elle se prépare à la mort. »

Le héraut alla porter la réponse du grand-maître à Rébecca, qui baissa la tête d’un air de soumission, croisa les bras sur sa poitrine, et, levant les jeux au ciel, parut attendre d’en haut le secours qu’elle ne pouvait guère se promettre des hommes. Pendant qu’elle se tenait dans cette attitude solennelle, la voix de Bois-Guilbert vint frapper son oreille ; et quoiqu’elle entendît à peine ses paroles, elles parurent la faire tressaillir plus profondément que ce que le héraut venait de lui dire.

« Rébecca, dit le templier, m’entends-tu ?

— Je n’ai rien de commun avec toi, homme dur et cruel.

— Cependant tu entends ma voix, dont le son m’épouvante moi-même. Je sais à peine où nous sommes, et pourquoi on nous a amenés ici. Ce champ clos ! ce siège ! ce bûcher ! oui, je sais ce que tout cela signifie ; mais tout cela me paraît comme un rêve, une vision effrayante qui abuse mes sens, et ma raison se refuse à croire à leur hideuse réalité.

— Mon esprit et mes sens ne partagent pas cette illusion : ils me disent que ce bûcher est destiné à consumer mon corps terrestre et à m’ouvrir un douloureux mais court passage dans un monde meilleur.

— Songes frivoles, Rébecca ! vain espoir que vos saducéens, vraiment sages, rejettent eux-mêmes. Écoute-moi, Rébecca, » continua-t-il d’un ton animé ; « tu peux encore sauver la vie et ta liberté, malgré la rage fanatique de ce vieux radoteur et de ceux qui l’entourent. Monte en croupe sur mon coursier, sur Zamor : il n’a jamais bronché sous son cavalier ; ce noble animal, que j’ai conquis dans un combat singulier contre le sultan de Trébisonde, n’a pas son égal pour la vitesse et la légèreté : monte en croupe, te dis-je, et bientôt nous serons à l’abri de toute poursuite. Un nouveau monde de plaisir s’ouvrira pour toi, pour moi une nouvelle carrière de gloire. Qu’ils prononcent leur sentence, je la méprise ; qu’ils effacent le nom de Bois-Guilbert de la liste de leurs esclaves monastiques ! j’y consens : je laverai dans leur sang chaque tache qu’ils oseront faire à mon écusson.

— Retire-toi, tentateur. Ma dernière heure sonnera avant que, pour te suivre, je m’éloigne de l’épaisseur d’un cheveu de ce siège fatal. Entourée d’ennemis de toutes parts, je te regarde comme le plus cruel et le plus féroce. Retire-toi, au nom du Dieu vivant ! »

Albert de Malvoisin, impatient et alarmé de la durée de cette conférence, s’approcha alors afin de l’interrompre.

« A-t-elle avoué son crime ? demanda-t-il à Bois-Guilbert, ou est-elle résolue à le nier encore ?

— Elle est résolue, » répondit Bois-Guilbert avec amertume.

« En ce cas, mon noble frère, reviens à ta place attendre l’événement. L’ombre descend de la colline. Viens, brave Bois-Guilbert, espoir de notre ordre et bientôt son chef. »

En parlant de ce ton doux et flatteur, il mit la main sur la bride du cheval de Bois-Guilbert, comme pour le ramener à son poste.

« Infâme scélérat, » s’écria le chevalier avec fureur, « oses-tu porter la main sur les rênes de mon cheval ? »

Et, lui faisant lâcher prise, il retourna à l’autre extrémité de la lice.

« Il y a de la chaleur en lui, » dit Malvoisin à part à Montfichet, « si elle était bien dirigée ; mais c’est comme le feu grégeois, il brûle tout ce qu’il touche. »

La séance était ouverte depuis deux heures, et nul champion n’avait encore paru.

« Et la raison, dit le frère Tuck, c’est qu’elle est juive. Cependant, de par mon patron ! il est dur de voir périr une aussi jeune et aussi belle créature sans que l’on rompe une lance pour elle. Fût-elle dix fois sorcière, si elle était seulement un peu chrétienne, mon bâton sonnerait les matines sur le casque d’acier de ce féroce templier avant qu’il remporte la victoire. «

Cependant l’opinion générale était que personne ne pouvait ou ne voulait se présenter pour une juive accusée de sorcellerie ; et les chevaliers, excités par Malvoisin, se disaient tout bas les uns aux autres qu’il était temps de déclarer que Rébecca n’avait pas racheté son gage. Mais, en ce moment, on vit dans la plaine un chevalier accourant de toute la vitesse de son cheval et s’avançant vers le champ clos. L’air retentit des cris « un champion ! un champion ! » et, en dépit des préventions et des préjugés de la multitude, il fut accueilli par les acclamations unanimes quand il entra dans la lice. Un second coup d’œil néanmoins eut bientôt détruit l’espoir que son arrivée avait fait naître. Son cheval, épuisé par une course longue et rapide, paraissait ne pouvoir fournir la carrière, et le cavalier, bien qu’il se présentât avec audace, semblait à peine, soit faiblesse, soit fatigue, avoir la force de se maintenir en selle.

Un héraut s’étant approché, lui demanda quel était son nom, son rang, et dans quel dessein il se présentait : « Je suis noble et chevalier, » répondit-il avec fierté, « et je viens ici pour soutenir par la lance et l’épée la cause de Rébecca, fille d’Isaac d’York ; je viens soutenir que la sentence prononcée contre elle est injuste et calomnieuse, et pour défier sire Brian de Bois-Guilbert au combat à outrance, comme traître, meurtrier et menteur, ainsi que je le prouverai avec l’aide de Dieu, de Notre-Dame et de monseigneur saint George le brave chevalier.

— Avant tout, dit Malvoisin, cet étranger doit prouver qu’il est chevalier et de noble lignage. Le saint ordre du Temple ne permet pas à ses champions de combattre contre des hommes sans nom.

— Malvoisin, « dit le chevalier en levant la visière de son casque, « mon nom est plus connu, mon lignage plus pur que le tien. Je suis Wilfrid d’Ivanhoe.

— Je ne combattrai pas contre toi, » s’écria Bois-Guilbert d’une voix sourde et altérée. « Fais guérir tes blessures, procure-toi un meilleur cheval ; alors peut-être daignerai-je consentir à te châtier et à rabaisser ce ton de bravade déplacé dans un jeune homme.

— Quoi donc ! orgueilleux templier, as-tu oublié que deux fois tu as été renversé par cette lance ? Souviens-toi du tournoi d’Acre ; souviens-toi de la passe d’armes d’Ashby ; souviens-toi du défi que tu m’as porté dans le château de Rotherwood, et que tu as déposé ta chaîne d’or, moi mon reliquaire, comme gage de ce défi porté à Wilfrid d’Ivanhoe : je viens t’offrir l’occasion de recouvrer l’honneur que tu avais perdu. Par ce reliquaire et par la sainte relique qu’il contient, je te proclamerai comme un lâche dans toutes les cours de l’Europe et dans toutes les commanderies de ton ordre, si tu ne combats à l’instant contre moi. »

Bois-Guilbert se tourna vers Rébecca d’un air irrésolu, puis lançant à Ivanhoe un regard farouche : « Chien de Saxon, s’écria-t-il, prends ta lance, et prépare-toi à recevoir la mort que tu es venu chercher.

— Le grand-maître m’octroie-t-il le combat ? demanda Ivanhoe.

— Je ne puis le refuser, répondit le grand-maître, si cette jeune fille vous accepte pour champion. Mais je voudrais que tu fusses plus en état de combattre : quoique tu aies toujours été ennemi de notre ordre, je désire agir honorablement avec toi.

— Je combattrai tel que je suis en ce moment, répondit Ivanhoe ; c’est le jugement de Dieu, je mets en lui ma confiance. Rébecca, » dit-il en s’approchant d’elle, « m’acceptes-tu pour ton champion ?

— Oui, je t’accepte, » répondit-elle avec une émotion que la crainte de la mort n’avait pu produire en elle ; « je t’accepte comme le champion que le ciel m’a envoyé… Mais que fais-je ? non, non ; tes blessures ne sont pas guéries ; ne combats point contre cet homme farouche. Pourquoi t’exposer à périr aussi ? »

Mais Ivanhoe était déjà à son poste ; il avait baissé la visière de son casque et pris sa lance des mains de Gurth. Bois-Guilbert en fit autant ; mais son écuyer remarqua, au moment où il fermait sa visière, que son visage qui, malgré les violentes émotions qui l’avaient agité, avait été pendant toute la journée d’une pâleur effrayante, se couvrit subitement d’une rougeur très vive.

Le héraut, voyant chacun des champions à sa place, éleva la voix, et répéta trois fois : Faites votre devoir, preux chevaliers ! puis il se rangea de côté, et proclama qu’il était défendu à qui que ce fût, sous peine de mort, d’oser par un mot, par un cri, ou par un geste, troubler ou interrompre les combattants. Le grand-maître, qui tenait en main le gage du combat, le gant de Rébecca, le jeta dans la lice, et donna le fatal signal en disant : Laissez aller.

Les trompettes retentirent, et les chevaliers s’élancèrent l’un contre l’autre. Le cheval fatigué d’Ivanhoe, et son cavalier non moins épuisé que lui, ne purent, ainsi que tout le monde s’y était attendu, résister au choc de la lance redoutable et du vigoureux coursier de Bois-Guilbert. Mais quoique la lance d’Ivanhoe eût à peine effleuré le bouclier de son adversaire, celui-ci, au grand étonnement de tous les spectateurs, chancela, perdit les étriers, et tomba sur l’arène.

Ivanhoe, se dégageant de son cheval, se mit sur pied avec une grande promptitude, et tira son épée pour continuer le combat, mais Bois-Guilbert ne se releva point. Wilfrid, lui posant un pied sur la poitrine et lui appuyant sur la gorge, la pointe de son épée, lui ordonna de s’avouer vaincu. Bois-Guilbert ne répondit point.

« Laissez-lui la vie, sire chevalier, s’écria le grand-maître, qu’il puisse faire sa confession ; ne tuez pas du même coup son âme et son corps : nous le déclarons vaincu. »

Beaumanoir descendit dans l’arène, et donna ordre qu’on détachât le casque du templier. Ses yeux étaient fermés, son visage enflammé ; tout-à-coup ses yeux se rouvrirent, mais ils étaient fixes et ternes : la pâleur de la mort se répandit sur ses traits. Ce n’était pas la lance de son ennemi qui avait causé son trépas : il périssait victime de ses passions.

« C’est véritablement le jugement de Dieu, » dit le grand-maître en levant les yeux au ciel. « Fiat voluntas tua ! »